Jean-Clément Martin, spécialiste de la Révolution française et professeur émérite à l’Université Paris 1 – Panthéon Sorbonne, nous a accordé un entretien sur le rôle de l’historien dans une société qui se veut ultra-contemporaine. S’il se refuse à identifier dans le monde actuel des révolutions modelées sur celle de 1789 ou des foyers de Contre-révolution, il affirme que la période révolutionnaire peut servir de laboratoire épistémologique et comparatiste pour les sciences sociales.

Groupe d’études géopolitiques. – Vous avez consacré une grande partie de vos recherches à la question de la guerre civile. Ces recherches aiguisent-elles le regard contemporain que vous jetez sur le monde ? De quelle manière ?

J’ai rencontré la “guerre civile” comme notion utile en Histoire dans les années 1990 : concrètement en me trouvant à la frontière entre Hongrie et Yougoslavie quand les guerres qui allaient déchirer ce pays commençaient et que des tirs avaient eu lieu sur le Danube ; intellectuellement peu après en étant invité par des historiens italiens, dont Claudio Pavone et Gabriele Ranzato, pour en faire un objet d’étude. Dans les années qui suivirent, d’autres rencontres furent organisées, en Catalogne, puis à La Roche-sur-Yon en Vendée, d’où fut tiré un livre en 1995, sous le titre La guerre civile entre histoire et mémoire.

Utiliser cette notion s’est révélé précieux pour de multiples raisons. Il ne s’agit pas de chercher à identifier ce qui est – et ce qui n’est pas – une guerre civile, mais plutôt de comprendre quels sont les mécanismes qui dans un conflit relèvent de cette dimension, et qui s’ajoutent ou se combinent avec d’autres mécanismes appartenant à d’autres ordres.

Être dans une guerre civile veut dire que les antagonismes ancrés dans des relations de voisinage, de famille, de clan, liés à des rivalités personnelles ou collectives, sont légitimés et transformés par l’apposition de mots d’ordre politiques (ou religieux) qui masquent les raisons profondes d’actes qui visent à exterminer et humilier les adversaires (hommes, femmes et enfants) sans qu’il puisse y avoir de trêve ou d’accord envisageables. Ces interactions doivent être comprises pour ce qu’elles sont : guerre civile ne veut pas dire automatiquement qu’une communauté nationale bien définie se déchire autour d’enjeux bien établis. La notion peut rendre compte des violences qui surgissent entre deux groupes vivant sur le même territoire, éventuellement depuis longtemps, mais qui trouvent, à un moment donné, une occasion pour régler d’anciennes querelles en utilisant un prétexte quelconque.

C’est moins le conflit entre frères qui est essentiel – même si guerre civile et guerre fratricide sont souvent des expressions prises l’une pour l’autre – que le potentiel de violences libéré lors d’un événement particulier par des antagonismes latents, qui s’expriment de façons irrationnelles – mais logiques – au mépris de toutes les lois de la guerre.
Cette mise en perspective trouvait un écho immédiat à propos de la période révolutionnaire française, en permettant de comprendre comment des brutalités inattendues avaient pu avoir lieu quand des communautés affichant des idéologies différentes s’affrontaient, mais aussi pour comprendre des actes particulièrement excessifs commis par des militants ou des groupes. La possibilité de détacher les mots d’ordre invoqués des raisons expliquant des passages à des actes monstrueux se révélait intéressante.

La biographie que vous avez consacrée à Robespierre entreprend de ramener le « tyran » ou « l’Incorruptible » à sa juste mesure. Réfutez-vous complètement qu’il puisse y avoir des grands hommes ou des grandes femmes, entendus comme des figures qui, nées de leur époque, se hisseraient au-dessus d’elle pour les orienter ?

Quelle question étrange. Sans doute suis-je d’une génération éduquée dans une histoire sans les grands hommes – ou grandes femmes. Finalement, je n’arrive pas à savoir ce qu’est un grand homme ou grande femme. Je sais en revanche comment on transforme un individu ordinaire en individu hors du commun, comment l’attention des foules est attirée, détournée, façonnée et je sais que, même dans des situations banales voire triviales il y eut des personnes remarquables qui, placées ailleurs, auraient eu des destins sociaux exceptionnels, comme je vois tellement de gens fort ordinaires ayant eu des destinées « brillantes ».

En ce qui concerne Robespierre, l’homme est quasiment inconnaissable, malgré (ou à cause de) ce qu’il a laissé derrière lui et les exégèses. Le personnage politique est difficile à cerner surtout quand on l’isole de ses contemporains, en négligeant des révolutionnaires qui ont joué des rôles effectifs considérables à commencer par Danton, Marat, mais aussi Brissot, Barère. Lorsqu’on entre dans ce jeu comparatiste, la place effective que Robespierre occupe devient importante autour de juin-juillet 1791, est visible en août 1792, avant de prendre une ampleur de plus en plus grande après août 1793 et prépondérante seulement dans le printemps 1794.
Ce n’est pas ce qui sera affirmé après sa mort quand il sera rendu responsable, seul ou presque, de « la Terreur » comme le dira Tallien en août 1794. Cette fabrication de Robespierre en « monstre » a totalement modifié l’image qui est restée de lui, faisant passer dans l’ombre un certain nombre de députés à commencer par Barère, qui avait pourtant passé plus d’un an et demi au Comité de salut public !

Mettre Robespierre dans une position qu’il n’a pas occupée de facto n’est pas rendre son histoire compréhensible, c’est même lui rendre le plus mauvais service en confirmant la légende forgée par Tallien et ne pas arriver à comprendre le rôle réel qu’il a joué dans la marche de la Révolution, y compris quand il était placé dans des positions un peu subalternes.

En le situant parmi les autres acteurs du moment, je n’entends pas porter contre lui la moindre critique dévalorisante, mais donner de lui un portrait détaché de toute passion, de toute illusion, pour le voir comme un politique, habile aux manœuvres et reconnu pour la force de ses convictions et l’impression donnée par ses discours, mais aussi comme un révolutionnaire amené à faire des alliances, voire à passer des compromis (ce qui ne veut pas dire compromissions), entrainé par « la force des choses », comme les autres, jusqu’à la rupture de l’été 1794 quand il va être confronté à un rassemblement de rivaux et d’adversaires, quand il est sans doute mêlé à la préparation d’un coup important le 10 thermidor !

Faudrait-il pour autant le classer parmi les « grands hommes » ? Je n’arrive pas à penser que ce soit une catégorie très efficace surtout quand on sait qui était entré au Panthéon à ce moment là…

Certains ont voulu voir — et l’on peut se demander aujourd’hui s’ils n’avaient pas tort — un « objet froid ». Pensez-vous que la Contre-révolution, entendue comme phénomène historique, soit un objet froid ?

Quand François Furet avait parlé de la Révolution française comme objet froid, il considérait que les enjeux politiques qu’elle avait portés jusque dans les années 1880 n’étaient plus présents dans la France des années 1980-1990. Que le bicentenaire de 1989 ait ranimé des débats mémoriels ne pouvait pas changer l’analyse, comme l’illustrait le défilé parisien du 14 juillet véritablement décalé.

La Contre-Révolution, au sens où le mot se rattache aux traditions nées dans les années 1790-1799, a perdu son actualité au tournant du XXe siècle quand ses idéaux, ses pratiques et ses symboles ont été modifiés ou abandonnés sous l’influence de courants nouveaux, notamment inspirés par le fascisme. Qu’il soit resté des groupes mainteneurs de traditions ne peut pas faire illusion, leur rôle reste circonscrit à une transmission mémorielle ou à des inventions fictionnelles sans qu’ils soient présents dans les débats politiques. Reste le mot contre-révolution qui continue d’être utilisé polémiquement ; les articles du Dictionnaire de la Contre-Révolution paru aux Editions Perrin en 2011 rendent compte de cette situation.

Je me permets de renvoyer aussi au colloque La Contre-Révolution en Europe dont les actes ont paru aux Presses universitaires de Rennes en 2001, ainsi qu’à la réflexion sur les difficultés à nommer exactement la contre-révolution :

Faire de l’histoire n’est pas chercher un modèle pour lire le monde, mais comprendre comment et pourquoi un événement s’est produit à un moment donné.

JEAN-CLÉMENT MARTIN

Identifiez-vous des foyers de Contre-révolution dans l’Europe et, plus largement, le monde contemporain ? S’il en existe, sont-ils de natures différentes ? Pourriez-vous nous les décrire ?

Je ne saurais répondre à cette question. Contre-Révolution et ultra-droite, ou extrême droite … ne se confondent pas. Quant à définir ce qu’est la révolution aujourd’hui, les exemples récents des révolutions de « couleur » ou de jasmin… n’incitent pas à penser que l’exemple de 1789 (ou de 1793) est l’aune à laquelle il conviendrait de les comprendre. J’avais titré dans Le Monde du 11 février 2011 un texte « Le renvoi à 1789 égare plus qu’il n’éclaire » en commençant ainsi : « Pourquoi faudrait-il alors invoquer notre révolution tricolore, la vraie, la seule, celle de 1789 (1793 demeurant quand même problématique) pour expliquer « les révolutions » de Tunisie et d’Egypte ? Cette interrogation ne comporte aucun élément de jugement ou de polémique et répond partiellement à la dernière question à venir : faire de l’histoire n’est pas chercher un modèle pour lire le monde, mais comprendre comment et pourquoi un événement s’est produit à un moment donné, dans une irréductibilité qui est à apprécier pour être apte à identifier les mécanismes qui furent à l’œuvre alors.

La France conduit sans cesse des opérations extérieures ; c’est l’un des rares pays européens à le faire systématiquement. À cet égard, êtes-vous d’accord avec cet avis de Robespierre : « La guerre est bonne pour les officiers militaires, pour les ambitieux, pour les agioteurs qui spéculent sur ces sortes d’événements ; elle est bonne pour les ministres, dont elle couvre les opérations d’un voile plus épais et presque sacré ; elle est bonne pour la Cour, elle est bonne pour le pouvoir exécutif dont elle augmente l’autorité, la popularité, l’ascendant ; elle est bonne pour la coalition des nobles, des intrigants, des modérés, qui gouvernent la France. » ?

D’un mot, il est hasardeux, au moins, d’isoler une citation, quel qu’en soit l’auteur, du contexte et de l’occasion. Robespierre n’intervient à propos de la guerre que fin 1791 ou début 1792, en s’opposant alors à Brissot qui pousse à l’entrée de la France en guerre. Il le fait après Marat et il se rallie à Brissot pendant le printemps. Plus étonnante est l’absence de référence à la guerre dans les années qui suivent alors que la guerre, notamment en Vendée, est la préoccupation majeure de la Convention et que l’on sait que Robespierre est bien informé même s’il ne joue un rôle immédiat dans la conduite de la guerre comme Saint-Just ou Carnot. En tout état de cause, ces propos n’ont eu qu’une valeur polémique, tenus alors que Robespierre n’avait pas de responsabilité politique avant d’être négligés par leur auteur dans les mois qui suivirent. Il me paraît difficile d’y voir là une doctrine.

La période révolutionnaire demeure l’occasion de mener des réflexions de méthode, voire d’épistémologie, essentielles, transposables pour d’autres moments comme pour d’autres domaines de pensée. C’est aussi un vrai laboratoire pour des analyses comparatistes.

JEAN-CLÉMENT MARTIN

Quel est le rôle de l’historien dans une époque qui se veut ultra-contemporaine ? Et, plus particulièrement, quel est le rôle d’un historien de la Révolution ?

L’époque est indiscutablement marquée par le « présentisme » qui se catactérise par un désintérêt pour le passé antérieur au XXe siècle. Le constat, déjà fait depuis des décennies, est irrécusable, il oblige certainement à reconsidérer les fonctions traditionnellement dévolues aux recherches historiques et à leur enseignement. Il n’enlève ni leur intérêt, ni leur importance, ni leur acuité. Les références au passé, même le plus ancien, demeurent toujours fréquentes dans les médias, dans les discours comme dans les loisirs. Il suffit de renvoyer aux jeux vidéo, à la fantasy ou aux reconstitutions historiques. Le succès d’émissions historiques est flagrant, comme la permanence de clichés et de formules dans les conversations.

L’Histoire universitaire doit trouver sa place, comme elle devait déjà le faire il y a un demi-siècle quand elle était concurrencée par des historiens médiatiques. Que la mutation soit délicate est assuré, qu’il faille s’adapter à la demande, sans céder sur les exigences scientifiques et déontologiques, n’est pas chose très aisée. À vrai dire, je ne vois pas d’autres possibilités. Il faut cependant rappeler l’importance des émissions de radio et de télévision qui font appel aux universitaires spécialistes de telle ou telle période de l’Histoire et ajouter que l’actualité la plus brûlante permet de faire le lien : la révolution est régulièrement convoquée dans les manifestations comme dans les salles de spectacle. Il convient de mesurer avec précaution le jugement sur le rôle de l’Histoire dans notre société.

Dans cette perspective, l’histoire de la période révolutionnaire, dans son déroulement comme dans ses mémoires, demeure toujours un enjeu que ce soit pour en décrire exactement un événement ou pour proposer une interprétation. Plus largement, cette période demeure l’occasion de mener des réflexions de méthode, voire d’épistémologie, essentielles, transposables pour d’autres moments comme pour d’autres domaines de pensée. Enfin, cette période est un vrai laboratoire pour des analyses comparatistes venues de toutes les disciplines, à commencer par les sciences humaines, la philosophie, les études littéraires, sans parler de tous les domaines récents (subalterne, genocide… studies). C’est dans ces interactions que le travail universitaire historique doit se faire.