Le roman d’une femme diplomate en crise
Dans Die Diplomatin, Lucy Fricke raconte l’histoire d’une diplomate allemande que rien ne perturbe jusqu’à ce qu’elle devienne témoin de la persécution des journalistes et artistes à Istanbul. Un roman politique d’une grande actualité, phénomène éditorial en Allemagne, illustrant les limites de la diplomatie et la fragilité des relations internationales.
Pour écrire son dernier roman, Lucy Fricke, née en 1974 à Hambourg et dont les livres figurent régulièrement sur les listes des bestsellers et des prix littéraires s’est immiscée dans le milieu diplomatique germano-turc. Séjournant à la résidence d’été de l’ambassadeur allemand à Istanbul durant plusieurs mois dans le cadre d’une bourse, elle a eu l’occasion de discuter avec de nombreux et nombreuses diplomates. « Je ne sais pas pourquoi ils et elles ont accepté de me rencontrer, peut-être qu’ils m’ont juste sous-estimée parce que je suis écrivaine et non pas journaliste », s’étonne-t-elle dans une interview avec la Süddeutsche Zeitung.
Il en résulte un roman d’un « étonnant réalisme, notamment lorsqu’il est question d’égalité de sexes dans ce milieu », selon l’ancien ministre des affaires étrangères allemand Heiko Maas qui a chroniqué le livre pour Die Zeit et qui en recommande la lecture sans hésitation.
Contrairement à Graham Greene ou John Le Carré mettant en scène dans leurs romans des diplomates hommes « vivant dans des pays tropicaux, buvant trop et devenant cyniques », Lucy Fricke a voulu écrire l’histoire d’une femme diplomate en crise. Et voilà comment est née Friederike Andermann, une diplomate d’une cinquantaine d’années qui, après de longues années au service du ministère des Affaires étrangères, réussit à faire évoluer sa carrière en devenant ambassadrice d’Allemagne à Montevideo. « Une petite sensation dans un milieu qui dit manquer de femmes ‘suffisamment compétentes’ ». Contrairement aux postes qu’elle a occupés jusqu’à présent, le quotidien en Uruguay lui semble toutefois assez tranquille et peu exigeant ; sa première mission consistant à choisir les saucisses pour la fête nationale allemande. « J’avais choisi ce métier pour faire bouger les choses ! Et me voilà en train de discuter de saucisses à griller pendant des heures et des heures ».
Ce n’est pas ainsi qu’Andermann avait imaginé le point culminant de son ambitieux parcours depuis son modeste milieu hambourgeois ce qui ne l’empêche pas de garder un humour délicieusement sarcastique démasquant à merveille ce petit monde ultra-privilégie et bien souvent hypocrite : « Nous sommes des fonctionnaires. Ceux aux mensonges bienveillants. Des gens qui, lorsqu’il pleut des cordes, expliquent oh combien cela fait du bien à l’agriculture. Mais heureusement nous en sommes conscients et la plupart du temps nous ne croyons que ce que nous ne disons pas », explique-t-elle. Mais les certitudes de « la diplomate » sont bientôt ébranlées par l’assassinat d’une jeune instagrammeuse, dont Andermann n’a pas pris au sérieux les menaces, ce qui entraine sa mutation à Istanbul où les choses deviennent autrement plus compliquées.
Confrontée au système autocratique d’Erdogan, elle doit assumer son rôle de représentante de l’État allemand qui se veut exemplaire en matière des droits de l’homme sans pour autant l’être complètement. S’inspirant de l’histoire vraie de la journaliste allemande Meşale Tolu, arrêtée à Istanbul en 2017, Lucy Fricke dénonce la brutalité avec laquelle le gouvernement turc s’en prend aux dissidents mais aussi le jeu pas toujours très net que mènent les diplomates allemands avec les autorités turques.
Un sujet délicat que l’auteure illustre à travers le destin de Baris, étudiant en économie à Berlin qui se fait arrêter en rentrant à Istanbul où sa mère, une commissaire d’exposition germano-kurde a été récemment emprisonnée pour avoir montré « des images que le gouvernement ne voudrait pas voir. » Déjà compliqué à résoudre par les moyens diplomatiques, le cas de Baris s’aggrave lorsque l’ambassade allemande révèle au gouvernement turc sa participation à une manifestation en soutien aux dissidents kurdes. Une manifestation d’une dizaine de personnes à peine, ayant eu lieu à Berlin il y a 5 ans. Des faits plutôt insignifiants mais dont les autorités turques s’emparent aussitôt pour monter un dossier à charge contre Baris…
« Je ne voulais pas croire que ces informations venaient de notre ambassade et j’aurais voulu m’enterrer sous mon propre consulat », s’indigne la diplomate qui va devoir progressivement faire face à un dilemme moral et politique, passionnant à suivre pour le lecteur et dont la gravité est atténuée par l’humour de l’auteure.« Dans ce roman Lucy Fricke montre une nouvelle fois son talent de conteuse en décrivant la beauté d’Istanbul non sans masquer la dure réalité politique de ce pays », écrit la Frankfurter Allgemeine Zeitung. En pointant les limites de la diplomatie à l’aune des relations germano-turques elle fait en effet preuve de courage. Un courage d’ailleurs non sans risques concrets pour elle, les autorités turques lui ayant formellement déconseillé de se rendre en Turquie jusqu’à nouvel ordre.