Comme l’ont expliqué Jean Pisani-Ferry et Olivier Blanchard dans leur note pour l’action publiée par le Groupe d’études géopolitiques, Une stratégie économique contingente pour la prochaine phase, et pour reprendre des termes qui me sont chers, il est vrai que le Covid-19 a amplifié la destruction créatrice. Autrement dit : certaines activités vont se transformer : nous prendrons moins l’avion car il y a les conférences par Zoom, nous aurons davantage recours au télétravail, aux consultations médicales en ligne par exemple. De l’autre côté, nous assisterons à des gains de productivité, car certaines activités cesseront d’exister ou se transformeront. C’est un constat de départ.
Olivier Blanchard et Jean Pisani-Ferry définissent une stratégie macroéconomique pour accompagner la sortie de la pandémie. Tout d’abord, ils partent du constat qu’à la différence des États-Unis, en France et en Europe nous avons su protéger la consommation des ménages, sauf pour les foyers les plus aisés où la consommation a un peu baissé parce qu’ils ont épargné davantage. En réalité, la consommation n’a quasiment pas baissé depuis un an, malgré la baisse du PIB. À partir de là, les auteurs recommandent à juste titre de mettre l’accent sur l’offre : notamment pour accompagner la destruction créatrice en distinguant les activités viables des activités non-viables, permettre aux entreprises viables de réinvestir, et mettre également l’accent sur la formation et les jeunes qui ont été en partie sacrifiés pendant cette crise. En même temps il faut se tenir prêt pour faire face à l’éventualité de nouvelles vagues liés aux variants du virus : d’où l’idée d’un fond contingent de 10 milliards d’euros.
Je souhaiterais revenir sur les leçons à tirer de la pandémie à plus long terme, et sur ce qui nous différencie des États Unis et de Biden. En fait, la pandémie a révélé des faiblesses très différentes entre le capitalisme français ou européen d’un côté et le capitalisme américain de l’autre. Aux États-Unis, il a montré la déficience du modèle social et chez nous en France, il a montré l’ampleur de la désindustrialisation et l’inadéquation de notre système d’innovation, l’un étant lié à l’autre.
En termes de modèle social, la comparaison entre le degré d’inégalités aux États-Unis et en Europe est édifiante : l’indice GINI qui mesure l’écart à l’égalité globale, est sensiblement plus élevé aux États-Unis que dans les pays européens, notamment en Allemagne, France et dans les pays scandinaves ; de même le taux de pauvreté est supérieur aux États-Unis par rapport à chez nous. En outre, du fait qu’aux États-Unis l’assurance santé est souvent liée à l’emploi, l’augmentation du chômage – induite par la pandémie – a eu pour conséquence qu’une fraction non négligeable de la population américaine a perdu l’accès à son assurance santé alors qu’en Allemagne, par exemple, le Covid-19 n’a en rien affecté l’accès à l’assurance santé. C’est la même chose si l’on compare les États-Unis et la France ou les États-Unis et l’Espagne, ou encore les États-Unis et l’Italie.
En Europe, nous sommes mieux protégés contre des chocs macroéconomiques comme le Covid-19 ou les grandes crises financières. La proportion de gens qui tombent dans la pauvreté est aussi un indicateur pertinent. Aux États-Unis, ce nombre a augmenté avec la pandémie, tandis qu’en Allemagne il est resté constant. Si l’on compare à nouveau les États-Unis à la France ou les États-Unis à l’Espagne, on constate invariablement que les Européens sont bien meilleurs que les Américains.
Les études de Anne Case et Angus Deaton montrent par ailleurs que la perte d’emploi aux États-Unis a des conséquences dramatiques sur la santé des individus. Ces auteurs s’appuient sur des chiffres très éloquents à propos l’augmentation de la mortalité, notamment de « White non Hispanics » entre 50 et 54 ans depuis les années 2000, alors qu’au Danemark par exemple, la perte d’emploi, n’a aucun effet négatif sur la santé, comme l’a montré Alexandra Roulet.
Tout cela illustre bien la supériorité du modèle social européen par rapport au modèle social américain. Certains de mes collègues ont critiqué Biden. Ils ne mesurent pas à quel point il y avait une urgence aux États-Unis à soulager les catégories les plus défavorisées ; introduire de la conditionnalité aurait retardé l’aide à des gens qui, urgemment, aux États Unis, avaient besoin qu’on leur porte secours. Par contraste, le gouvernement français a su protéger les ménages et les entreprises depuis un an.
L’envers de la médaille c’est que, en matière d’innovation, les Américains sont bien meilleurs que nous. Si on s’intéresse par exemple au nombre de brevets biotech par million d’habitants en 2016, nous constatons que les États Unis écrasent l’Europe. Pourquoi ? Parce qu’en biotech, les Américains ont mis en place un formidable écosystème d’innovation. Comme nous l’expliquons avec Céline Antonin et Simon Bunel dans notre livre Le pouvoir de la destruction créatrice (Odile Jacob, octobre 2020), pour financer la recherche fondamentale les chercheurs américains disposent de la National Science Foundation, de la National Institute of Health, et du Howard Hughes Medical Institute – qui est une fondation de mécénat. En outre, ils ont mis en place la BARDA, qui fonctionne sur le modèle de la DARPA, la Defense Advanced Research Projects Agency et qui a permis en moins d’un an de transformer l’ARN messager en vaccins produits à grande échelle. Le budget de la BARDA sur les produits Covid a été de 12 milliards de dollars l’année dernière. En Europe, si on totalise la Banque européenne d’investissement et la Commission européenne, on arrive péniblement à 4 milliards. L’écosystème d’innovation est très largement supérieur aux États-Unis.
À partir de ce constat, quelle devrait être la priorité du prochain quinquennat ?
En premier lieu, il faut réindustrialiser la France par l’innovation. Si l’on prend seulement en considération les « produits Covid », les respirateurs, tests et masques, si on regarde les exportations allemandes, les importations allemandes, les exportations français et les importations français, on constate que nous étions à peu près au même niveau que les Allemands au début des années 2000, mais que, depuis, l’écart s’est dramatiquement creusé en leur faveur : aujourd’hui, les Allemands ont un excédent commercial de 20 milliards d’euros dans ces produits, tandis que nous n’avons pas d’excédent commercial. Et les Allemands ne sont pas parvenus à ce résultat par le protectionnisme, au contraire ils ont augmenté à la fois leurs importations et leurs exportations dans ces produits. C’est par les investissements innovants qu’ils y sont parvenus, tandis que nous nous sommes contentés de délocaliser notre production. Ce qui est vrai pour les produits Covid s’applique plus généralement à l’ensemble des secteurs industriels. Et la cause première, c’est notre grave déficit d’innovation qui préfigure le déclin commercial français dans tous les secteurs sauf le nucléaire et l’aéronautique. C’est une priorité, il faut réindustrialiser par l’innovation.
Et l’innovation commence par la recherche fondamentale. Il est incroyable que nous n’ayons pas pu produire des vaccins basés sur l’ARN messager en France, alors que François Jacob et l’Institut Pasteur en sont les pionniers. Nous n’avons pas l’équivalent de la BARDA et de la DARPA, et nous devons créer de telles institutions aux niveaux français et européen.
La seconde priorité, c’est la jeunesse. Tout d’abord au niveau de l’école : on sait que nos tests PISA sont mauvais, mais ils sont surtout mauvais dans les zones défavorisées et les banlieues difficiles. Aux États Unis, dans les zones défavorisées ont été créées les no-excuse charter schools, des écoles où la discipline est de mise, et où on met l’accent sur le calcul et la lecture, ou les devoirs sont faits à l’école, ou chaque élève est suivi par un tuteur, et ou les élèves quittent l’école à 8h du soir. Nous devrions créer l’équivalent dans le système éducatif français, avec des no-excuse charter schools dans les zones difficiles.
Par ailleurs, à partir de 18 ans, je suis en faveur d’un Revenu universel d’insertion jeunes, à la danoise. Pour les étudiants, ce revenu serait octroyé à la condition de passer et réussir ses examens, et pour non-étudiants et non-apprentis, il serait conditionné à travailler un certain nombre d’heures par semaine et à être suivi par un conseiller. Ce revenu est un investissement dans le capital humain et l’emploi, c’est le contraire de l’assistanat et du RSA jeunes.
La troisième priorité, c’est la réforme de l’État. Olivier Blanchard explique très bien que la dette soutenable dépend positivement de la différence entre le taux de croissance de long terme et le taux d’intérêt. Or le taux de croissance est endogène, il dépend des investissements dans l’innovation et la formation dont j’ai parlé plus haut : ces investissements augmentent la croissance, ils ne sont pas à mettre sur le même plan que les dépenses comme les retraites qui n’augmentent pas la croissance. Cette différence sera à prendre en compte quand on repensera Maastricht à la sortie du Covid-19. Mais pour être crédible budgétairement, il ne suffit pas de dire que nous allons augmenter la croissance. Il va falloir également améliorer l’efficacité de la dépense publique. En particulier, sur les retraites, je fais un mea culpa : j’ai cru dans la réforme à points, c’était sous-estimer l’ampleur de la méfiance qui prévaut parmi nos concitoyens ; les Français n’ont pas confiance dans la valeur des points. Partant de cette constatation je reviens à une approche plus traditionnelle : pousser pour une réforme paramétrique des retraites où on augmente la durée et où on allonge l’âge de droits à la retraite, en tenant compte évidemment de l’âge auquel on a commencé à travailler ainsi que de la pénibilité.
Si nous voulons collectivement nous donner les moyens de mettre en place les conditions d’un passage réussi à cette « deuxième phase », ces priorités devraient être prises en compte dès la campagne présidentielle de 2022.