Cet entretien est la version traduite et éditée d’un entretien vidéo réalisé pour l’Atlantic Council et qui peut être visualisé à ce lien.
Dès que les Américains ont commencé à se retirer, on a vu les capitales des provinces tomber les unes après les autres et la situation empirer d’une manière vertigineuse. Est-ce que Joe Biden a fait une erreur en retirant les troupes américaines d’Afghanistan ?
C’est une terrible erreur. C’est plus qu’une erreur, c’est une trahison honteuse des Afghans et de beaucoup d’autres personnes qui ont travaillé en Afghanistan. Contrairement au retrait américain du Vietnam, celui-ci est entièrement inutile. La présence américaine depuis 2016 a été très légère et concentrée sur les opérations aériennes. Les pertes américaines y ont été très faibles, il n’y avait donc aucune raison justifiant le fait qu’ils ne pouvaient pas rester en Afghanistan indéfiniment, de la même manière que les États-Unis sont toujours présents en Allemagne et au Japon. En restant en Afghanistan, les États-Unis ont protégé, préservé une certaine forme de stabilité durant les 20 dernières années. Ils ont permis à des millions d’Afghans de vivre leur vie. En l’espace de quelques semaines, la trahison irréfléchie et irresponsable de Biden a totalement détruit le pays, tout en n’apportant aucun gain pour les États-Unis.
Est-ce que le parallèle avec le retrait américain du Vietnam est pertinent ?
Le Vietnam a été incroyablement coûteux. Les Américains y avaient envoyé près d’un demi-million de troupes, avec des coûts humains exorbitants et une situation complètement intenable à Saigon. Il n’y a donc que peu à voir avec la situation en Afghanistan, où depuis cinq ans les Américains avaient déployé un nombre très réduit de militaires, ne subissant presque aucune perte, entraînant un coût très faible leur permettant de continuer indéfiniment. L’opposition à la guerre du Vietnam était complètement différente de l’opposition à la guerre afghane. Ils avaient besoin de sortir du Vietnam, je pense que c’était une erreur horrible d’y rester si longtemps, mais cette représentation leur a été imposée : l’histoire se répète avec les mêmes tragédies. La trahison et la tragédie forcées au Vietnam sont maintenant devenues le point de départ d’une campagne totalement arbitraire, injustifiée et symbolique. Nous quittons l’Afghanistan, cela apporte-t-il vraiment des avantages pour les États-Unis ?
Pourquoi pensez-vous que les États-Unis auraient pu y rester indéfiniment, et pourquoi auraient-ils dû le faire ? Je suis entouré de beaucoup de think tankers à Washington qui pensent que la guerre en Afghanistan cause des tensions très profondes au sein de la société américaine et creuse d’une manière insupportable le budget du pays. La population américaine a également exprimé son souhait de se retirer d’Afghanistan par les urnes, en votant pour Trump en 2016 puis pour Biden en 2020.
Le débat n’a pas prêté assez d’attention à l’Afghanistan. On continuait à penser, d’une certaine manière, que des opérations de combat s’y déroulaient toujours. On n’avait pas en tête pas que la présence des troupes américaines dans les derniers temps était limitée à 2 500 unités. Les États-Unis menaient essentiellement quelques opérations aériennes et aucun soldat américain n’y mourait. Il n’y avait pas de grandes pressions sur le budget américain, ni de grands risques pour les Américains. Rester était parfaitement viable et abordable, tout à fait conforme à ce que les États-Unis font en Allemagne, au Japon, en Corée du Sud et ailleurs. Il ne coûtait pas grand-chose aux États-Unis de rester, mais en partant, ils ont directement créé une situation terrible pour la population afghane. Le retrait provoquera des problèmes profonds qui vont finir par affecter les États-Unis et leurs alliés.
Pourriez-vous revenir sur les changements que la société afghane a connus ces dernières années ? Quel est l’avenir de la classe moyenne afghane qui avait fini par émerger ? Vont-ils partir ? Y aura-t-il une importante vague de réfugiés vers l’Europe ? Et que s’est-il passé dans la campagne afghane, où les Talibans ont bénéficié d’un important soutien ?
L’Afghanistan est un endroit très différent de celui que j’ai connu lorsque je suis arrivé à la fin de la période des Talibans. Il y avait alors environ 300 000 personnes dans la capitale, Kaboul, qui en compte maintenant environ 4 millions. Il n’y avait aucun véhicule dans les rues, aucun magasin ouvert. Il y avait alors près de 4 millions de réfugiés au Pakistan et en Iran. Depuis cette période, ces réfugiés sont revenus du Pakistan et de l’Iran, les femmes ont commencé à recevoir une éducation, à aller à l’école.
Nous n’avons pas réussi à atteindre une situation stable et durable. L’État afghan, sans le soutien des États-Unis, n’est pas capable de tenir debout. Mais si vous regardez au niveau individuel, pas à l’échelle étatique, nous avons fait partie d’un projet qui a transformé des millions de vies. Beaucoup d’Afghans n’ont jamais connu les Talibans. Tout a connu de très importantes améliorations, un progrès certain : les entreprises, les universités, l’économie, les infrastructures, les télécommunications les revenus, les indicateurs de santé — ce qui signifie essentiellement que beaucoup de personnes seraient mortes, si elles vivaient encore sous le régime taliban de la fin des années 1990 — et bien sûr l’éducation des femmes.
Nous avons une situation dans laquelle un État fragile existait où, comme vous l’avez dit, les Talibans ont un soutien dans les zones rurales, mais où ils n’ont jamais été en position — tant que les avions américains étaient là — de pouvoir prendre une ville. Vous ne pouvez prendre une ville que si vous pouvez installer de l’artillerie et disposez des forces au sol, ce que vous ne pouvez pas faire lorsque vous ne contrôlez pas l’espace aérien, parce qu’il y a des avions américains sur place.
Ce n’était pas une situation dont la résolution était évidente. Toutefois, pour un coût relativement faible, les États-Unis ont été en mesure de protéger ces progrès. Ils ont également été en mesure d’aider une génération entière d’Afghans qui, au cours des dix, vingt prochaines années pourrait bénéficier d’une éducation, de bonnes conditions de vie. Nous devons penser à cette situation en termes d’avantages que nous apportions à ces millions de vies. Ce qui nous amène alors à la situation actuelle — qui est une horreur, au-delà de tout ce que nous aurions pu imaginer —, dans laquelle presque tous les Afghans que je connais essaient de quitter le pays. Des millions de personnes vont essayer de quitter l’Afghanistan car ils ne veulent pas vivre sous le régime des Talibans. Ils sont absolument terrifiés à l’idée que les Talibans décident de se venger. Et, avant même de penser à cela, l’idée de vivre sous un état théocratique médiéval, qui fait disparaître presque tout ce que les Afghans apprécient dans leur vie, est intolérable.
Pourriez-vous revenir brièvement sur l’idéologie des Talibans ?
L’idéologie des Talibans n’est pas monolithique, les objectifs et désirs de changement varient selon les groupes, selon les factions. Certaines sont plus ou moins proches du Pakistan, tandis que d’autres recherchent avant tout le compromis. Certains peuvent éventuellement envisager l’éducation des femmes jusqu’à 12 ans, dans des classes séparées de celles des garçons. Lorsqu’ils parlent d’un État islamique, ils ne sont pas prêts à le définir ouvertement parce qu’ils ont une idée claire de ce qu’ils entendent, à savoir quelque chose de considérablement plus radical que ce qui existe actuellement.
Qu’est-ce que cela signifie pour la politique étrangère britannique et européenne ? Nous y avons participé en envoyant des troupes, de l’argent, nous avons mobilisé nos meilleurs cerveaux… Nous étions là pour essayer de résoudre la situation et, tout d’un coup, les Américains partent et l’Europe est confrontée à un dilemme : se retirer aussi ou bien redoubler son engagement.
C’est une humiliation totale pour les pays européens ainsi que pour le Royaume-Uni, parce que cela révèle le fait que, bien qu’on ait beaucoup parlé de l’OTAN et des partenaires européens, personne n’a pensé à opérer indépendamment des États-Unis : l’Afghanistan était une opération américaine. Bien sûr, au Royaume-Uni nous faisons semblant d’avoir une politique étrangère indépendante, mais, quand les choses se gâtent, il se trouve qu’au Royaume-Uni nous sommes tout simplement incapables de soutenir des opérations avec 2 500 soldats et du soutien aérien en Afghanistan.
Qu’entendez-vous quand vous dites que le Royaume-Uni est « incapable de soutenir des opérations » ?
L’armée britannique est entièrement dépendante du soutien aérien américain, de la logistique américaine. Elle est dotée de divers objets qui ont une valeur symbolique forte comme des porte-avions et des frégates, mais sans avions à mettre sur ces porte-avions, sans flotte de défense ou groupe aéronaval pour les accompagner. Elle est à peine capable de soutenir des opérations sur le terrain et, même si elle essayait, elle ne pourrait le faire qu’avec le soutien des Américains. Le seul État qui pourrait vraiment conduire ce genre d’opérations, en Europe, semble être la France, qui est capable d’opérer au Mali de manière indépendante.
J’ai été assez choqué de voir Tobias Ellwood, le président du comité de défense du Parlement, affirmer sur Twitter que l’Occident — écrit en majuscules — devrait rester en Afghanistan, sans les États-Unis. J’ai également été surpris de voir le secrétaire à la défense informer le Telegraph et le Mail — ce qui signifie que ce n’est peut-être pas vrai — que la Grande-Bretagne avait approché divers alliés pour éventuellement rester, sans les États-Unis. S’agit-il simplement d’un fantasme, ou est-ce vraiment ce que le Royaume-Uni aurait dû faire ?
Il serait extrêmement difficile — et il n’y a certainement aucune planification ou préparation au sein de l’armée britannique — de concevoir ce que ce serait d’opérer en Afghanistan sans la puissance américaine. Toutefois, j’imagine que, théoriquement, il serait possible de bricoler quelque chose avec la France, la Turquie, l’Allemagne et d’autres, éventuellement. Mais les moyens mis en œuvre seraient bien moindres que ceux des États-Unis, sans prendre en compte le fait qu’ils aurait dû commencer à y penser il y a 2 ans.
Justement, pourquoi n’ont-ils pas fait cela il y a deux ans, alors qu’il était évident que Biden faisait campagne — en fait comme tous les Démocrates — sur le départ d’Afghanistan ?
Parce que, dans un sens, la force et la faiblesse des États-Unis résident dans ceci : les États-Unis étaient finalement le seul pays sérieux là-bas, c’était le seul dont les généraux et les diplomates ont pris l’entière responsabilité, qui étaient profondément intéressés par le projet. Tous les autres étaient des junior partners. Comme tout junior partner, ils étaient sans aucune responsabilité. Ils n’ont jamais senti que les autres pays étaient sérieux, ils étaient infantilisés. J’ai moi-même développé une profonde admiration pour les généraux, les diplomates et les civils américains en Afghanistan, j’ai senti qu’ils étaient beaucoup plus sérieux que leurs homologues britanniques. J’ai vraiment apprécié mon engagement avec eux, on ressentait qu’ils s’intéressaient au pays, à son histoire… ce qu’aucun politicien britannique ne faisait, ou pouvait faire.
Quelque chose à propos de l’Amérique lui permet de passer de cet engagement sérieux, profond et incroyablement intense, d’un projet impossible de nation building à, soudainement, un isolement total. Les États-Unis sont en un sens extrêmement perfectionnistes. Ils sont certains qu’ils peuvent, d’une manière ou d’une autre, par la seule force de la volonté, accomplir de grandes choses.
J’ai une question sur le processus de construction national (nation building) dont vous parliez. Je parlais récemment à un expert de l’Afghanistan qui disait que, ce qui se passe maintenant expose l’échec de tant d’idées dans notre politique étrangère : l’idée que nous sommes capable de contribuer au développement de sociétés, de contribuer à rendre le monde plus sûrs, que le soutien européen apporté aux États-Unis est la bonne chose à faire. Où avons-nous fait fausse route ? Qu’aurions-nous dû faire différemment ?
Nous aurions dû garder une présence légère sur le long terme. Ironiquement, la seule personne qui était en faveur de cela en 2008 était le président Biden, et il avait raison en 2008 lorsqu’il s’est opposé à Obama qui souhaitait augmenter les moyens américains. Biden a dit que nous avions besoin de quelques milliers de soldats, de quelques avions et de bases aériennes, qu’il n’était pas nécessaire d’essayer de gérer le pays à très grande échelle. Schématiquement, nous étions dans la bonne position en Afghanistan pendant les cinq premières années, de 2001 à 2006, durant lesquelles nous avions une présence militaire légère en tête, puis nous avons été distraits par l’Irak. Le problème était que, bien sûr, il y avait de nombreux problèmes en Afghanistan, et nous sommes devenus terriblement perfectionnistes, de plus en plus impatients. Les États-Unis et leurs alliés se sont donc retrouvés dans une position où ils ont pensé qu’ils pourraient, par la seule force de leur volonté, résoudre tous ces problèmes.
Vous dites que les États-Unis essayaient de faire de l’Afghanistan une démocratie qui n’était pas corrompue, ce qui était une erreur. Nous aurions dû, à la place, être tolérants à l’égard des kleptocrates restés à Kaboul.
Je pense que c’est certainement ce que l’on me reprochait alors. Dans les années 2003, 2004 et 2005 je n’arrêtais pas de dire : « Vous ne savez pas la chance que vous avez, pour l’amour du ciel envoyez plus de troupes, n’essayez pas de remodeler le pays », après avoir assisté à l’échec de cette tentative en Irak. Ne faites pas la même erreur, laissez la situation telle quelle. Mais vous avez tout à fait raison, la critique que l’on me faisait était : « Que dites-vous ? Vous voulez que l’Afghanistan soit dirigé par des seigneurs de guerre kleptocrates, par des barons de la drogue ? », ce à quoi j’ai répondu : « Vous n’avez aucune obligation morale de faire ce que vous ne pouvez pas faire ». Je pensais — à l’époque — que le risque était de se précipiter, de croire que l’on pouvait créer un État centralisé multiethnique. En ce faisant, on passe de l’engagement à l’isolement, de l’augmentation des troupes au retrait total, et c’est exactement ce que nous avons vu.
Certains démocrates à Washington semblent penser que le retrait de l’Afghanistan était sans doute injuste mais nécessaire pour parvenir à gagner les élections de mi-mandat en 2022 et à briguer un second mandat présidentiel en 2024. Ils voient dans leur pays assez d’instabilité politique et de risque démocratique pour que les alliés internationaux qui sont réellement intéressés par la relation atlantique acceptent de soutenir des décisions aussi dures à accepter. Qu’en pensez-vous ?
Je serais étonné que cette décision soit si populaire auprès du peuple américain. Je veux dire par là que le nombre de troupes, de blessés américains était si faible, que l’Afghanistan était si rarement à la télévision qu’il me semble insensé pour les démocrates de penser que ce retrait va les aider à gagner les élections de mi-mandat. Au contraire, il y a un risque réel que cela leur porte préjudice, car les écrans de télévision et les journaux seront remplis d’images de l’horreur que la décision de Biden a laissée derrière elle. Il y aura également beaucoup d’Américains désillusionnés, en colère. Une des tragédies de cette trahison est qu’elle n’a pas seulement abandonné les Afghans en les trahissant, mais également les militaires. On tire de cela la leçon que rien de ce qu’ils ont fait en Afghanistan n’en valait la peine.
Que va-t-il se passer ensuite en Afghanistan et en Europe, quand nous allons voir la vague de réfugiés arriver ?
La situation va devenir absolument horrible, au moment où chaque pays autour de l’Afghanistan cherche à fermer ses frontières. Le Pakistan — qui a accueilli 3 millions de personnes avant de jurer qu’il ne le refera pas — installe des clôtures et déploie des gardes-frontières. Chaque pays autour de l’Afghanistan refuse les visas aux Afghans, qui sont, pour le moment, temporairement piégés. Si en Europe vous souhaitez éduquer des personnes vivant à Kaboul et travaillant pour des ONG et que vous voulez aller au Pakistan, vous êtes maintenant obligés de faire un voyage dangereux et incroyablement difficile à travers les montagnes, passant dans des zones contrôlées par les bandits pour essayer de sortir du pays.
Que s’est-il passé dans le nord du pays avec les populations Tadjiks et Ouzbeks ? Qu’est-ce que cela signifie maintenant que ces territoires sont sous le contrôle des Talibans ?
Il y a bien sûr des communautés pachtounes là-bas mais, vous avez raison, les Talibans ont pris le contrôle de territoires principalement composés de communautés ouzbèques et hazaras, ce qu’un groupe minoritaire parvient rarement à faire. Une partie de l’explication réside dans le fait que les Talibans sont incroyablement bien organisés. Nous avons également vu, dans un sens, le même paradoxe avec la prise de Mossoul par l’État islamique dans le nord-ouest de l’Irak. Encore une fois, comment 800 combattants de l’État islamique dans des pick-up surmontés de mitrailleuses ont-ils vaincu 3 divisions de l’armée irakienne, et pris une ville de 3 millions d’habitants ? Ce n’est pas tant qu’il y avait un soutien profond à l’État islamique parmi la population, mais qu’une très petite bande de personnes lourdement armées se déplaçant rapidement peut faire des dégâts extraordinaires si les structures de l’État sont fragiles et si l’armée nationale n’est pas organisée. Je pense qu’on peut analyser ce qui s’est passé dans le nord du pays de cette manière. En ce qui concerne le sud du pays, les populations rurales apportent déjà un très fort soutien aux Talibans.
Nous revenons toutefois toujours au même point. Les facteurs structurels d’instabilités sont présents presque depuis 2001, mais le fait est que quelques avions et deux milliers d’unités américaines ont pu contenir cette situation, permettant à des millions d’Afghans de vivre une vie relativement normale et stable dans tout le pays. En partant, les États-Unis détruisent tout. Il y a un mois, toutes les compagnies d’assurance ont cessé d’assurer les marchandises en Afghanistan, DHL a cessé de transporter des produits par avion. L’effondrement économique est si soudain et total.
Quel scénario envisagez-vous pour l’avenir ?
La question des réfugiés est prioritaire et l’implication des puissances régionales est centrale. Les États-Unis croient naïvement qu’en quittant l’Afghanistan, ils laissent les Afghans se débrouiller entre eux : c’est complètement faux. Les Talibans sont un proxy du Pakistan, de fait les Indiens sont impliqués, comme les Russes, les Chinois, les Iraniens… On continue d’entendre l’idée — d’ailleurs, Biden nourrit également cette vision fausse — que c’est un problème strictement interne et propre à l’Afghanistan, ce qui est totalement impensable : c’est une vision erronée de la situation. Il pourrait même être tentant pour les pays voisins de l’Afghanistan de faire ce que Poutine a fait en Syrie, à savoir tenter sa chance en concluant un accord avec le gouvernement afghan, en apportant de l’artillerie, des forces spéciales, des armes… pour combattre les Talibans, de manière à humilier les États-Unis.
Pensez-vous que la Chine va être amenée à jouer un rôle plus important en Afghanistan ?
Je pense qu’il est peu probable que la Chine veuille le faire, elle ne s’est jamais impliquée de cette manière. Si l’Inde a l’impression que le Pakistan essaie véritablement de prendre le contrôle de l’Afghanistan, ses services d’intelligence seront tentés d’apporter un soutien national au gouvernement afghan. Les Iraniens sont à surveiller, en revanche la Russie a une histoire trop complexe avec l’Afghanistan, elle pourrait être réticente à s’impliquer. Mais je ne pense pas qu’il soit impossible que Poutine envisage lui aussi d’envoyer un représentant.
Craignez-vous le développement d’une menace terroriste ?
On dit partout qu’il n’y a pas de menace terroriste en Afghanistan. Attention toutefois, il n’y avait pas de menace terroriste en Irak jusqu’à ce que l’État islamique s’installe à Mossoul. Cela peut changer très rapidement ! Je ne sais pas à quoi Biden pense, il n’y a littéralement aucune justification pour avoir décidé ce retrait dans ces conditions, c’est juste insensé.
Que devrions-nous faire en tant qu’Européens ? Quel genre de leçons pensez-vous que le Royaume-Uni, la France et l’Union ont à tirer, et comment devraient-ils aborder la situation en Afghanistan ? Cela signifie-t-il que nous devons commencer à conclure des accords avec la Russie, l’Iran, le Pakistan, pour leur faire absorber ces flux de réfugiés, prendre une partie du fardeau sécuritaire ?
Je pense que la priorité pour l’Europe c’est d’essayer à tout prix de redevenir sérieuse. Elle doit développer sa propre capacité à concevoir la politique étrangère, avec la même implication, le même sérieux des Américains. Les États-Unis ont une telle profondeur de richesse institutionnelle. Si je voulais aborder les problèmes géopolitiques du Soudan du Sud ou de la Somalie, je ferais bien mieux d’aller à Washington que n’importe où. J’ai été tellement frappé en enseignant aux États-Unis, en travaillant avec des soldats américains et des diplomates, de constater à quel point les conversations étaient plus sophistiquées et plus profondes. Parfois, les Américains pensent que la cause vient du fait que les politiciens britanniques s’expriment avec des phrases à rallonge, ou que les Français passent leur temps à citer Voltaire. En dépit de cela, les Américains ont, d’une certaine manière, une compréhension plus fine du monde. Mais la vérité est que, fondamentalement, l’Europe est devenue très insulaire. Les États-Unis ont été la dernière puissance occidentale à avoir une politique étrangère sérieuse, une politique de défense sérieuse, à se soucier sérieusement de l’état du monde.
La question désormais est « L’Europe va-t-elle maintenant essayer de penser sérieusement à nouveau ? ». Cela implique de dépenser de l’argent. Ce qui n’est pas anodin puisque, par exemple, le budget du service extérieur britannique est minuscule. Lorsque j’ai rejoint le service extérieur en 1995, nous avions 26 diplomates en Zambie, nous n’en avons maintenant plus que 2. L’ambassadeur américain m’a dit « Je veux pouvoir dire que la Grande-Bretagne est le deuxième allié le plus important en Zambie mais je ne peux pas, vous n’avez que 2 personnes ici ». J’ai le cœur brisé par le fait qu’il existe un profond malaise culturel en Europe. Nous ne savons pas vraiment ce que nous faisons, je suppose que la seule exception est peut-être la France en Afrique.
Biden n’aide pas. Il aurait dû encourager la Grande-Bretagne et la France à se concentrer sur des régions comme l’Afghanistan, le Moyen-Orient et l’Afrique pendant qu’il changeait son fusil d’épaule pour l’Indopacifique. Au lieu de cela, il a permis à Boris Johnson de se convaincre qu’il pourrait en quelque sorte jouer un rôle de premier plan aux côtés des États-Unis et de la Chine, ce qui est une folie. Je suis très très déçu par ce qui se passe, mais c’est essentiellement un isolement. En suivant l’analyse de Jake Sullivan et de sa doctrine « d’une politique étrangère pour les classes moyennes », Biden a conclu que la politique étrangère américaine devrait s’occuper du développement dans la Rust Belt… C’est une folie. La politique étrangère et la politique de défense sont toujours, par définition, une activité qui n’a pas un attrait profond pour les gens qui habitent dans la Rust Belt. Les conséquences sont très indirectes, très complexes et à très long terme. Je ne pense pas que cela ait un sens d’essayer de combler ce fossé.
Après l’Afghanistan, après cette décision, les pays européens et certains pays d’Eurasie ne vont plus traiter ou regarder les États-Unis de la même manière. C’est un véritable moment de la fin de l’hégémonie américaine.
Je pense que c’est dévastateur. Nous nous sommes habitués à un sentiment d’une Amérique qui, en fin de compte, était compétente et capable. Même si l’intervention en Afghanistan n’a pas atteint la plupart des objectifs qu’elle s’était fixés, l’Amérique a démontré au cours des cinq dernières années, par son utilisation de la technologie et de l’armée, qu’elle pouvait projeter des forces à un coût relativement faible, et exercer une énorme influence dans le monde. Dans un sens, il est beaucoup plus facile de voir maintenant qu’ils sont partis, dans le chaos qu’ils ont créé, tout ce qu’ils faisaient avec cette faible présence militaire des cinq dernières années. Maintenant, il est très difficile de donner un sens à tout cela. Je ne saurais pas, si j’étais un diplomate ou un haut fonctionnaire, comment m’adapter à ce type de comportement américain.
Si vous étiez le ministre des Affaires étrangères du Royaume-Uni en ce moment, quelle serait votre réaction ? Comment géreriez-vous l’Afghanistan, et comment penseriez-vous à la façon de traiter avec l’Amérique ?
Je pense que j’aurais essayé — et c’est plus facile à dire qu’à faire — de travailler avec les autres alliés de l’OTAN beaucoup plus tôt, pour se préparer à cela. La Turquie, par exemple, était déterminée à rester. Nous aurions pu travailler beaucoup plus étroitement avec elle et avec d’autres pays pour nous assurer que nous restions. La France a demandé aux États-Unis d’avoir cette conversation avec Biden beaucoup plus tôt, sur le type de soutien américain que nous voulions conserver en Afghanistan, afin qu’il ne s’engage pas comme Biden le fait maintenant en y retirant toutes les troupes américaines, à l’exception de quelques spécialistes qui travaillent avec les troupes de l’OTAN. Nous aurions pu présenter cela comme notre obligation envers l’OTAN.
J’aurais également fait comprendre aux Talibans qu’ils ne seraient jamais en mesure de capturer des villes. L’idée même de négocier avec les Talibans n’a aucun sens s’ils peuvent capturer le pays en 4 semaines. Il n’y a plus d’accord de paix avec les Talibans désormais. La seule chose qu’il serait pertinent d’entendre de la bouche du secrétaire d’Etat américain ou du ministre britannique des Affaires étrangères britannique — et que je crains d’être irréaliste — est qu’on constate, en élargissant la focale, qu’il faudrait se diriger vers le Pakistan, qui est évidemment la clé de tout ceci. C’est là que les leaders des Talibans se déplacent de part et d’autre de la frontière. Cependant, cette idée s’est révélée être irréaliste durant les vingt dernières années, et je doute que ce soit désormais une entreprise réaliste.
On estime à 2 ou 3 millions de personnes qui vont tenter de quitter l’Afghanistan, et se diriger vers l’ouest.
Ou probablement plus, car la précédente vague migratoire était déjà de 3 ou 4 millions de personnes, alors que la population était beaucoup moins importante.
On connaît l’influence qu’a eu 2015 le flux de réfugiés venant de Syrie sur toute la politique européenne, et y compris le rôle qu’il a joué sur le Brexit. Qu’est-ce que la situation en Afghanistan implique pour la politique européenne en termes de mouvements d’extrême-droite en France, en Grèce, en Italie, en Espagne… ?
Vous avez tout à fait raison sur le fait que cette situation va être déstabilisante pour la politique européenne, et on peut se demander dans quelle mesure le président Biden a cherché à atteindre cet objectif par certains biais. On suppose qu’il n’essaie pas de saper ou de déstabiliser ses alliés en Europe, mais il y a maintenant une très forte possibilité que beaucoup d’Afghans vont se diriger vers la Turquie en direction de l’Europe.
Que pouvons-nous faire, en tant qu’Européens, de manière autonome, pour faire face à ce problème ?
Je suppose que nous devons travailler très étroitement avec la Turquie et avec l’Iran pour les obliger à défendre leurs frontières, ce qui implique beaucoup d’investissements et d’argent — c’est ce que nous avons fait jusqu’à présent. Cela implique également de travailler avec les États-Unis pour offrir des visas, comme cela a été fait pour les Vietnamiens. Environ 2 millions et demi de personnes, il me semble, ont alors bénéficié de visas pour aller en France, en Australie, aux États-Unis et ailleurs. Nous devrons faire cela avec les Afghans.
Existe-t-il un plan sérieux pour faire venir un grand nombre de personnes au Royaume-Uni ?
Non, personne n’en parle encore. Les Britanniques semblent être en ce moment plus critiques et plus francs à ce sujet que les Américains ne l’ont été. Je pense que les gens ont été lents à accepter la responsabilité morale indissociable de cette situation, qui est de s’occuper des Afghans que nous avons trahis.