Aristopopulisme : le plan de l’oligarchie trumpiste pour prendre les classes populaires

Une figure opère dans l’ombre pour réaliser la jonction ultime entre l’élite accélérationniste des milliardaires de la Silicon Valley et le Midwest désindustrialisé — Charles Buskirk.

Le concept au cœur de son action est encore trop peu connu en Europe.

Nous en traduisons les textes canoniques et en présentons les figures clefs.

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Le Grand Continent
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De gauche à droite : Peter Thiel, Chris Buskirk et J. D. Vance, vus par Tundra Studio. © Tundra

Après sa défaite face à Joe Biden, et dans la continuité de la campagne présidentielle, le mouvement MAGA a continué de présenter Trump comme un outsider contre l’establishment, dénonçant un « État profond » et une « oligarchie woke » dirigée par la gauche.

En dépit de ces accusations, lors de la campagne de 2022 et suite à sa réélection, Trump a vu se constituer autour de lui un groupe qu’on pourrait également qualifier d’oligarchique. Des industriels fortunés, souvent issus du domaine des hautes technologies, tels que Peter Thiel ou Elon Musk, le soutiennent et financent des think-tanks conservateurs 1.

Malgré ce ralliement d’une part des élites intellectuelles et économiques, on trouve au sein de la base MAGA une « cohorte » de personnes issues de la classe moyenne et ouvrière et qui voient Trump comme un adversaire des élites ainsi qu’un défenseur du peuple ; du Claremont Institute à la Heritage Foundation, un ensemble d’organisations cherchent à fournir à ce mouvement une assise théorique pour le structurer davantage.

Construire un récit pour pérenniser le soutien populaire est en effet l’une des priorités du mouvement MAGA, à la base duquel Trump doit son élection en 2024. 

Au cours de son premier mandat, le vote républicain avait connu une augmentation parmi les classes ouvrières — toutes ethnies confondues 2. Là où 63 % des électeurs d’Obama gagnaient moins de 50 000 dollars par an, ce montant tombe à 48,5 % pour Harris, contre 49 % pour le second mandat de Trump. Cette perte peut s’expliquer par une perte de confiance envers le Parti démocrate comme défenseur des intérêts des travailleurs ainsi qu’un rejet de la globalisation et du libéralisme économique 3.

Afin de réconcilier l’élite du « parti trumpiste » et sa base, certains membres ont ainsi cherché à articuler une forme d’« aristopopulisme », un concept d’abord utilisé par John Burtka IV, président de l’Intercollegiate Studies Institute avant d’être plus largement théorisé par Patrick Deneen 4.

L’aristopopulisme est désormais devenu un mot d’ordre pour une partie du mouvement MAGA : le venture capitalist Chris Buskirk, l’un des meneurs de la révolution intellectuelle trumpiste, en a fait un sujet central de réflexion pour les think tanks qu’il organise et dirige. 

À partir de l’article initial de John Burtka IV, nous revenons sur la genèse, les détours et les mutations du terme — d’un hapax rencontré au détour d’un article à un cri de ralliement. 

Les communautés contre l’État

Parmi les conservateurs, l’érosion de la société civile est le plus souvent attribuée à la mainmise de l’État administratif 5. Si le système social, en particulier au niveau fédéral, a sans doute sa part de responsabilité, un nombre croissant de conservateurs dont Tucker Carlson, Patrick Deneen, Rusty Reno, Michael Brendan Dougherty et Rod Dreher, ont également exprimé leur inquiétude quant aux effets secondaires de la mondialisation économique et à la culture élitiste qui caractérise de nombreuses entreprises.

En bref, les conservateurs commencent à comprendre que les grandes entreprises peuvent également menacer nos libertés et l’épanouissement de la société civile.

Je ne sous-entends pas que le capitalisme est mauvais ou que les marchés libres n’ont pas considérablement réduit la pauvreté et amélioré le niveau de vie. Ce que je dis, c’est que nous ne devons pas sous-estimer l’importance de notre environnement commercial immédiat dans la création d’un sentiment de communauté, et que le passage des entreprises locales aux multinationales a un coût.

Une conséquence majeure de l’achat de produits chez Walmart et Costco plutôt que dans les fermes locales et les petites entreprises est le gommage des particularités régionales, qui remplace les cultures locales uniques par une monoculture nationale ou internationale. 

Que vous viviez en Californie, dans le Vermont, en Ohio ou en Virginie, le centre commercial situé à la sortie de l’autoroute est exactement le même.

Comment cette nouvelle configuration façonne-t-elle la société civile ? Comme le résume Yuval Levin, rédacteur en chef de National Affairs, dans un récent podcast sur le livre classique Réflexions sur la Révolution en France 6, le philosophe Edmund Burke était troublé par le fait que les Français aient « effacé toutes les divisions administratives en France et divisé le pays en carrés parfaits ». Burke dit que personne n’aime les carrés parfaits — ce que les gens aiment, c’est l’endroit d’où ils viennent. C’est cet amour, celui de la famille, des amis et du quartier, qui précède et rend possible notre amour de l’État ou de la nation.

Cette conception est un mantra de la droite nationale conservatrice américaine, popularisée par une interprétation erronée de l’Ordo amoris augustinien, dont J. D. Vance s’était servi pour justifier la politique migratoire de l’administration Trump — suscitant la colère du pape François qui lui avait répondu presque directement : « Le véritable ordo amoris qu’il faut promouvoir est celui que nous découvrons en méditant constamment sur la parabole du ‘bon samaritain’. »

Le même argument concernant l’impossibilité d’aimer un carré pourrait s’appliquer à la monoculture des grandes entreprises. Est-ce que les gens aiment les centres commerciaux et les grandes surfaces où ils achètent des produits d’origine inconnue à des inconnus ? Et lorsqu’ils rentrent chez eux, l’impersonnalité de cette monoculture les encourage-t-elle à interagir avec leurs voisins ? Le caractère impersonnel de notre espace commercial est plus susceptible de les inciter à se replier sur eux-mêmes, à fermer leur porte à clé et à manger un repas tout prêt devant une émission de télévision que l’on regarde de partout — ou plutôt, de nulle part. 

Il n’y a pas longtemps, dans ma ville de Kennett Square, en Pennsylvanie, Thomas Macaluso, propriétaire de notre librairie locale depuis plus de 40 ans, est décédé à l’âge de 85 ans.

Une affiche sur la porte de son magasin indique : « Époux, père, frère, grand-père et ami de la communauté. Au fil des ans, Tom était devenu une figure incontournable de la ville de Kennett » ; le texte décrit ensuite toutes les associations caritatives et civiques locales pour lesquelles il faisait du bénévolat.

Dans notre salon, des affiches provenant de sa boutique nous rappellent chaque jour la présence de Thomas. Peu après son décès, nous dînions dans un restaurant local lors d’une soirée bingo, et l’animateur du bingo a levé son verre en l’honneur d’une vie bien remplie. 

Tout le monde savait de qui il parlait.

Demandez-vous si vous connaissez les propriétaires des magasins où vous faites vos achats.

Pleureriez-vous leur disparition ?

Cela ne concerne pas seulement les petites villes : l’importance du commerce local dans la vie civique est tout aussi importante à West Philadelphia, South Boston et Anacostia qu’elle l’est dans le sud-est de la Pennsylvanie. À travers le pays, à mesure que les entreprises locales sont évincées de l’économie, nous perdons le lien avec l’histoire et la mémoire culturelle uniques qui imprègnent non seulement le marché local, mais aussi les institutions philanthropiques que soutiennent de nombreux propriétaires de petites entreprises. À mesure que nos attaches, et par conséquent nos obligations, envers nos familles, nos quartiers, nos petites entreprises et nos associations caritatives s’amenuisent, je crains que les gens cessent d’exercer leur responsabilité civique et comblent le vide social avec tout ce qui apparaît sur leurs écrans facilement accessibles : téléréalité, débats houleux sur les chaînes d’information en continu, ragots sur les réseaux sociaux.

Si nous voulons renforcer notre pays, il nous faut renforcer le tissu de la société civile dans nos villes et nos quartiers, y compris les quartiers urbains où vivent la plupart des Américains. Limiter la taille de l’État administratif est un élément nécessaire pour atteindre cet objectif.

Cependant, lorsque cela est financièrement possible, les gens devraient également réinvestir leur argent dans des institutions locales, en défendant vigoureusement le patrimoine communautaire et culturel contre la conformité étouffante de notre monoculture nationale, souvent soutenue par des multinationales dépendantes d’une main-d’œuvre bon marché et de conditions de travail déplorables.

En adoptant une double disposition à préserver à la fois les belles choses et les choses locales — appelons cela l’aristopopulisme —, nous pouvons vivre en meilleure solidarité avec nos voisins et la meilleure part de nous-mêmes.

Comme le concept d’aristocratie, l’aristopopulisme affirme que la prospérité des États-Unis passerait par la direction politique d’une élite éclairée, capable de guider le pays vers des décisions d’intérêt général.

Ce premier trait d’« aristocratie » est cependant mis en opposition avec une « oligarchie » : là où l’oligarchie n’est que parasitaire, l’aristocratie serait « une élite légitime qui prend soin du pays et le gouverne bien afin que tout le monde prospère ». 

C’est ainsi que les intérêts des classes populaires et des élites s’aligneraient : une Amérique puissante bénéficierait aux deux 7.

Après tout, si les gens n’aiment pas un endroit, vont-ils le servir ? 

S’ils sont appelés à le défendre, vont-ils mourir pour lui ?

Lorsque nous construisons notre avenir, avec tous les progrès qui peuvent en découler, il serait prudent de réfléchir à la manière dont nous pourrions préserver les institutions personnelles à petite échelle qui rendent possible une liberté ordonnée.

*

Si l’article d’avril 2018 est le premier à faire usage du terme d’aristopopulisme, c’est Patrick Deneen qui donnera au concept ses lettres de noblesse.

Dès 2019 8, Deneen appelait à un rejet du libéralisme et du globalisme pour un nationalisme patriotique, guidé par des élites politiques dont la responsabilité serait de répondre aux inquiétudes de la population à travers des mesures bénéficiant aux communautés locales et au pays.

De par leurs ressources financières et intellectuelles, les élites seraient les plus à même de mener de tels projets à bien.

Dans la lignée de Deneen, John Burtka IV reprend à nouveaux frais le concept pour infléchir son sens : d’un appel à revigorer les communautés locales, qu’ils jugent anémiées, l’aristopopulisme finit par désigner une alliance étroite entre les élites économiques et « les Américains des classes moyennes et ouvrières » — les premières devant jouer le rôle de mécènes et de tuteurs des seconds.

C’est une telle veine qu’approfondira plus tard Chris Buskirk : la direction qu’offrent les élites ne vise plus à protéger les vertus de l’« Américain moyen », telles que les communautés locales peuvent les cultiver, mais à le faire participer dans un projet industriel de grande ampleur.

La grandeur retrouvée des États-Unis, redevenus puissance économique de premier plan, permettra alors par un jeu de relais — guère précisés — de retrouver le bien-être perdu des territoires enclavés.

Le conservatisme est à la croisée des chemins

En prévision de la très attendue conférence de cette semaine organisée par First Things et animée par Patrick Deneen, professeur à Notre Dame et auteur, sur l’aristopopulisme, ainsi que de l’essai magistral de Dan McCarthy proposant ce qui pourrait être considéré comme une variation sur le thème, examinons le contexte derrière ce terme, que j’ai popularisé dans un éditorial publié en 2018 dans le Washington Post sur les raisons pour lesquelles les conservateurs devraient se méfier des grandes entreprises 9.

Cette expression [l’aristopopulisme] décrit une double disposition à préserver ce qui est à la fois beau et ordinaire dans l’expérience américaine : un mariage entre le courage et l’intelligence, des mœurs démocratiques et l’éducation libérale. Imaginez Edmund Burke rencontrant Rooster Cogburn. Cette synthèse, qui a servi de base à l’Amérique de Tocqueville, se trouve également être une combinaison gagnante pour les républicains qui veulent conserver le Wisconsin, le Michigan et la Pennsylvanie, et pour les conservateurs qui cherchent à construire un nouveau programme politique qui protège les emplois, soutient les familles et renforce la classe moyenne.

L’aristopopulisme repose sur quatre principes :

1) Les Américains des classes ouvrières et moyennes doivent être traités avec dignité dans la sphère publique et représentés équitablement au sein du processus politique, que ce soit en créant de nouvelles institutions politiques et médiatiques responsables de leurs intérêts ou en incitant les fondations caritatives traditionnelles à investir dans des universitaires et des journalistes engagés en faveur de leurs valeurs.

2) Les élites ont le devoir de se montrer solidaires envers tous les Américains en utilisant leurs ressources prudemment pour renforcer la vie civique de leurs communautés locales.

3) Les dirigeants politiques et culturels ont la responsabilité d’orienter les préoccupations populistes légitimes vers des buts constructifs qui servent le bien commun et l’intérêt national.

Le dirigisme de cette thèse s’oppose à une conception plus libérale de l’État — celui-ci n’ayant pas à promouvoir une vision du Bien, mais à assurer la coexistence entre plusieurs. Comme Deneen, l’auteur adopte une perspective post-libérale, au profit d’un agenda conservateur : le « bien public » ainsi entendu est fait de valeurs traditionnelles. 

Dans la lignée du philosophe allemand Leo Strauss, le Claremont Institute — un think tank conservateur auquel est rattaché John Burtka IV — revendique contre une vision historiciste du droit qu’il existerait une loi naturelle et un Bien en soi : il s’agirait de revenir aux droits naturels présents dans la constitution américaine, notamment en réduisant l’influence du gouvernement.

4) Les Américains devraient adopter un patriotisme sain qui privilégie la citoyenneté plutôt que le consumérisme et le localisme plutôt que le mondialisme.

Pourquoi l’aristopopulisme est-il si nécessaire aujourd’hui ?

Bien que beaucoup dans notre société divisée soient réticents à l’admettre, les élites ont besoin de l’Amérique moyenne et l’Amérique moyenne a besoin des élites.

Les élites de la Silicon Valley, d’Hollywood, de Wall Street ou de Washington D.C. peuvent se sentir déconnectées du tissu social effiloché de nos communautés industrielles et rurales, autrefois dynamiques, mais elles ont cruellement besoin de ce que l’Amérique moyenne possède encore en abondance : le patriotisme, l’esprit d’entreprise, l’épargne, la famille et la religion.

Le postulat de départ de l’auteur est que la société serait divisée entre une minorité et le plus grand nombre. Aux vertus créatives et dirigeantes des élites, l’auteur oppose le contact du plus grand nombre avec les éléments fondamentaux de l’existence — comme l’esprit d’économie ou le respect des traditions — l’ensemble de ces vertus constituant une forme de « bon sens ». 

On peut remarquer, par exemple, que les élites vivant dans les enclaves côtières — avec leurs plus grandes ressources financières et leurs préoccupations exprimées haut et fort pour les questions de justice sociale — consacrent un pourcentage beaucoup plus faible de leurs revenus à des œuvres caritatives que les habitants du centre du pays : à bien des égards, les Américains moyens montrent la voie lorsqu’il s’agit d’aider les moins fortunés — que ce soit par leurs propres sacrifices ou par des réactions populistes que peuvent susciter, par exemple, la mort de jeunes Américains dans une guerre sans fin au Moyen-Orient, ou la perte d’emplois aux États-Unis au profit de la Chine.

Certains ardents promoteurs de l’aristopopulisme, comme Chris Buskirk — que, selon le clivage qu’instaure le mot, on pourrait placer dans l’« élite » —, considèrent que ce qui différencie l’aristocratie de l’oligarchie démocratique est la capacité à produire. Pour Buskirk, les États-Unis doivent reconstruire leur base industrielle, en particulier dans le domaine des technologies de pointe, afin de fournir des emplois, de réduire la dépendance de l’Amérique à la Chine, et de rétablir la puissance américaine. 

C’est dans cette perspective que Buskirk a fondé la société de venture capital 1789 Capital, pour soutenir la politique « anti-woke » et le programme économique de l’administration Trump. Son but est de réintroduire une forme de « capitalisme débridé »  — notamment en finançant des entreprises dans le domaine des terres rares et des usines d’IA.

Les élites devraient résister à la tentation de rejeter ces inquiétudes comme nativistes et estimer plutôt si nos politiques — qu’elles contribuent largement à élaborer — pourraient profiter à une partie du pays au détriment de l’ensemble. Plus important encore, les Américains moyens ont besoin de rappeler aux élites qu’ils ont leur mot à dire dans nos débats politiques et que « tous les hommes sont créés égaux ».

Les Américains moyens, quant à eux, ont besoin des élites — car il est impossible de maintenir une société libre sans des hommes et des femmes ambitieux qui, par un mélange de travail acharné et de certaines circonstances, recherchent l’excellence dans les domaines de la connaissance, des affaires ou de la gouvernance.

Presque toutes les villes et tous les villages du Midwest, des Grandes Plaines ou du Sud profond étaient autrefois peuplés de riches mécènes qui soutenaient les églises, les écoles, les refuges, les musées, les théâtres, les parcs et les galeries d’art. Certains de ces philanthropes sont toujours là, mais beaucoup ont quitté ces régions pour s’installer dans les zones métropolitaines côtières.

Pour redonner toute sa grandeur à la culture de l’Amérique moyenne, il faut à la fois retenir les élites qui y ont grandi et attirer de nouvelles élites afin qu’elles s’y installent, y investissent des capitaux et y construisent une communauté.

En retour, l’engagement renouvelé de ces élites envers la vertu publique peut leur permettre de retrouver leur prestige et leur respect dans des endroits où leur talent, leur richesse et leur leadership sont essentiels au renouveau économique et civique.

Ces théories sont assez proches de celles de Chris Buskirk. Dans son livre America and the Art of the Possible 10, ce dernier soutenait que les grandes périodes d’innovations de l’Histoire étaient toujours entraînées par de petits groupes d’élites culturelles et économiques.

À travers la création de think tanks et d’organisations telles que Rockbridge, l’une des forces les plus importantes de la politique républicaine, Buskirk cherche à regrouper de nombreuses figures du conservatisme ainsi que des chefs d’entreprises afin d’organiser un mouvement conservateur structuré.

S’il existe un domaine politique où l’aristopopulisme est particulièrement pertinent aujourd’hui, c’est celui de la concentration du pouvoir des entreprises, qui représente désormais une menace aussi grande pour la société civile que l’ingérence du gouvernement. 

Nous avons cédé le contrôle de notre culture et de notre vie politique à un petit nombre de monopoles d’entreprises qui ne sont guère fidèles à l’Amérique ou à son peuple.

Comme l’auteur et analyste Jonathan Tepper l’a récemment résumé dans The American Conservative, « la concentration industrielle croissante entraîne une baisse des salaires des travailleurs, une diminution du nombre de start-ups, une baisse de la productivité, une augmentation des inégalités et un affaiblissement des villes. Plus grave encore, les fusions ont entraîné une hausse des prix dans presque tous les secteurs ». Ces entreprises zombies imprègnent tous les aspects de notre vie en utilisant la technologie pour façonner nos désirs et influencer nos habitudes de consommation. Elles encouragent souvent une culture de l’endettement et de la dépendance, tout en promouvant des valeurs sociales progressistes qui sapent la famille et les institutions traditionnelles.

Le reproche fait aux institutions d’être biaisées en faveur de valeurs progressistes et de rejeter les traditions est récurrent au sein des mouvements conservateurs. Pour certains, c’est essentiellement de là que viendrait le succès de Rockbridge. Comme le rapporte le Washington Post 11, Omeed Malik, cofondateur de 1789 Capital, a déclaré que Buskirk aurait été « le premier à reconnaître » que des milliers de personnes aisées « ne se sentaient plus à leur place au sein du Parti démocrate ».

La gauche progressiste est souvent critiquée par des démocrates plus modérés comme par les conservateurs ; les premiers lui reprochent de pousser certaines élites vers une idéologie conservatrice par son extrémisme 12. Des tensions similaires existent entre le mouvement MAGA et certaines figures conservatrices plus traditionnelles, comme le donateur milliardaire Charles Koch qui s’est montré critique à l’égard du trumpisme 13.

Un aristopopuliste n’adopterait pas une approche impulsive, à la manière d’Alexandria Ocasio-Cortez, qui appelle à avoir une administration toujours plus importante pour réglementer des entreprises toujours plus grandes. En effet, l’expérience préalable montre qu’une telle approche conduit souvent à un capitalisme de connivence dans lequel les entreprises se rapprochent des régulateurs, chassant ainsi leurs concurrents du marché.

Malgré les liens de l’auteur avec les cercles trumpistes, le programme du président américain semble précisément tomber sous le coup de ces reproches. Depuis le début de son deuxième mandat, Donald Trump a nommé plusieurs chefs d’entreprises du domaine de l’IA et des technologies à des postes clefs. Pour son enrichissement personnel et celui de sa famille, le président américain a favorisé ces entreprises en encourageant les cryptomonnaies ou en réduisant les contrôles à l’exportation sur les technologies d’IA.

Un aristopopuliste s’inspirerait toutefois de l’esprit de Teddy Roosevelt en empêchant la formation de monopoles d’entreprises afin de garantir un marché plus concurrentiel et plus entrepreneurial. Cela pourrait par la suite conduire à une décentralisation du pouvoir politique et économique, loin d’une poignée d’élites, contribuant ainsi à créer une classe de dirigeants plus large et plus dispersée qui renforcerait la vie civique et culturelle de l’Amérique moyenne. C’est là un exemple parmi tant d’autres — comme la réforme de l’immigration et celle de l’enseignement supérieur — de ce que l’aristopopulisme pourrait contribuer à résoudre.

Le conservatisme est donc à la croisée des chemins.

Si nous ne répondons pas de manière significative au mécontentement populiste et à la révolte des élites contre l’Amérique moyenne, comme l’a averti Christopher Lasch, nous nous dirigerons vers le collectivisme d’ici 2020.

L’auteur fait ici allusion au livre La Révolte des élites 14. L’historien Christopher Larsch y déplore la sécession des élites économiques et intellectuelles américaines : propulsées par un système éducatif méritocratique, gagnantes de la mondialisation, leur cosmopolitisme les séparerait de leurs compatriotes aux États-Unis : protégées des aléas, ces élites seraient aveugles aux problèmes économiques et sociaux auxquels font quotidiennement face leurs concitoyens.

Après tout, on n’a toujours qu’une seule chance de remporter une « élection Flight 93 ». Il est temps d’adopter un aristopopulisme qui mette en valeur tout ce qui est bon, vrai et beau dans notre héritage américain et nos villes natales. Ce faisant, nous pourrions bien réussir à maintenir cet avion dans les airs.

John Burka IV reprend ici une comparaison employée pour la première fois par Michael Anton en septembre 2016.

Dans un texte publié sous pseudonyme sur le site du Claremont Institute — un think tank conservateur —, Anton comparait la présidentielle américaine de 2016 à l’un des vols détournés lors des attentats du 11 septembre 2001, le vol United Airlines 93 dont les passagers se sont révoltés pour reprendre le contrôle du cockpit.

Face au suicide que serait pour le pays une victoire démocrate, Trump représenterait une dernière chance, aussi périlleux que puisse être son programme : « Vous — ou le chef de votre parti — arriverez peut-être dans le cockpit sans savoir piloter ni faire atterrir l’avion. Il n’y a aucune garantie. Sauf une : si vous n’essayez pas, la mort est certaine. Pour compliquer la métaphore : une présidence d’Hillary Clinton est une roulette russe avec un semi-automatique. Avec Trump, au moins, vous pouvez faire tourner le barillet et tenter votre chance. »

Sources
  1. Damon Linker, « Get to Know the Influential Conservative Intellectuals Who Help Explain G.O.P. Extremism », The New York Times, 4 novembre 2023.
  2. Dante Chinni, « The GOP is rapidly becoming the blue-collar party. Here’s what that means », NBC news, 21 février 2021.
  3. Michael Martin, « Why working-class voters have been shifting toward the Republican Party », NPR, 14 novembre 2024.
  4. D’abord dans lors d’une conférence (Patrick J. Deneen, « Aristopopulism. A political proposal for America », First Things, 20 mars 2019) puis dans ses écrits.
  5. Cet article de John Burtka IV a paru le 25 avril 2018 dans The Washington Post sous le titre : « Conservatives should be wary of Big Business ».
  6. Edmund Burke, Réflexions sur la Révolution en France, trad. Pierre Andler, Paris, Les Belles Lettres, 2016.
  7. John Burtka IV,« Aristopopulism : The Fusionism America Needs », The American Mind, 3 juillet 2019. Voir infra.
  8. Patrick J. Deneen, « Aristopopulism. A political proposal for America », op. cit.
  9. Nous reproduisons l’article de John Burtka IV paru dans The American Mind le 3 juillet 2019 sous le titre « Aristopopulism : The Fusionism America Needs ».
  10. Chris Buskirk, America and the Art of the Possible. Exploring National Vitality in an Age of Decay, New York, Encounter Books, 2023.
  11. Elizabeth Dwoskin, « The secretive donor circle that lifted JD Vance is now rewriting MAGA’s future », The Washington Post, 4 novembre 2025.
  12. David Brooks, « The Sins of the Educated Class », The New York Times, 6 juin 2024.
  13. Theodore Schleifer, « Charles Koch Says Many in the Country Are ‘Abandoning’ Its Principles », The New York Times, 1er mai 2025.
  14. Christopher Larsch, La Révolte des élites, trad. Christian Fournier, Paris, Flammarion, 2020.
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