Joseph Biden est entré en fonction en étant le président le plus âgé de l’histoire américaine, ce qui n’est pas un détail si l’on considère qu’il devra diriger une puissance mondiale déchue et remise en question. En outre, il sera le président d’un unique mandat, selon ses propres déclarations, ouvrant ainsi la voie à la jeune direction démocrate émergente. Rappelons que les rivaux les plus coriaces de Biden durant les primaires étaient deux personnages historiques tout comme lui, Elizabeth Warren et Bernie Sanders. Après eux, venait la nouvelle génération de démocrates, dont est issue l’actuelle vice-présidente Kamala Harris. Ils se sont tous caractérisés par leur discours critique vis-à-vis de Donald Trump mais aussi vis-à-vis de la tendance modérée de leur propre parti.
Pour l’instant, c’est cette aile modérée et historique, son « centre » autrement dit, qui a gagné l’élection. Avec Biden c’est une équipe expérimentée, ayant servi sous l’administration Obama, qui arrive au pouvoir.
Cependant, les débats publics actuels sont menés par le secteur le plus radical, le plus contestataire et le plus contesté des démocrates, dont font partie Ocasio Cortez ou Ilham Omar, qui jouissent d’une importante légitimité politique. Il convient de noter qu’une révolution est en cours au sein du parti qui contrôlera l’exécutif et les deux chambres en 2021 et 2023. La position exprimée par plusieurs dirigeants de ce camp sur le mouvement Black Lives Matter en est un bon indicateur.
Dressons un parallèle. La présidence de Trump a été le point culminant du mouvement du Tea Party, initié au lendemain de la crise de 2008. La conséquence directe a été la candidature à la vice-présidence d’une gouverneure jusque-là inconnue de l’Alaska, Sarah Palin, qui faisait alors partie de l’aile la plus radicale du parti républicain, le Tea Party.
Un candidat traditionnel comme le sénateur John McCain a vu en elle l’opportunité d’unir le parti, en incorporant une femme dans le ticket gagnant, modernisant ainsi les républicains. Son pari a échoué, mais le Tea Party a pu prendre de l’ascendant. Lors des élections au Congrès de 2010, ils ont obtenu des sièges qui leur ont donné la notoriété et la pertinence nécessaires pour faire peser leurs conditions au sein du parti républicain qui est devenu captif des désirs des conservateurs. Si Trump est le résultat d’un mouvement conservateur comme celui mentionné ci-dessus, peut-être sommes-nous face au dernier candidat modéré du parti démocrate, qui commence à être captif de ceux qui exigent toutes sortes de revendications.
En ce sens, nous pouvons anticiper deux questions relatives à l’avenir de la politique américaine : premièrement, les leaders associés à l’agenda traditionnel ont vieilli, en âge et peut-être en idées. Ils ont été formés à la lumière de la guerre froide, menant une transition avec des succès et des échecs dans un monde unipolaire basé sur leur expérience antérieure. Héritiers de l’ordre libéral créé par leurs prédécesseurs, ils l’ont élargi et défendu, mais il n’est pas certain qu’ils puissent diriger cette étape du monde post-libéral. Aujourd’hui, les nouveaux leaders sont en train d’émerger. On ne sait pas combien de ces jeunes leaders seront capturés par l’aile la plus radicale du parti démocrate et combien pourront rester au centre. Ce qui se traduit par des questions concrètes : la logique de l’interventionnisme libéral va-t-elle se poursuivre ? Ou bien vont-ils développer une politique plus proche de la « retenue stratégique », en assumant moins d’engagements dans le monde ?
Si Biden aspire à mettre fins aux divisions existantes, accentuées par Trump, il devra travailler sur le bipartisme.
Le premier point nous amène à la deuxième question. En raison d’une élite plus divisée, avec moins de place pour les positions qui ne polarisent pas, le président n’aura pas une grande marge de manœuvre pour refermer les fissures politiques internes qu’il hérite de l’administration sortante. Trop de frustration et d’incrédulité signifie que le jeu politique intérieur est vu en termes de somme nulle.
Le magazine The Economist, dans une enquête du professeur Adam Bonica, montre qu’à partir des années 1980, le terrain d’entente entre les électeurs s’est rétréci. En 2000, il y avait déjà deux bulles bien établies, ce qui rendait difficile un consensus bipartite sur un programme commun. Cela explique pourquoi tant d’appels à travailler pour des mesures communes de la part des deux partis n’ont abouti à rien. Sans un tel consensus, il est difficile de mettre en œuvre une stratégie de grande envergure.
Biden devra donner la priorité en ressources et en temps à la politique intérieure, en essayant de maintenir un équilibre avec la politique étrangère, qui pose de nombreux défis dans un monde qui regarde les États-Unis mais qui souhaite que leur action internationale soit moindre car il considère l’existence d’une alternative.
L’idée des « Etats-Unis d’abord » ne sera pas mentionnée à voix haute, mais il est clair qu’ils devront travailler pour tenir un programme intérieur, ce qui est plus urgent que de défendre le soi-disant ordre libéral. Richard Haass, président du Council of Foreign Relations, le souligne de façon éloquente dans son livre « Foreign Policy Begins at home » (2013).
Voilà le contexte dans lequel les latino-américains examinent les différentes possibilités pour renouer une relation avec les Etats-Unis. À la question traditionnelle de savoir si l’Amérique latine est l’Amérique latine pour les États-Unis, la réponse, du moins pour cette administration, est relativement claire : ce n’est pas une priorité, mais elle représente une opportunité.
Biden trouve une Amérique latine similaire à celle qui existait lorsqu’il était vice-président d’Obama, sauf que le diagnostic post-pandémique est plus sombre, avec des pays qui ont besoin de plus d’aide étrangère et avec des gouvernements qui vont de l’opposition complète aux États-Unis comme le Venezuela, Cuba et dans une moindre mesure l’Argentine, à des gouvernements désireux de travailler main dans la main avec ce pays, comme le Brésil, le Chili, la Colombie, le Pérou et d’autres.
Officieusement, il est prévu que l’agenda du président sera marqué par des questions importantes au niveau mondial mais secondaires par rapport aux besoins et aux urgences des pays de la région. Ces questions pourraient également générer des frictions avec divers pays de la région.
En ce sens, le commerce, les droits de l’homme, l’environnement et les migrations seront les priorités démocratiques des différentes parties en termes de multilatéralisme. Cependant, le fait qu’il y ait moins de ressources destinées la région rend incertaine la façon dont ces priorités vont évoluer.
Par exemple, le programme sur le changement climatique peut causer des frictions avec des pays comme le Brésil, surtout avec une administration Bolsonaro à qui il reste plus d’un an de mandat et qui a une position souverainiste sur certaines questions. Elle aura des difficultés à coopérer avec les États-Unis sur l’impact environnemental de l’Amazonie.
Le Venezuela est une affaire inachevée pour l’administration sortante, et ce sera un casse-tête pour l’équipe du Département d’État et du Département de la défense. Les décisions de la nouvelle administration vont provoquer des frictions avec le groupe de Lima ou le groupe de Montevideo. Quel degré d’engagement seront-ils prêts à maintenir pour que Maduro quitte le pouvoir et qu’une transition démocratique soit rétablie dans ce pays ?
Juan Guaido, qui occupait le poste de président en charge, n’a pas atteint son objectif de renverser le régime de Maduro. Au contraire, le président vénézuélien s’en est retrouvé renforcé et a reçu des soutiens controversés de la part de tous les concurrents américains : la Chine, la Russie et l’Iran. Dans cette situation, l’Amérique du Sud est moins disposée à engager du capital politique dans la crise vénézuélienne. Il y a aussi un mauvais précédent, l’Europe a cessé de reconnaître Juan Guaido comme président intérimaire.
Christian Paz, dans un article récent publié dans l’Atlantic Monthly, a souligné que la relance des relations avec le monde devrait commencer par l’Amérique latine en raison de l’expérience que Joe Biden a acquise en générant des engagements soutenus et un programme relativement positif pour cette région. En tant que vice-président, il s’est rendu 16 fois en Amérique latine et a établi des relations personnelles avec de nombreux dirigeants. Il connaît la dynamique des pays de la région et il y a une chance que les Sud-Américains réagissent à un leadership américain renouvelé.
Un autre facteur positif, disent ceux qui connaissent sa personnalité, est sa foi catholique, qui lui a permis de développer un lien plus fort avec notre région qu’avec d’autres sur la planète. Si le XXIe siècle est un siècle où les croyances prévalent, les religions apporteront leur contribution à l’ordre ou au désordre international, comme on l’a vu au cours des deux premières décennies.
Un président catholique à la Maison Blanche peut générer des espaces de travail mutuel, grâce à une composante catholique très sensible au Mexique, en Amérique centrale et dans certains pays d’Amérique du Sud. La solidarité et le bon voisinage peuvent être une bonne stratégie pour susciter des engagements avec ses voisins moins développés du sud. Rappelons également que Biden a joué un rôle actif dans l’accord qui a été conclu sous l’administration Obama pour rétablir les relations avec Cuba et qui avait comme médiateur idéal le pape François.
Le moment est mal choisi pour le dénommé « soft power » américain – cette condition qui découle de la combinaison de la culture, des idées, de la politique gouvernementale et de la politique étrangère – qui offre des avantages dans l’administration d’un ordre, puisqu’elle apporte une légitimité.
Le classement mondial du soft power établi par Portland Consulting a classé les États-Unis au 5e rang en 2019, tandis que la Chine était classée au 27e rang. En 2021, les Etats-Unis auront probablement perdu plusieurs places. Comme chacun le reconnaît, les notations d’approbation permettent l’action politique. Selon le Pew Research Center, dans sa dernière enquête sur la façon dont le monde perçoit les États-Unis, par rapport aux deux cas extrêmes qu’ont été les administrations Bush et Trump, le couple Obama-Biden est pondéré avec une forte approbation.
Malgré Trump, les États-Unis conserveront certainement une influence, mais ils dépendront plus que jamais de la quantité de ressources économiques qu’ils pourront verser dans le système international, bien qu’il existe de sérieuses contraintes découlant d’un budget public plus restreint et des principaux besoins de reconstruction post-pandémique.
Washington DC s’inquiète de l’influence que la Chine exerce dans toute l’Amérique latine. Comme dans d’autres parties du monde, la concurrence entre les grandes puissances est en vigueur dans la région, la Chine remplaçant de plus en plus les États-Unis comme principal partenaire commercial des pays de l’hémisphère et avec un discours plus avenant pour la région : commerce, affaires et non-ingérence contre le discours du commerce, des affaires, des réformes, de la corruption et de la sécurité venant de Washington et de ses institutions. La question que se posent les Latino-américains est de savoir quelle sera la position de Biden à cet égard.
Sous l’administration Trump, un programme d’exclusion a été proposé, « c’est soit avec nous, soit avec la Chine ». Elle a ainsi cherché à conditionner les relations des pays de la région en matière technologique. L’argument selon lequel la Chine est un danger, alors que les Latino-américains la perçoivent comme une opportunité, devra être revu et affiné si nous voulons travailler en tant que pairs dans ce domaine. Après tout, Snowden a démontré à maintes reprises comment la NSA a violé la vie privée des dirigeants d’Amérique latine. Les Chinois l’ont peut-être fait aussi, mais nous avons eu la confirmation que les États-Unis l’ont fait, sapant ainsi leur argument sur le caractère « pervers » du régime chinois.
Dans le domaine de la sécurité internationale, le Commandement Sud continue d’attirer l’attention des dirigeants du Congrès sur l’incapacité croissante des États de la région à réduire la violence dans leurs pays, sur la montée du crime organisé transnational, sur la perte croissante de marchés militaires en raison des restrictions souvent imposées aux pays d’Amérique latine en matière de coopération dans le domaine des équipements militaires, et sur la présence croissante d’acteurs extra-régionaux.
Le trafic de drogue, le crime organisé, les catastrophes humanitaires, le Venezuela en tant qu' »État voyou », la présence militaire croissante de la Chine dans la région, comme le souligne Evan Ellis, spécialiste de la National Defense University, domineront l’agenda de l’administration dans ce domaine.
Enfin, l’administration Biden est confrontée à un dilemme supplémentaire. Au cours de la période biennale 2021-2022, l’Amérique latine connaîtra un cycle électoral intensif, à la suite des ravages causés par la pandémie COVID-19. Au total, huit élections présidentielles et onze élections législatives. Tous les pays ayant un poids structurel dans la région seront confrontés à une forme d’approbation électorale. La récession économique, les responsabilités liées à la gestion inefficace des quarantaines, le nombre élevé de décès et la faiblesse actuelle des campagnes de vaccination feront l’objet de tensions et de rivalités. C’est pourquoi, dans une région aussi vulnérable que la nôtre, la diplomatie des vaccins est devenue si intense.
On estime que d’ici 2022, 4 % supplémentaires de latino-américains vivront dans la pauvreté et auront une capacité de récupération lente. C’est l’opportunité pour les mouvements populistes soit de se consolider, s’ils sont déjà au pouvoir, soit d’émerger dans des pays où ils étaient auparavant absents ou minoritaires. Cela pourrait affecter la mise en œuvre d’un programme de coopération avec les États-Unis.
Depuis Washington DC, nous assisterons à un changement de ton dans les relations avec la région et le monde en général. Cela ne signifie pas qu’il sera plus facile pour ceux qui sont en poste de diriger l’administration américaine et d’établir les lignes directrices qui marqueront une administration qui, par la volonté du président lui-même, durera quatre ans.
Le pari de Biden sera alors d’être un moteur de transition qui laisse les États-Unis dans une position durable face à un monde multipolaire et entropique qui sera source d’instabilités multiples pouvant conduire à un conflit qui définira l’histoire de l’humanité au XXIe siècle.