Dans le rapport officiel faisant état des revenus du président russe Vladimir Poutine pour l’année 2019, les rentrées d’argent s’élèvent à environ 110 000 euros par an entre son salaire, sa pension militaire et les intérêts perçus sur ses investissements. Parmi ses investissements immobiliers, on dénombre un appartement de 75 mètres carrés à Saint-Pétersbourg avec un garage de 18 mètres carrés et un autre de 150 mètres carrés à Moscou. À cela s’ajoutent deux voitures Wolga Gaz M21 vintage, coûtant environ 15 000 euros chacune, et un SUV Lada Niva à environ 6 000 euros. Une déclaration d’impôts somme toute assez humble, pour être celle de Vladimir Poutine, mais fausse : Poutine reçoit effectivement une pension annuelle et possède effectivement ces biens, mais nous savons que ce sont des données incomplètes.
Le détail le plus cité par les médias et l’opposition russes pour donner une idée de la fausseté de son humilité est sa collection de montres. Il s’agit d’un détail certes minime, mais révélateur. Poutine a exposé au public sa collection de montres d’une valeur de plusieurs millions d’euros, de la Leman Aqua Lung Grande Date de Blancpain (environ 10 000 euros), à la Patek Philippe Perpetual Calendar (60 000), jusqu’à un t Lange & Söhne Tourbograph (environ 500 000 euros). Il a non seulement porté certaines de ces montres en public, mais il les a aussi utilisées devant les caméras pour témoigner de sa générosité, comme lorsqu’il a offert une Aqua Lung de Blancpain d’une valeur de 10 000 euros à un travailleur de la ville de Toula, ou encore en a offert une autre à un enfant sibérien en août 2009. Ces manifestations de pouvoir personnel sont ypiques de l’autoritarisme, mais elles témoignent évidemment aussi d’une grande richesse.
Dans son célèbre propos de 2012, Boris Nemtsov, l’ancien vice-premier ministre russe qui n’a pas manqué d’être critique envers Vladimir Poutine, disait que « Poutine ne doit pas avoir mangé ou bu pendant six ans pour pouvoir s’offrir une telle collection de montres ». C’était une façon ironique de dire que Poutine est en fait un homme politique très riche, en plus d’être un homme politique corrompu (Nemtsov reçut quatre balles dans le dos dans le centre de Moscou en 2015).
Il est difficile d’estimer la richesse de Poutine : nous n’avons pas de chiffres officiels, et ceux qui sont disponibles sont difficiles à vérifier. Des hypothèses ont néanmoins pu être faites par des personnes bien informées : un rapport de 2012 rédigé par Nemtsov lui-même et d’autres politiciens de l’opposition russe a clairement montré que Poutine est le bénéficiaire final d’une série d’investissements énormes faits par des oligarques et des milliardaires russes. Bill Browder, qui a dirigé l’un des plus grands fonds d’investissement en Russie, Hermitage Capital Management, déclarait au Sénat américain en 2017 que Poutine est l’une des personnes les plus riches du monde : « J’ai estimé qu’il a amassé illégalement 200 milliards de dollars au cours de ses 17 années au pouvoir », a déclaré M. Browder.
Depuis 2016, grâce aux Panama Papers, nous en savons plus sur le mécanisme qui permet aux milliardaires et oligarques russes de transférer une partie de leur fortune à Poutine (il existe un nom pour ces transferts : ce sont des pots-de-vin). Les enquêtes ont permis de reconstituer le fonctionnement ainsi que d’estimer l’étendue de ce réseau de corruption. La même année, l’International Consortium of Investigative Journalism publiait un article faisant figurer les noms des banques et des sociétés offshore permettant de dissimuler les mouvements d’argent. En somme, une grande partie de la richesse de Poutine, y compris des parts importantes du géant d’État Gazprom, est au nom de membres de la famille et de prête-noms du président russe. C’est sur le compte du violoncelliste Roldugin que d’énormes sommes d’argent ont été découvertes, alors l’intéressé ne semblait pas en connaître l’origine.
À ce stade, je voudrais apporter une précision : écrire sur la richesse personnelle d’un homme politique peut apparaître comme un geste populiste, une façon de propager des racontars habilement déguisés en nouvelles. Il n’en est toutefois rien ici : le fait de se pencher sur la richesse de Poutine n’est en aucune façon un prétexte comme un autre pour se mêler de ses affaires, mais plutôt un moyen de comprendre comment fonctionnent la politique et l’économie russes. Cette analyse nous aidera également à démontrer la naïveté des classements officiels sur les personnes les plus riches du monde qui font tant parler d’elles. Au début de l’année 2021, une nouvelle concernant Elon Musk, le PDG de Tesla, a beaucoup circulé : celui-ci était sur le point de devenir l’homme le plus riche du monde (avec 188 milliards de dollars), dépassant ainsi Jeff Bezos, le PDG d’Amazon (184 milliards de dollars). Des centaines d’articles ont été écrits sur le capitalisme, l’inégalité et les grandes accumulations de capital. Tous ces discours nous laissent parfois entendre qu’il s’agit de choses essentiellement occidentales : mais c’est faux. Ces argumentaires se fondent en effet sur des données partielles, puisque c’est dans les États démocratiques que les données sur la richesse personnelle peuvent être trouvées et vérifiées plus facilement. Poutine n’entre dans aucun de ces classements de richesse, mais plusieurs indices fiables nous indiquent qu’ils pourraient tout à fait en faire partie. Selon certains analystes, il serait même l’homme le plus riche du monde.
Le palais de Poutine
Revenons maintenant à la propriété de Poutine. C’est dans une longue enquête publiée sur YouTube par l’équipe d’Alexeï Navalny, tout juste après son arrestation à Moscou, qu’ont été révélés au public les images de l’immense palais qui appartiendrait à Vladimir Poutine. Situé sur la côte Est de la mer Noire, près de la ville de Gelendzhik, sa valeur dépasserait le milliard d’euros. Ce palais est, à ce jour, l’une des preuves les plus solides de la richesse personnelle du dirigeant russe. Le palais, pour son faste et sa taille, a été comparé au château de Versailles, ou plutôt au Palais d’hiver, la résidence d’été des tsars de Russie. Les deux palais partagent de nombreuses similitudes : le palais des Tsars, construit par un architecte italien, Bartolomeo Rastrelli, sur les rives de la Neva, occupe une surface d’environ 60 mille mètres carrés. Le palais de Poutin, conçu par l’Italien Lanfranco Cirillo, se trouve sur les rives de la mer Noire, et occupe environ 18 mille mètres carrés (17 691, pour être précis). Le palais du Kremlin, par exemple, n’en compte que six mille de plus.
Parmi les preuves permettant d’affirmer qu’il ne s’agit pas d’un hôtel, et ce contrairement à ce que rapportent les médias étatiques russes : le fait que la surveillance du bâtiment est gérée par les services secrets russes (avec de véritables checkpoints que l’on peut même visualiser sur Google Maps), ou encore le fait que tout l’espace aérien au-dessus de l’édifice est une zone interdite de survol. Il est impossible d’approcher de la propriété de Poutine par voie de mer : les autorités portuaires demandent aux navigateurs de se tenir au large de la côte près du cap Idokopas, qui est précisément l’endroit où se trouve le palais. Une entreprise d’ostréiculture se serait acquittée d’une certaine somme pour obtenir la gestion exclusive de l’espace marin jusqu’à deux kilomètres de la côte, mais ce n’est qu’une coûteuse excuse pour tenir à distance tous les bateaux, y compris ceux des pêcheurs de la région.
Les informations sur le bâtiment proviennent de personnes bien informées, comme Sergei Kolesnikov, un entrepreneur qui a personnellement participé au financement des travaux de construction, avant de se défiler pour s’installer à Tallinn, en Estonie. Officiellement, la propriété est au nom d’une société appartenant à Nikolai Shamalov, un ami de longue date de Poutine, mais c’est un homme de paille. Tout comme Tatiana Arnoldovna Kuznetsova, qui apparaît souvent dans les registres comme la propriétaire de diverses propriétés de Poutine. Les hommes de paille sont alors récompensés. Selon l’enquête menée par Navalny à Gelendzhik, plusieurs de ces villas de mille mètres carrés donnant sur le front de mer appartiennent désormais aux maîtres d’ouvrages des travaux. L’une d’entre elles appartiendrait à Cirillo, un architecte de Brescia qui, a cependant nié toute implication, dans une interview au journal Repubblica : « personne ne m’a jamais rien donné », s’est-il défendu.
Ces données sont-elles suffisantes pour établir avec certitude que la fortune de Poutine s’élève vraiment à 200 milliards de dollars ? Certainement pas, mais ce sont des indices solides qui nous rapprochent d’une estimation réaliste. Tout comme les documents que divers groupes d’activistes et les médias russes ont rassemblés pour prouver que Vladimir Poutine serait également propriétaire d’au moins quatre yachts : Nataly (d’une valeur d’environ 75 millions de dollars), Graceful (100 millions de dollars), Olympia (35 millions de dollars) et Eclipse (1,2 milliard de dollars et un système de protection qui l’empêche d’être photographié). Deux d’entre eux auraient été directement offerts à Poutine par Roman Abramovich, le célèbre milliardaire russo-israélien qui, entre autres, propriétaire de l’équipe de Chelsea. Autre curiosité : l’architecte Roman Vlasov a conçu une villa futuriste pour le président russe, un projet dont il a ensuite publié quelques photos sur son compte Instagram.
Ces informations sur la richesse de Poutine sont certes utiles s’il l’on veut percer le manque de transparence sur les revenus des dirigeants russes, mais elles nous renseignent aussi sur le fonctionnement du pouvoir politique du pays. Il n’y a pas qu’un patron au sommet de la pyramide, accumulant des richesses. Il existe également un autre type de pouvoir, qui cette fois peut être transmis à d’autres personnes, comme le montre l’exemple de Svetlana Krivonogikh : elle vit à présent à Saint-Pétersbourg, et elle est une riche actionnaire de la Banque de Russie. Mais avant de devenir la maîtresse et la mère cachée de la fille de Poutine, elle était femme de ménage. En 2003, l’année de la naissance d’Elizaveta, sa mère est soudainement devenue propriétaire d’un appartement de 447 m², offert par Kovalchuk et d’autres amis de Poutine de la coopérative Ozero Dacha. Un autre appartement, à 300 mètres de l’Ermitage (197 m²) et un yacht de 40 mètres, sont venus compléter ce don.
Une autre maîtresse de Poutine est également devenue très riche. Il s’agit d’Alina Kabaeva, une gymnaste dont on ne peut pas vraiment parler en Russie, car tout un journal, le Moskovsky Korrespondent, a dû mettre la clé sous la porte après la publication d’un article sur la relation entre les deux amants. Aujourd’hui, elle occupe le poste de media manager chez Hmr, et elle à la tête d’un conseil d’administration qui comprend des chaînes de télévision et des journaux, pour un salaire de 8,5 millions d’euros par an (en 2018). Ces dépenses n’affectent pas seulement l’économie : la table basse de la cave de Poutine d’une valeur de 48 mille euros et signée Brenta Imperial Phenix, nous importerait peu, n’était aussi question de la compétitivité et du bon fonctionnement des secteurs stratégiques d’un État comme la Russie.