Comme le note très justement Radim Kopáč, chargé de la diffusion au Ministère tchèque de la culture, pour les Français, la littérature tchèque prise dans son ensemble « ne représente qu’une petite littérature étrangère parmi d’autres, et susceptible d’être remplacée à tout moment par une autre dans l’esprit du lecteur français ». Ce phénomène d’asymétrie culturelle est bien décrit : plus un espace linguistique est étendu et dominant d’un point de vue culturel et géopolitique, moins la part d’œuvres traduites qui y sont lues est importante. En France, chaque année, la part des titres traduits tourne autour de 15 % environ. À titre de comparaison, elle représente près de 36 % de l’espace éditorial tchèque et 3 à 4 % des publications aux États-Unis. Parmi cette petite part de titres traduits en français, chaque année, quelques livres sont traduits du tchèque. Quel écho rencontrent-ils auprès du lecteur français ? Et plus généralement, quels auteurs tchèques contemporains sont lus, et pourquoi ? Quels sont ceux qui ne le sont pas et le mériteraient ?

Dans une récente étude exhaustive sur la traduction de la littérature tchèque en français, Xavier Galmiche, traducteur et professeur de littérature tchèque à Paris-IV, recourt à une métaphore botanique, celle de la « passiflore fanée », pour décrire l’apathie actuelle du lectorat français envers la littérature tchèque, apathie qui succède selon lui à un engouement perceptible dans les années 1990. Alors qu’on publiait à l’époque en France un grand nombre d’auteurs plus ou moins récents (Bohumil Hrabal, Ivan Klíma, Josef Škvorecký, Daniela Hodrová, Ludvík Vaculík, Jan Trefulka, Jiří Kratochvil, Jáchym Topol, etc.), nous nous dirigeons actuellement, selon lui, vers une période d’« indifférence mutuelle ». Radim Kopáč confirme l’existence de cette période d’apathie qui démarre dans la première décennie du XXIe siècle ; en revanche, il observe quant à lui un net regain d’intérêt ces dernières années, ainsi qu’une diversification des genres présents dans les œuvres traduites.

Avant de tenter de dresser un « état des lieux » et de répondre aux questions posées plus haut, rappelons quels indicateurs nous permettent d’évaluer la réception en France des ouvrages traduits du tchèque. Il me semble qu’on peut distinguer au moins quatre sources essentielles :

  • concernant le nombre global de titres publiés chaque année, un aperçu quantitatif assez précis nous est donné par les subventions à la traduction accordées par le Ministère tchèque de la culture, bien que certains ouvrages passent entre les mailles du filet
  • les traducteurs, dont je suis, ont rarement accès aux chiffres de vente des éditeurs, qui permettraient de se faire une opinion précise sur la réception de tel ou tel titre, cet indicateur est donc hélas inutilisable
  • le nombre et la teneur des critiques publiées aux formats papier ou numérique est certainement le meilleur outil du point de vue qualitatif
  • reste une donnée ténue, mais qui correspond à la consécration ultime : la reprise du titre en édition poche.

Le mur des poches

On notera au passage que le critère de l’édition « poche » est essentiel sur le marché français, bien plus étendu que le marché tchèque. Les titres ayant obtenu un certain succès lors de leur sortie en « grand format » sont réédités par quelques grandes maisons (Le Livre de Poche, Folio Classique, 10/18, Pocket, Libretto…) : cette mue éditoriale est la garantie que le livre sera disponible à long terme sur le marché et qu’il touchera un large public du fait de son bas prix et de son excellente distribution. Les classiques tchèques disponibles en poche, et donc accessibles dans la plupart des grandes librairies françaises, sont peu nombreux mais correspondent à quelques grands noms du XXe siècle : l’incontournable Milan Kundera (1929-), Jaroslav Hašek (1883-1923) et son Švejk, et Bohumil Hrabal (1914-1997), dont l’essentiel de l’œuvre, traduit dans les années 1960-1980, est aussi disponible.

Le premier, Kundera, est universellement connu et apprécié des Français ; il occupe une place particulière en ceci que la seconde moitié de son œuvre est écrite dans la langue de son pays d’adoption. Le second, Hašek, est connu d’un public plus restreint, mais fidèlement renouvelé à chaque génération ; on l’apprécie pour son humour féroce, sa satire de l’armée et de l’autorité. Le troisième, Hrabal, est également présent à l’horizon des littératures étrangères du XXe siècle, à l’instar d’un Calvino ou d’un Gombrowicz. Le grand absent est ici Karel Čapek (1890-1938), dont les romans devraient logiquement être depuis longtemps disponibles en poche eu égard à leur qualité et leur aspect visionnaire ; mais, aux dires des éditeurs eux-mêmes, le cercle vicieux du « classique » est difficile à enrayer : tant qu’un auteur n’est pas disponible en poche, il n’est pas présent dans le fonds de littérature classique mondiale et se vend donc peu, et tant qu’il se vend peu, il ne peut pas prétendre à entrer en édition de poche. C’est dans ce marécage éditorial que s’est embourbé l’œuvre de Čapek, mis à l’honneur ces dernières années par trois éditeurs principalement : La Baconnière, Le Sonneur et Cambourakis. Mais les récents articles dont il a fait l’objet ainsi que les rééditions permettent d’espérer des jours meilleurs.

Pour revenir aux sorties récentes, donc, durant les vingt dernières années (2000-2020), seul deux titres d’auteurs contemporains traduits du tchèque ont été repris en poche : Ange Exit, de Jáchym Topol (Laffont 1999, J’ai lu 2002, trad. Marianne Canavaggio) et La Belle de Joza (Noir sur Blanc 2008, Libretto 2014, trad. Eurydice Antolin), de Květa Legatová, qui se classe parmi les auteurs du XXe siècle par sa biographie, mais dont on peut considérer les romans publiés dans les années 2000 comme « contemporains ». Par ailleurs, trois autres auteurs plus anciens ont, dans la même période, franchi le mur du poche : c’est le cas de Josef Bor avec Le Requiem de Terezín (Le Sonneur 2005, Livre de poche 2008, trad. Raymond Datheil), d’Elle avait les yeux verts, d’Arnošt Lustig (Galaade 2010, Le Livre de poche 2012, trad. Erika Abrams) et de Comment j’ai rencontré les poissons, d’Ota Pavel (Editions Do 2016, Folio 2020, trad. Barbora Faure). Ces trois textes d’auteurs classiques ont en commun le fait qu’ils s’adressent à un public large et reviennent sur une période déjà lointaine : les années 1930, la Seconde Guerre mondiale et la Shoah. Or, ces thèmes sont particulièrement porteurs lors d’un processus d’exportation, comme l’explique Eurydice Antolin, traductrice :

« Les récits ayant un cadre historique ou référant à l’histoire ressentie comme commune (Deuxième Guerre Mondiale, guerre froide) ont plus d’entrées vers l’intérêt des lecteurs en général : on sait de quoi on parle et en même temps on va avoir le point de vue donné par des gens d’un pays différent mais pas trop lointain. Il y a une sorte de confort de la curiosité. »

Le cas de Jáchym Topol, auteur né en 1962 et qui fait partie de la génération d’auteurs qui s’imposent après Révolution de velours, est différent : son œuvre est ancré dans la réalité de notre époque, dont il donne à voir les métamorphoses, depuis le Printemps de Prague et l’invasion des troupes du Pacte de Varsovie à la Tchéquie de Havel et celle des années 2000. Interrogée à ce sujet, Marianne Canavaggio, sa traductrice, évoque une écriture forte et singulière :

« Topol développe un univers sombre et grotesque à la fois, qui est celui d’une réalité déformée par la fantaisie de l’auteur et entraîne le lecteur dans son sillage. Même si le lecteur français ignore parfois les réalités auxquelles Topol se réfère, le côté burlesque de ses personnages et des événements qu’ils traversent doit suffire à l’emporter. »

La plupart des romans de Topol ont été publiés en français, d’abord chez Robert Laffont avec Ange exit (1999, J’ai lu 2002) et Missions Nocturnes (2002), puis par les éditions Noir sur Blanc, qui ont repris le flambeau avec Zone Cirque (2009), L’Atelier du diable (2012) et enfin Une personne sensible (2021). La réception critique est à la hauteur de la qualité de l’écrivain ; le succès public semble en revanche plus restreint, et probablement en-deçà de ses mérites.

Marianne Canavaggio est également la traductrice de Patrik Ouředník (1957-), l’un des auteurs tchèques contemporains qui peuvent se targuer l’être les plus lus en France, et qui, émigré en France depuis 1984 et bilingue de naissance, s’est approprié la langue française comme langue d’écriture dans ses tout derniers titres. Publiées aux éditions Allia, ses œuvres sont directement imprimées au format de poche, particularité de l’éditeur ; ainsi, le retentissement de titres tels qu’Europeana, l’un des livres traduits du tchèque les plus vendus en France (après ceux de Kundera) depuis 1989, a pu être considérable. Voici ce que nous dit Marianne Canavaggio à propos de l’auteur :

« Ouředník propose un tout autre type de prose et est intriguant pour n’importe quel lecteur européen, car il l’incite à réviser sa vision des choses : le succès de son Europeana, Une brève histoire du XXème siècle suffit à le prouver. Par ailleurs, le second degré, l’ironie, le persiflage, le jeu sur les attentes du lecteur sont autant d’appâts de sa prose. »

On a souvent évoqué l’aspect réfléchi, un peu « jardin à la française » de l’œuvre d’Ouředník : si ce n’est pas la raison directe de son succès en France, c’est en tout cas une particularité qui le distingue clairement de la plupart des auteurs tchèques de son temps. Les livres d’Ouředník, qui flirtent avec tous les genres (roman, théâtre, poésie, essai…) intriguent, dérangent et amusent leur lecteur ; ils donnent à voir la bêtise, la folie, l’absurdité qui rôdent dans des époques diverses : le XVIIIe siècle des Lumières, le XXe siècle et ses totalitarismes, XXIe siècle capitaliste et postmoderne. Ils se caractérisent toujours par une grande exigence, tant sur le plan formel qu’intellectuel.

Enfin, il convient de citer ici les romans de Květa Legatová (1919-2012) Ceux de Želary (Noir sur Blanc 2010, trad. Christine Laferrière) et La Belle de Joza (Libretto 2014, trad. Eurydice Antolin). Le dernier, repris en poche, compte parmi les romans tchèques ayant rencontré le plus grand succès auprès du public français en termes de critiques de lecteurs et de nombre d’exemplaires vendus. Voici ce qu’en dit sa traductrice :

« Pour ce roman en particulier, je suis persuadée (et ça ressort aussi de certaines critiques) que le personnage principal y est pour beaucoup. C’est une jeune femme émancipée qui vit une apparente régression (car au final elle trouve autre chose d’inattendu) et ça a touché pas mal de gens : Hana / Hanule est proche des lecteurs modernes et leur permet une empathie assez spontanée. Par ailleurs, l’aspect non ‘manichéen’ (fut un temps j’aurais dit non binaire, mais la tournure a pris d’autres connotations aujourd’hui…) du récit a beaucoup touché. Elle vit une régression sociale, mais connaît une sorte d’épiphanie, elle apprend à aller au-delà des apparences. »

Les grands formats

À côté des reprises en poches, quelques romans traduits du tchèque sortent chaque année en grand format, sans être réédités par la suite. N’ayant pas accès aux chiffres de vente, je ne suis pas en mesure d’apprécier pleinement leur succès ; la réception critique en offre tout de même un bon aperçu.

Deux romans de l’un des auteurs tchèques contemporains les plus importants, Michal Ajvaz (1949-), ont été publiés dans les années 2010 par les éditions Mirobole : L’Autre ville (2015, trad. Benoit Meunier) et L’Âge d’or (2017, trad. Michal Pacvoň et Aline Azoulay), le premier ayant reçu le Prix européen lors du festival des Utopiales 2015. Les échos médiatiques favorables, surtout à la sortie du premier de ces romans, n’ont pas suffi à générer une reprise en poche, et la récente faillite de la maison Mirobole ne laisse guère espérer le fait que le reste de l’œuvre de l’auteur puisse voir le jour en français. À mon sens, l’univers littéraire développé par Michal Ajvaz est clairement un de ceux qui peuvent le plus enrichir la littérature française par son étrangeté absolue. Ajvaz réalise en effet une synthèse extraordinaire entre phénoménologie, surréalisme, romans d’aventures et poésie. Le résultat est un monde fabuleux et onirique particulièrement touffu, parfois un peu inaccessible (ce qui peut expliquer un succès commercial restreint), mais dont l’apport est me semble-t-il sans équivalent.

Dans les années 2000, Gallimard publie en grand format deux auteurs de grande qualité : le premier est Jiří Kratochvil (1940-), auteur « postmoderne » de la génération précédente mais toujours actif et plutôt prolixe : Au milieu des nuits un chant (1999, trad. Nathalie Zanello-Kounovsky) et Un lamentable dieu (2006, trad. Nathalie Zanello-Kounovsky). Comme le note Xavier Galmiche dans son étude[1], la visibilité auprès du public est restée minime, l’implication de l’éditeur n’ayant pas dû être suffisante pour assurer un succès réel. C’est aussi le cas pour les romans de Sylvie Richterová (1945-), avec Topographie (1995, trad. Nathalie Zanello-Kounovsky) et Second Adieu (1999, trad. Nathalie Zanello-Kounovsky), restés en marge des grands médias.

Quant à la génération actuelle, commençons par Jaroslav Rudiš (1972-) : en 2012 sortait La Fin des punks à Helsinki chez Books Editions (trad. Morgan Corven). La réception est plutôt enthousiaste, si l’on se fie à quelques critiques parues dans la presse. Les éditions Mirobole ont tenté de poursuivre la traduction de son œuvre avec Avenue nationale (2016), sans que le succès semble avoir été au rendez-vous. Rudiš a également participé à la bande dessinée Alois Nebel (Presque Lune 2014, trad. Christine Lafferière), voir ci-dessous. Pour Christine Lafferière, ont trouve chez Jaroslav Rudiš « l’humour de l’écrivain d’une génération. Avenue Nationale est autant un miroir qu’un exercice de style. »1 Christine Laferrière est également la traductrice de Martin Šmaus (1965-), dont le roman Petite, allume un feu (Syrtes 2008) a connu un réel succès (plus de 3 000 exemplaires vendus) et est en instance de réédition. Ce n’est en revanche pas le cas pour Bianca Bellová (1970-) avec Nami (Mirobole 2018).

Toujours parmi la plus jeune génération, au début des années 2000, les éditions L’Olivier publient deux romans traduits du tchèque, sans malheureusement poursuivre dans l’œuvre de leurs auteurs : Petra Hůlová (1979-) avec Les Montagnes rouges (2005, trad. Arnault Maréchal et Hana Říhová) et Tomáš Kolský (1978-) avec Ruthie ou la couleur du monde (2005, trad. Xavier Galmiche). De même, la sortie de Les Sept églises, de Miloš Urban (1967-) (Au Diable Vauvert 2011, trad. Barbora Faure), n’a pas rencontré le même succès qu’en Espagne, par exemple. Enfin, tout récemment, on notera la sortie de L’Amour au temps du changement climatique de Josef Pánek (1966-), (Denoël 2020, trad. Benoit Meunier) et de La Fatigue du matériau, de Marek Šindelka (1984-) (Syrtes 2021, trad. Christine Laferrière). L’accueil critique a été positif pour ces récits qui illustrent bien la mesure dans laquelle la littérature tchèque s’ouvre aux questions sociétales actuelles du racisme, de l’intégration et des réfugiés. Pour Christine Lafferière, Marek Sindelka « écrit tout ce qu’il faut sans un mot de trop, et ne laisse aucun détail au hasard. Il pense le corps comme nul autre »2.

À côté de ces auteurs contemporains, on signalera également la publication de traductions d’auteurs plus anciens : c’est le cas de Jana Černá (1928-1981), avec Pas dans le cul aujourd’hui (La Contre-Allée 2014, trad. Barbora Faure), qui semble avoir connu un succès considérable auprès du public si l’on en croit le nombre de réactions de lecteurs sur les sites spécialisés, ou encore de Karel Poláček (1892-1945), avec les romans Les Hommes hors-jeu (Non Lieu 2013, trad. Martin Daneš) et Nous étions cinq (La Différence 2013, trad. Martin Daneš), passés plutôt inaperçus. C’est aussi le cas du monumental travail de traduction et d’édition mené par Erika Abrams sur l’œuvre du philosophe Jan Patočka (1907-1977) depuis trois décennies, ainsi que des œuvres du romancier iconoclaste, expressionniste et nietzschéen Ladislav Klíma (1878-1928). Citons enfin les publications (peu diffusées en France) des éditions Karolinum : Saturnin de Zdeněk Jirotka (2004, trad. Martin Daneš), Le Chasseur de rats de Viktor Dyk (2017, trad. dirigée par Xavier Galmiche), Un été capricieux de Ladislav Vančura (2015, trad. Jan Rubeš).

Globalement, les romans contemporains traduits du tchèque et lus en France se résument donc à quelques noms : Ouředník, Topol en poche, Ajvaz et Rudiš en grand format. Les autres romanciers contemporains n’ont pu obtenir qu’un succès et des tirages limités. En revanche, certains romanciers des générations précédentes (les classiques Kundera, Čapek, Hašek, mais aussi Vaculík, Škvorecký, Lustig, Bor, et plus récemment Legatová ou Pavel) ont connu d’honorables succès et sont largement diffusés. Rappelons ici les mots de Xavier Galmiche à ce propos :

« La voie d’un succès durable repose toujours sur la collaboration d’un grand éditeur prêt à suivre un auteur, d’une directrice (un directeur) de collection engagé(e) et de traducteurs de qualité, et aussi d’une actualité politique favorisant le bruit médiatique. »3

La poésie

Dans le milieu très confidentiel de la poésie, il est difficile d’évaluer la présence réelle de la production tchèque traduite en français, qu’on suppose minimale. Pourtant, la mention de Zbyněk Hejda (1930-2013), dont un titre est paru chez Cheyne en 2008 (Valse mélancolique, trad. Erika Abrams), au milieu de stars telles que Philippe Jaccottet ou Jean-Michel Maulpoix, dans une liste de recommandations en poésie contemporaine sur le site de la Fnac4 en 2019 prouve bien qu’un lectorat existe, si réduit soit-il, lorsque le titre est porté par un éditeur renommé. L’œuvre de Zbyněk Hejda est par ailleurs largement disponible en France, avec notamment la publication ces dernières années des titres Abord de la mort (Fissile 2010, trad. Erika Abrams), Séjour au sanatorium (Fissile 2014, trad. Erika Abrams) et Toute Volupté (Fissile 2021, trad. Erika Abrams). Dans le cas de Hejda, tout comme dans celui de Petr Král, évoqué plus bas, ou de Kundera et d’Ouředník, les liens personnels de l’auteur avec la France jouent certainement dans le fait que son œuvre figure parmi celles qui sont accessibles en français.

Ce sont également les éditions Fissile, dont le remarquable travail s’achève hélas cette année avec le décès de leur fondateur Cédric Demangeot (1974-2021), qui portent l’essentiel des publications de poètes tchèques contemporains en volume ces vingt dernières années : citons notamment Bohdan Chlíbec (1963-), avec Une cour en Hiver (2017, trad. Petr Zavadil et Cédric Demangeot) et Le sang de la bourse (2020, trad. Petr Zavadil et Cédric Demangeot) et Miloš Doležal (1970-) Carnets de maladie (2014, trad. Jean-Gaspard Páleníček). On trouve aussi au catalogue des éditions Fissile des auteurs plus anciens, comme Jakub Deml (1878-1961), František Halas (1901-1949), Vladimir Holan (1905-1980), Jiří Kolář (1914-2002), Jan Zabrana (1937-1984) ou Richard Weiner (1884-1937).

Le travail plus confidentiel des éditions Revue K, menées par Roman Kameš, ont permis la sortie de plusieurs recueils de Radek Fridrich (1968-) (Crôa-crôa, 2017, trad. Xavier Galmiche, Beffroi, 2018, trad. Erika Abrams, Bord de mer, 2019, trad. Erika Abrams), à côté de poètes du XXème siècle : Ivan Blatný (1919-1990), Jiří Kolář ou Ladislav Klíma (1878-1928). Également dans le domaine de la microédition, Annick Auzimour poursuit quant à elle son travail d’édition et de publication de l’œuvre du poète et graveur Bohuslav Reynek (1892-1971) pour le compte des éditions Romarin, à Grenoble.

Enfin, ce tour d’horizon de la poésie contemporaine tchèque en France ne serait pas complet sans évoquer le travail de Petr Král (1941-2020), récemment disparu, aussi bien pour son Anthologie de la poésie tchèque contemporaine (2002, Poésie Gallimard) que pour ses ouvrages parus en français chez plusieurs éditeurs : citons Notions de base (2005), Enquête sur des lieux (2007) et Cahiers de Paris (2012) chez Flammarion, entre autres. Il ne fait pas de doute que Petr Král est l’un des poètes tchèques les plus lus en France ces dernières décennies, et qu’il fut l’une des grandes figures des relations littéraires entre Prague et Paris.

Dans le domaine de la poésie tchèque, on constate globalement une augmentation du nombre de titres traduits et publiés en France ces dernières années ; le travail des éditions Fissiles y est pour beaucoup. Cependant, des poètes tchèques étaient déjà régulièrement publiés en France dans les années 1980 et 1990, chez des éditeurs comme l’Atelier La Feugraie, Fata Morgana, Plein Chant ou Obsidiane. On notera également que plusieurs poètes tchèques contemporains ont fait l’objet de publications dans des revues, étape presque indispensable à une publication en volume (Po&sie, Bacchanales…).

La bande dessinée tchèque : l’âge de la maturité

Dans ce tour d’horizon de la production éditoriale tchèque traduite en français, il nous faut à présent évoquer l’essor considérable de la bande dessinée tchèque, confirmé par le nombre de publications ces dernières années. Longtemps marginalisée dans le contexte tchèque, reléguée à une subculture (voir les études de Pavel Kořínek5), jusqu’à la fin des années 2000, la BD tchèque est longtemps restée cramponnée à sa nostalgie des années 1960 et au mythe de Kája Saudek, vivant de publications et de revues confidentielles comme Aargh ! et de manifestations réservées aux aficionados telles que le Komiksfest.

C’est avec Alois Nebel (Jaromir Svejdik et Jaroslav Rudiš, Presque Lune 2014, trad. Christine Laferrière, également adapté en film), que survient le changement dans la perception du média lui-même auprès du public tchèque, qui réalise qu’il peut véhiculer des récits de même valeur que le cinéma ou le roman. Depuis, de grands classiques de la BD franco-belge sont régulièrement publiés dans des éditions de grande qualité (par ex. la série L’Incal de Moebius & Jodorowski, Crew 2011-2019), et la qualité des titres disponibles sur le marché ne cesse d’augmenter. Cet essor a abouti à la traduction en français de titres d’une grande diversité, et qui n’ont pas à rougir parmi l’immense production franco-belge, riche d’une longue tradition et de nombreux sous-genres : citons notamment Les Sauvages (Lucie Lomová, Actes Sud 2011, trad. Marianne Canavaggio), Anna en cavale (Lucie Lomová, Actes Sud 2006, trad. Arnault Maréchal et Hana Říhová), Zátopek (Des ronds dans l’O 2018, překlad Guillaume Narguet) et Jusqu’ici tout va bien (Jan Novák, Presque Lune 2021, trad. Christine Lafferière), ou encore Oskar ED (Branko Jelinek, Presque Lune 2021, trad. Benoit Meunier).

Vojtěch Mašek, l’un des scénaristes tchèques les plus doués de sa génération, est à l’origine, avec Džian Baban et l’illustrateur Jiří Grus, du récit médiéval-fantastique tout en aquarelle Le Dragon ne dort jamais (Casterman 2020, trad. Benoit Meunier), mais aussi, avec le romancier Marek Šindelka et l’illustrateur Marek Pokorný, de L’étrange cas Barbora Š. (Vojtěch Mašek, Denoël 2020, trad. Benoit Meunier), un récit au graphisme très contemporain qui revient sur une sombre affaire de séquestration, de travestissements et de sévices sur mineurs, l’affaire dite de Kuřim. Enfin, un an à peine après sa sortie, la traduction en français de l’adaptation en BD de la pièce de théâtre R. U. R. (1920) de Karel Čapek, une réflexion sur l’intelligence artificielle dans laquelle l’auteur introduit le mot « robot », témoigne également de cette dynamique (Kateřina Čupová, Glénat 2022, trad. Benoit Meunier).

Toutes ces bandes dessinées ont le mérite de présenter un travail graphique remarquablement abouti et d’une grande diversité, mis au service de scénarios de première qualité, qu’il s’agisse de récits classiques, historiques, fantastiques ou ancrés dans l’actualité. On navigue ainsi, par exemple, de l’univers lynchien d’Oskar Ed et toute sa densité psychologique aux aventures médiévales-fantastiques d’un dragon dans la Bohême médiévale, en passant par les aventures de fugitifs cherchant à traverser le Rideau de fer sous le régime communiste.

La littérature pour enfants

Avec la bande dessinée, la littérature tchèque pour enfants et pour la jeunesse est certainement l’un des genres qui connaissent le plus grand essor ces dernières années. Selon Delphine Beccaria6, ancienne libraire et chargée de programmation au Centre tchèque de Paris, malgré une certaine réticence envers la traduction en dehors de l’anglais, quelques classiques tchèques occupent une place importante, comme Josef et Karel Čapek et surtout Josef Lada. Certains de ces classiques atteignent ainsi des chiffres de vente tout à fait honorables sur le marché français : Poussin perdu (Memo 2014, trad. Xavier Galmiche) de František Hrubín, illustré par Zdeněk Miler, dépasse ainsi les 5 000 exemplaires vendus après réimpression. On peut certainement y voir une reconnaissance du public français pour le travail de Zdeněk Miler, connu en France pour la série La Petite Taupe. Citons également le succès de Médor le maxichien, de Rudolf Čehura, illustré par Jiří Šalamoun, aux éditions la Joie de Lire (2014, trad. Kristýna Matysová, Benoit Meunier).

Toujours selon Delphine Beccaria, on constate également une tendance des éditeurs français à publier des ouvrages « vintages » et des livres « pop-up » : c’est le cas des livres de Vojtěch Kubasta et Rudolf Lukeš, sortis en Tchécoslovaquie dans les années 1960, et repris avec succès en français ces dernières avec la série Tip Top sur la lune, etc. (Mango 2017, trad. Arianne Bataille) et pour Rudolf Lukeš : Tigre et compagnie, etc. (Helium 2016, trad. Joséphine Manoury), ou encore Hyppolite le cheval change de vie, etc. (Quatre fleuve 2018, trad. Petra Bartiková et Pavla Hanáčková). Des livres tchèques contemporains pour enfants sortent également en France et connaissent des ventes non négligeables, comme Ursin et Ursulin de Zbyněk Černík et Alžběta Skálová (Memo 2013, trad. Xavier Galmiche). Mais la rapidité de rotation fait que les ouvrages sont parfois pilonnés : c’est le cas de Flora mon ours de Daisy Mrázková (Albin Michel 2010, trad. Katarina Mrázek), 3 ans après sa parution.

On notera que ces dernières années, la majorité des ouvrages traduits en France et venant de Tchéquie sont des semi-documentaires : Abel, le roi des abeilles (Aneta Holasová, Glénat 2019, trad. Eurydice Antolin) et Ravouka (Tereza Vostradovská, Amaterra 2018, trad. Alžběta Amien), sur le thème de la nature, ou Picnic Japonais de Monika Baudišová et Jordi Trilla (Actes Sud Junior 2019, trad. Jean-Gaspard Páleníček), et Comme un oiseau : découvre…de Šárka Fenyková et Tomáš Pernický (Kimane 2019) sont tous des ouvrages qui oscillent entre récit et documentaire. Delphine Beccaria explique ainsi cette tendance :

« En ce qui concerne les achats de droits étrangers en jeunesse, les éditeurs se focalisent sur les documentaires et semi-documentaire pour les langues ‘rares’ : tchèque, polonais… car cela représente un secteur à rotation rapide et une sécurité sur les ventes. Le documentaire rassure. »

Enfin, deux éléments importants : l’espace éditorial français est également occupé par des auteurs tchèques publiant massivement à l’étranger tels Miroslav Šašek, Peter Sís ou Petr Horáček, tandis que d’autres, comme Květa Pacovská et Kateřina Bažantová, travaillent en collaboration directe avec des éditeurs français. Delphine Beccaria ajoute qu’« un seul éditeur constitue un véritable catalogue pertinent et intelligent, sachant mixer patrimoine et contemporain : ce sont les éditions MeMo. »

Conclusion

Dans l’ensemble, il apparaît clairement que le passage d’un livre d’une langue à l’autre et sa réception ne tiennent pas seulement à ses qualités, mais à divers facteurs plus ou moins aléatoires : goût des éditeurs, sujets d’actualité, rencontres personnelles, travail de diffusion des agents et des traducteurs, etc. Des livres dont on pourrait penser que leurs qualités leur donnent une dimension internationale restent ainsi cloisonnés dans leur langue, ou ne passent que dans certaines régions. On assiste même, parfois, à un phénomène d’entropie culturelle, avec l’énorme succès de certains titres dans un pays, sans commune mesure avec celui de leur pays d’origine (citons par ex. Pierre et Luce de Romain Rolland, véritable best-seller en Tchéquie), et, inversement, l’anonymat total à l’étranger de titres qui irriguent une littérature nationale pendant des décennies. Globalement, cependant, un trait commun des livres qui restent peu ou pas traduits dans des langues étrangères réside dans le fait qu’ils sont trop ancrés dans leur contexte culturel, et c’est probablement le cas pour de nombreux romans tchèques sortis ces vingt dernières années. Il semble enfin que la génération tchèque actuelle peine à produire des romanciers dont l’œuvre pourrait s’inscrire au patrimoine littéraire mondial, comme ce fut le cas pour certains au XXe siècle. Cependant, là encore, la consécration n’arrive-t-elle pas souvent tard, et de façon plutôt inattendue ?

Après une traversée du désert dans les années 2000 et 2010, le nombre de titres traduits du tchèque et publiés en français est donc en sensible augmentation ces dernières années. Cette embellie est visible notamment à travers le nombre de titres ayant bénéficié du programme d’aide à la traduction du Ministère tchèque de la culture, lancé en 1998, et qui s’est considérablement développé depuis : entre 2015 et 2020, on passe de 83 à 280 titres financés sur l’ensemble des langues concernées. Pour le domaine français uniquement, en 2010, trois traductions (1 roman et 2 volumes de poésie) bénéficiaient d’un soutien à la publication ; en 2020, dix ans plus tard, elles étaient neuf (3 romans, 3 BD, 2 volumes de poésie et 1 volume de philosophie). Cependant, cette augmentation numérique est surtout due à une diversification des genres traduits, et une forte progression de la bande dessinée et de la littérature pour enfants. Il nous reste à espérer qu’il ne s’agisse pas d’un phénomène exceptionnel mais d’une tendance lourde qui confirmerait que l’on assiste, selon l’éditeur Jean-Luc Fromental (Denoël), à « l’Europe en train de se faire ».

Selon Radím Kopáč, cette meilleure visibilité de la littérature tchèque en France, bien que toute relative, est principalement due à deux facteurs : d’une part, l’apport du programme de subventions à la traduction d’œuvres tchèques, et d’autre part, la création du Czechlit (České Literární Centrum) en 2017, organisme chargé de soutenir la création littéraire sous tous ses aspects. Dans ce domaine, les traducteurs pourront confirmer le rôle essentiel de ces deux institutions : celui du Ministère, dont les financements pèsent souvent dans la balance afin de convaincre les éditeurs frileux de publier de nouvelles traductions, et celui du Czechlit à tous les niveaux du « passage » entre les deux littératures : commandes de traduction d’extraits ; organisation de rencontres entre éditeurs, auteurs, traducteurs et étudiants ; conférences ; participation aux salons ; résidences ; etc.

Toutefois, il me semble que l’essor actuel de la littérature tchèque en France, si tant est qu’il existe, est aussi le fait du travail de traducteurs motivés qui cherchent à placer les œuvres qu’ils aiment et qu’ils veulent partager avec leur public, et celui d’éditeurs tchèques qui n’hésitent pas à communiquer et partager leur passion avec leurs homologues français (je pense ici par exemple aux éditions Baobab). Et puis, surtout, on peut y voir un réel regain d’intérêt de la part du public français pour les littératures étrangères en général. Car c’est cet intérêt qui est à l’origine de la création de maisons d’éditions indépendantes qui prennent le risque de publier des romans traduits de langues dites « rares » : ce fut le cas lors de l’aventure de Mirobole, à Bordeaux, c’est le cas plus récemment pour les éditions Do ou les éditions Bleu & Jaune. Mais c’est aussi celui de maisons plus établies, parfois traditionnellement tournées vers la littérature d’Europe centrale, comme Le Sonneur, Cambourakis, Noir sur Blanc, La Baconnière, La Contre-Allée, Non-Lieu, et de maisons plus anciennes : Denoël, Actes Sud, La Différence, Les Syrtes. Et c’est le travail de ces éditeurs, au final, qui fait la différence.

Sources
  1. Correspondance préparatoire à cet article.
  2. Idem.
  3. Cf. supra.
  4. « Quels poètes lire pour briller en société ?« , fnac.com, [consulté le 02/04/2021].
  5. Notamment Dějiny československého komiksu 20. Století, Tomáš Prokůpek, Pavel Kořínek, Martin Foret, Michal Jareš, Akropolis, 2015.
  6. Correspondance préparatoire à cet article.
Crédits
Czechlit / České Literární Centrum.