Sommet Grand Continent

Vers une nouvelle monnaie ? Avec Eichengreen, Kazāks, Knot, Lalucq, Rey et Tolosa

En arsenalisant leur devise avec l'offensive des stablecoins, les États-Unis n’attaquent pas uniquement l’euro — ils s'en prennent à toutes les autres monnaies.

L’Union n'a plus le choix : elle doit apprendre à se passer du dollar.

Pour élaborer une stratégie, au sommet Grand Continent 2025, nous interrogeons six voix au cœur du système monétaire international.

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Le dollar a toujours été la monnaie de prédilection pour les flux financiers liés au commerce. Aujourd’hui, de nombreux pays cherchent cependant à échapper à leur dépendance à l’égard du dollar. Doit-on dire que son rôle hégémonique est maintenant terminé ?

Hélène Rey La prédominance du dollar n’a pas pris fin : celui-ci est toujours un point de passage obligé.

Cette importance du dollar touche de nombreux domaines ; d’abord, il est la principale devise des réserves des banques centrales.

Pour donner quelques chiffres, les réserves des banques centrales sont composées à environ 60 % de dollars. Vient ensuite l’euro qui compte pour 20 %, puis les autres devises — le yen, la livre sterling, le renminbi — qui sont loin derrière.

Le dollar est aussi important à d’autres titres, comme celui de la facturation des transactions : on retrouve ici les mêmes proportions que dans le cas des banques centrales. Dans le domaine des émissions d’obligations internationales, par exemple, le dollar domine à nouveau, mais l’euro arrive loin derrière en deuxième position. 

On retrouve enfin le dollar dans les liquidités de divers marchés : dans certains, comme le marché des changes, il domine aussi dans les mêmes proportions ; il est important et stratégique pour les systèmes de paiement.

Le dollar est extrêmement dominant et ce, à divers égards : nous en sommes très dépendants, dans le monde mais aussi en Europe. Tous les moyens de paiement que nous utilisons, qu’il s’agisse de la carte Visa, MasterCard, PayPal, etc., sont détenus par des intérêts américains.

Le dollar reste donc très important ; il l’est au moins depuis 1944.

Cette hégémonie ne s’est pas terminée en 1973 avec la fin de Bretton Woods ; cependant nous parlons de nouveau de son rôle aujourd’hui, car nous avons récemment constaté que cette domination a été largement utilisée comme une arme par l’administration américaine de différentes manières ; de même, nous avons observé un certain nombre de politiques qui n’étaient pas conformes au cadre multilatéral qui soutient le dollar depuis 1944.

Voit-on cependant des signes qui trahiraient son affaiblissement ?

Nous avons assisté à des attaques assez importantes contre l’intégrité d’une des institutions qui soutiennent le dollar : la Réserve fédérale américaine.

Je pense qu’en raison des développements actuels et du désir qu’ont certaines régions du monde de développer des systèmes de paiement alternatifs, par exemple pour contourner les sanctions — mais aussi en raison d’une révolution technologique — un changement peut se faire dans le domaine de la finance internationale. 

Un symptôme de cela peut se voir du côté des investissements : généralement, lorsqu’il y a des pics d’incertitude et ce que nous appelons des chocs mondiaux sur les marchés internationaux, le dollar est une valeur refuge : le taux de change du dollar s’apprécie et, généralement, le prix des bons du Trésor américain augmente.

Un tel enchaînement de faits s’est produit lors de tous les chocs majeurs — la crise financière mondiale, le choc du Covid ou l’invasion de l’Ukraine.

Pourtant, lors du « Jour de la libération », c’est un mouvement inverse qui s’est produit : la valeur du dollar et celles des autres devises ont fluctué en des sens opposés, d’une façon corrélée.

C’était là une première : elle indiquait clairement une réévaluation, par la communauté internationale des investisseurs — de la probabilité que les institutions américaines soient aussi solides que nous le pensions.

Cette communauté a aussi réévalué le risque lié au dollar : les investisseurs ont couvert leur exposition à celui-ci.

Il faut le rappeler : l’euro est une monnaie régionale, et non une monnaie mondiale.

Barry Eichengreen

Dans la zone euro, 60 % de nos paiements internes sont effectués par des entreprises américaines ; la plupart de nos importations sont libellées en dollars, de même que la moitié de nos exportations. Devrions-nous nous en soucier ?

Aurore Lalucq Le dollar ne sera pas détrôné du jour au lendemain.

Aujourd’hui, du côté européen, nous sommes en train de découvrir l’ampleur de notre dépendance vis-à-vis des infrastructures de paiement américaines.

Par exemple, à la Cour pénale internationale, le juge Nicolas Guillou vient de se faire bloquer tous ses accès à celles-ci — ainsi qu’aux produits américains accessibles par Amazon, Airbnb, Mastercard, Visa, etc. Il lui est impossible de faire quoi que ce soit, parce qu’il a été mis sous sanction américaine.

Cet exemple révèle à quel point nous sommes devenus dépendants ; il devrait nous mettre en état d’alerte. Nous devons créer ces infrastructures de paiement alternatif. La construction de ce système a cependant pris du temps du côté du secteur privé, et ce bien qu’il faille qu’il soit rapidement opérationnel. 

Il conviendra aussi de défendre l’euro. 

L’euro n’est pas une option : c’est une obligation. 

Aujourd’hui, l’euro est l’institution politique qui décrit et illustre au mieux la force de l’Europe et sa souveraineté.

L’euro est bien une institution politique : la monnaie n’est pas qu’un moyen de paiement.

Notre meilleur moyen de protection est de faire exactement l’inverse de Donald Trump : nous devons promouvoir l’euro digital pour maintenir cet équilibre extrêmement sensible entre monnaie publique et monnaie commerciale — afin de permettre aux gens de payer avec leurs propres monnaies dans un monde tout à fait digital.

C’est là une chose essentielle. Quiconque va contre l’euro digital aujourd’hui va contre l’euro et contre l’Union européenne. 

Aujourd’hui, au Parlement européen, l’extrême droite s’oppose à l’euro digital, tout en étant favorable aux stablecoins. À mes yeux, ceux-ci ne sont guère qu’un gadget — ils ne font que nous détourner de l’essentiel : disposer d’infrastructures de paiement indépendantes et protéger notre monnaie.

À certains points de vue, il fallait être fou pour créer l’euro ; de même pour créer cette déclinaison digitale dont certains pensent qu’elle précipiterait la catastrophe. 

Le dollar est très puissant et le sera toujours. Il est cependant difficile de comprendre l’approche macroéconomique de la Maison-Blanche : celle-ci veut à la fois un dollar faible et une redollarisation du monde entier par l’intermédiaire des stablecoins.

Cette approche est aussi éminemment idéologique : il ne s’agit pas d’attaquer uniquement l’euro, mais l’institution même de la monnaie, pour revenir à une période de liberté bancaire telle que les États-Unis en ont connu au XIXe siècle, où chacun faisait sa propre monnaie — avec les conséquences que l’on sait.

Les États-Unis attaquent donc une telle institution, sur leur territoire mais aussi en Europe, par l’intermédiaire des cryptomonnaies et des stablecoins.

Étant donné les problèmes présents, devons-nous donner à l’euro un rôle beaucoup plus international — pour en faire usage dans les transactions, les échanges commerciaux, et en disposer dans nos réserves en plus grandes quantités ? Y a-t-il d’autres bénéfices à en tirer que l’indépendance ?

Mārtiņš Kazāks Renforcer le rôle international de l’euro nous serait bénéfique pour deux raisons : un tel rôle est important en tant qu’outil stratégique, mais il est également un corollaire de ce dont nous avons de toute façon besoin pour renforcer nos économies.

En ce qui concerne l’outil stratégique, deux éléments sont à prendre en compte, l’un interne et l’autre externe.

Sur le plan interne, l’euro est une grande réussite. Plus de 80 % de la population de la zone euro soutient cette monnaie ; le soutien net est d’environ 70 %. C’est là le chiffre le plus élevé que nous ayons connu depuis l’introduction de l’euro.

De tels chiffres signifient que notre société apprécie l’euro et que nous travaillons dans son intérêt.

Jusqu’ici, tout va bien ; malheureusement, nous ne pouvons pas garantir que cela continuera.

Nous devons évoluer avec notre temps et tenir compte des progrès technologiques : les gens utilisent ce qui est pratique, facile et aussi peu cher que possible. Si nous ne progressons pas, nous risquons de perdre nos positions avantageuses, y compris au niveau interne.

La solidité de l’euro au niveau local est donc la base de sa solidité en tant qu’instrument au niveau mondial.

Quant aux avantages externes, si l’euro est une monnaie internationale beaucoup plus utilisée à l’extérieur, tant pour les emprunts que pour les réserves des banques centrales, etc., les coûts de financement de nos gouvernements, nos entreprises et nos ménages s’en trouvent réduits. Nous bénéficierions ainsi d’un privilège exorbitant et serions moins exposés aux décisions des autres banques centrales.

Si nous parvenions à une telle situation, nous serions un refuge sûr en temps de crise : la stabilité de notre système financier s’en trouverait renforcée.

De nouvelles folies venant de Washington D.C. pourraient bien provoquer une fuite loin du dollar ; vers quoi cependant ? On ne dispose pas de grand-chose d’autre.

Barry Eichengreen

Bien sûr, nous sommes un peu comme les capitaines d’un grand navire qui sait résister aux tempêtes : aussi solide soit-il, il faut le construire. Ce ne peut être fait qu’à grands frais.

Pour que l’euro soit fort au niveau international, il nous faut aussi des infrastructures solides. Ceci nous amène à d’autres sujets : pour qu’il soit puissant, l’Europe doit disposer d’une politique militaire et d’une politique étrangère.

Ce second point est comme une conséquence du premier : pour en remplir les conditions, on ne peut rester les bras croisés ; en d’autres termes, pour que l’euro soit soudainement beaucoup mieux accepté à l’échelle mondiale, nous devons disposer d’une économie forte et en croissance qui le soutienne ainsi que de marchés de capitaux beaucoup plus développés qui permettent d’investir en Europe. 

Question monétaire mise à part, ce sont là des choses dont l’économie européenne a de toute façon besoin : il suffit de lire le rapport Draghi. Ces éléments pourraient constituer les fondations sur lesquelles nous pourrions faire en sorte que l’euro soit plus accepté au niveau mondial.

Il faut aussi compter avec le rôle du temps. Dans les réserves des banques centrales, la part de l’euro est d’environ 20 % supérieure à ce qu’elle était lors du lancement de la devise. Elle a grimpé à environ 22, 24 % des réserves, pour revenir à un niveau stable de 20 %.

Compte tenu de l’incertitude autour du dollar au début de cette année, si nous nous organisons, nous pourrions avoir une occasion de renforcer notre rôle ; à cette fin, cependant nous avons besoin d’infrastructures et de marchés financiers.

Au début de l’été, nous avons constaté que les flux financiers se tournaient davantage vers l’Europe ; ce phénomène a cependant pris fin car il n’y avait nulle part où investir, et nos propres flux nets étaient tournés vers l’extérieur du continent. 

Nous ne pouvons pas nous occuper de la défense ni répondre à tous les besoins technologiques avec le seul financement du secteur public. Nous avons besoin du secteur privé : la seule façon de le débloquer a été indiquée dans le rapport Draghi.

Un rôle plus international de l’euro offrirait donc un refuge sûr en temps de crise. S’agirait-il de fournir des liquidités à l’échelle mondiale en temps de crise, comme le fait la Réserve fédérale aux États-Unis ?

Oui, c’est bien cela : c’est le coût à payer pour en récolter des bénéfices.

Pour jouir des avantages d’un rôle plus international, l’Europe est-elle aussi prête à en assumer le coût et les obligations ?

Je ne peux pas parler au nom de la BCE ; cependant, par le passé, en période de crise financière, celle-ci a déjà fourni des lignes de swap.

Les autorités d’une banque centrale peuvent bien souhaiter beaucoup de choses — néanmoins, tant qu’il n’y a pas d’économie ni d’institutions, alors ce ne sont que des vœux pieux. Nous devons donc avancer tous ensemble. 

L’euro a été extrêmement bénéfique pour l’Europe ; cependant, nous n’avons toujours pas d’architecture financière complète sur le continent, ni d’union bancaire pleinement opérationnelle ; nous n’avons pas réalisé l’union de l’épargne et des investissements.

De même, nous avons essayé l’union des marchés de capitaux, sans succès — nous l’avons donc renommée, sans que cela fonctionne davantage.

Des tâches laborieuses doivent être accomplies, étape par étape, pour soutenir notre rôle financier ; dans certains cas, nous dépassons peut-être déjà nos capacités.

Nous avons donc besoin que l’économie, l’environnement politique et institutionnel nous soutiennent bien plus fortement ; nous pourrons alors faire un pas de plus en avant.

Si nous convenons que l’euro doit jouer un plus grand rôle dans le monde, quelles mesures concrètes devons-nous prendre pour y parvenir ?

Klaas Knot Un certain consensus s’est fait sur les critères essentiels à remplir pour qu’une monnaie joue un rôle sur la scène internationale.

Nous devons partir du constat que l’Europe reste un pilier fiable d’un ordre international fondé sur des règles : c’est là une très grande force. Pour lancer une monnaie internationale, il est important d’inspirer confiance : ses utilisateurs veulent s’assurer d’être juridiquement protégés, que les droits de propriété puissent être appliqués, etc.

C’est là un atout dont dispose l’Europe.

Deuxièmement, pour qu’une monnaie joue un tel rôle, elle doit être appuyée par une banque centrale qui s’engage en faveur de la stabilité des prix et de la stabilité financière.

Bien sûr, il y aura toujours des discussions sur la politique monétaire et la réglementation financière — cependant, en Europe, personne ne devrait douter du fait que la BCE est pleinement engagée en faveur de ces deux objectifs.

D’autres domaines soulèvent des questions difficiles. En fin de compte, la force extérieure est toujours le reflet de votre cohésion interne et de votre force interne ; or, si l’on considère le marché intérieur européen, pour une grande partie de l’activité économique dans la zone euro, nous n’avons pour les services qu’un marché intérieur théorique.

Le FMI a calculé 1 que les différentes conditions que les États membres imposent pour l’échange de leurs produits équivalent à des droits d’importation trois fois supérieurs à ceux qui seraient appliqués, par exemple, entre États des États-Unis — où il existe également quelques barrières à la circulation des biens et des services.

Ces barrières sont également estimées bien plus hautes que les droits de douane que Donald Trump impose aux biens et services européens ; il s’agit là de quelque chose que nous nous infligeons à nous-mêmes — une sorte de fragmentation.

Pour les États-Unis, les stablecoins sont un moyen fantastique d’ouvrir un marché à travers le monde pour les bons du Trésor américain.

Mārtiņš Kazāks

J’ai été gouverneur de la Banque centrale néerlandaise de 2011 à 2025 : il me serait tentant de répondre, d’un point de vue officiel, que l’union bancaire européenne est plus forte aujourd’hui qu’en 2011. En effet, aujourd’hui, nous pouvons compter sur le Mécanisme de surveillance unique, le Conseil de résolution unique, etc.

Ces outils et institutions ont-ils cependant produit les effets voulus ?

À regarder vraiment ce qui se passe dans le secteur bancaire, on retire une impression différente.

En 2011, le montant des actifs transfrontaliers dans la zone euro contrôlés par une banque dont le siège social se trouve dans un autre État membre était de quatre mille milliards ; aujourd’hui, il est de deux mille cinq cents milliards.

Nous avons donc moins d’intégration bancaire aujourd’hui qu’en 2011 ; ce n’est pas une bonne chose.

Enfin, l’union de l’épargne et de l’investissement est extrêmement importante. Je pense que nous devons vraiment faire preuve de beaucoup plus d’ambition dans ce domaine.

Il ne peut y avoir d’union des marchés de capitaux sans capitalistes. Je pense donc que nous devrions nous efforcer de stimuler massivement les systèmes d’épargne-retraite par capitalisation, de manière à ce que cette épargne puisse également être canalisée vers le marché des actions. L’inscription automatique devrait être la solution ; heureusement, la Commission a également présenté des propositions dans ce sens.

En ce qui concerne le droit de l’insolvabilité, je ne pense pas qu’il soit très judicieux d’essayer d’harmoniser les vingt-sept règles existantes ; nous ne pourrions y parvenir sans créer une vingt-huitième règle ou un vingt-huitième régime. 

J’aimerais voir un peu plus d’ambition. Il revient probablement à la Commission de présenter des propositions. Pourquoi ne dispose-t-on pas d’un calendrier concret avec des étapes intermédiaires pour réussir ?

Ensuite, il nous faut bien sûr une supervision centralisée avec l’Autorité européenne des marchés financiers. Je pense que certaines mesures dans ce sens ont été prises. 

Il nous faut enfin nous attaquer à la question de la dette commune.

Alors que la liquidité quotidienne sur le marché des obligations du Trésor américain à 10 ans est d’environ 900 milliards, celle des obligations allemandes est de 40 milliards. Donc, si vous voulez être une monnaie qui permet de couvrir très rapidement vos risques en entrant et en sortant des produits dérivés, etc., vous devez également trouver un moyen de créer un pool plus important d’actifs sûrs.

C’est là un débat très controversé, qui n’est pas populaire dans des pays comme le mien ; nous devons cependant trouver des moyens d’augmenter très progressivement l’offre d’actifs sûrs.

Nous devrions prendre de telles mesures pour nous-mêmes — mais elles contribueraient également à renforcer le rôle international de l’euro.

Compte tenu de l’expérience de l’union bancaire et du temps nécessaire pour mener à bien les réformes structurelles en Europe — on peut songer au cas des réformes des retraites — il semble que, au cours des cinq prochaines années, nous n’allons pas renforcer l’union des capitaux en Europe, bien qu’elle serait économiquement pertinente. Faut-il l’abandonner pour mettre en œuvre d’autres mesures, ou travailler sur plusieurs fronts ?

L’union des capitaux est difficile à mettre en œuvre, mais ce n’est pas une raison pour ne pas la réaliser.

Nous savons qu’il existe une inertie importante en ce domaine. Le changement du rôle international d’une monnaie est un processus très lent ; si vous disposez déjà dans le monde d’une lingua franca, il est difficile d’en changer : tout le monde s’en sert.

ll est évident que nous devrons vivre avec les structures dont nous disposons. Cela ne signifie pas que nous ne devrions pas, en parallèle, travailler à l’amélioration de ces structures. Il serait cependant naïf, en effet, de penser que cette solution pourrait être mise en œuvre dans les cinq prochaines années.

Si l’on s’accorde à dire que le dollar perd de son importance, comment hiérarchiser les causes de ce déclin ? La politique d’arsenalisation menée par les États-Unis est-elle vraiment à l’origine de ce recul ?

Barry EichengreenJ’ai une certaine expertise sur ces questions, ayant écrit un livre intitulé Exorbitant Privilege : the Rise and Fall of the Dollar 2 en 2010.

Je pense que nous assisterons un jour à la fin de la domination du dollar ; celle-ci ne s’est pas encore produite, mais elle arrivera un jour.

Je ne pense pas que les sanctions financières américaines, ce qu’on appelle l’« arsenalisation du dollar » ou le « Jour de la libération », constituent le genre de tournant qui compromettra fatalement le rôle mondial du dollar. 

Le statut de monnaie mondiale du dollar repose sur deux piliers.

Le premier est l’État de droit, la séparation des pouvoirs et le respect de l’indépendance de la banque centrale — présupposés qui, aujourd’hui, sont remis en question.

L’autre pilier est constitué par les alliances géopolitiques des États-Unis. Les banques centrales, les gouvernements et les banques commerciales détiennent et utilisent les devises de leurs partenaires d’alliance parce que ceux-ci sont des gestionnaires fiables de leurs réserves, et parce que l’utilisation de leurs devises est une preuve de bonne foi envers ces partenaires.

La fragilisation de ces piliers se traduira par un affaiblissement du rôle du dollar. Il est clair pour moi que le Jour de la libération n’a pas été un tournant, car la corrélation traditionnelle entre le taux de change du dollar et l’indice VIX, qui mesure la volatilité des marchés boursiers, s’est réaffirmée en l’espace de quelques mois.

Je pense cependant que d’autres facteurs, traditionnellement plus lents, ont aujourd’hui une action de plus en plus rapide : on se demande désormais si, aux États-Unis, l’État de droit, la séparation des pouvoirs et l’indépendance de la Réserve fédérale américaine ne seraient pas remis en question.

Alors que la géopolitique fait peser une nouvelle menace sur les flux de capitaux mondiaux, la technologie donne l’illusion d’un avenir meilleur pour le système monétaire actuel.

Guillermo Tolosa

Lorsque J.D. Vance prononce à Munich un discours provocateur devant le Conseil de sécurité, il accélère ce qui était jusqu’alors un mouvement très lent d’éloignement du dollar ; je m’attends à ce que cette accélération s’intensifie encore à l’avenir.

Étant donné ce recul du dollar, l’euro pourrait-il prendre sa place ?

Je ne pense pas que l’euro ou toute autre monnaie soit prêt à prendre la place laissée vacante par les États-Unis et le dollar.

D’après toutes les mesures numériques objectives, l’euro, depuis sa création en 1999 ou 2001, n’a fait aucun progrès pour devenir une monnaie mondiale plus importante.

Certes, l’euro est important pour les paiements au sein de la zone euro et dans le voisinage immédiat de l’Europe, à l’est et au sud — mais il ne l’est pas à l’échelle mondiale. Au contraire, le dollar représente toujours 90 % de toutes les transactions sur le marché des changes.

Du côté de la Chine, celle-ci a mené une campagne pour renforcer le rôle du renminbi, mais l’internationalisation de celui-ci s’est pourtant interrompue.

D’après ce que je peux voir, cette internationalisation est en effet au point mort : la part du renminbi dans les réserves mondiales est en baisse depuis deux ans, et les paiements via les chambres de compensation occidentales et le China International Payments System stagnent. Il y a de bonnes raisons à cela, comme le ralentissement de la croissance chinoise ou les questions que l’on se pose sur la gouvernance de la Chine et ses problèmes financiers.

Rien de tout ceci ne garantit que le dollar restera une monnaie mondiale de premier ordre. De nouvelles folies venant de Washington D.C. pourraient bien provoquer une fuite loin du dollar ; vers quoi cependant ? On ne dispose pas de grand-chose d’autre.

Cette situation trahit à mon avis une pénurie de liquidités mondiales, où il n’y a pas suffisamment d’actifs sûrs et liquides pour soutenir le commerce transfrontalier de marchandises et les transactions financières tels que nous les connaissons.

C’est un scénario effrayant.

Pourquoi cette fragilisation du dollar doit-elle nous inquiéter ?

Guillermo TolosaJe donnerai un exemple à partir de mon expérience de l’Amérique latine.

En Amérique latine, nous dépendons du dollar à tous les niveaux : au niveau du gouvernement, avec les réserves internationales, mais aussi au niveau des entreprises et des ménages, qui épargnent massivement et sont endettés en dollars.

Cette dépendance a de bonnes raisons d’être : le dollar est en effet un moyen pour nous d’accéder aux marchés de capitaux les plus liquides au monde et à la plus large gamme d’actifs possibles dans lesquels investir. En faisant usage du dollar, nous pouvons aussi éliminer les frictions.

Notre regard sur le dollar est cependant en train de changer depuis mars 2025 : si désormais, l’euro constitue 20 % des réserves à l’échelle mondiale, ce nombre a aussi évolué de notre initiative.

Au cours des six derniers mois, à la Banque centrale de l’Uruguay, nous avons augmenté les réserves en euros de 3 % de notre portefeuille à 10 % ; nous réévaluons rapidement l’optimalité de sa composition monétaire et nous envisageons également d’autres actifs — comme toutes les banques centrales qui ont acheté davantage d’or. Je pense cependant que celui-ci est un peu surévalué.

Il existe actuellement une opportunité considérable pour l’euro de renforcer son rôle de monnaie de réserve mondiale. En fin de compte, l’incertitude macroéconomique aux États-Unis, de même que d’autres facteurs, ont déclenché des discussions qui auraient dû avoir lieu beaucoup plus tôt.

L’Europe joue un rôle important dans l’économie de l’Amérique latine : toutes deux entretiennent des échanges commerciaux importants.

L’Europe représente 15 à 20 % des exportations des pays d’Amérique latine. Cependant, la Chine reste la destination principale de leurs marchandises : de même, les États-Unis sont la principale destination de nos exportations de services. 

Ces faits considérés, l’Europe est toutefois la principale source d’investissements directs étrangers dans nos pays : à l’échelle mondiale, elle représente 40 % de l’ensemble des stocks d’IDE et est un acteur majeur en matière de flux de capitaux propres.

Ces liens montrent que l’euro devrait jouer un rôle plus important, tant en raison des balances commerciales que des balances de capitaux de notre économie.

Que peut offrir l’euro que le dollar n’a pas ?

Comme cela a été mentionné, l’euro joue un rôle de couverture plus important que par le passé par rapport au dollar américain : dans le passé, chaque fois que nous constations des pics de volatilité sur les marchés avancés mondiaux, nous considérions le dollar comme la monnaie qui offrait une couverture contre ces pics.

En 2025, le rôle principal du dollar en tant que mécanisme d’assurance a été atténué et l’euro a fourni une meilleure couverture. Pour les gestionnaires de réserves internationales, il s’agit bien sûr d’un point fondamental.

Nous devons également tenir compte du fait qu’au cours de l’année dernière, nos taux de change bilatéraux en Amérique latine par rapport au dollar — la variable qui nous obsède tous — sont devenus davantage liés à la volatilité de la politique américaine qu’à celle de nos propres marchés émergents.

C’est un renversement : nos propres cadres politiques sont devenus plus prévisibles et nous sommes moins source de volatilité des marchés financiers que les marchés avancés.

Il y a lieu d’être sceptique quant aux stablecoins ; ceux-ci contribuent à une fragmentation de la monnaie.

Hélène Rey

Compte tenu de ce fait, nous devons réévaluer s’il est judicieux de continuer à utiliser autant le dollar.

Le dollar provoque des fluctuations massives de l’activité économique : chaque fois qu’il se déprécie, la dette en dollars des gouvernements et des entreprises devient plus facile à rembourser ; de même, les revenus de nos exportateurs augmentent lorsqu’ils sont mesurés en monnaie locale.

La dépréciation du dollar stimule donc notre activité économique, tout comme son appréciation la ralentit. C’est là une source externe de volatilité macroéconomique dont nous devrions nous passer.

Il importe de repenser notre approche en tenant compte du fait que le dollar restera bien sûr la principale devise pendant longtemps, et qu’il joue un rôle absolument fondamental dans notre économie.

Est-il possible aux nouvelles technologies de remettre en cause la domination financière de certains pays ? Quelle est la direction prise par les monnaies numériques ?

Hélène Rey C’est là l’un des sujets les plus brûlants pour ce qui touche au système monétaire international.

Ces derniers mois, nous avons assisté à une initiative massive de la part du Trésor américain pour faire des stablecoins un outil d’internationalisation du dollar. L’un des objectifs explicites était de financer le Trésor.

Le fonctionnement des stablecoins indexés au dollar est le suivant : un stablecoin est un objet numérique dont on jure qu’il vaut un dollar. Pour être un peu crédible, ceux qui les émettent ont dans leur bilan des actifs liquides — ou, du moins, ils sont censés en avoir.

Or, ces actifs liquides sont principalement des bons du Trésor américain. Si donc les émetteurs de stablecoins parviennent à augmenter d’une manière ou d’une autre la demande mondiale de stablecoins en dollars, ils augmentent en conséquence la demande de bons du Trésor américain.

L’avantage de cette manœuvre est qu’elle constitue un outil supplémentaire dans la panoplie des instruments financiers en dollars. L’unité de compte reste en effet le dollar, ce qui est très important, par exemple pour le marché des matières premières du commerce international.

Les stablecoins sont donc un moyen d’élargir l’arsenal du dollar dans le système monétaire international. En conséquence, ils posent un certain nombre de problèmes.

Supposons que je suis l’entreprise Tether et que je vous donne un stablecoin ; je jure qu’il vaut un dollar. Suis-je plus crédible que Circle, par exemple, ou que n’importe qui d’autre ? Sommes-nous tous aussi crédibles, ou certains d’entre nous le sont-ils davantage ?

La question est importante ; récemment, des rapports ont été publiés sur les actifs que possède Tether dans son bilan. Il n’y a pas là seulement des bons du Trésor américain très liquides, mais aussi des bitcoins et de l’or.

Un doute subsiste donc quant à la capacité de pouvoir échanger un stablecoin contre un dollar ; or, dans un tel système, si de tels doutes persistent et qu’aucun prêteur de dernier recours n’existe, l’incertitude peut créer un phénomène de ruée.

Il y a donc lieu d’être sceptique quant aux stablecoins ; ils contribuent à une fragmentation de la monnaie.

Ce n’est cependant pas le seul problème lié à leur utilisation.

Aujourd’hui, les stablecoins en dollars entrent dans l’écosystème cryptographique, pour en sortir et rejoindre le système financier traditionnel ; de même, ils sont impliqués dans des transactions transfrontalières, qui peuvent être légitimes — par exemple, pour réduire les frais de transfert d’argent — mais parfois motivées par le désir d’échapper à toutes sortes de sanctions, d’éviter la réglementation ou de réaliser des transactions clairement illégales.

Les stablecoins peuvent donc être liés à des activités criminelles. L’une des grandes questions qui se posent à l’Europe est donc la suivante : cette poussée du dollar américain constitue-t-elle une menace sérieuse en termes de transactions illégales — par exemple d’évasion fiscale ? Est-ce une arme que l’on est en train de concevoir contre nous ?

La question est importante en termes de perte de recettes fiscales — mais pas seulement. Elle touche également à la stabilité financière : les stablecoins en dollars constituent-ils une menace importante pour les paiements en Europe ? 

Si menace il y a, comment y répondre ?

Il existe plusieurs possibilités quant à ce que l’Europe peut faire.

La grande différence entre l’Europe et les États-Unis est que ces derniers ont interdit toute monnaie numérique de banque centrale sur leur territoire ; en Europe, ce n’est pas le cas, et la BCE travaille à ce sujet

Nous pouvons donc imaginer différents types d’écosystèmes en Europe qui ne sont pas nécessairement basés sur des stablecoins en dollars. Nous pourrions envisager des dépôts tokenisés dans un système réglementé, qui pourraient être utiles pour les multinationales et même être négociés sur des plateformes avec d’autres actifs tokenisés.

Il est ainsi possible d’imaginer un écosystème financier entièrement différent, qui serait numérique, mais d’une certaine manière plus performant que les stablecoins en dollars, car lié à la liquidité des monnaies numériques de banque centrale. Ce système serait plus stable et mieux réglementé que celui des États-Unis.

S’il existe également un cas légitime de transactions transfrontalières pour les transferts de fonds ou autres, nous pourrions également nous demander s’il ne faut pas envisager des stablecoins en euros — à titre d’outil supplémentaire.

Il existe actuellement une opportunité considérable pour l’euro de renforcer son rôle de monnaie de réserve mondiale.

Guillermo Tolosa

Je pense que l’Europe doit réfléchir de manière stratégique à ces questions et se pencher sérieusement sur la technologie sous-jacente. Nous devons également faire preuve d’une grande perspicacité dans ce domaine, car une grande partie de ce qui sera utilisé dépendra de la qualité de ces stablecoins — de leur sécurité, de l’intégrité des données et de la résilience face aux cyberattaques et au piratage.

L’Europe possède de nombreux talents en cryptologie : nous pourrions peut-être nous préparer pour savoir être résilients face au piratage, une fois que l’informatique quantique sera devenue une réalité.

Aujourd’hui, presque tous les systèmes existants sont piratables : nous devons donc faire un bond en avant.

L’euro numérique est-il donc la réponse européenne aux stablecoins ?

Aurore Lalucq Les stablecoins sont une attaque contre l’idée même d’institution monétaire ; ils privatisent et fragmentent le monde monétaire.

En interdisant le dollar numérique — ce fut l’une de ses premières décisions — Trump a envoyé un signal fort.

En retour, l’Europe défend sa monnaie en tant qu’institution politique — parce que nous savons quel rôle celle-ci a joué dans la construction européenne.

Aujourd’hui, malheureusement, peu de gens font le rapprochement entre stablecoins et bons du Trésor américains. Les Américains exercent de lourdes pressions pour que soit modifié le règlement européen sur les marchés de cryptomonnaies (MiCA).

C’est une bonne chose que la Banque centrale européenne soit ferme : si nous acceptons la fongibilité complète et un amendement au MiCA, nous nous retrouverions dans une situation très délicate : aujourd’hui, le marché des cryptomonnaies est largement mené par les Américains.

Il est illusoire de penser qu’en leur donnant la fongibilité complète, nous gagnerions un moyen d’action. Quelques acteurs en Europe pensent qu’ils vont pouvoir se faire un peu d’argent à court terme ; il faut cependant se méfier, car c’est jouer là avec quelque chose d’extrêmement dangereux.

Nous devons donc tout d’abord développer l’euro digital, mais aussi respecter strictement le MiCA. Nous ne pouvons céder sur la fongibilité complète.

Par ailleurs, il nous faut créer notre indépendance.

On oublie souvent que le rapport Draghi parle essentiellement d’investissement, bien plus que de simplification et de titrisation. Or, ce dont nous manquons aujourd’hui en Europe, c’est d’un investissement productif.

La finance est une histoire de tuyauterie : ses liquidités doivent bien se déverser quelque part. Faute d’avoir des choses attrayantes à financer, nous ne pourrons résoudre nos problèmes. 

Il nous faut donc réussir à finaliser l’union bancaire. Nous nous sommes dotés du cadre CMDI 3 et c’est une bonne chose : la France a été intransigeante à la Commission des affaires économiques et monétaires.

Il nous faudra finaliser l’union bancaire, qui est essentielle ; disposer d’une garantie des dépôts nous fera gagner énormément d’argent.

Nous sommes trop lents à construire la Saving Investment Union, dont j’ai la charge en tant que présidente de la Commission des affaires économiques et monétaires. Que la Commission européenne délivre un paquet sur la supervision et les infrastructures de marché en un an et demi, c’est là une durée trop longue.

Il faut aller plus vite et être plus ambitieux. Ce n’est pas avec des mesures comme la titrisation que nous réaliserons l’union des marchés de capitaux.

Ne peut-on envisager une politique qui tirerait aussi profit des stablecoins ?

Klaas Knot Mon approche est légèrement différente : il existe une complémentarité entre l’euro numérique d’une part et les stablecoins/dépôts tokenisés d’autre part.

Historiquement, notre système de paiement et monétaire a toujours été une combinaison de monnaie publique et de monnaie privée. Dans le monde analogique, l’argent liquide était la monnaie publique, une créance directe d’un citoyen sur une entité souveraine, la banque centrale ; les dépôts bancaires, eux, fonctionnaient comme monnaie privée, où la créance était sur une entité privée et de caractère indirect, la banque commerciale ayant alors accès à la banque centrale.

Dans le monde numérique, la banque centrale et la monnaie numérique reprennent simplement le rôle de l’argent liquide, et les dépôts tokenisés en stablecoins reprennent celui des dépôts analogiques que nous avons tous. 

Je suis cependant quelque peu perplexe face à l’attrait que rencontrent les stablecoins par rapport aux dépôts tokenisés. À première vue, je pense que les dépôts tokenisés présenteraient certains avantages en termes de fongibilité, de couverture par le système d’assurance-dépôts, etc. — avantages que les stablecoins n’ont pas.

Il est possible que cet attrait soit lié au fait que personne ne croit vraiment que les stablecoins ne seront finalement pas rémunérés ; c’est en effet un domaine qui évolue rapidement et je ne peux donc me prononcer à ce sujet.

Je ferai simplement ce constat : pour les jeunes générations, les stablecoins semblent avoir un attrait que je ne comprends pas encore tout à fait. La question qui se pose, bien sûr, est de savoir ce que feront les pouvoirs publics.

Les États-Unis n’attaquent pas uniquement l’euro, mais l’institution même de la monnaie.

Aurore Lalucq

Pour cette raison, je ne pense pas que nous devrions interdire un produit pour lequel il existe apparemment une demande. Je ne pense pas non plus que nous serions en mesure de le faire, car dans le monde numérique d’aujourd’hui, il suffit de prendre un serveur sous le bras et de se rendre n’importe où dans le monde pour commencer à émettre ces actifs numériques.

La seule chose que nous pouvons faire est donc de nous appuyer sur un régime de surveillance et de réglementation solide.

Dans ce contexte, il est bien sûr utile de savoir que les stablecoins ne sont pas si différents d’une version numérique d’un fonds monétaire ; nous savons, grâce à notre expérience en matière de réglementation de ces fonds, où se trouvent leurs faiblesses.

Les stablecoins sont exploitables ; malheureusement, du point de vue historique, tout ce que nous créons d’exploitable finit par être exploité. Nous devons donc réfléchir à ce qui se passera.

Je pense que la réponse doit se trouver du côté de la réglementation. Nous devons comprendre davantage le produit.

Je maintiens toutefois qu’il existe une complémentarité entre monnaie numérique et stablecoins/dépôts tokenisés ; c’est pourquoi je pense que les États-Unis font une erreur en ne créant pas de dollar numérique. S’il y a une ruée sur les stablecoins américains, quel sera le résultat ?

Mārtiņš Kazāks De mon point de vue également, les dépôts tokenisés constituent une meilleure solution.

Pour les États-Unis, les stablecoins sont un moyen fantastique d’ouvrir un marché à travers le monde pour les bons du Trésor américain. Il ne s’agit pas d’investisseurs institutionnels, mais du marché de détail : pour toutes les personnes qui travaillent dur dans les pays en développement, où l’inflation est plus élevée et où les capitaux sont contrôlés, les stablecoins offrent une échappatoire.

Cette échappatoire peut également être exploitée par les criminels pour le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme : il existe encore des failles dans le monde des cryptomonnaies à cet égard.

Pourquoi l’euro numérique est-il une nécessité ? Dans une large mesure, je pense qu’il peut corriger les défaillances du marché. Aujourd’hui, le secteur privé européen n’a pas encore développé des solutions de paiement qui seraient paneuropéennes. Dans les pays baltes, d’où je viens, nous utilisons exclusivement Visa ou MasterCard.

Ce ne fut pas un problème jusqu’ici ; la coopération fut très bonne. Il convient cependant d’assurer nos arrières.

L’euro numérique fournirait des rails à toute la population européenne pour s’appuyer sur une solution innovante du secteur privé ; aujourd’hui, on ne peut que constater l’absence d’une telle solution.

Travailler à l’euro numérique est une bonne chose ; il offrira de nombreuses opportunités au secteur privé. Cependant, nous n’en avons pas besoin dans le futur, mais maintenant. Si le Parlement européen fait son travail, nous pourrions en disposer en 2028-2029, ce qui est encore très loin.

Si les gens commencent à utiliser des stablecoins pour une raison quelconque, parce qu’ils s’appuient sur des contrats intelligents ou d’autres solutions qui seront favorables à la population qui les utilise, alors il est important de créer chez eux une habitude : il pourrait être bien plus difficile de les attirer plus tard vers l’Europe numérique.

Nous avons donc besoin de l’euro numérique dès aujourd’hui.

Guillermo Tolosa Il ne faut pas oublier que les paiements transfrontaliers sont aujourd’hui lents et coûteux : la technologie blockchain offre une nouvelle opportunité d’accroître l’efficacité des flux de capitaux mondiaux. Il faut tirer parti de cette technologie pour améliorer les paiements internationaux.

Je pense qu’il est important de souligner ce point : alors que la géopolitique fait peser une nouvelle menace sur les flux de capitaux mondiaux, la technologie donne l’illusion d’un avenir meilleur pour le système actuel.

Alors que l’attention s’est précédemment portée sur les monnaies numériques de banques centrales, celle-ci se tourne maintenant vers les stablecoins. S’agit-il d’une évolution ou d’une régression ?

Barry Eichengreen Il est assez facile de comprendre pourquoi aux États-Unis comme ailleurs, il y a eu un mouvement vers les stablecoins, mais non vers les dépôts bancaires tokenisés.

Les banques sont des organisations très conservatrices, et les stablecoins ont jusqu’à présent été principalement émis par des start-ups, c’est-à-dire de jeunes entrepreneurs qui évoluent dans un espace totalement différent ; cependant, cette situation va maintenant changer, car il y a une convergence entre le secteur des stablecoins et le secteur bancaire.

Aujourd’hui, les émetteurs de stablecoins rachètent des banques. Ce fut le cas de Ripple, par exemple, qui ne fait pas partie des deux plus grands acteurs, mais qui est cependant important. Désormais, les banques envisagent d’émettre des stablecoins ou s’apprêtent à le faire.

Aujourd’hui, l’euro est l’institution politique qui décrit et illustre au mieux la force de l’Europe et sa souveraineté.

Aurore Lalucq

Je pense donc que cette distinction entre monnaies numériques de banques centrales et stablecoins va disparaître.

Il faut aussi prendre en compte un autre point : la loi américaine empêche les émetteurs de stablecoins de verser des intérêts. Rien n’empêche cependant une bourse de stablecoins ou de cryptomonnaies d’accepter les paiements de l’émetteur et de verser des intérêts aux détenteurs actuels.

Sans savoir si la direction empruntée est bonne ou mauvaise, il est manifeste que les marchés financiers évoluent. Nous entrons dans une ère plus numérique et nous continuerons dans cette voie. Il y aura une concurrence entre stablecoins qui, je le pense, se fera sans que l’un gagne sur les autres.

Les dépôts tokenisés ont beaucoup à offrir en reliant les systèmes de paiement rapide existants au-delà des frontières : ce fut fait en Europe, mais guère de manière significative entre l’Europe et le reste du monde.

Il faut le rappeler : l’euro est une monnaie régionale, et non une monnaie mondiale.

Sources
  1. Europe’s Productivity Weakness, FMI, février 2025.
  2. Barry Eichengreen, Un privilège exorbitant. Le déclin du dollar et l’avenir du système monétaire international, Paris, Odile Jacob, 2011.
  3. Crisis Management and Deposit Insurance.
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