En 1888, année de l’inauguration de l’Institut Pasteur, une «  exposition d’art français  » ouvrit ses portes à Copenhague, présentant au public danois les œuvres de plus de 200 artistes1. Louis Pasteur lui-même compta parmi les membres du comité organisateur et sa figure fut grandement célébrée lors de cet événement. L’implication du célèbre scientifique a de quoi surprendre, à plus forte raison en cette période où se superposent la nécessité d’une vaccination et la fermeture des musées, jugés non-essentiels. Premier d’une série consacrée à la géopolitique des expositions, cet article se propose d’enquêter sur le lien entre Louis Pasteur et l’exposition d’art français de Copenhague. 

Une exposition d’art français au pays d’Andersen

Du 18 mai au 1er octobre 1888, un million et demi de visiteurs purent admirer, à Copenhague, la réplique d’un monde en miniature, à l’occasion de la Nordiske Industri-, Landbrugs- og Kunstudstilling, ou «  Exposition de l’industrie nordique, de l’agriculture et de l’art  ». La Société des industriels danois, initiatrice de l’événement, cherchait ainsi à commémorer son cinquantenaire et le 25ème anniversaire du règne du roi du Danemark, Christian IX, tout en assurant la promotion agricole, industrielle et artistique de la Scandinavie. Même si l’ensemble des pays composant cette région étaient à l’honneur, l’exposition réservait également un espace pour les pays invités – l’Italie, l’Angleterre, la Russie, la France, l’Allemagne et le Japon2

Face à l’entrée, sur l’actuelle Rådhuspladsen ou place de l’Hôtel-de-Ville, un pavillon indépendant accueillit un événement distinct qui attira 150 000 curieux3  : la Udstilligen af Franske Kunstværker ou «  exposition d’art français  ». Selon le catalogue illustré4, 301 peintures, 198 sculptures, 54 gravures et 75 plans d’architecture furent présentés au public. Les Danois purent alors admirer les œuvres des artistes français les plus reconnus à cette époque – parmi lesquels les peintres, Édouard Detaille, Félix Ziem, Jean-Léon Gérôme, Jules-Élie Delaunay, William Bouguereau, Henri Gervex, Léon Bonnat, Alexandre Falguière, Jules Bastien-Lepage – mais aussi des œuvres impressionnistes ou des chefs-d’œuvre du patrimoine français, comme La mort de Sardanapale d’Eugène Delacroix, tableau prêté à cette occasion par le musée du Louvre, ou encore les réductions des ensembles réalisés par Pierre Puvis de Chavannes pour le Panthéon. Les deux tiers des peintures et sculptures exposées étaient disponibles à la vente, ce qui ajouta, à la visibilité internationale, une opportunité économique majeure pour les artistes français. La plus grande partie des autres œuvres exposées étaient la propriété de la «  Glyptothèque de Ny Carlsberg  », dont le fondateur n’était autre que le mécène et organisateur de cette exposition francophile. 

Carl Jacobsen  : un mécène-brasseur 

L’initiative de l’«  exposition d’art français  » revient à Carl Jacobsen (1842-1914), fils de Jacob Christian Jacobsen, fondateur de la brasserie Carlsberg. Grand amateur de sculpture, Carl Jacobsen avait constitué une vaste collection et même fondé un musée dans sa villa privée, en 1882, le nommant Ny Carlsberg Glyptotek5. C’est notamment à lui que la ville de Copenhague doit l’iconique Petite sirène, d’Edvard Eriksen. Après la mort de son père, en avril 1887, Carl décida de marquer les esprits par un double acte d’évergétisme. En mars 1888, il légua d’abord sa collection à l’État danois et à la Ville de Copenhague, à condition d’obtenir un bâtiment à la hauteur de sa collection. En parallèle, il se lança aussi dans l’organisation d’une «  exposition d’art français  » à Copenhague. Ses affaires le retenant au Danemark, il fit appel à l’architecte Vilhelm Klein (1835-1913) et lui demanda d’aller à Paris, pour recruter les – futurs – membres du comité organisateur6

Grâce à l’entregent de Carl Jacobsen et aux démarches de Vilhelm Klein, in situ, ce comité se composa de 27 membres prestigieux. Le peintre danois Peter Severin Krøyer (1851-1909) immortalisa la réunion parisienne de ce groupe dans un tableau officiel intitulé Comité de l’Exposition française à Copenhague de 1888 (fig. comité). Présidé par Antonin Proust, ministre des Beaux-Arts – grand ami d’Édouard Manet et fondateur de l’École du Louvre en 1882 – ce comité entièrement masculin comptait des peintres académiques reconnus – Fernand Cormon, Henri Gervex, Alfred Roll, Paul-Albert Besnard, Jean-Charles Cazin, Léon Bonnat, Pierre Puvis de Chavannes, Jean-Léon Gérôme, Félix-Joseph Barrias, Carolus-Duran et le danois Laurits Tuxen –, des sculpteurs – Eugène Delaplanche, Jean Gautherin, Henri Chapu, Antonin Mercié, Paul Dubois et Alexandre Falguière –, le graveur Félix Bracquemond, les médailleurs Louis Oscar Roty et Jules-Clément Chaplain, les architectes Charles Garnier, Juste Lisch et Albert Ballu, le marchand parisien Georges Petit et le critique d’art Armand Dayot. Seule personnalité n’appartenant pas a priori au monde de l’art, Louis Pasteur trônait au centre du tableau de Krøyer, occupant le poste de vice-président honoraire de ce comité7. Un tel titre honorifique a de quoi surprendre. Il s’explique, pourtant, par le lien qui unissait le scientifique et Carl Jabobsen.

Peder Severin Krøyer (1851-1909), Comité de l’Exposition française à Copenhague de 1888, 1888, huile sur toile, 73x100cm, Copenhague, Den Hirschprungske Samling.

La bière  : un ferment diplomatique, économique et culturelle

Au moment où Krøyer immortalisa la réunion du comité, cela faisait onze ans que Louis Pasteur connaissait Carl Jacobsen. En mai 1877, son père, le brasseur Jacob-Christian Jacobsen, avait rendu visite au scientifique à Paris8 : Pasteur venait de publier ses Études sur la bière, dans lesquelles il proposait un procédé de fabrication révolutionnaire, fondé sur l’analyse des micro-organismes et les levains. Il devenait alors possible de figer la bière, donc de la conserver mais aussi de la transporter sans que le goût fût altéré par des bactéries extérieures. Jacobsen, quant à lui, avait ouvert un laboratoire d’études en 1875, le «  fond Carlsberg  ». 

Paul Dubois (1829-1905), Louis Pasteur, 1878 [bronze : 1889], bronze sur un socle en marbre fondu par E. Gruet, h. 39,4 cm, New York, The Metropolitan Museum of Art, Purchase, Gifts of George Blumenthal and Mrs. Herbert N. Strauss, by exchange, 1988, 1988.309.

Animés par un intérêt de travail commun, les deux hommes nouèrent une relation amicale qui trouva une concrétisation dans les arts. En 1878, Jacobsen demanda au sculpteur Paul Dubois d’exécuter un buste en marbre de Pasteur, pour l’ériger dans le laboratoire de Carlsberg – la sculpture fit un bref voyage à Paris pour être exposée au Salon, en 18809. L’industriel hébergea également Pasteur en 1884, lors du Congrès médical international de Copenhague qui lui réserva un accueil triomphal, pour ses recherches sur les générations spontanées (fig. caricature). Un an plus tard, en 1885, Jacobsen rendit un vibrant hommage au scientifique en commandant un portrait à Léon Bonnat, l’artiste le plus en vue à cette époque10. Cette œuvre (portrait), offerte à Mme Pasteur, fut exposée au Salon de 1886 et exposée à côté d’un autre portrait de Louis Pasteur, réalisé par un jeune artiste finlandais, Albert Edelfelt, élève de Bonnat et grand ami du critique d’art Jean-Baptiste Pasteur – qui n’était autre que le fils aîné du scientifique11  ! Le portrait d’Edelfelt (Edelfelt), présentant le modèle dans son laboratoire, installé à l’École normale supérieure, éclipsa celui de son maître au Salon de 1886 et fut même acheté par l’État français, s’imposant ainsi comme l’image officielle du grand homme. 

Luque, Caricature de Pasteur «  Le triomphateur de Copenhague  », La Caricature, 23 août 1884, Paris, Institut Pasteur / Musée Pasteur, MP29201. Crédit  : Institut Pasteur / Musée Pasteur.
Léon Bonnat (1833-1922), Louis Pasteur et sa petite-fille Camille Vallery-Radot, 1886, huile sur toile, Paris, Institut Pasteur / Musée Pasteur, Inv.MP146. Crédit  : Institut Pasteur / Musée Pasteur.

Rien d’étonnant, donc, à ce que Carl Jacobsen déroulât le tapis rouge à Louis Pasteur en 1888, dans le comité d’honneur de l’exposition d’art français. De même, toutes les œuvres consacrées au scientifique furent présentées au public danois  : le buste de Paul Dubois, le portrait de Léon Bonnat et – dans l’exposition scandinave – celui d’Edelfelt. 

Albert Edelfelt (1854-1905), Portrait de Louis Pasteur, 1885, huile sur toile, 154 x 126, Paris, musée d’Orsay, DO 1986 16.

L’exposition d’art français, avec Louis Pasteur comme figure de proue, remporta-t-elle l’adhésion du public  ? Carl Jacobsen assuma, à lui seul, les risques financiers de cette entreprise qui, finalement, se solda par un «  petit  » déficit de 8 000 couronnes danoises, soit 56 000 euros environ12. L’événement fit grand bruit, grâce à une stratégie de communication bien rodée. Jacobsen organisa un voyage en grande pompe pour les membres du comité, accompagnés de journalistes renommés comme André Michel du Journal des Débats ou Albert Wolff du Figaro. Ce dernier dut décliner l’invitation, en raison de son indisponibilité, tout comme Louis Pasteur, affecté par une seconde attaque d’hémiplégie. Pour ceux qui purent partir, ce furent des «  banquets pantagruéliques  », «  des fêtes charmantes, des excursions magnifiques  » dans «  toutes les stations mondaines du Sund, Klampenborg, Skotsborg, les plus beaux châteaux, Kronborg et Frederiksborg  », ainsi qu’«  Elseneur et le tombeau d’Hamlet  !13  ». L’exposition reçut ainsi une solide couverture médiatique, à la fois en France et dans les pays scandinaves14. Les artistes français furent les gagnants de l’événement, ou plutôt les statuaires  : non seulement Jacobsen profita de l’occasion pour enrichir sa Glyptothèque, achetant 25 œuvres exposées – principalement, des sculptures15 – mais il déclara également, lors d’un banquet officiel, «  qu’il n’aim[ait] et ne compren[ait] que la sculpture16  », infligeant une blessure narcissique aux peintres et architectes invités. Ces derniers ne furent pas en reste, néanmoins, et les œuvres marquèrent les esprits, au premier rang desquelles celles de Jules Bastien-Lepage, dont le naturalisme impressionna un certain Edvard Munch, enthousiasmé par l’exposition17

Réciproquement, en invitant les Français à Copenhague, Jacobsen leur permit également de visiter la Nordiske Industri-, Landbrugs- og Kunstudstilling  : selon l’historien Tanguy Le Roux, cette initiative assura la découverte et une première conceptualisation de l’art scandinave par la critique française dans des conditions exceptionnelles18. Un rapprochement eut lieu, si bien que les sections scandinaves bénéficièrent d’amples et élogieux commentaires l’année suivante, à l’Exposition universelle de 1889 – président du comité, Antonin Proust en était le commissaire19. Cette nouvelle amitié artistique consolida les relations diplomatiques entre deux nations qui, en 1864 et en 1870, avaient essuyé une même défaite humiliante face aux troupes prussiennes. Louis Pasteur avait donc contribué à un brassage artistique et géopolitique réussi.

Sources
  1. Cet article a été rédigé en collaboration avec Maxime Georges Métraux
  2. Nicolai Falberg Jensen, «  Den nordiske Industri-, Landbrugs- og Kunstudstilling i København i 1888 – en introduktion til arkivet og dets anvendelsesmuligheder  », Erhvervshistorisk Årbog, 2015, 1, p. 55.
  3. Kristof Glamann, Beer and marble : Carl Jacobsen of New Carlsberg, Oslo, Gyldendal, 1996, p. 146. 
  4. Illustreret katalog over udstillingen af Franske Kunstvaerker, Kjøbenhavn 1888, autoriseret Udgave ved F. Hendriksen med 57 Kunstnerportraeter of 100 Billeder, Kjøbenhavn, August Bangs Boghandels Forlag, Triers Bogteykkeri (H. J. Schou), 1888
  5. La Glyptothèque est bien inaugurée en 1897, le 1er mai exactement. Cela correspond à l’inauguration du bâtiment et aux premières ailes accessibles au public. La Glyptothèque est agrandie et terminée en 1906 où elle fait l’objet d’une seconde inauguration.
  6. Kristof Glamann, Beer and marble : Carl Jacobsen of New Carlsberg, op. cit., p. 134.
  7. Kristof Glamann, Beer and marble : Carl Jacobsen of New Carlsberg, op. cit., p. 137. 
  8. Denise Wrotnowska, «  Une amitié de savants. Pasteur et Jacobsen  », Hist Sci Med, juillet-décembre 1970, 131-42,  p. 132
  9. Ibid., p. 133-134.
  10. Ibid., p. 137.
  11. Rakel Kallio et Douglas Sivén, Albert Edelfelt 1854-1905, Navour-sur-Grosne, Douglas Productions, 2004, p. 150
  12. Kristof Glamann, Beer and marble : Carl Jacobsen of New Carlsberg, op. cit., p. 146, et https://www.historicalstatistics.org/Currencyconverter.html, consulté le 22 février 2021.
  13. Anonyme, «  L’exposition scandinave  », Le Temps, 3 juillet 1888, p. 5.
  14. Tanguy Le Roux, «  L’apparition de l’École du Nord. L’émergence des artistes scandinaves dans la critique d’art française dans les années 1880  », Deshima, n°12, 2018, p. 155-170.
  15. Kristof Glamann, Beer and marble : Carl Jacobsen of New Carlsberg, op. cit., p. 148.
  16. Anonyme, «  L’exposition scandinave  », art. cit., p. 5.
  17. Munch et la France, cat. exp., Paris, RMN, 1991, p. 53.
  18. Tanguy Le Roux, «  L’apparition de l’École du Nord. L’émergence des artistes scandinaves dans la critique d’art française dans les années 1880  », art. cit., p. 155-170.
  19. Ibid.