L’année stratégique 2025 qui s’achève est marquée par une effervescence qui s’exprime sur tous les fronts et dans tous les domaines. S’agissant des questions nucléaires, la séquence des six derniers mois a été caractérisée par une succession d’événements inédits et préoccupants : frappes américaines sur les sites nucléaires iraniens en juin, présentation en septembre, lors du défilé de la Victoire à Pékin, du nouveau missile balistique chinois DF-61 1, annonce par le président Poutine du test du Bourevestnik 2, un missile de croisière à propulsion nucléaire en octobre, propos inconsidérés du président Trump sur la reprise des essais américains le même mois, tir de démonstration par la Corée du Nord 3, en novembre, d’un missile balistique de type non identifié 4.
Dans cette actualité, la France n’est pas en reste qui qualifiait le 13 novembre dernier son missile ASMPA-R — Air Sol Moyenne Portée Amélioré Rénové — pour la nouvelle version des vecteurs embarqués sur les avions Rafale des Forces aériennes stratégiques (FAS).
S’agit-il d’une simple poussée de fièvre ?
Ou d’une surchauffe durable des rapports de puissance entre États nucléaires qui induit des effets pour tous les autres ?
Une chose est certaine : les troubles qui affectent la sécurité mondiale depuis une décennie ont eu de graves répercussions sur l’ordre nucléaire qui, vaille que vaille, avec des aménagements, prévalait depuis la fin de la guerre froide.
En particulier en Europe.
La guerre d’Ukraine est en effet le premier conflit ouvert à s’y dérouler en « ambiance nucléaire ».
Les forces nucléaires russes ont été mises officiellement en alerte le 27 février 2022 5, soit trois jours après l’invasion, justifiant, en écho, l’accroissement des patrouilles à la mer des sous-marins nucléaires français et britanniques. Le spectre de la menace nucléaire est ainsi revenu planer sur notre continent.
Les gesticulations nucléaires russes qui se sont multipliées depuis bientôt quatre ans ne sont pas que simples rodomontades : ces mises en garde répétées ont bien eu des conséquences.
Les Européens et les Américains ont refusé de livrer aux Ukrainiens certains équipements ou tardé à le faire afin d’éviter une escalade du conflit. Quoique de plus en plus impliqués, ils sont en outre restés en position de non belligérants.
Par ailleurs, le comportement agressif de la Russie à l’abri de son « impunité nucléaire » fait partout réfléchir : en Asie, on redoute une manœuvre d’intimidation stratégique chinoise calquée sur le modèle russe, notamment à l’égard de Taïwan.
Les alliés des États-Unis dans l’OTAN s’interrogent à présent sur la crédibilité dissuasive du parapluie nucléaire américain en cas de nouvelle agression russe en Europe.
De nombreux pays de premier plan non nucléairement dotés, dans ce contexte anxiogène, pensent à développer des stratégies de dissuasion et de déni d’accès par des moyens conventionnels — ou non.
La France offre à ses partenaires européens, selon des modalités encore à définir, le bénéfice de sa dissuasion élargie à leurs intérêts vitaux.
Tout change très vite.
Les arsenaux nucléaires augmentent en volume et en performances.
Les doctrines flottent.
La dissuasion nucléaire, qui a fait l’histoire des soixante-quinze dernières années, ne semble plus savoir l’histoire qu’elle fait.
L’accès de fièvre nucléaire n’est pas près de retomber : il est le symptôme d’une anarchie durable.
Louis Gautier
La donne stratégique mondiale vole en éclats
La guerre qui s’enlise en Ukraine et les conflits ayant Israël pour épicentre sont autant la cause que la conséquence d’une dégradation du contexte international qui ne fait qu’empirer.
Les à-coups et les incohérences 6 de la politique américaine depuis l’arrivée au pouvoir de Donald Trump ont indiscutablement contribué à « insécuriser » davantage encore les relations internationales et à perturber le jeu d’équilibres stratégiques mondiaux et régionaux qui étaient déjà précaires.
À cet égard, les doutes portant sur la garantie donnée par les États-Unis à l’OTAN et à leurs alliés partout dans le monde expliquent que le rôle et la place des armes nucléaires dans l’équation mondiale de sécurité et ses déclinaisons régionales en Europe, en Asie et au Moyen-Orient soient fortement questionnés.
Dans des pays traditionnellement réticents à l’égard des armes nucléaires ou à tout le moins très attachés à la non-prolifération comme l’Allemagne, le Japon ou la Corée du Sud, ce débat rebondit désormais dangereusement.
Le Japon, qui a refusé de signer le TIAN (Traité d’interdiction des armes nucléaires) « pour ne pas insulter l’avenir », cherche coûte que coûte à revigorer l’assurance nucléaire américaine. Mais ses efforts sont empreints d’une grande nervosité. Tout comme le sont les appels moins contrôlés de certains dirigeants sud-coréens 7 en faveur d’une voie nationale d’accès à des moyens nucléaires.
Plus proche de nous, l’ouverture d’un « dialogue stratégique » sur la dissuasion nucléaire entre l’Allemagne et la France 8 signale aussi un changement d’époque.
De façon réitérée, depuis le début de l’année, le président de la République Emmanuel Macron évoque 9 de son côté la réassurance que la dissuasion française pourrait apporter à la défense collective des Européens en cas de défaut américain. Une actualisation de la doctrine nucléaire française est d’ailleurs actuellement en préparation pour tenir compte du nouvel état des menaces et de la perspective d’une européanisation de la dissuasion française.
Elle devrait être exposée début 2026.
Au-delà des annonces circonstancielles et des mesures réactives provoquées dans le domaine nucléaire par l’agressivité russe, l’imprévisibilité américaine et l’affirmation stratégique chinoise, l’accès de fièvre nucléaire n’est pas près de retomber : il est le symptôme d’une anarchie durable.
Depuis une décennie, en effet, le recours à la force pour régler des différends étatiques s’accroît.
Il s’affranchit désormais de tous préalables, de toutes obligations.
Ce dérèglement va persister.
Les conditions du cessez-le-feu imposées à l’Ukraine par Washington sont une prime donnée à l’agresseur russe. La poursuite par Israël de son activisme militaire, sans recherche d’une paix véritable, ne peut qu’inciter ses grands voisins au réarmement. Moscou dans son étranger proche et Pékin en mer de Chine ont abandonné leurs politiques extérieures à la logique des sphères d’influence. Sur des fondements « hyper-nationalistes », le vieux concept soviétique de la souveraineté limitée retrouve une seconde jeunesse. Les États-Unis, revenant eux-mêmes de façon assumée à la doctrine Monroe 10, semblent s’en accommoder — pour autant qu’on les laisse libres de revendiquer le Groenland ou de canonner dans les Caraïbes.
Le désordre mondial actuel auquel conduisent des rapports de puissances émancipées des cadres et des codes internationaux établis n’invalide pas pour autant la dissuasion nucléaire.
Au contraire, elle se retrouverait aujourd’hui de nouveau au centre d’un jeu international débridé.
Comme aux heures chaudes de la Guerre froide, elle redeviendrait le principe cardinal de la sécurité mondiale, évitant la montée aux extrêmes, la contagion et l’embrasement généralisé.
Alors que de nombreux États semblent de nouveau tentés par le passage en force, elle ne nous préserverait pas du risque de recrudescence de la guerre, mais simplement de sa généralisation.
Car de fait, jamais, la dissuasion n’a empêché les crises ou les conflits : de la guerre de Corée à la guerre d’Ukraine, et encore en mai 2025, lors des affrontements entre l’Inde et le Pakistan 11, la dissuasion n’élimine pas les confrontations armées — elle évite seulement leur emballement, conduit à leur confinement, rationalise entre puissances nucléaires l’usage de la force. Elle est l’ultima ratio. Et c’est à ce titre qu’elle a, depuis soixante-quinze ans, joué un rôle effectif.
Ce n’est pas une leçon théorique, c’est un constat.
Le problème, c’est qu’un constat n’emporte aucune certitude pour la suite.
Car pour que les armes nucléaires conservent demain leur vertu apotropaïque et leur statut de dernier recours, encore faut-il que le jeu de la dissuasion soit géré.
Or cette gestion qui repose sur des équilibres capacitaires et suppose des comportements politiques compréhensibles est rendue plus complexe que par le passé.
Le monde nucléaire, travaillé par un double phénomène de prolifération horizontale — accroissement du nombre d’États dotés — et verticale — développement de nouveaux vecteurs — est devenu de plus en plus hétérogène.
La cohésion et l’autorité du « directoire nucléaire » que représentaient les cinq membres permanents du Conseil de sécurité pour instiller des normes de conduite et veiller au respect du Traité de non-prolifération (TNP) sont compromises par des divergences internes qui ont abouti au démantèlement ou à la dénonciation des principaux traités de désarmement nucléaire les concernant directement.
Les négociations sur de nouveaux instruments dans ce domaine sont en outre toutes dans l’impasse.
Enfin avec la diversification des armes et la diversité des acteurs nucléaires, les doctrines d’emploi — pour autant qu’elles soient explicitées — apparaissent plus difficiles à cerner. Par conséquent, le jeu de la dissuasion, qui doit ménager à parts au moins égales, pour être efficace, ambiguïté et lisibilité stratégiques, est aujourd’hui plus aléatoire qu’hier.
Le monde nucléaire est devenu de plus en plus hétérogène.
Louis Gautier
Nous sommes entrés dans le troisième âge nucléaire
Les découpages historiques sont toujours simplificateurs. Ils ont tendance à trop contraster entre elles des époques fermées sur elles-mêmes. Ils conduisent à appréhender l’histoire selon une lecture qui met en avant des moments critiques, des ruptures, des discontinuités.
Ils présentent néanmoins le mérite d’apporter de l’intelligibilité à la succession des faits. Sans ignorer les facteurs de permanence doctrinale et technologique, on peut ainsi distinguer trois grands cycles dans l’histoire de la dissuasion nucléaire.
Pas de nouvel Hiroshima
Le premier âge correspond à la période de la Guerre froide et au cycle de l’équilibre de la terreur. Il commence avec la guerre de Corée quand, en 1951, le président Truman refuse au général Mac Arthur l’emploi de l’arme nucléaire — pas de nouvel Hiroshima. On bascule alors d’un monde où les armes nucléaires ne sont plus considérées comme des armes d’emploi — seulement différentes des autres par leur puissance dévastatrice — à une nouvelle logique. En raison même de leur considérable pouvoir de destruction, elles se voient assigner un statut spécifique : elles deviennent des armes de dissuasion qui conditionnent l’équilibre stratégique entre les deux blocs et « tétanisent » l’hypothèse d’une guerre en Europe en contribuant ailleurs au confinement des conflits conventionnels tout en toisant l’escalade. La gestion du risque, avec l’accumulation considérable d’armements nucléaires à l’Ouest et à l’Est devient d’ailleurs, après les crises de Cuba et de Berlin en 1962, un maître mot.
Conscients de leurs responsabilités, Washington et Moscou s’engagent alors sur la voie d’une concertation qui, de la levée de doute à des mesures de confiance, aboutit à des négociations de maîtrise des armements 12 (arms control) afin de limiter, réduire, réglementer voire prohiber certaines armes dans la logique d’un maintien à parité des arsenaux nucléaires de chacun des blocs.
La dissuasion nucléaire se voit ainsi progressivement « réglée » — comme l’atteste l’issue trouvée à la crise des Euromissiles par la signature du Traité sur les Forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI) en 1987.
La gestion de la dissuasion, au cours de ce premier âge, obéissait à une logique : celle de l’équilibre, que ce soit dans la course aux armements ou par le contrôle des armements. En dépit des affirmations nucléaires de la France et de la Chine, les maîtres du jeu restaient les États-Unis et l’Union soviétique.
Après la guerre du Golfe : le temps de l’assagissement
Le deuxième âge débute avec la guerre du Golfe en 1991, six mois avant la fin officielle de la Guerre froide.
Comme le souligne François Mitterrand, dans une allocution préalable à l’engagement de soldats français, cette intervention militaire est alors, comme un a priori, totalement découplée de l’hypothèse nucléaire 13.
Le consentement de la Russie qui n’émet pas de veto à la résolution du Conseil de sécurité approuvant l’opération contre l’Irak (Résolution 678) 14 signale un changement d’époque.
La guerre du Golfe, matrice de l’interventionnisme militaire occidental entre 1991 et 2021 et plus généralement des conflits de la période, atteste d’une émancipation générale de la manœuvre conventionnelle qui n’est plus encapsulée dans la logique de la dissuasion nucléaire.
De l’intervention en Somalie en 1992 au retrait d’Afghanistan en 2021 aucun conflit, même ceux diplomatiquement les plus contestés, comme celui du Kosovo en 1999 ou celui d’Irak en 2003, ne donne lieu à l’émission d’une quelconque manifestation dans la dimension nucléaire.
La mission de dissuasion a tendance à se replier sur la sanctuarisation des intérêts vitaux des puissances nucléaires.
Et le parapluie nucléaire américain se referme partout où il ne pleut plus — en particulier en Europe. À la place, les États-Unis proposent notamment aux pays de l’Est nouveaux entrants dans l’OTAN d’adhérer à leur projet de bouclier anti-missiles en cours de développement. Ils n’envisagent pas de déplacer plus à l’Est les armes nucléaires déployées dans l’OTAN.
La période est du reste caractérisée par une dynamique de désarmement : désarmement unilatéral — la France, par exemple, réduit de moitié le nombre de ses têtes nucléaires, passe de trois à deux composantes stratégiques, élimine ses armes pré-stratégiques… — ; désarmement bilatéral entre les États-Unis et la Russie avec pour l’illustrer la signature des traités SORT (Strategic Offensive Reduction Treaty) de 2002 ou New Start de 2011 ; désarmement multilatéral enfin avec la signature, à partir de 1996, par 184 États du Traité d’interdiction des essais nucléaires (TICEN), celle, la même année, du traité de Pelindaba créant une zone exempte d’armes nucléaires en Afrique ou encore des discussions sur un Traité dit cut-off interdisant la production de matières fissiles pour des armes nucléaires.
Certes, avec la qualification de l’Inde et du Pakistan comme puissances nucléaires après leurs essais de 1998, la prolifération repart et, après 2006, les programmes nord-coréen et iranien sont sources des plus vives inquiétudes. Cependant, en dépit d’échecs diplomatiques pour faire rentrer dans les rangs Téhéran et Pyongyang, la communauté internationale dans son ensemble est attachée au respect du Traité de non-prolifération (TNP) — considéré depuis la fin de la guerre froide comme la pierre angulaire de la sécurité nucléaire mondiale 15.
Les cinq membres permanents du Conseil de sécurité — autrement dit, les États du P5 comprenant la Chine, les États-Unis, la France, le Royaume-Uni et la Russie, seuls États officiellement dotés au titre du TNP — constituent on l’a dit une sorte de « directoire » de l’ordre nucléaire mondial conformément aux responsabilités que les traités leur confient. Au cours de ce deuxième âge nucléaire, la stabilité mondiale repose ainsi sur un continuum stratégique de sécurité maintenu entre grandes puissances nucléaires.
La clef de voûte de cette stabilité est évidemment la supériorité militaire incontestée des États-Unis. Durant cette période, on assiste au recentrage des outils de la dissuasion sur la sanctuarisation des intérêts vitaux des États nucléaires.
Ce recentrage est autant doctrinal que le produit de la réduction des stocks d’armes. À aucun moment l’aggravation d’un des nombreux conflits de la période ou les déséquilibres potentiellement induits au niveau régional, au Moyen-Orient ou en Asie, par la prolifération, n’a mis la paix mondiale en péril. De 1991 à 2022, aucun des cinq États nucléaires officiellement dotés n’a brandi la menace nucléaire.
Durant le deuxième âge nucléaire — en tout cas au cours des deux premières décennies 1990 et 2000 — la dissuasion nucléaire repose donc sur une stabilisation des relations stratégiques entre pôles de puissance et sur une convergence de vues au sein du P5 en faveur du désarmement et de la non-prolifération.
L’ordre nucléaire assagi qui succéda à celui de la Guerre froide se dégrade toutefois depuis une quinzaine d’années, insidieusement d’abord, puis de façon accélérée.
Le symptôme de cette dégradation est la dénonciation par les États-Unis et la Russie — avec une accélération sous le premier mandat de Donald Trump (2017-2021) — des traités de dénucléarisation les concernant directement (FNI en 2019) ou indirectement (retrait américain de l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien, ou JCPOA, en 2018).
La guerre en Ukraine marque une césure dans cette chronique.
Une modernisation de tous les arsenaux nucléaires est en cours ou projetée à l’horizon des deux prochaines décennies.
Louis Gautier
L’état des lieux nucléaire après l’Ukraine
Avec la mise en alerte des forces stratégiques russes déjà évoquée, le monde bascule dans une autre époque.
Nous sommes entrés dans un troisième âge nucléaire.
Certains analystes réfutent ce découpage historique — préférant insister sur les éléments de continuité qui surplombent l’histoire de la dissuasion nucléaire.
Depuis Hiroshima, il est vrai, le tabou de l’interdit nucléaire n’a pas été brisé et le cas de l’Ukraine tendrait plutôt à confirmer le rôle de la dissuasion dans la limitation des conflits.
Malgré les écarts de vocabulaire et les provocations, le discours russe respecterait ainsi la grammaire classique de la dissuasion.
La mise sous pression par Poutine de ses adversaires européens ne serait pas différente de celle pratiquée autrefois par Moscou dans les crises de 1962 ou 1983. Les États-Unis et la Russie, depuis le début du conflit ukrainien, maintiennent en effet un dialogue permettant de fixer certains seuils, d’éviter toute erreur d’appréciation et de « déconflicter » certaines actions.
Même si ces observations sont justes, elles rassurent alors qu’il faudrait au contraire s’inquiéter du trop-plein nucléaire qui menace l’efficacité même de la dissuasion dans la suite du XXIe siècle.
Le troisième âge nucléaire est en effet caractérisé par la reprise d’une course aux armements effrénée, la compétition stratégique entre blocs de puissances et un relâchement des disciplines de prudence jusque-là fortement intériorisées par les États nucléaires.
L’équation nucléaire tombe-t-elle encore juste ?
Contrairement à certaines spéculations irénistes des années 1990 dénoncées, en leur temps, par Thérèse Delpech 16, le XXIe siècle n’est donc pas « post-nucléaire » mais s’annonce plutôt comme « trop nucléaire ».
Au cours des dernières années, la communauté internationale n’a pas été en mesure d’arrêter la « course à la bombe » de la Corée du Nord.
Les frappes américaines contre les sites iraniens en 2025 ont certes compromis pour un temps le programme iranien mais ne l’ont pas définitivement réduit à quia.
Surtout, ces attaques préemptives ont autant servi de leçon qu’elles risquent de servir de modèle à des actions inopinées de même type ou, pour s’en prémunir, à se doter de moyens au service de stratégies de déni d’accès.
Le troisième âge nucléaire ne peut être décorrélé d’une frénétique reprise de la course aux armements sur fond de tensions mondiales très vives. La compétition agressive entre grandes puissances conduit celles qui en détiennent à accélérer la modernisation de leurs armements nucléaires et les autres à acquérir des moyens stratégiques lourds — à l’instar du projet de « dôme » anti-missiles allemand en amorce de phase opérationnelle ou des programmes de sous-marins à propulsion nucléaire dont se dotent l’Australie ou la Corée du Sud.
Dans le domaine des armements nucléaires, une modernisation de tous les arsenaux est en cours ou projetée à l’horizon des deux prochaines décennies.
Les objectifs de cette modernisation sont d’augmenter les performances des armes et des vecteurs nucléaires — furtivité, vélocité, précision, allonge et emport — ou d’en faire varier la manœuvrabilité et l’adaptabilité afin de disposer d’une gamme plus diversifiée d’outils donc d’usages — portée, charge, programmation et recalage, trajectoire extra-atmosphérique et croisière atmosphérique des missiles.
À l’horizon de 2035-2045, la donne nucléaire sera donc profondément transformée.
Au sein du groupe des États nucléaires dotés — Chine, Corée du Nord, États-Unis, France, Inde, Israël, Pakistan, Royaume-Uni, Russie — en fonction des dynamiques de rattrapages capacitaires et/ou de sauts technologiques réussis quoiqu’encore incertains, la situation sera plus contrastée que par le passé. La différenciation entre les acteurs nucléaires résultera moins des effets quantitatifs que qualitatifs de la prolifération verticale 17. Même si la taille des arsenaux augmente de nouveau et si le nombre de têtes nucléaires déployées croît sur la période récente comme en Chine — 1000 têtes à l’horizon 2030 contre 410 en 2023 — ce qui compte vraiment, ce sont les performances intrinsèques des futures armes ainsi que celles des moyens affectés à la mission nucléaire — cloud de combat dédié, emploi de l’IA, systèmes de guidage et de transmission, drones d’accompagnement et leurres…
À cet égard, l’utilisation de l’IA dans la préparation et la mission nucléaires peut être un avantage considérable mais aussi exposer au pire — par exemple en cas d’empoisonnement ou de biais accidentel contaminant les algorithmes 18.
Plusieurs tendances caractérisent les évolutions actuelles : la remontée en gamme des triades nucléaires américaines 19, russes 20 et chinoises 21, mais aussi, des composantes françaises 22, britanniques 23 et indiennes ; la diversification des panoplies nucléaires couplée à une diversification des scénarios d’emploi ; la convergence technologique entre missiles conventionnels et missiles nucléaires, à l’instar des missiles multi-rôle de la famille Kalibr ou Iskander utilisés avec des charges classiques par les Russes en Ukraine.
Le développement des programmes de missiles hypersoniques américains, russes, chinois, français constitue à cet égard une évolution clef : ces vecteurs mis en œuvre pour frapper dans la profondeur peuvent être alternativement équipés de têtes conventionnelles ou nucléaires — ce qui vient évidemment brouiller le statut de ces armes autrefois clairement affectées.
Le tir à blanc d’un missile Oreshnik russe sur la ville de Dnipro le 21 novembre 2024, l’évocation le 26 octobre 2025 par Vladimir Poutine du missile de croisière à propulsion nucléaire Bourevesnik 9M730, puis, dans la foulée, d’un essai de torpille lourde autonome thermonucléaire Status-6 Poséidon, sème encore un peu plus la confusion dans le jeu de la dissuasion. Toutes ces armes « exotiques » russes, que certains appellent les « armes du manège » 24, semblent en effet avoir pour finalité non la dissuasion, mais l’intimidation.
La dissuasion, c’est menacer l’autre pour l’empêcher de faire, l’intimidation c’est menacer l’autre pour le contraindre à céder.
Dans cette logique d’intimidation, le risque du chantage nucléaire est que la menace terrifie sans être suffisamment prise au sérieux.
Pour que la dissuasion fonctionne, il faut se comprendre et — pour les rationaliser — pouvoir « bilatéraliser » les risques. La dissuasion fonctionne bien à deux — URSS-États-Unis, Inde-Pakistan, Chine-États-Unis — et quand les tiers s’alignent derrière les protagonistes — la France et le Royaume-Uni derrière les États-Unis lors des crises de la guerre froide — ou s’abstiennent — comme la Chine durant ces mêmes crises.
Mais il est aujourd’hui difficile, à neuf États dotés, de modéliser l’équation nucléaire globale — et même de faire des équations nucléaires régionales en pleine évolution d’un point de vue capacitaire et alors que les disciplines d’alliance et de désarmement sont dans la torpeur.
On constate aussi une divergence accrue des doctrines entre États nucléaires en partie liée à l’évolution parallèle des armements conventionnels et nucléaires sur lesquelles elles s’appuient.
Une analyse comparative des doctrines des États nucléaires montre ainsi qu’elles sont entre elles de moins en moins appariées et particulièrement taiseuses sur les concepts d’emploi des nouvelles armes entrant en service dans les forces stratégiques.
Dans le même temps, l’activité des diverses instances de négociation sur les questions nucléaires — AIEA, OTICE, Conférence du désarmement et Groupe d’experts de l’ONU… — est au point mort. Seuls des échanges au sein des cadres de concertation que constituent le P3 — États-Unis, France, Royaume-Uni — et le P5 sont maintenus — mais sans agenda autre que de court terme et en cas de crise.
Dans le troisième âge nucléaire, il n’y a plus ni chefs de file, ni directoire.
Dans un monde désorienté et drogué au réarmement, l’équation nucléaire apparaît difficile à pondérer et faiblement tempérée.
Sortir de l’inquiétude stratégique européenne
C’est dans ce contexte que les Européens, somnolents depuis la fin de la Guerre froide, se réveillent enfin de leur torpeur stratégique après avoir coup sur coup subi deux électrochocs : l’attaque de l’Ukraine par la Russie en 2022 puis l’abandon de l’Ukraine par les États-Unis en 2025.
Ils semblent revenus désormais d’une commune imprudence qui leur avait fait oublier que les États, pour survivre, doivent d’abord connaître leurs ennemis et ne se reconnaître ensuite aucun protecteur.
La décision prise par le général de Gaulle de doter la France d’une force de dissuasion propre se fondait d’ailleurs sur ce postulat — comme le projet d’une défense européenne commune porté par la France depuis le traité de Maastricht. Par rapport au désintérêt pour les questions nucléaires manifesté hier, le moment est suffisamment inquiétant pour que l’épineuse question de la protection par les armes nucléaires de la sécurité européenne puisse être abordée avec nos partenaires de façon positive.
Dans le troisième âge nucléaire, il n’y a plus ni chefs de file, ni directoire.
Louis Gautier
Jusqu’à présent, à chaque fois que la question de l’effectivité de l’assurance américaine ou de la réassurance britannique et française s’était trouvée posée, le débat avait toujours tourné court.
Les ouvertures pratiquées par la France depuis 1991 ont été peu couronnées de succès.
La coopération avec les Britanniques a vite marqué le pas 25.
Les propositions de concertation avec les Allemands n’ont jamais prospéré 26.
Jusqu’à présent les offres françaises n’avaient pas trouvé d’écho à la hauteur du défi pour la sécurité européenne 27.
Le discours du Président Emmanuel Macron devant la 27e promotion de l’École de Guerre, le 7 février 2020, rappelant que la dissuasion nucléaire française était de facto un élément d’une dissuasion européenne et proposant d’en débattre plus concrètement n’avait guère suscité de réactions autres que poliment intéressées dans la plupart des chancelleries de l’Union.
La guerre d’Ukraine a changé le simple intérêt en sujet d’attention depuis 2022 — et même en attente au cours de l’année écoulée.
En raison des craintes suscitées par les gesticulations nucléaires russes dans le conflit ukrainien, les esprits ont plus évolué en trois ans qu’en trente.
Nos partenaires attendent maintenant de la France qu’elle précise ses intentions concernant le rôle effectif que ses forces stratégiques pourraient jouer dans la protection de l’Europe.
Que la question de la dissuasion revienne au cœur du débat de sécurité européen est une bonne chose. Qu’à Berlin, Vilnius ou Varsovie on envisage désormais que les moyens de dissuasion français et britanniques puissent être une alternative plausible au parapluie nucléaire américain montre assez l’inquiétude actuelle d’un risque de défaut des États Unis dans l’OTAN.
Il convient maintenant d’avancer en faisant aussi comprendre à ces partenaires que l’offre de service française ne peut pas être à sens unique mais qu’elle suppose de leur part une adhésion à certains principes et des contributions en retour. Dans cette affaire, surtout avant qu’elle ne prenne tournure, il faut veiller à ne pas fragiliser la crédibilité de la dissuasion française — qui devra se garder de trop en promettre.
L’européanisation de la dissuasion nucléaire française est un sujet trop sérieux, trop existentiel pour que l’on puisse, en cette matière, tolérer l’improvisation.
La dimension européenne de la dissuasion française
Les fondements de la dissuasion nucléaire française sont l’indépendance de la posture et la souveraineté des choix.
La mission première des forces stratégiques françaises est de garantir la survie de la nation.
Pour autant, une « dimension européenne » de la dissuasion nucléaire française a toujours été reconnue.
Elle fut régulièrement évoquée par les présidents de la République successifs, au cours des trente-cinq dernières années — en particulier par François Mitterrand, Jacques Chirac et François Hollande.
Dans son discours d’Istres en 2015, ce dernier exposait ainsi que la définition des « intérêts vitaux de la France ne saurait être limitée à la seule échelle nationale », qu’ils ont une dimension européenne, et que « l’existence d’une dissuasion nucléaire française apporte une contribution forte et essentielle à l’Europe ».
La question de l’élargissement de la dissuasion française n’est donc pas un péché contre l’esprit. La France, a toujours considéré que sa force de frappe contribuait à la protection du territoire européen. De même, elle a toujours considéré que les moyens militaires de ses alliés contribuaient à la crédibilité de sa dissuasion. La déclaration franco-britannique dite des Chequers de 1995 établissait même déjà une solidarité entre les intérêts vitaux de la France et ceux du Royaume-Uni. Cette interprétation selon laquelle la définition des intérêts vitaux de la France peut incorporer la protection du territoire et de la population de ses plus proches partenaires est donc ancienne.
Les propositions réitérées en 2024 et 2025 du président Emmanuel Macron 28 vont cependant plus loin — en franco-britannique d’abord, mais plus généralement à l’égard de nos autres partenaires, notamment l’Allemagne.
Le 10 juillet 2025, les dirigeants français et britanniques ont en effet annoncé dans la Déclaration de Northwood que « si [leurs] forces nucléaires sont indépendantes, elles peuvent être coordonnées ».
Quinze ans après le traité de Lancaster House de 2010 29, Paris et Londres, en créant un groupe de pilotage nucléaire, franchissaient une étape pour organiser une coordination opérationnelle, non plus seulement circonstancielle comme quand simultanément en 2022 les deux pays avaient renforcé leur patrouille de SNLE, mais dans la durée cette fois. C’est du moins l’avancée que l’on suppose recherchée par cet accord.
Mais une chose est l’extension de la coopération entre deux puissances nucléaires pour maximiser l’effet dissuasif de la présence à la mer de leurs SNLE, jusqu’à pouvoir envisager de jumeler des patrouilles ; une autre l’élargissement des forces de dissuasion françaises et éventuellement britanniques à la sécurisation de l’espace européen dans son entier.
Il s’agit là d’une hypothèse audacieuse qui, pour ce qui concerne la dissuasion française, demande à être clarifiée à partir des critères politiques, doctrinaux, opérationnels et capacitaires qui lui sont propres.
On ne voit pas comment l’élargissement de la dissuasion française à d’autres intérêts vitaux que ceux de la France pourrait laisser sans interrogation ni réexamen le principe d’autonomie et des concepts doctrinaux comme ceux de la « stricte suffisance » et de l’« ultime avertissement », l’articulation des moyens français avec les forces nucléaires de l’OTAN 30, voire la compatibilité des doctrines d’emploi et, enfin, la nature des épaulements stratégiques et capacitaires apportés par nos partenaires.
Si l’on veut entrer dans la discussion sereinement pour la France et dans la franchise pour nos partenaires, il faut donc d’emblée placer des lignes rouges.
« Européanisation » : lignes rouges et hypothèses
Tout d’abord, la dissuasion française élargie n’est pas une dissuasion partagée.
Sauf à en ruiner la crédibilité, il ne saurait être question de partager avec quiconque la fabrication, la détention, ni l’ordre de mise à feu des missiles nucléaires français.
L’autonomie de la dissuasion requiert en outre, au plan industriel et des programmes d’équipement, la maîtrise complète des circuits de production et de la chaîne de valeur nécessaire au développement et au déploiement en toute indépendance des armes nucléaires, de leurs vecteurs et de leurs porteurs — la question de la maîtrise d’œuvre du NGF et du cloud de combat dans le SCAF à cet égard est loin d’être accessoire.
Cela posé, deux pistes peuvent être explorées.
La première est doctrinale et concerne les choix de politiques militaires de nos partenaires européens.
Une concertation sur l‘environnement de sécurité, les éléments de doctrine, les procédures d’alertes et — le moment venu — sur la définition théorique de l’éventail des frappes devrait pouvoir être engagée. Mais cette concertation n’a aucune chance d’aboutir si les postures stratégiques des partenaires avec qui nous pourrions avoir un tel dialogue ne convergeaient vers la définition progressive d’un contrat commun de sécurité collective et une mise en cohérence capacitaire.
Comment initier ces discussions avec méthode ? Une chose est certaine : en termes de cadre, il ne faut surtout pas intégrer le Groupe des plans nucléaires de l’OTAN (NPG). Ce qui, hier, était déjà une mauvaise idée tant ce groupe manque de réelle consistance, serait politiquement et symboliquement dévastateur aujourd’hui et totalement contraire à l’essence même de l’initiative qui est d’asseoir l’autonomie stratégique de l’Europe. Du reste, imagine-t-on, aujourd’hui, parler de dissuasion avec les Turcs ?
Il faut donc, pour de premiers échanges au niveau des experts de quelques États parties prenantes, un cadre ad hoc exclusif, entre gens de confiance.
La deuxième piste à explorer est capacitaire et opérationnelle.
La dissuasion nucléaire est un domaine à part des politiques de défense, pour autant, ce n’est pas une dimension suspendue dans le vide.
On ne passe pas d’un tir au canon d’artillerie à l’emploi de la bombe atomique.
L’arme nucléaire s’inscrit dans une continuité stratégique et opérationnelle comme un
éléments de rupture : c’est une arme d’ultime recours, ce qui veut dire que d’autres sont
supposées avoir parlé avant elle.
Actuellement, la dissuasion française se place — à part et en creux — à côté des moyens militaires européens et américains qui, dans l’OTAN, assurent la sécurité collective des Alliés.
Si la garantie américaine venait à manquer et que l’Alliance périclitait, avant d’élargir la dissuasion, il faudrait en reconsidérer l’adossement — et sans doute aussi en adapter les moyens.
Notre dissuasion doit pouvoir s’inscrire dans un système de protection européen multicouches à bâtir qui suppose, à côté des armes nucléaires, de détenir collectivement des équipements du haut du spectre — notamment spatiaux, des missiles conventionnels lourds et de plus long rayon d’action, des moyens de défense anti-missiles…
Autrement dit : il s’agit de pouvoir opposer à tout adversaire agressif, d’abord préventivement et pour le dissuader, une réponse stratégique globale.
S’agissant des moyens, avec un stock d’armes nucléaires opérationnelles de l’ordre de 290 pour la France et 240 pour le Royaume-Uni, la question est moins celle du nombre que de leur qualité, de leurs performances et de leur flexibilité d’emploi.
La dissuasion française élargie n’est pas une dissuasion partagée.
Louis Gautier
La France, en passe de renouveler ses composantes avec une troisième génération de la Force océanique stratégique (FOSt) et des FAS, dispose et disposera demain de forces stratégiques modernisées aux meilleurs standards 31.
Mais ces forces sont calibrées pour exercer une pression conforme à une doctrine purement dissuasive et de stricte suffisance qui n’envisage le franchissement du seuil nucléaire que dans des situations extrêmes, des cas limites.
Les gesticulations auxquelles s’est livrée la Russie en Ukraine, en particulier avec le tir à blanc sur Dnipro le 21 novembre 2024 d’un missile balistique de portée intermédiaire doivent-elles entraîner d’autres évolutions de notre arsenal nucléaire ?
Faut-il envisager de se doter, en partenariat, d’un autre type de missile au double standard conventionnel et nucléaire permettant des frappes dans la profondeur ?
Comment combiner cette évolution éventuelle de notre posture avec l’ouverture, demain souhaitable et quand ce sera opportun avec la Russie, de négociations relatives à la limitation de la menace nucléaire sur notre continent et à son équation de sécurité future ?
Au plan opérationnel, des épaulements sont aussi envisageables, comme le préfigure l’exercice conduit avec un avion ravitailleur italien en 2022. Un premier axe de coopération pourrait porter sur le soutien aux missions des FAS et la Composante nucléaire aéroportée (CNA), nos partenaires fournissant une partie des moyens d’accompagnement nucléaire et augmentant ainsi la capacité de pénétration du raid nucléaire.
La participation de moyens aériens européens à la réalisation de la mission nucléaire permettrait de traiter au préalable systématiquement des points névralgiques adverses, de relever ou compléter les aéronefs d’escorte ou de ravitaillement en vol.
Comme à l’OTAN, il pourrait être, un jour ainsi envisageable de confier à des pilotes européens, par exemple allemands ou polonais, la responsabilité de mettre en œuvre les moyens d’environnement de la mission nucléaire.
On peut aussi par le stationnement au sol des avions des FAS ou leur déploiement dans les espaces aériens de nos alliés rendre manifeste et tangible l’européanisation de la couverture de la dissuasion française.
Les marines européennes pourraient aussi contribuer à la protection avancée des SNLE de la FOSt française et de la Royal Navy britannique. Plusieurs États européens — Allemagne, Norvège, Pays-Bas — viennent en effet d’effectuer des investissements notables dans la lutte anti-sous-marine et anti-surface 32.
En cas de crise avec la Russie, ces bâtiments en complément des moyens français et britanniques déjà déployés sur zone pourraient venir chasser les intrus, traquer, fixer, voire engager, les forces hostiles loin des bases de la France et du Royaume-Uni, en particulier au nord de la Manche dans les passes stratégiques de la Baltique et de la mer du Nord.
Si le nombre des vecteurs embarqués à bord des SNLE français et britanniques est jugé suffisant par Londres et Paris pour infliger des dommages inacceptables à un adversaire qui s’en prendrait à nos intérêts vitaux, l’accroissement d’un bâtiment pour chacune des deux flottes aujourd’hui calibrées à quatre SNLE permettrait d’assurer en permanence au moins trois SNLE à la mer.
La coordination franco-britannique annoncée par la déclaration de Northwood crédibilise en outre l’option d’une réponse coordonnée en cas d’attaque majeure visant le territoire européen et non seulement l’un des deux pays.
Il s’agit avant tout de rendre incommensurables par l’adversaire les probabilités de frappe et les coups au but.
Coordonner plus systématiquement les temps de présence à la mer des SNLE britanniques et français semble donc un objectif réaliste et raisonnable.
En revanche, en raison de l’étroite coopération existante entre Américains et Britanniques sur les vecteurs, on ne peut envisager d’étendre le partenariat franco-britannique ni aux technologies ni aux armes elles-mêmes.
Toute la difficulté de l’élargissement de sa dissuasion pour la France est de ne pas lui faire perdre en crédibilité et de gagner en robustesse par des coopérations avec ses partenaires.
Pour Paris comme pour ses partenaires européens, qui s’engageraient solidairement dans l’entreprise, ce qui compte est d’abord et avant tout le rétablissement d’un rapport de force dissuasif avec la Russie.
*
Dans le contexte politique, géostratégique et militaire actuel, la proposition d’un élargissement européen de notre dissuasion nucléaire mérite d’abord un accueil positif, ensuite un examen sérieux et s’entend enfin sous certaines conditions.
Jamais la France, par une frappe nucléaire d’envergure, ne jouera son va-tout si sa survie comme nation n’est pas également en cause.
Jamais elle ne pourra transiger sur l’autonomie des moyens de la dissuasion, ni sur le caractère souverain de la chaîne de commandement.
En revanche, l’européanisation de sa dissuasion procure à celle-ci de la profondeur de champ et de la robustesse.
Enfin elle contribue au rééquilibrage des rapports de forces en Europe et, en cas de guerre déclarée, à éviter que les hostilités ne débouchent sur une lutte à mort. N’oublions pas que c’est protégé par la dissuasion que le territoire russe est ainsi resté à l’abri de frappes très sévères depuis le début de la guerre d’Ukraine.
Selon cette grammaire — et à condition que le rapport des forces conventionnelles et nucléaires européennes soit globalement convaincant vis-à-vis d’un ennemi potentiel — les armes nucléaires françaises peuvent remplir un rôle historique : contribuer à une stratégie de déni d’accès élargie à la protection du territoire et des populations de l’Union.
Sources
- Présenté, le 3 septembre 2025, il s’agit d’un missile balistique intercontinental (ICBM) aux mensurations impressionnantes.
- Le 26 octobre 2025.
- La Corée, par ailleurs, a depuis mars 2025 le prototype d’un premier sous-marin à propulsion nucléaire.
- Le missile a été lancé le 7 novembre 2025 à 03h35 GMT.
- Le président Vladimir Poutine, postérieurement à l’annexion de la Crimée, laissa entendre en 2015 qu’il avait procédé de même mais sans le dire en 2014.
- La vision que traduit la nouvelle National Security Strategy des États-Unis publiée en novembre 2025 donne un cadre idéologique mais pas de véritable cohérence politique à une action des États-Unis qui, sur la scène internationale, reste décousue et particulièrement désordonnée.
- Voir notamment les déclarations, cependant critiquées en interne, du président sud-coréen Yoon Suk-yeol le 11 janvier 2023.
- Communiqué à la suite du conseil des ministres franco-allemand de Brégançon le 29 août 2025.
- La contribution de la dissuasion française à la protection de l’Europe évoquée par le président de la République dans son discours devant la 27ème promotion de l’école de guerre le 7 février 2020 est un thème sur lequel il revient notamment en 2024 puis plus directement le 28 février 2025 lors d’une interview à la télévision portugaise. Emmanuel Macron confirmait alors sa volonté d’ouvrir une discussion sur ce point avec ses partenaires européens. Il revenait sur cette proposition de façon formalisée en mars 2025. Voir notamment l’allocution télévisée d’Emmanuel Macron, Président de la République, du 5 mars 2025.
- Voir, en particulier, la page 15 de la National Security Strategy des États-Unis publiée en novembre 2025 par la Maison-Blanche.
- Affrontements du 7 au 10 mai 2025 déclenchés après l’attentat de Pahalgam du 22 avril 2025.
- À l’instar des premiers traités SALT I en 1972, SALT II en 1979.
- Interview télévisée de François Mitterrand, président de la République le 7 février 1991.
- 29 novembre 1990.
- Le TNP conclu en 1968 retrouve une seconde jeunesse après 1991. La France n’adhère officiellement au traité que le 2 août 1992.
- Nicolas Roche, Pourquoi la dissuasion ? PUF, 2017.
- Louis Gautier, « Le nucléaire et la possibilité de la guerre majeure », in La fin des guerres majeures (dir : Frédéric Ramel et Jean-Vincent Holeindre), Economica, 2010 ; « Les défis de la dissuasion nucléaire au XXIe siècle », Esprit, août septembre 2014.
- Des accidents sur des briques élémentaires d’un programme se sont déjà produits. En 1991, certes alors que l’état de l’art était moins avancé, une erreur d’arrondi sur un antimissile Patriot lui a fait rater sa cible et a causé la mort de 28 soldats américains.
- À partir de différents programmes : Bombardier furtif B-21 « raider » ; Sous-marins de la classe Colombia ; ICBM lgm-35 SENTINELLE.
- À partir, notamment, des familles de missiles, ICBM RS-28 Sarmat, SS-N-32 RSM-56 Bulava, AS-23B Kh-102,RS-26 Rubezh…
- En particulier les missiles ICBM DF-41, DF-5 et DF17, SLBM JL-2 et JL-3, ALBM CH-AS-X-13.
- En France, l’ensemble des capacités des forces stratégiques est en renouvellement avec la réalisation d’une nouvelle génération de sous-marins, SNLE-3G après 2035, le standard F5 du Rafale, la modernisation des missiles balistiques M51.3 et des missiles de croisière ASN4G.
- Le Royaume-Uni non seulement récemment a décidé d’augmenter le nombre de ses têtes nucléaires d’une cinquantaine d’unités mais avec la commande en 2025 de F-35 possiblement porteur d’une ogive nucléaire envisage de reconstituer la composante aérienne de sa dissuasion. Une nouvelle génération de SSBN de la classe Dreadnough est en cours de réalisation (4 sous-marins) à l’horizon 2030 doté de la version life extended du missile américain Trident.
- Au propre comme au figuré, car cette dénomination fait référence au départ à l’évocation la première fois par Vladimir Poutine, dans un discours du 1er mars 2018 tenu dans la salle du Manège à Moscou, du planeur hypersonique Avangard, du missile à propulsion nucléaire Bourevestnik, du missile antinavire hypersonique 3M22 Zircon, de la torpille Poséîdon, du missile intercontinental Sarmat…
- Sous les présidences de François Mitterrand, Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy, la France a souhaité développer une ample coopération nucléaire avec le Royaume-Uni. L’entreprise a connu depuis 1992 (création de la commission nucléaire franco-britannique) certains succès concrets. Ils sont cependant limités à des sujets périphériques (droit d’escale et sauvetage des sous-marins nucléaire, travaux exploratoires pour faire converger les doctrines, coopération scientifique notamment par des accès donnés au programme français de simulation nucléaire, …). Jamais, cependant, même après la signature de l’accord de Lancaster House du 2 novembre 2010, les fruits n’ont tenu la promesse des fleurs, ni en matière de développement d’équipements communs, ni de patrouille et de relève à la mer, ni d’officialisation d’une doctrine conjointe, même si de façon discrète, des échanges ont bien lieu en matière de vigilance ou d’alertes opérationnelles. Quant à la coopération scientifique initiée par le programme TEUTATES quoique bénéfique des deux côtés, elle fut surtout profitable au maintien des compétences des chercheurs britanniques grâce à l’accès qui leur fut donné aux équipements mis en place en France pour la simulation.
- La concertation avec l’Allemagne engagée par François Mitterrand après 1991, officiellement proposée par Jacques Chirac en 1996 n’a guère prospéré en dépit de nombreuses ouvertures et relances. Berlin jusqu’à présent est apparu finalement plus gêné qu’autre chose par les offres françaises surtout quand elles étaient publiquement exprimées. Non seulement le sujet trouvait peu de relais au sein de la classe politique allemande mais il était aussi fortement controversé dans l’opinion. Les rares voix qui, à l’instar du député Johann Wadephul ou de l’ancien diplomate Wolfgang Ischinger, dans le passé, se sont prononcées outre-Rhin en faveur d’un partage de la dissuasion française l’ont fait avec un tel manque d’à-propos et de réalisme qu’on pouvait s’interroger sur le but finalement recherché.
- Louis Gautier, « La dissuasion française en suspens », in Les armes nucléaires ont-elles un avenir ? (dir. François Heisbourg), Odile Jacob, 2011.
- Voir supra note 9.
- Voir supra note 25.
- Cinq États européens sont réputés héberger des armes nucléaires américaines sur leur territoire, à savoir l’Allemagne, la Belgique, l’Italie, les Pays-Bas et la Turquie (nations dites DCA pour Dual-Capable Aircraft). Ces armes sont des bombes à gravité B61, dont la dernière version, la B61-12, a été finalisée en 2024 et, selon la presse, déployée sur le territoire européen à partir de 202513. Ces armes demeurent sous le contrôle permanent des États-Unis en accord avec le Traité de non-prolifération (TNP). D’après les informations disponibles en sources ouvertes, l’emploi des forces nucléaires stationnées en Europe interviendrait après une consultation entre les États-Unis et ses alliés et une approbation explicite du Groupe des plans nucléaires (NPG)14.
- Voir supra note 22.
- L’Allemagne et la Norvège ont acquis des avions de patrouille maritime P8 et coopèrent sur un programme de sous-marins conventionnels conjoint basé sur le type 212CD allemand. Oslo a prévu d’acquérir quatre exemplaires de ce sous-marin et Berlin six. Les Pays-Bas ont quant à eux retenu Naval Group pour la construction de quatre nouveaux sous-marins conventionnels dérivés des SNA français de la classe Suffren.