Vous êtes un expert reconnu pour vos travaux sur la signification des couleurs et des symboles. Commençons toutefois cet entretien par ce que l’on considère parfois aujourd’hui comme une non-couleur – le gris. Car c’est en effet le gris qui est souvent utilisé pour peindre avec ironie l’Europe de Bruxelles et souligner par là non seulement la morosité du climat belge mais aussi et surtout la technocratie, l’absence supposée de débat politique ou encore l’ennui que susciterait l’Union européenne chez les citoyens. Dans la symbolique occidentale, le gris a-t-il toujours été associé ainsi à la tristesse, à l’absence de passion ?
Non, le gris n’a pas toujours eu cette signification. Chaque couleur est ambivalente et celle-ci n’échappe pas à la règle. Tout d’abord, s’il y a un bon et un mauvais gris au fil de l’histoire, il n’y a aucun doute sur le fait qu’il s’agisse d’une couleur à part entière, en tout cas pour les sciences humaines.
Quand on prend le gris en mauvaise part, c’est la vieillesse plutôt que la tristesse qui est mise en avant, à cause probablement des cheveux gris qui s’y rattachent. Mais inversement, il y a aussi et surtout un bon gris. À la fin du Moyen Âge par exemple, le gris passe pour être le contraire du noir qui correspond lui au chagrin et au désespoir. En ce sens, le gris devient couleur d’espoir pendant un siècle et demi à peu près. On parle du « gris de l’espérance » : c’est une belle couleur qui est à la mode en Europe occidentale notamment dans le vêtement au XVème siècle et dans la première moitié du XVIème siècle.
Aujourd’hui, il y a en effet le gris de l’administration, de la fadeur et de la tristesse peut-être, mais il y a aussi le gris de l’intelligence, celui des « petites cellules grises » d’Hercule Poirot par exemple. Il y a également le gris de la technologie. D’un point de vue marketing, un ordinateur gris marchera toujours mieux qu’un ordinateur rouge, même si c’est le même modèle. Ainsi, le gris n’est pas seulement péjoratif et, si on l’associe à l’Europe, je ne pense pas que cela soit nécessairement négatif.
Il faut bien voir par ailleurs que lorsque l’on parle de l’Europe associée au gris, on parle de l’Europe institutionnalisée et non pas de l’ensemble des Européens, ni de tout ce qui fait que l’Europe est l’Europe. À ce titre, le gris ne me paraît pas si mal choisi quand on y pense car l’Europe est diverse, hétérogène, multiple et, contrairement à ce que pensent les physiciens qui ne voient que du blanc lorsqu’on assemble les couleurs, le mélange de ma boîte de peinture donne inévitablement un gris – qui n’est pas très esthétique, certes, mais du gris quand même. En ce sens, le gris peut être présenté comme la synthèse de toutes les couleurs et il n’y a rien de contradictoire à faire le rapprochement entre le gris et la diversité.
Cependant, l’Europe reste surtout emblématisée et identifiée dans le reste du monde par la dominante bleue du drapeau. Ce n’était pourtant pas toujours une évidence. Le vert a failli être privilégié. Quand on a choisi le drapeau européen dans les années 1950, on a pensé à celui du mouvement européen international, un grand E vert sur fond blanc. Cela aurait été un très mauvais choix : si je suis partisan de l’extrême simplicité graphique pour un drapeau, je suis tout à fait hostile à l’idée de prendre une lettre. Par ailleurs, en tant qu’historien spécialiste du bestiaire, je trouve que ce choix aurait été un peu pauvre car, l’Europe aurait dû s’emblématiser par un taureau, conformément à la légende de la belle Europe enlevée par Zeus dans la mythologie grecque. À ce titre, on pourrait imaginer un magnifique taureau d’or, très gros, dans le champ bleu du drapeau.
Il faut toutefois reconnaître que même dans sa version actuelle le drapeau de l’Union n’est pas très beau. Cela tient principalement au fait que ses étoiles sont trop petites. Il est bon d’avoir limité la série d’étoiles à douze car ce chiffre symbolise la totalité et il n’y a pas besoin d’aller plus loin. Mais les étoiles auraient dû être plus grandes. C’est un problème récurrent avec les drapeaux sur lesquels figurent de petites étoiles. Pensez aux six étoiles à sept branches du drapeau australien et aux quatres étoiles à cinq branches du drapeau néo-zélandais qui sont difficilement distinguables de loin.
Mais il n’y a pas que les étoiles qui comptent. Les drapeaux français, belge, italien ou irlandais ne sont pas très beaux par exemple, parce que leurs bandes verticales ne sont pas bien visibles. Les bandes horizontales conviennent mieux à un drapeau rectangulaire qui flotte au vent : il y a quelque chose qui ne va pas dans cette verticalité tronquée. A contrario, le plus beau drapeau est probablement un des plus récents, celui du Groenland. Rouge et blanc, il est divisé horizontalement, la partie haute est blanche et celle du bas est rouge. Par dessus, il y a un grand cercle divisé en deux moitiés, dont le rouge est dans le blanc du drapeaux et vice-versa pour le blanc. Visuellement, c’est parfait – et très simple.
Parmi les nombreux ouvrages que vous avez écrits, deux ont été notamment consacrés aux couleurs jaune et bleu, celles du drapeau européen. Pourriez-vous rappeler la signification de ces couleurs à travers l’histoire européenne ?
Il faut souligner tout d’abord qu’en matière de drapeau, on a beaucoup de mal à savoir ce que l’on a voulu signifier, qui a choisi, dans quel contexte, pour dire quoi, etc. Il y a une sorte de « mystère des origines » qui plane, même pour les époques récentes. Par exemple, lorsque les pays d’Afrique ont accédé à l’indépendance dans les années 1960, il y a eu une certaine confusion quant à la signification exacte des drapeaux de ces nouveaux États, avec des explications qui sont apparues a posteriori. Pour l’Union européenne, c’est un peu ça aussi. Il y a beaucoup de légendes autour de ce bleu et de ce jaune, sur le rôle qu’aurait joué la vierge ou l’un de ses dévots. Il est vrai que le cercle d’étoiles ressemble aux douze couronnes de la vierge Marie, mais cette explication seule est un peu courte.
Du point de vue historique, le bleu et le jaune font partie de la série fortement limitée des six couleurs héraldiques, sept si l’on compte le violet qui est très rare. Du point de vue purement emblématique, le bleu n’est pas la couleur la plus abondante dans les armoiries, le blanc et le rouge sont plus fréquentes. Du point de vue symbolique, il s’agit de la couleur de la paix, de la concorde, qui ne fait pas de vague et n’agresse pas. C’est aussi la couleur du rêve, de l’infini, du lointain. C’est donc un relatif bon choix à l’échelle des valeurs européennes que de prendre une couleur pacifique qui symbolise l’entente entre les peuples. Cela traverse les siècles en Europe.
Le jaune, lui, est ambigu parce qu’il y a deux jaunes. Lorsqu’il est pris en bonne part, on parle plutôt d’or, comme si l’or avait pris sur lui tous les bons aspects de la couleur jaune tels que la lumière, la joie, la prospérité, la richesse ou encore le pouvoir. Le jaune stricto sensu a pris en revanche sur lui les mauvais aspects de la couleur comme la maladie, la perfidie, la trahison, le mensonge, la folie. Ainsi, quand on parle du drapeau européen, la définition officielle parle plutôt de douze étoiles d’or sur fond bleu. La même logique s’applique pour le drapeau allemand composé de trois bandes horizontales – noire, rouge et or. Cela n’est pas anodin.
En 1990 vous écriviez avec Jean-Claude Schmitt dans Europe : Mémoire et Emblèmes qu’au-delà des références conventionnelles aux traditions gréco-romaine et judéo-chrétienne, « l’Europe, c’est aussi et surtout des images que les Européens portent dans leur mémoire, avec lesquelles ils peuvent communiquer entre eux et se retrouver. » Vous ajoutiez : « Tout cela échappe aux définitions rigides et participe plutôt de l’appréhension confuse et pourtant bien réelle, subjective et pourtant partagée, de notre identité européenne. » La mobilisation de ces sensibilités partagées pourrait-elle être selon vous un moyen efficace pour asseoir l’unité politique de l’Europe ?
Je suis un Européen convaincu et pour moi qui suis universitaire, l’Europe existe. Je voyage constamment dans les pays voisins de la France, je donne cours aux quatre coins de l’Europe. Cela étant dit, je suis nécessairement un privilégié. Il me semble que, si l’on a beaucoup de mal du point de vue institutionnel à se mettre d’accord, du point de vue socio-culturel, on ne peut pas nier que l’Europe existe, et ce depuis un certain temps.
Cela est une réalité car l’Europe partage un patrimoine commun de valeurs, de sensibilités, de croyances et de mythes qui viennent de loin et qui ne peuvent pas être changés par décret par les détenteurs du pouvoir. On est là dans des domaines où les choses évoluent lentement, très lentement même.
Ce patrimoine commun touche aux couleurs mais pas seulement. Je suis aussi spécialiste des animaux et je sais bien que dans la culture européenne certains animaux comptent plus que d’autres. Ainsi, même des animaux qui ne sont plus physiquement présents sur le sol européen ou sont devenus très rares continuent de jouer un rôle considérable dans les représentations. C’est le cas par exemple de l’ours, qui a disparu de beaucoup de régions mais qui reste très présent dans l’imaginaire.
Si l’on pose un regard plus général sur l’usage politique des couleurs, on voit bien aujourd’hui que toute communauté humaine qui veut se distinguer aux yeux du monde – que ce soit un pays, un parti voire même une entreprise ou un club de football – va nécessairement le faire par le biais de la couleur. À ce titre, peut-on dire que la couleur est le meilleur signifiant pour désigner son appartenance à un groupe ?
Aujourd’hui cela nous semble évident que le monde entier s’emblématise par la couleur. Mais il faut bien garder à l’esprit qu’à l’origine, il s’agit là d’une spécificité européenne, ou tout du moins occidentale, qui a été imposée au reste du monde. Dans ce domaine comme ailleurs, c’est l’Occident qui impose ses codes, ses valeurs, ses systèmes et ses sensibilités. Les drapeaux par exemple sont typiquement une invention européenne qui est devenue planétaire. Il en va exactement de même pour tous les dérivés, que ce soit les logos ou les maillots de sport. Hors du monde occidental, il y avait d’autres pratiques, d’autres systèmes d’emblèmes qui s’appuyaient sur des codes qui ne relevaient pas de la couleur mais par exemple de signes corporels ou de gestes particuliers.
A ce titre, il faut souligner à quel point le Moyen Âge européen est vraiment le point de départ, et même le laboratoire de la symbolique des couleurs, tandis que l’Antiquité ne connaît pas vraiment celle-ci. Ainsi, l’idée que quelque soit le support ou le contexte, une couleur renvoie aux mêmes significations, cela n’est possible qu’à partir du Moyen Âge. On le voit bien par le biais de la grammaire. Les termes de couleurs, chez les Grecs et les Romains, dans les peuples antiques, sont toujours des adjectifs, jamais des substantifs. C’est vraiment le latin médiéval qui créer des substantifs de couleurs tels que le bleu, le rouge, le jaune. Un Romain dira « j’aime les fleurs rouges, j’aime les toges blanches ou je déteste les vêtements bleus des Germains » mais il ne pourra pas dire « j’aime le rouge, je déteste le bleu » : cela n’est pas possible conceptuellement pour lui.
Par conséquent, c’est vraiment le Moyen Âge qui invente la symbolique des couleurs, qui deviennent alors tellement évidentes qu’elles n’ont même plus besoin d’être présentées pour exister. Les sociétés non-européennes ignorent cette symbolique ou en tout cas la font fonctionner complètement autrement. Pour ces sociétés, les couleurs ne sont pas des choses en soi abstraites séparées de leur matérialité et de leurs supports comme pour nous.
Si la couleur est un signifiant, elle peut avoir aussi un effet performatif. Par exemple, elle a tendance à réifier les antagonismes politiques et donc à rigidifier notre représentation du monde. On peut penser, bien sûr, à l’affrontement Est/Ouest pendant la Guerre Froide, nécessairement mis en couleur par un contraste entre le bleu et le rouge. En ce sens, penser le monde en couleurs, n’est-ce pas ironiquement penser le monde sans nuances ?
Oui, ce sont des codes que la politique et la géopolitique utilisent, et la cartographie vient relayer des codes plus anciens encore comme ceux des armoiries. Mais si on n’est pas satisfait de ces systèmes et de ces pratiques, qu’allons-nous faire ? Les remplacer par des codes d’autres natures avec d’autres avantages et inconvénients ? C’est presque toujours comme cela, lorsqu’il y a révolution, on remplace un code par un autre et il n’y a pas moyen d’y échapper. L’universel consensuel, malheureusement, n’existe pas. Si on veut essayer de créer autre chose, cela consistera à remplacer un système par un autre…
…en d’autres termes, on ne peut pas échapper au réductionnisme des systèmes symboliques.
En effet, le non-système est lui-même un système. Pour un historien par exemple, l’absence de document, c’est justement un document. On le voit bien dans les révoltes, dans le choix de vocabulaire, signes et comportements nouveaux : on balaye ou on critique l’ancien mais on crée autre chose qui y ressemble beaucoup.
Sur le jeu d’opposition des couleurs, je suis assez sensible par exemple à ce qui s’est passé pendant la révolution. Le bleu qui devient la couleur de la république s’oppose au blanc qui devient la couleur de la monarchie mais cela n’était absolument pas le cas dans les années 1770 et cela le devient assez rapidement dans les années 1790.
Je suis aussi sensible à la signification du vert qui est est une couleur assez discrète dans le monde politique et idéologique, jusqu’à sa mise en avant par le premier mouvement romantique comme la couleur des libertés. Elle devient ensuite rapidement, à l’échelle de l’Europe à l’extrême point du XVIIIème siècle, la couleur de la liberté, jusqu’à être reprise par un certain nombre de pays et régions qui accèdent à l’indépendance et s’emblématisent par le vert. Certains cantons suisses qui s’affranchissent de la tutelle de Berne et du pouvoir fédéral font par exemple ce choix.
Il y a aussi des phénomènes religieux qui sont représentés par l’opposition des couleurs. Par exemple, dans l’Empire ottoman dont le drapeau est rouge, les minorités chrétiennes s’emblématisent en opposition par le bleu. C’est aussi le cas entre les catholiques (en vert) et les protestants (en orange), encore aujourd’hui en Irlande du Nord. Il s’est constitué par ailleurs un véritable champ de bataille des emblèmes et des couleurs entre la deuxième moitié du XVIème siècle et la première moitié du XVIIème au moment de la révolte contre la domination espagnole entre Pays-Bas du nord et Pays-Bas du sud. Il y avait l’orange de la maison d’Orange-Nassau qu’on utilise aujourd’hui encore aux Pays-Bas, le rouge couleur royale de l’Espagne, le blanc du roi de France, un autre blanc qui est celui des princes protestants français, du moins pour la deuxième moitié du XVIème siècle, le noir des impériaux qui soutiennent les Habsbourg, ou encore les couleurs des envoyés du roi d’Angleterre qui changèrent selon le souverain régnant – le jaune des Tudor d’abord, puis le bleu avec l’arrivée des Stuart d’Ecosse.
J’ajoute enfin que les jeux dynastiques ou familiaux jouent aussi un rôle et viennent compliquer les emblèmes politiques. Par exemple, lorsque la Grèce devient indépendante dans les années 1820-1830, elle se choisit un roi qui se trouve être un prince de la maison de Bavière et qui apporte avec lui le bleu clair et le blanc de cette région. En Grèce, aujourd’hui, lorsque l’on demande quelle est l’origine du drapeau, tout le monde va dire comme s’il s’agissait d’une évidence, que c’est le bleu de la mer et le blanc des maisons. Or, il s’agit bel et bien du bleu et du blanc de la Bavière. Cette révélation a failli me coûter la vie lors d’une conférence, mais c’est le sort réservé à ceux qui révèlent le mystère des origines ! Les oppositions de couleurs révèlent donc des jeux passionnants, notamment géopolitiques et qui ont trait aux sensibilités des peuples.
Y a-t-il selon vous un lieu ou une époque où les couleurs ne signifiaient rien du point de vue politique ?
À partir du moment où l’homme vit en société, il se subdivise en groupes. Ces groupes se choisissent des signes pour se distinguer et se reconnaître. Ces signes peuvent être assez variés mais la couleur joue son rôle.
En Europe, assez tôt la couleur est ce qu’il y a de plus simple à emblématiser. Mais il y a des régions du monde qui fonctionnent tout à fait différemment. Par exemple, au Japon, il y a une héraldique qui distingue des groupes familiaux larges, subdivisés en familles plus étroites, et qui les représente par des figures emblématiques dessinées sur des kimonos ou des objets. Il s’agit le plus souvent de végétaux stylisés et c’est le graphisme qui compte, la couleur n’a aucune importance car la figure prend la couleur du support sur lequel elle se trouve. Si la couleur du kimono est bleu, l’emblème sera bleu. Ce qui importe, en bref, c’est le dessin plutôt que la couleur.
Si on prend certains peuples d’Afrique subsaharienne, la définition de la couleur se place sur un autre registre qu’en Europe. Ce qui compte ce n’est pas de savoir si la couleur est bleu, jaune, verte ou rouge mais si elle est sèche ou humide, tendre ou dure, lisse ou rugueuse. Le vocabulaire des couleurs reflète d’abord ces qualités là. Donc nos vérités d’Occidentaux ne sont pas partagées par l’ensemble de la planète, il faut être lucides.
Il y a également d’autres manières de signifier son appartenance. Il y a des signes auditifs comme les cris de guerre ou de ralliement sur les champs de bataille médiévaux, lorsque l’on prononce le nom du seigneur et se regroupe autour de sa bannière. Nos hymnes nationaux participent de la même logique.
Revenons-en au livre que vous aviez écrit en 1990 avec Jean-Claude Schmitt, à l’Union européenne et à ce que la couleur peut signifier au sein de celle-ci. On sait que les tentatives culturelles d’identification autour de symboles et mythes partagés par tous les Européens ont été et restent assez difficiles. Il existe quelques figures comme Erasme ou Charlemagne qui sont utilisées mais qui ne font pas elles-mêmes l’objet d’un accord unanime. Est-ce que la couleur pourrait servir de ferment d’unification par rapport à d’autres symboles plus controversés ?
Oui bien sûr, cela va même s’imposer car beaucoup de choses sont trop connotées. On le voit bien en ce moment avec des mouvements qui viennent des États-Unis pour la plupart, où chaque fois que l’on emblématise un lieu par un personnage, cela suscite des polémiques infinies. Il faut donc absolument trouver des signes fédérateurs, rôle que peut jouer la couleur. On le voit avec les emblèmes arc-en-ciel qui sont choisis par un certain nombre de mouvements très différents mais qui ont tous cette idée d’exprimer la diversité, tout en la réunissant dans un système commun. Cela permet, sinon d’annuler, du moins de contourner les polémiques et peut-être, sans cacher les différences, de gommer les oppositions violentes pour que tout le monde soit représenté.
À propos du livre que j’ai écrit avec Jean-Claude Schmitt et qui a à voir avec l’Europe, il y a un fait très intéressant : nous étions en train de terminer la rédaction de notre livre quand le mur de Berlin est tombé. Donc il a fallu modifier un peu notre propos vers la fin et tenir compte des événements récents. Ce n’est pas si fréquent que l’historien en cours de travail soit rattrapé par l’Histoire elle-même. D’habitude, il a un regard rétroactif. Là, nous étions dépassés par l’Histoire elle-même : c’était assez intéressant à vivre – et à écrire…
Si vous deviez écrire un ouvrage similaire aujourd’hui, comment tiendriez-vous compte des événements présents ?
C’est toujours délicat parce qu’on ne sait pas quel va être l’avenir. Donc soit l’historien est un peu lâche et préfère ne rien dire et laisser faire l’avenir et donc s’arrêter un peu avant, soit il fait une sorte de pronostic, au risque de se tromper ou de trop exprimer ses préférences. L’historien n’est pas un politologue ni un sociologue car le matériau sur lequel il travaille, en général, c’est le passé. Or le passé ne peut pas complètement expliquer le présent mais seulement l’éclairer.
Cependant, connaître le passé, en particulier à l’échelle de l’Europe, c’est utile. Par exemple, pourquoi l’Europe est-elle si difficile à faire du point de vue institutionnel et politique ? Il y a une raison majeure : dans certains pays d’Europe, la naissance de l’État a précédé celle de la nation et dans d’autres pays, c’est le contraire. En France, l’État apparaît très tôt, dès Philippe Auguste. Pour la nation, il faut attendre la révolution française. Donc il y a sept ou huit siècles d’écart. En Allemagne ou en Italie, c’est le contraire : il y a une nation allemande et une nation italienne assez tôt, mais pour l’État il faut attendre le XIXème siècle, en particulier sa deuxième moitié. Cela explique en partie les difficultés de l’Europe à se construire actuellement et c’est assez naïf de croire qu’on pourra d’un trait de plume contourner ces difficultés qui viennent de très, très loin.
Nous aimerions mettre quelque peu en perspective l’ensemble de vos travaux. On peut dire que ces derniers s’inscrivent dans le mouvement historiographique qui, au XXème siècle, a vu les historiens se détourner de l’histoire politique « traditionnelle » pour explorer des champs nouveaux et s’intéresser notamment à la vie quotidienne des populations – dans votre cas, celle des Européens au Moyen Âge. Cette opposition entre l’histoire des sensibilités, une histoire vue « par le bas », et une histoire politique, « par le haut », reste-t-elle pertinente aujourd’hui ?
Quand j’étais étudiant et que je m’intéressais déjà aux sujets sur lesquels j’ai ensuite travaillé, cela ne semblait pas sérieux et j’ai eu beaucoup de mal à imposer mon sujet de thèse et mes premiers travaux. Mais j’ai ensuite été sauvé par la mode de l’histoire des mentalités et j’en ai énormément profité. Ce qui était un handicap de la petite histoire quand j’étais étudiant est devenu un atout quand je suis devenu chercheur. Cela m’a valu, je le reconnais, d’être élu très tôt professeur d’université et de poursuivre une carrière merveilleuse dans des domaines qui sont devenus peu à peu importants.
Les barrières sont progressivement tombées entre les disciplines et aujourd’hui on croise tous les domaines, on ne rejette rien : histoire politique, histoire militaire, histoire événementielle mais aussi histoire de la vie quotidienne, de la culture matérielle, des mentalités, des sensibilités. Tout cela se rejoint. Un bon historien ne doit pas trop se spécialiser mais essayer d’interroger toutes les sources. Je fais ma matière d’un peu tout. Cela implique toutefois de ne trahir aucun des documents interrogés, que ce soit un texte, une image ou un fragment archéologique. Cela dit, en termes géographiques, je ne me mêle que de ce que je connais le mieux, c’est-à-dire l’Europe, et plus précisément l’Europe occidentale.
Quelles leçons d’ensemble tirez-vous de votre réflexion sur les couleurs et les symboles ?
J’ai une double casquette : historien des couleurs et historien des animaux. En cinquante ans, j’ai vu de très nombreux changements du côté de l’histoire des animaux, j’en ai vu peu du côté de l’histoire des couleurs. Quand j’étais étudiant, l’animal, c’était la petite histoire, cela faisait rire. J’ai fait ma thèse sur le bestiaire médiéval, cela semblait ridicule. Aujourd’hui, l’animal est partout en Europe, c’est un véritable fait de société : toutes les sciences humaines s’intéressent aux animaux, à leurs droits, aux problèmes de l’élevage, de la consommation de viande. L’animal est désormais un sujet de pointe.
Pour la couleur en revanche, on dit les mêmes choses qu’il y a cinquante ans, en ce sens que les sciences humaines ont toujours beaucoup de mal à trouver leur place dans le monde des couleurs. Par exemple, quand je suis devant le grand public et que je débats avec un chimiste ou un physicien à propos des couleurs, le grand public donne toujours raison au scientifique. Pour le physicien, le blanc et le noir en particulier ne sont pas des couleurs, contrairement aux sciences humaines qui les considèrent comme des couleurs à part entière. Or aujourd’hui le grand public à bien plus de mal à adopter le point de vue de l’historien que celui du scientifique à ce sujet.
Par ailleurs, aussi étonnant que cela puisse paraître, mes collègues historiens de l’art et de la peinture continuent à s’intéresser peu aux couleurs, et cela même si les couleurs sont plus accessibles grâce aux moyens technologiques nouveaux. On a parfois l’impression que les modes de pensée sont restés en noir et blanc : il s’écrit encore aujourd’hui des livres épais sur l’oeuvre d’un peintre sans que leurs auteurs ne parlent jamais des couleurs !
Sur un plan plus trivial, mon travail sur les couleurs fait que bien qu’étant universitaire je suis constamment sollicité par d’autres professions, notamment les métiers de la mode, comme si j’étais devenu une sorte de gourou en la matière ! On me demande toujours de dire l’avenir des tendances. À chaque fois je dis que les goûts en matière de couleurs dans dix ou vingt ans seront exactement les mêmes qu’aujourd’hui, mais on ne me croit pas. Pourtant, les sensibilités ne changent pas en profondeur, ou alors tellement lentement. J’ai vu par exemple à Londres une exposition sur l’histoire du métro. Il y avait des photos en couleurs et on peut voir que de 1940 à aujourd’hui les usagers sont toujours habillés avec les mêmes couleurs. Ce serait pareil à Bruxelles ou à Paris. La mode, c’est un discours – qui est passionnant, fascinant même – mais qui en fin de compte ne concerne qu’une toute petite fraction de la population.
À propos de mode, ce qui me frappe aussi, c’est de voir que le changement d’un emblème, d’une couleur ou d’un drapeau pour des raisons de marketing est suicidaire : lorsque les firmes revoient leur image de marque, cela est systématiquement l’aveu d’un échec. Si l’Europe aujourd’hui voulait changer de drapeau, je ne serais pas contre car, comme je vous l’ai dit, je trouve que celui-ci n’est pas très beau. Mais il est quand même maintenant bien installé et il vaut donc mieux le garder. Le temps finit par créer un passé, une mythologie. Prenons le cas des compétitions sportives qui sont des champs d’observation fabuleux pour l’historien des symboles et des couleurs : on constate que les sports nouveaux ont du mal à percer car ils n’ont pas de mythologie, pas de palmarès anciens avec lesquels on peut faire des comparaisons. Il faut du passé pour être fort ; le nouveau est toujours faible.