Lors du deuxième sommet des présidents des parlements des Balkans occidentaux en juin dernier, le président Sassoli a déclaré que l’élargissement est plus que jamais un investissement géostratégique pour une Europe stable, forte et unie 1. Quelle est la logique politique ou économique de l’élargissement aujourd’hui ?

Je souscris pleinement aux propos du président Sassoli : l’élargissement de l’Union aux Balkans occidentaux est un investissement essentiel à long terme pour l’Europe, et en dépendront la sécurité et la stabilité de l’Union et de ses États membres. Nous ne pouvons pas permettre que la région redevienne une zone d’instabilité, une éventualité qui aurait de graves répercussions également à l’intérieur des frontières de l’Union. Nous pensons, par exemple, aux rackets criminels qui y sont enracinés et qui pourraient s’étendre au sein de l’Union, ou encore au transit potentiel de terroristes qui pourraient exploiter la « route des Balkans » pour atteindre le Vieux Continent et y mener des actions de prosélytisme et des attentats. En outre, les Balkans occidentaux deviennent de plus en plus une zone de compétition géostratégique entre l’Union et d’autres acteurs internationaux qui visent à accroître leur influence dans la région, en prônant souvent un modèle alternatif à celui proposé par Bruxelles. 

Si l’Union veut devenir un acteur géopolitique crédible à l’échelle mondiale, il est essentiel qu’elle soit en mesure d’assumer un rôle de premier plan dans les Balkans occidentaux – compte tenu également du fait que le projet européen ne sera pas complet tant que l’Albanie, la Bosnie-et-Herzégovine, le Kosovo, la Macédoine du Nord, le Monténégro et la Serbie n’y seront pas pleinement inclus. Ce n’est que si nous sommes en mesure de garantir une perspective concrète d’élargissement pour les six pays, en les motivant à mettre en œuvre les réformes structurelles dont ils ont besoin et en prenant la direction de leur stabilisation finale, que nous pourrons garantir notre propre sécurité et nous tailler un rôle de premier plan dans la dynamique mondiale. L’Union devrait donc adopter une approche politique forte, avec courage et vision, en mettant de côté les considérations purement économiques derrière lesquelles certains États membres se sont cachés pour ralentir le processus d’adhésion. 

S’il est essentiel de satisfaire aux critères d’adhésion, l’Union devrait apporter un soutien substantiel aux efforts des différents pays des Balkans occidentaux. Concrètement, il serait fondamental de prévoir des critères de récompense tels que l’ouverture de nouveaux chapitres de négociation et la stipulation d’accords économiques et financiers lorsque les différents États progressent et, en même temps, d’adopter des instruments pour pénaliser les reculs. En bref, nous devrions adopter une véritable approche « plus pour plus, et moins pour moins », comme le prévoit la nouvelle méthodologie pour l’élargissement approuvée en mars 2020. C’est la seule façon d’inaugurer un « nouveau moment balkanique » pour l’Union, sans que les six pays de l’élargissement ne détournent le regard. 

Le sommet entre l’Union et les Balkans occidentaux qui s’est tenu en Slovénie a semblé aller dans la bonne direction, mais l’absence d’un horizon temporel défini pour le processus de négociation risque d’alimenter les frustrations des pays de la région.  2 Comment interprétez-vous les résultats du sommet de Brdo pri Kranju ?

Je pense que le sommet Union-Balkans occidentaux de Brdo pri Kranju peut être considéré, d’une part, comme une preuve supplémentaire de l’engagement constant de Bruxelles envers les six pays de l’élargissement et, d’autre part, comme une nouvelle occasion manquée. Les aspects positifs du sommet concernent principalement la sphère économique et financière, un domaine dans lequel Bruxelles n’a jamais manqué d’apporter un soutien concret et pratique. En effet, le plan économique et d’investissement de plus de 30 milliards d’euros présenté lors du sommet slovène constituera une occasion unique de soutenir la reprise économique post-pandémique, tout en encourageant l’adoption d’un modèle de production consacré à la durabilité et orienté vers l’avenir grâce à l’accent mis sur la transition numérique et la connectivité. Sur ce dernier point, il est important de noter que l’engagement de réduire progressivement les frais d’itinérance pour les données et les téléphones mobiles constitue un pas en avant pour rapprocher les Balkans occidentaux de l’Union, offrant ainsi de nouvelles opportunités aux entreprises et aux particuliers. 

Si l’Union européenne veut devenir un acteur géopolitique crédible à l’échelle mondiale, il est essentiel qu’elle soit en mesure d’assumer un rôle de premier plan dans les Balkans occidentaux.

Fabio Massimo Castaldo

Ces éléments montrent clairement comment l’Union est désormais le principal partenaire des six pays de l’élargissement, un engagement qui sera maintenu et amplifié dans un avenir proche grâce, également, à l’augmentation de l’offre de vaccins contre le Covid, avec l’ambition d’atteindre des taux de vaccination comparables à ceux des États membres d’ici la fin 2021. Bien que nous ayons accusé un retard coupable dans la fourniture et la distribution des vaccins, cet engagement renouvelé nous permettra de le rattraper partiellement, regagnant ainsi la crédibilité qui avait été sapée par notre inaction et par les campagnes de propagande d’autres acteurs internationaux plus opportuns.

Cependant, en ce qui concerne le volet politique, les résultats du sommet sont nettement moins satisfaisants. En fait, la déclaration commune finale se contente de réaffirmer le « soutien sans équivoque [de l’Union et de ses États membres] à la perspective européenne des Balkans occidentaux », une phrase qui a été répétée des dizaines de fois mais qui n’a pas encore débouché sur des avancées concrètes. Au contraire, très souvent, cette promesse a été complètement rompue, comme dans le cas de l’absence d’ouverture de négociations avec l’Albanie et la Macédoine du Nord. Si la perspective d’un élargissement à l’horizon 2025 avancée par la précédente Commission européenne semblait dès le départ trop optimiste, l’absence de calendrier pour l’adhésion des six pays risque de décourager davantage les populations et les dirigeants politiques. Il ne s’agit pas de vendre des illusions d’un accès soudain et sans frais, mais plutôt de reconnaître les efforts déjà réalisés par les différents pays, en particulier ceux qui restent fermement ancrés dans la perspective européenne et qui, malgré de nombreuses difficultés internes, continuent à faire de sérieux efforts pour satisfaire les critères requis. 

Si nous continuons à faire passer les considérations électorales nationales avant la nécessité stratégique d’avancer avec conviction dans le processus d’élargissement, nous risquons de freiner l’enthousiasme pro-européen qui subsiste encore dans la région. En marge du sommet slovène, le Premier ministre albanais, Edi Rama, a déclaré qu’il n’y avait aucun sentiment de déception quant à l’issue du sommet, car il n’y avait jamais eu l’illusion qu’il pourrait être décisif. Pour l’instant, l’intégration dans l’Union reste l’étoile qui guide le chemin de l’Albanie et de presque tous les autres pays, mais si nous continuons à ne pas offrir de certitudes, il n’est pas exclu que la frustration prenne le dessus, conduisant les différentes capitales à regarder ailleurs, ou du moins à remettre en question l’opportunité d’entreprendre des processus de réforme coûteux et laborieux.

Quelles actions concrètes le Parlement européen peut-il entreprendre dans le cadre du processus d’élargissement ? 

Dans le cadre du processus d’élargissement, l’organe institutionnel de l’Union le plus impliqué est le Conseil. La possibilité d’ouvrir des négociations d’adhésion avec des pays individuels dépend de l’approbation unanime du Conseil et, par conséquent, l’opposition de certains États membres de l’Union peut être un facteur discriminant susceptible de bloquer le début et la progression du processus de négociation. La dépendance à l’égard de l’unanimité au Conseil a donné lieu à certaines frictions entre les institutions de l’Union, le Conseil ayant toujours été caractérisé par un conservatisme partiel et un manque d’innovation en matière d’élargissement. Au contraire, le Parlement européen s’est souvent montré beaucoup plus ouvert et s’est prononcé en faveur de l’avancement des négociations. Cette ferme volonté du Parlement européen a été récemment démontrée par la demande faite à la Commission et au Conseil, découlant d’une lettre 3 dont j’étais l’initiateur et le signataire avec 17 autres députés, d’identifier les instruments les plus appropriés pour inclure les pays de l’élargissement dans la Conférence sur l’avenir de l’Europe, un exercice de démocratie directe qui garantira la participation et l’échange d’idées par le bas et qui, par conséquent, ne peut se passer de la participation de ses futurs citoyens, à savoir ceux des six pays des Balkans occidentaux. 

Si nous continuons à faire passer les considérations électorales nationales avant la nécessité stratégique d’avancer avec conviction dans le processus d’élargissement, nous risquons de freiner l’enthousiasme pro-européen qui subsiste encore dans la région.

Fabio Massimo Castaldo

Parmi les activités que le Parlement européen peut exercer, la plus importante est celle de donner son avis favorable, sur la base de l’article 49 du traité sur l’Union européenne, à toute nouvelle adhésion à l’Union, un pouvoir qui n’est toutefois exercé que dans la phase finale des négociations. Cependant, même pendant la phase de négociation, le Parlement joue un rôle diplomatique et de contrôle très important. La Commission des Affaires étrangères est la commission politiquement responsable des travaux de l’institution sur l’élargissement et désigne les rapporteurs permanents pour tous les pays candidats et candidats potentiels. En outre, le Parlement s’exprime chaque année sur l’élargissement sous forme de résolutions en réponse aux rapports établis par la Commission sur l’état d’avancement et les progrès réalisés par les différents pays de l’élargissement en ce qui concerne les critères d’adhésion. Il est également important de noter que les décisions du Parlement ont également une incidence importante sur les aspects financiers de l’adhésion : ses pouvoirs budgétaires lui donnent une influence directe sur les montants alloués à l’instrument d’aide de préadhésion (IAP). Grâce à la médiation du Parlement, nous avons récemment conclu un accord portant sur 14,2 milliards de l’IPA pour la période 2021-2027. Cet instrument permettra d’apporter un soutien plus intelligent, plus ciblé, plus visible et plus durable aux pays des Balkans occidentaux sur leur chemin vers l’Union européenne. 

En plus de ces actions, l’un des éléments distinctifs et les plus importants du rôle du Parlement européen dans le processus d’élargissement est lié à la diplomatie parlementaire. En effet, en tant que députés européens, nous avons la possibilité d’établir des relations bilatérales avec les parlements des pays des Balkans occidentaux sur une base régulière, en nous réunissant en moyenne deux fois par an pour discuter des questions liées au processus d’adhésion et trouver des solutions communes. En particulier, le Parlement facilite actuellement la réconciliation entre les partis politiques en Macédoine du Nord et en Serbie. La progression des six pays vers l’adhésion à l’Union dépend de réformes durables, profondes et irréversibles dans des domaines clés tels que l’État de droit et le fonctionnement efficace des institutions démocratiques, comme cela a également été mentionné lors du récent sommet de Brdo. Étant donné le rôle clé du Parlement dans ces domaines, il est dans l’intérêt même de l’Union de garantir sa participation active à toutes les étapes clés des négociations d’adhésion.

L’Institut d’études de sécurité de l’Union a publié en 2018 un document de Chaillot 4 dans lequel il envisageait trois scénarios potentiels, et contrastés, pour l’avenir des Balkans occidentaux à l’horizon 2025. Le premier scénario, « L’heure de l’Europe », dessine un avenir optimiste d’inclusion de la région dans l’intégration européenne. Un deuxième scénario a des perspectives plus modérées, « Les Balkans dans les limbes » : la voie de l’intégration européenne sera toujours sur les rails, mais non sans difficultés. Enfin, si l’Union ne parvient pas à s’imposer comme un partenaire géostratégique dans la région, l’ISS envisage le scénario le plus sombre : les Balkans occidentaux seront hantés par les « fantômes du passé ». Selon vous, quel scénario est le plus réaliste ?

Je pense que le deuxième scénario décrit, Les Balkans dans les limbes, est celui qui représente de la manière la plus réaliste la situation d’ici 2025. Nous pourrions définir ce scénario comme « ce qui sera », tandis que le premier et le troisième représentent respectivement « ce qui aurait dû être » et « ce qui doit être évité ». Malheureusement, il n’a pas été possible de faire avancer le processus d’élargissement à la vitesse espérée, et l’objectif d’une adhésion de la Serbie-et-Monténégro en 2025, que la précédente Commission dirigée par Jean-Claude Juncker avait espéré, semble aujourd’hui totalement irréaliste, tout comme les avancées substantielles que l’on pouvait attendre des quatre autres pays ont en réalité été plutôt faibles. D’une part, les différents pays des Balkans occidentaux n’ont pas suffisamment accéléré leurs efforts pour satisfaire aux exigences de l’adhésion à l’Union : en effet, dans le cas de la Serbie, on a assisté à de véritables retours en arrière, qui ont coïncidé avec le rapprochement avec deux concurrents géopolitiques de l’Union dans la région, à savoir la Russie et la Chine. D’autre part, l’Union, et surtout certains de ses États membres, n’ont pas eu le courage d’investir de manière cohérente, claire et sans ambiguïté dans l’avenir européen des Balkans occidentaux. Pensez aux vétos de la France, du Danemark et des Pays-Bas sur l’ouverture des négociations avec l’Albanie et la Macédoine du Nord lors du Conseil européen d’octobre 2019. 

L’Union, et surtout certains de ses États membres, n’ont pas le courage d’investir de manière cohérente, claire et sans ambiguïté dans l’avenir européen des Balkans occidentaux.

Fabio Massimo Castaldo

C’est pourquoi je reste convaincu qu’à moins que l’Union et ses États membres ne changent résolument de cap, le processus d’élargissement se poursuivra lentement, et que la stabilité régionale et la position géopolitique des différents États resteront entourées d’incertitudes. Les tensions croissantes entre la Serbie et le Kosovo aux postes frontières de Jarinje et Brnjak nous rappellent que, sans une stabilisation définitive qui ne peut avoir lieu qu’au sein de l’Union, la possibilité que les fantômes du passé reviennent hanter la région est tout sauf éloignée – avec de graves répercussions sur l’ensemble du continent européen.

Comment expliquez-vous le manque de pragmatisme qui a caractérisé la conduite de l’Union dans les Balkans, laissant une marge de manœuvre aux autres acteurs de la région, notamment la Russie, la Chine, la Turquie et les États du Golfe ? 

Le manque de courage et d’ambition de certains dirigeants européens peut être considéré comme la cause du manque de pragmatisme de l’Union vis-à-vis des Balkans occidentaux, et cela a facilité la présence accrue d’autres acteurs internationaux. Je parle de faciliter le rôle des autres acteurs car, notamment dans le cas de la Russie et de la Turquie, il existe des liens historiques avec certains des pays de la région et leurs composantes ethnico-religieuses. Moscou, par exemple, s’est toujours proposé comme le leader des communautés orthodoxes, créant ainsi des liens solides à long terme, notamment avec la Serbie, tandis qu’Ankara s’est appuyé sur l’héritage de l’Empire ottoman pour entretenir des relations solides avec les communautés de confession islamique et les pays à majorité musulmane. Grâce à ces « canaux privilégiés », ces deux acteurs ont pu exploiter des éléments de soft power, tels que l’utilisation des médias ou la construction de lieux de culte, pour amener les dirigeants politiques et une partie de la société civile à leurs côtés. 

En plus d’investir massivement dans les infrastructures et l’énergie, les pays du Golfe sont également très actifs dans des secteurs plus traditionnels, tels que les sphères religieuse et sociale, où ils s’opposent aux actions d’Ankara, reproposant le clash déjà présent sur d’autres théâtres. La Chine, en revanche, ne peut pas compter sur les mêmes canaux, et s’est donc concentrée principalement sur l’aspect économique, en investissant dans des pays individuels. 

La recherche d’influence dans la région par ces acteurs internationaux s’est toujours accompagnée d’activités de propagande et de désinformation. Leur objectif semble être d’amplifier le soutien apporté par leurs États respectifs et de minimiser celui provenant de l’Union, qui est souvent décrite comme un partenaire désintéressé et distant alors qu’elle est, en fait, le principal investisseur et donateur dans la région. Ce qui s’est passé pendant les premiers stades de la pandémie de Covid 19 illustre bien les activités de désinformation menées dans les Balkans occidentaux. Bien que l’Union ait fourni des fonds substantiels et garanti la livraison d’équipements médicaux essentiels, les médias traditionnels et, surtout, les réseaux sociaux des différents pays ont été bombardés d’informations partielles ou fausses sur le rôle joué par d’autres acteurs internationaux, tandis que le soutien de l’Union est passé à l’arrière-plan. 

Le manque de courage et d’ambition de certains dirigeants européens peut être considéré comme la cause du manque de pragmatisme de l’Union vis-à-vis des Balkans occidentaux, et cela a facilité la présence accrue d’autres acteurs internationaux.

Fabio Massimo Castaldo

Étant donné que les actions des concurrents de l’Union dans la région sont souvent motivées par de simples intérêts géostratégiques plutôt que par un désir sincère de soutenir les pays de la région, comme l’illustre la demande de remboursement de la dette contractée par le Monténégro auprès de Pékin pour la construction de l’autoroute entre les villes de Bar et de Boljare, l’Union a le devoir de contrer l’influence des tiers. Cela nécessite un engagement politique substantiel pour se confirmer comme un partenaire majeur et crédible. Dans l’immédiat, il est nécessaire de contrecarrer la désinformation par des campagnes de communication stratégiques basées sur la présentation de ce que fait Bruxelles et la vérification des informations rapportées par certains médias hostiles. En outre, le plan économique et d’investissement pour les Balkans occidentaux lancé en novembre dernier, qui garantira des investissements européens à hauteur de 9 milliards d’euros pour soutenir la reprise économique post-pandémique et la convergence avec les normes de l’Union, est un pas dans la bonne direction. Il sera essentiel de donner corps à l’initiative et de mieux présenter les résultats obtenus aux citoyens de la région.

À cet égard, vous avez pris l’initiative d’une autre lettre en mai dernier, adressée cette fois à la Commission et au Haut Représentant, Josep Borrell, pour corriger la situation. Avez-vous eu des retours ?                                              

En effet, en mai 2021 5, j’ai été l’initiateur et le signataire, avec 16 autres députés européens, d’une lettre adressée au Haut représentant Borrell, à la vice-présidente exécutive Vestager, au commissaire européen à la santé et à la sécurité alimentaire Kyriakides et au commissaire chargé de la politique de voisinage et de l’élargissement Várhelyi, demandant à l’Union européenne d’accroître son soutien aux Balkans occidentaux dans leurs efforts pour mettre en œuvre en temps voulu des plans de vaccination massive contre le virus du Covid afin de mettre fin à l’urgence sanitaire. La rédaction de la lettre a été précédée de réunions bilatérales avec les ambassadeurs des six pays de l’élargissement afin de faire la lumière sur les difficultés auxquelles ils sont confrontés et de mieux comprendre ce que l’Union pourrait changer dans son approche de la question.

Il est ressorti de ces réunions que les pays des Balkans occidentaux se sentaient quelque peu abandonnés par l’Union, qui était jusqu’à présent restée pratiquement inactive sur cette question. En fait, la Commission s’est engagée à livrer un nombre considérable de doses de vaccin (651 000 unités provenant de Pfizer/BioNTech) à l’Albanie, à la Bosnie-Herzégovine, au Kosovo, au Monténégro, à la Macédoine du Nord et à la Serbie seulement à la fin du mois d’avril, et les opérations de livraison ont commencé environ un mois plus tard. À cette époque, et également en raison des retards de livraison dans le cadre du programme international COVAX, certains des pays des Balkans avaient déjà commencé à chercher du soutien ailleurs, trouvant des interlocuteurs – notamment la Chine et la Russie, comme nous l’avons déjà mentionné – désireux de se montrer des partenaires plus bienveillants et intéressés que l’Union dans la lutte contre le coronavirus.

Indépendamment du comportement des autres acteurs internationaux, il faut cependant souligner que le retard de notre action n’était pas acceptable dans l’esprit de notre partenariat avec les Balkans occidentaux et incompatible avec les préceptes de la politique d’élargissement. Les retards accumulés et les hésitations manifestées ont certainement constitué une erreur de grande ampleur, non seulement d’un point de vue purement sanitaire, mais aussi en termes de manque de vision politique et géostratégique.

Le retard de notre action n’était pas acceptable dans l’esprit de notre partenariat avec les Balkans occidentaux et incompatible avec les préceptes de la politique d’élargissement.

Fabio Massimo Castaldo

Je pense toutefois que la lettre envoyée avec mes collègues députés européens a eu un bon effet, dans la mesure où la livraison des vaccins a été accélérée et où le soutien de l’Union aux pays des Balkans occidentaux s’est intensifié, y compris en termes d’aide économique pour le redressement post-pandémie – comme le montre le récent sommet de Brdo.  Malgré un démarrage lent, l’Union a effectivement continué à soutenir les Balkans occidentaux dans leur lutte contre le coronavirus. 

Nous devrions tous en tirer une leçon : le coût de l’inaction dépasse souvent largement celui de l’action. C’est pourquoi, à l’avenir, nous devrons agir rapidement et efficacement, sans quoi nous risquons d’être continuellement dépassés – du moins dans la perception du public et dans la sympathie des élites politiques – par des acteurs qui n’attendent que la bonne occasion pour accroître leur influence dans la région aux dépens de l’Union. 

Ne pensez-vous pas que les incertitudes européennes dans les Balkans sont souvent dues non seulement à un problème politique, mais aussi à un problème de perception ?

Je crois qu’au sein de l’Union, et surtout dans les capitales de certains États membres, il existe sans aucun doute des problèmes de perception à l’égard des Balkans occidentaux, qui vont de pair avec une logique politique interne visant à obtenir un consensus électoral facile à court terme, mais qui laissent de côté les considérations géostratégiques à long terme. En fait, dans certains États membres, l’élargissement éventuel aux Balkans occidentaux est davantage considéré comme un nouveau facteur de faiblesse pour l’Union que comme l’étape finale de l’intégration européenne. Aux difficultés déjà évidentes des six pays à respecter les critères fixés pour l’adhésion, tant sur le plan économique que sur celui des principes fondamentaux, qui ont jusqu’à présent refroidi l’enthousiasme des États membres les plus « rigoureux » quant à l’avancement des négociations d’adhésion, se sont ajoutés les effets à long terme de la crise économique et financière de 2009, de la crise migratoire de 2013 et, plus récemment, de la récession économique liée à la pandémie de COVID-19, qui, je le crains, nous accompagneront dans un avenir prévisible. 

Tous ces éléments ont contribué au retranchement de certains États membres dans des positions conservatrices, diminuant ainsi leur volonté d’accepter un défi aussi complexe que l’élargissement, mais qui ne peut plus être reporté. Cela a évidemment eu des répercussions sur les décisions prises au Conseil, ralentissant la progression des négociations d’adhésion des six pays de l’élargissement. En bref, un manque de courage de la part des dirigeants européens, motivé principalement par une mauvaise perception et des intérêts partisans.

« Les Balkans occidentaux ne sont pas une périphérie vaincue de l’Occident, mais le cœur battant de l’Union européenne », avez-vous déclaré 6. Dans ce contexte, pensez-vous que la Conférence sur l’avenir de l’Europe puisse inverser cette tendance ? Et de quelle manière ?

Depuis le début de l’organisation de la conférence sur l’avenir de l’Europe, je me suis battu pour que les Balkans occidentaux soient inclus parmi les participants. C’est précisément dans ce contexte que j’ai jugé nécessaire de me faire le porte-parole de la lettre adressée aux coprésidents et aux membres du comité exécutif de la conférence susmentionnée, leur demandant d’envisager l’adoption urgente de certaines propositions visant à garantir une participation réelle des représentants des institutions et de la société civile des Balkans occidentaux à la conférence, notamment la convocation d’un panel de citoyens européens axé spécifiquement sur l’élargissement. Cela aurait permis non seulement d’écouter les idées venant d’en bas, c’est-à-dire des citoyens d’Europe et des États des Balkans occidentaux sur la manière dont le processus d’élargissement devrait se poursuivre, mais aurait également représenté une occasion unique et incontournable de donner un signal aux pays de l’élargissement et à leurs sociétés civiles que leur avenir se trouve dans l’Union. En fait, nous devons partir du principe que les pays des Balkans occidentaux ne sont pas simplement des amis ou des partenaires privilégiés, mais qu’ils représentent les futurs membres de la grande famille européenne. C’est pourquoi il m’a semblé illogique d’envisager de discuter de l’avenir de notre Union sans associer au débat les personnes et les pays qui, un jour – espérons-le pas trop lointain – en feront partie intégrante. 

Aux difficultés déjà évidentes des six pays à respecter les critères fixés pour l’adhésion se sont ajoutés les effets à long terme de la crise économique et financière de 2009, de la crise migratoire de 2013 et, plus récemment, de la récession économique liée à la pandémie de COVID-19

Fabio Massimo Castaldo

Les réactions à cette demande ont été positives, notamment avec la mise en place d’un panel de citoyens sur le thème « l’Union et le monde », dont une partie est consacrée à la politique de voisinage et d’élargissement. Toutefois, je ne peux nier que nous espérions la possibilité d’une participation officielle et institutionnelle des six pays à la conférence. Cela aurait certainement été un moyen de renforcer davantage les liens entre Bruxelles et les six capitales, en mettant sur la table de discussion des idées, des prérogatives et des rêves communs pour l’avenir de l’Union. Cela ne se produira probablement pas au niveau institutionnel, mais je suis sûr que l’échange intellectuel et fondé sur la connaissance qui se développera entre les citoyens, qui sont le véritable cœur battant de la démocratie, compensera en partie cela, en revigorant la conviction et l’espoir des centaines de milliers de jeunes des six pays de l’élargissement qui rêvent d’un avenir dans l’Union.

Quelle est la position de l’Union sur l’initiative « Open Balkan » 7 ? Ce projet de coopération régionale risque-t-il de se transformer en une alternative viable à moyen et long terme à l’intégration des Balkans dans l’Union ?

La récente initiative « Open Balkan », anciennement connue sous le nom de « mini-Schengen », ratifiée le 29 juillet par les chefs d’État et de gouvernement d’Albanie, de Macédoine du Nord et de Serbie, peut renforcer la coopération régionale et, par conséquent, accélérer le processus d’intégration au sein de l’Union. En effet, il est clair qu’au-delà des économies et de l’augmentation du commerce intra-régional, un projet de coopération de cette ampleur peut contribuer à dissiper certains des préjugés les plus fréquents à l’égard d’une région au passé turbulent et caractérisée par des tensions ethniques qui ne se sont jamais complètement apaisées. 

Néanmoins, l’accélération qui a conduit à la ratification de l’Open Balkan a suscité une certaine perplexité chez les observateurs, car elle est considérée comme une duplication partielle de certains plans de développement déjà présentés lors du sommet Union-Balkans occidentaux qui s’est tenu à Sofia en novembre 2020. L’un des plus importants est le marché régional commun (MRC) 2021-2024, dont l’un des objectifs est de créer une zone commerciale régionale pour la libre circulation des biens, des services, des capitaux et des personnes, conformément aux normes de l’Union. À l’instar d’autres initiatives européennes importantes, la CRM a une portée bien plus large que l’Open Balkan, puisqu’elle vise également à établir un espace numérique commun, propose un plan d’harmonisation et de rationalisation des investissements à l’échelle régionale, conformément aux meilleures pratiques de l’Union, et vise à créer une zone industrielle et d’innovation régionale pour transformer les secteurs productifs et les rendre compétitifs sur les marchés internationaux, même face aux défis futurs. 

En outre, en ce qui concerne l’Open Balkan, il subsiste des problèmes critiques liés à la non-participation de trois États de la région, à savoir la Bosnie-et-Herzégovine, le Kosovo et le Monténégro, qui ont décidé de se retirer pour des raisons très différentes. 

C’est pourquoi je pense que nous devons considérer favorablement une initiative qui vise à renforcer les liens transfrontaliers dans la région, mais cela ne doit pas détourner l’attention des programmes et des projets qui sont déjà en cours au sein de l’Union. Je ne pense pas que des initiatives telles qu’Open Balkan puissent aspirer à atteindre l’ampleur des programmes et des projets lancés par l’Union et, par conséquent, je doute qu’elles puissent représenter une alternative crédible à l’avenir européen des six pays des Balkans occidentaux. Le soutien apporté à ces initiatives par d’autres grands acteurs internationaux tels que la Russie, la Turquie ou la Chine ne saurait non plus supplanter le rôle de l’Union, cette dernière demeurant le principal bailleur de fonds et partenaire commercial de la région, même s’il convient de surveiller attentivement l’implication potentielle de concurrents géostratégiques afin d’adopter des contre-mesures à la hauteur du défi.