Un extrait de « Canón de camara oscura », d’Enrique Vila-Matas

En attendant la remise du Prix Grand Continent le 5 décembre, nous vous offrons des extraits des cinq œuvres finalistes.

Aujourd'hui, Canón de camara oscura de Enrique Vila-Matas — ou l’écriture comme remède à la perte.

Enrique Vila-Matas, Canon de cámara oscura, Barcelone, Seix Barral, 2025, 234 pages, ISBN 9788432244797

Le 5 décembre 2025, au cœur des Alpes, le Prix Grand Continent sera remis à un grand récit européen contemporain, dont il financera la traduction et la diffusion en cinq langues. À cette occasion, nous vous offrons des extraits des cinq finalistes de ce prix européen. Aujourd’hui, prolongeant notre entretien avec Enrique Vila-Matas, ce sont des bonnes feuilles de Canón de camara oscura (Seix Barral, 2025).

Vidal Escabia, le protagoniste de cette histoire, a sélectionné soixante et onze livres dans une pièce sombre de sa maison, afin d’écrire un canon décalé, intempestif et inactuel. Chaque matin, il en choisit un au hasard et en retient un extrait destiné au Canon.

Les soupçons grandissent quant à savoir si le narrateur utilise le Canon pour donner un sens à sa vie, face à l’amour démesuré qu’il porte à sa fille absente ; rongé par la perte et la solitude le narrateur se retrouve embarqué, inexorablement, dans une quête d’un sens ultime à l’écriture.

33

Le regard sur des temps monstrueux, penché sur les événements de la vie disséminée, tourné vers les choses et les personnes qui passent et s’effacent d’elles-mêmes, comme s’est effacée Aiko il y a longtemps, en se précipitant du haut de cette falaise de Tōjinbō au Japon. Elles passent et s’effacent d’elles-mêmes, mais persistent en nous pendant un temps indéfini et impriment leur présence d’absence infinie, cette même absence qu’Eurydice avait imprimée sur Orphée, et qui avait donné naissance à l’écriture, dit-on. 

La pulsion suicide flottant sur les eaux. Les pleurs désolés de la pauvre Ryo et ma profonde stupeur. Un bout de papier oscillant au vent. Une voile blanche à peine entrevue au-delà du pont. Un bourdonnement ténu et persistant dans le feuillage d’un jardin. L’infime, l’abandonné, le négligé. Deux personnes, fille et père, profondément désolées — l’une plus que l’autre —, flanquées de leurs deux valises, à la gare TGV de Tokyo. Des occasions que nous avons parfois manquées, à une seconde près. Le minuscule, qui renvoie à Robert Walser, inscrit depuis dix jours dans mon cher Canon avec son extraordinaire roman, L’Institut Benjamenta (Jakob von Gunten)

Robert Walser, qui illumine ce qui est petit, déplacé, et qui a consacré une prose sublime à un humble bouton. Le minuscule lié au monde secondaire, par exemple une pièce d’art contemporain que j’ai vue un jour dans un jardin allemand, une œuvre de Pierre Huyghe : la statue d’un nu féminin étendu dans l’herbe et coiffé d’un nid d’abeilles vivantes. 

Le minuscule était aussi dans ces abeilles, l’infime lié au monde secondaire de ces abeilles vivantes : celles-là mêmes, mais cette fois sous la forme d’abeilles mentales moisies, qui avaient tourmenté Aiko dans ses dernières heures, et qui me tourmenteront jusqu’à la fin des temps. 

Le minuscule est mon monde, je suis tenté de le proclamer parfois à haute voix et au cœur de la nuit, mais ce n’est pas nécessaire, ce serait un geste trop majuscule pour mon cabinet habituel, où la douleur arrive très vite si je pense qu’en d’autres temps Aiko était là et que nous avons vécu ensemble des années héroïques, qu’Aiko évoluait entre ces murs avec plus d’une fissure, ces murs qui ont entendu un jour son désir que le monde n’ait pas l’air aussi « artificiel que moi », très exactement les mots qu’elle a prononcés — fichés en moi comme un poignard — peu avant de sauter à Tōjinbō. 

34

Il est même possible que le plus court trajet du monde soit celui de l’ascenseur entre le patio et l’entresol de l’immeuble du passage Mercader et son porche d’entrée. Au cours de cette descente minimaliste, j’écoute attentivement une voix qui rappelle celle de la bestiole indéchiffrable et qui vient sans doute de l’intérieur, une voix que, pour ne pas penser qu’elle est la mienne, j’associe à l’esprit de l’escalier, formidable expression française qui signifie qu’on a trouvé la réponse trop tard : au moment où vous trouvez la réponse, celle-ci ne vous sert plus à rien, parce que vous descendez l’escalier et que la réplique ingénieuse, vous auriez dû la faire plus tôt, quand vous étiez encore en haut. 

Il me semble évident que je traverse un moment de lucidité inattendue, car la voix me dicte la réponse que j’aurais dû donner à Violet quand en haut, dans le patio, elle voulait savoir à quel moment je m’étais senti écrivain. 

C’est une réponse qui exige d’être écrite et jamais prononcée en mots, parce que si elle était parlée, elle perdrait beaucoup, et je revivrais alors le moment insupportable où devant Violet je n’avais pas été à la hauteur de ce qu’aurait été Altobelli, même si je persiste à penser qu’elle n’écoutait pas ce que je disais, ce qui n’empêche que je me sentais ridicule. 

En tout cas, avant qu’elle ne s’efface, je graverai cette réponse dans mon esprit et, à peine arrivé chez moi, ce soir-même, la première chose que je ferai sera de transcrire la formidable réplique qui m’a été dictée dans l’escalier, et de l’envoyer, sans trop tarder, à Violet ; l’envoyer dès demain matin, au cas où elle croirait qu’en comparaison avec Altobelli, j’ai une cervelle de moustique. Et qui dit moustique dit asticot, cancrelat, larve, « cocotier déplumé » (expression favorite de Ryo), pet-de-nonne uruguayen, cafard indéchiffrable, vermine de bibliothèque, grenouille de tuyauterie, grosse patate chinoise, etc. 

35

Dans la rue, j’essaie sans grand succès de poser les pieds avec assurance sur les pavés, puis je descends le petit passage Mercader, qui est où il a toujours été, je ne sais pas pourquoi je me demande s’il y est toujours, peut-être à cause de César Vallejo : « Je sors dans la rue et il y a une rue. Je me risque à penser et il y a une pensée. C’est désespérant. » 

J’arrive au carrefour avec la rue Mallorca, où tant de fois j’ai arrêté le taxi qui me ramène chez moi, les jours où je vais à la Central, une librairie qui se trouve à deux pas de l’endroit où maintenant j’attends vainement un taxi. Normalement, il en passe beaucoup, mais pas un seul aujourd’hui. 

Je me rappelle un samedi, pas si lointain, mais d’une autre année, où il m’arriva aussi la même chose au même endroit, mais ce jour-là il était six heures du soir et on était encore en plein jour. Je m’en souviens presque comme si c’était aujourd’hui, et donc dans un présent exactement semblable à mon présent, comme si la nuit éclairait soudain la lumière de cette journée d’une autre année. 

Pas un seul taxi en vue et soudain je vois glisser furtivement sur le macadam une caravane de voitures noires, sombres. 

Obama qui passe. 

Il est passé, pas de doute. Je vois encore son visage dans l’encadrement de la fenêtre d’une de ces automobiles. Ça n’a quand même rien d’extraordinaire, si on pense qu’il est arrivé à Barcelone ce matin avec la suite de Bruce Springsteen, qui joue ce soir en ville. 

Me voici au même endroit que ce jour-là, et il n’y a pas plus de taxis. Et ce n’est pas un bon jour pour que passe Obama. La date et l’heure sont différentes et à propos de passage, il ne passe personne et il ne se passe rien. Mais un jour, exactement au même endroit, à ce carrefour, et à une heure très proche de celle de ce soir-là avec Obama, j’ai vu passer le poète Cirlot, dont il n’y a vraiment pas longtemps j’ai lu Foire et attractions, le petit livre où il s’approche d’un parc d’attractions qui, autant par la Grande Roue et les grottes magiques que par les Palais du rire et les poupées automates qui prédisent l’avenir, pourrait être le Tibidabo, le parc d’attractions de Barcelone. 

Prélevé dans la bibliothèque légère de la chambre noire, j’ai exposé ce livre de Juan Eduardo Cirlot à la lumière de ma fenêtre, samedi dernier, et j’ai trouvé pour le Canon un fragment, « Le Destin », difficile à oublier en raison du moment où il nous dit qu’« après avoir passé la moitié de sa vie devant les tireuses de cartes pour savoir s’il deviendrait un compositeur de musique génial, ou un homme célèbre, ou s’il trouverait le parfait amour qui pulvérise toutes les interrogations, grâce à l’exercice continu de la tristesse, ce maître sans égal, et peut-être avec l’aide de certaines lectures, il acquiert la conviction que tout est pareil. Il est entré dans le palais des glaces des archétypes, mais par la porte la plus humble et la plus sombre, au-dessus de laquelle une pancarte dit maintenant tu comptes pour du beurre. » 

36

En attendant un taxi sur ce que j’appelle désormais « la Punta Obama », je me rappelle que ce soir une chanteuse connue s’est produite à Barcelone. Voilà pourquoi les taxis sont rares. Des groupes de fans partout, certains chantent en chœur, d’autres avancent, tête baissée, silencieux, comme si la vie — ou peut-être la chanteuse célèbre — les avait tellement déçus qu’ils s’étaient avoués vaincus pour toujours. 

Comme au bout d’un quart d’heure pas un seul taxi libre n’est passé, je décide d’aller à pied jusqu’à la rue Balmes, où la probabilité d’en trouver un est plus élevée. J’avance très lentement, mais il faut dire que de nuit le macadam de Barcelone n’est pas rassurant. Je marche au ralenti, car je viens de me rappeler qu’autrefois la rue Balmes était surnommée le Torrent de l’Enfer. Et pourquoi m’en suis-je souvenu aussi soudainement ? Je me déconnecte progressivement de tout et, quand je me reconnecte, j’ai l’impression que, pendant que j’errais distraitement dans divers enfers et torrents, Violet m’a devancé d’un pas résolu et à une vitesse étonnante. 

Dans un premier temps, je pense que c’est sûrement une hallucination. Pourtant, il n’en est rien, et en dépit des apparences ce n’en est pas une non plus qu’elle ne soit plus devant moi, qu’elle ait totalement disparu de ma vue. Elle s’est sans doute arrêtée, pour une raison quelconque. Et, sans m’en rendre compte, peut-être parce que je pensais un peu trop aux torrents de l’enfer et autres calamités personnelles, je l’ai dépassée. Pour savoir si elle est à la traîne, je me retourne et je la vois, très occupée à rattacher les lacets de ses Nike. J’ai peur qu’elle relève la tête et me voie en train de la regarder, aussi, sans tenir compte de l’insécurité des pavés ni des risques que cela comporte, j’adopte une démarche hardie et soutenue en direction de la rue Balmes, comme si j’étais tout seul et occupé, ce qui d’ailleurs est le cas, seul et pressé, redoutant qu’en l’occurrence le véritable Torrent de l’Enfer soit Violet en personne. 

Arrivé rue Balmes, je m’arrête, attendant que le feu vert des piétons me permette de passer sur le trottoir d’en face, où les taxis sont plus accessibles. Et soudain, sentant le regard de Violet sur ma nuque, je m’évade en pensant à d’autres choses, tout particulièrement à l’inoubliable et extrême facilité qu’avait Altobelli, quand dans ses romans les choses ne pouvaient être pires, d’entendre une rumba. 

37

On entend une rumba et j’arrête un taxi. 

La rumba — j’ai déjà traversé la rue Balmes — vient d’une fenêtre des étages. 

Et ce n’est pas exact que j’ai arrêté un taxi, car en cet instant je le vois s’arrêter lentement, mais très paisiblement, à côté de moi. Deux personnes finissent par en descendre. Dès que j’ai mieux compris ce qui se passe, c’est moi qui arrête le taxi à l’arrêt. Puis, j’ai du mal à le croire, je vois Violet, bravant la nocturne et torrentielle circulation infernale, traverser la rue Balmes au péril de sa vie et, après s’être littéralement frayé un passage entre les voitures, se retrouver sur le trottoir d’en face de la rue Balmes, devant la portière de mon taxi. 

Je passe la tête par la fenêtre pour lui dire que c’est un miracle qu’elle soit encore en vie. Et intérieurement je souris, car je devrais rectifier ce que j’ai dit un peu plus tôt, étant donné qu’en réalité ce ne sont pas ses yeux, mais c’est sa personne qui tient un peu de l’ovni perché sur la montagne de Montserrat. Mais on pourrait dire de façon plus directe qu’elle a une puissance d’un autre monde. 

Ce que je ne lui dis pas, évidemment. 

Sans perdre de temps, Violet ouvre la portière et monte dans le taxi. Et quand, peu après, la voiture démarre, ses nouveaux passagers, ce sont elle et moi. 

Quand elle me demande de la ramener chez elle, je sens qu’elle n’est pas aussi déséquilibrée que je l’avais cru à la fête. Mais je me trompe car, après m’avoir demandé avec une fermeté renouvelée que je la dépose chez elle, voilà qu’elle l’exige, il ne lui manque plus qu’un fouet pour souligner son autorité. Je lui demande son adresse pour la donner au chauffeur, et elle me la donne. Je lui demande son e-mail et elle rechigne un peu, mais finalement elle me le donne. Je ne le lui dis pas, mais je veux son e-mail pour lui envoyer, par écrit, une réponse digne de ce nom à la question qui à la fête m’a conduit à ne pas lui donner une réponse à la hauteur de celle qu’Altobelli aurait donnée. 

J’envisage de lui demander, au bout d’un petit moment, sa vision d’Altobelli, mais je la trouve très concentrée sur des sujets qui m’échappent. Et la preuve en est qu’elle murmure un truc sur lequel il n’y a pas de doute, c’est très simple, elle dit un truc tout bas du genre il existe une impossibilité de vivre. 

38

Et il me semble l’entendre dire aussi, cette fois avec une voix agréable, même si le fond est vindicatif, qu’en nous créant Dieu a oublié quelque chose. Peut-être, dit-elle, que Dieu n’est que cette grosse poignée de peur qui nous rend tous égaux. 

Je ne savais pas qu’elle pouvait recourir à des expressions métaphysiques. 

J’essaie de me mettre à son niveau, ce qui, tout bien regardé, n’est pas si difficile, et je lui dis simplement que l’existence est fatigante. Et cette fois je suis en paix avec ce que j’ai dit, pas comme avant, quand, dans ce coin du patio, je craignais de ne pas avoir donné la pleine mesure d’Altobelli dans ma réponse désordonnée à je me suis senti écrivain. 

Je crois remarquer qu’elle n’est plus aussi furieuse qu’à la fête et qu’il était un peu absurde de craindre de sortir à mon désavantage de la comparaison avec Altobelli, son éternel fiancé, mort. 

Je me contente de lui dire que l’existence est fatigante. Et Violet dit que ça, elle l’a déjà dit. D’accord, mais sous une autre forme, réponds-je. 

Pause. 

Quand elle reprend la parole, c’est sur un ton encore plus bas qu’auparavant, je ne sais pas pourquoi. Et je lui demande pour quelle raison elle me parle sur un ton tellement minuscule que je l’entends à peine. Elle ne me répond pas, mais je comprends vite que c’est le ton idéal pour décrire à plaisir combien nous sommes misérables par essence, tous horribles, méchants, injustes, immoraux, reptiliens, criminels, zombies, grosses bouches d’égout, rats écorchés, pantins de frigos, cadavres d’opérette. 

Je réfléchis à ce qu’elle vient de me dire quand je m’aperçois, presque incrédule, qu’elle s’essouffle, s’éteint, et il est évident à voir sa tête pendante, avachie sur la poitrine, qu’elle s’est endormie. Notre dialogue, me dis-je, était peut-être un mirage : un bref moment de lumière somnambule entre deux obscurités, qui ressemble beaucoup à ce que parfois on a coutume de dire de la vie. 

Quand, quelques minutes plus tard, elle semble se ranimer, elle me demande si j’ai connu le père d’Altobelli. Je lui dis que non, que je sais seulement qu’il fut professeur d’anglais. Et karatéka, précise-t-elle, un adepte de cet art martial japonais. Oui, dis-je, j’en ai entendu parler. 

— Et tu n’as pas entendu dire qu’il s’est perdu au Japon ? 

Je choisis le silence, parce que je n’ai jamais entendu dire qu’il s’était perdu au Japon, ça me semble bizarre. Comme je ne réponds pas, Violet me tourne le dos et regarde par la fenêtre et j’ai une pensée pour les points que demain on va m’enlever dans le dos. Peu après, et je ne m’y attendais pas, je me sens attiré par sa nuque et par sa respiration profonde, comme si un courant aux propriétés indéchiffrables circulait entre nous deux. 

Comme Violet est bizarre, en réalité ! Je n’ai jamais entendu dire que le père de notre ami commun s’était perdu en terres japonaises. Ça a presque l’air d’une invention de sa part pour savoir ce qui s’était passé sur la falaise de Tōjinbō, où j’ai perdu Aiko. Et soudain, comme si elle lisait le fil de mes pensées, elle se retourne et me demande sur un ton agressif de lui expliquer quelle est cette histoire que tant de gens racontent, comme quoi un jour j’aurais écrit sur ceux qui renoncent à écrire et que du jour au lendemain j’aurais changé et écrit sur ceux qui n’écrivent pas, bien qu’ils écrivent, le tout pour conclure qu’écrire a toujours été essayer d’écrire ce que nous écririons si nous écrivions, même si on n’écrit pas… 

Je supporte déjà trop de mystères et de fatigue accumulés. Et en ce moment ça ne m’amuse pas du tout qu’on me confonde avec un autre écrivain.

— Écoute, Violet, renoncer à écrire, ça reviendrait à suspendre l’écriture-à-domicile, à donner un énorme coup de frein, tu comprends ? Un quidam se sent soudain ballonné, il ressent un délicieux relâchement des tripes, il se lève et, sur le chemin des toilettes, détache sa ceinture et pense que, si sa chatte Yoko était encore en vie, celle-ci aurait sans aucun doute miaulé. 

Le chauffeur de taxi nous observe pour la énième fois dans le rétroviseur. 

— Crois-moi, Violet, il y a de nombreuses façons de cesser d’écrire, et celle-ci en est une.

39

Le silence imposant qui succède à la conversation avec Violet me rappelle soudain les avantages qu’offrent la concentration, la réflexion, tellement nécessaires si l’on veut écrire avec un peu de tempérament.

Il est évident, me dis-je, que mon cabinet d’écriture offre ces avantages. Mais je ne tarde pas à m’égarer en me rappelant le bureau en plein air de Peter Handke dans son Essai sur la fatigue, où il dit entendre « les cris stridents et les trompettes de la Semaine Sainte espagnole ». 

40

Ma bibliothèque de la pièce obscure n’est évidemment pas un espace approprié pour lire. C’est le non-lieu de la lecture, de la même façon que pour Georges Perec l’obscure Ellis Island et son histoire de l’immigration aux États-Unis étaient le lieu de l’absence de lieu, le non-lieu, la ville de PartNulle. 

Dans Ellis Island, comme dans mon Canon de PartNulle, mon Canon déplacé, on s’interroge forcément sur l’errance, la dispersion, la diaspora, le relégué, tout ce qui nous montre en silence le peu qui reste du monde. Et de la littérature. 

41

Violet appuie la tête sur mon épaule et, peu après, elle la retire, comme pour se venger encore de ma résistance à revenir sur l’histoire de la falaise de Tōjinbō. 

Bien que les paysages nocturnes de Barcelone que nous traversons me soient familiers, je ne parviens pas vraiment à les reconnaître, car, sous l’angle de ma perspective vue du sous-sol, je ne peux discerner que le premier étage des immeubles, et rien du reste. 

Nous arrivons devant celui de Violet, juste au moment où elle semble avoir récupéré une bonne partie de l’état chaotique dont je la croyais débarrassée. Je trouve bizarre que, dans des laps de temps aussi brefs, elle ait tantôt une agilité physique et mentale, tantôt le contraire. Et même si le trajet en taxi m’a suffi pour m’y habituer, je persiste à m’étonner que Violet s’approche et s’éloigne, avec de rares répits dans l’une ou l’autre posture. 

Que se passe-t-il donc ? Peut-être s’agit-il de chambardements passagers, favorisés par l’alcool ? Sans renvoyer le taxi, je l’aide de mon mieux à atteindre le grand porche, qui ressemble à l’entrée d’un château. Et, comme si elle était gênée de constater que j’ai dû l’aider à arriver jusque-là, elle ne peut dissimuler une expression de rage immense qui la pousse finalement à me demander de la lâcher, de la laisser marcher toute seule, elle saura très bien ouvrir avec sa clé et aller jusqu’à l’ascenseur. 

— Mais lâche-moi, enfin ! répète-t-elle deux fois de suite, furieuse. 

Mais quand j’arrête de lui porter secours, elle réclame mon aide, pas pour l’aider à marcher, mais pour que je dissipe un doute terrifiant qu’elle prétend avoir. Elle voudrait savoir s’il m’arrive ce truc qui lui arrive ces derniers temps et beaucoup plus fréquemment qu’auparavant. Et elle demande si je connais la sensation qu’elle a parfois, qu’une intruse, une squatteuse, en réalité la porteuse d’un gène du Mal indéfini, la ronge. 

Elle emploie ce verbe : ronger. Et elle parle d’une locataire mentale en forme de serpent, ou un truc du même genre, qui serait entré en elle des années auparavant et qui, de temps en temps, confisque sa parole et lui fait dire — par exemple, au milieu d’une conversation banale entre amis — des choses nouvelles qu’elle ne dirait jamais, mais que l’autre sait dire avec culot. 

— Et que serait une chose nouvelle pour toi ? 

Elle m’explique que nouvelle serait tout ce qu’elle n’a jamais dit de toute sa vie et que l’autre semble avoir archivé, accumulé, et qu’il attend de dire dans les occasions qu’elle lui offrira et qui ces derniers temps sont nombreuses. 

— Dès que je me mets à dire quelque chose, moi-même je ne suis pas sûre de pouvoir aller jusqu’au bout de mon propos, car je redoute, et toujours avec raison, que l’autre se mette soudain à parler à ma place. 

La sensation, ajoute Violet, est celle d’être passée au service de la squatteuse. Et elle veut savoir si je vis des sensations semblables. 

Au moment de lui demander pourquoi elle croit que je devrais vivre la même chose, je finis par lui parler de mon impression, parfois, d’héberger beaucoup de voix en moi-même, dont l’une appartiendrait à quelqu’un ou à quelque chose que je persiste à imaginer sous la forme d’une bestiole, d’un insecte, d’un rat grillé, d’un syphon empoisonné, se traînant toujours sur le sol de mon cabinet et dans l’espace métis de mon esprit. 

— Métis ? demande-t-elle. 

— Oui.

Je ne veux pas lui donner d’autres explications, au cas où celles-ci me connecteraient à ses éventuelles voix. En sorte que je tais et rends indicible tout ce que je pourrais lui expliquer maintenant sur son Mal indéfini. 

Me taire m’aide à penser, à penser qu’en revanche on peut considérer mon Canon comme un Bien indéfini. Et devant la possibilité que je ne me trompe pas sur ce point, je me réjouis, m’enflamme et aide Violet de bonne grâce quand, arrivée au porche, elle se fait un nœud monumental avec les clés de cette haute porte en fer, si typique du quartier de l’Ensanche. 

Finalement, Violet parvient à entrer dans l’immeuble. Je reste sur le trottoir, toujours à l’extérieur, et je la vois avancer en ligne brisée vers la loge de la concierge qui se trouve au fond, avancer comme une personne qui marcherait dans une maison en achoppant sur tous les meubles. Quand enfin elle s’immobilise devant l’ascenseur, je la vois faire un tour vertigineux sur elle-même — un hommage inattendu aux derviches tourneurs de Turquie — et y entrer tête la première et par le plus grand des hasards. 

Je pousse un soupir de soulagement en retournant à mon taxi, avec la mauvaise conscience de ne pas l’avoir aidée davantage sur le trajet titubant qui mène à son tendre foyer. Mais la mauvaise conscience, en ce qui me concerne, est très relative, parce que je la combats depuis des années dans le cadre d’un sujet de plus grande ampleur : comme c’est souvent le cas dans ces situations, j’ai toujours eu l’impression que j’aurais pu faire plus quand Aiko s’était jetée dans le vide à Tōjinbō. J’aurais pu me comporter comme un être humain et freiner son impulsion suicidaire, mais je m’étais laissé guider par l’idée froide, très froide, de respecter sa liberté de choisir entre la vie et la mort. 

Aussi, dans le taxi qui me ramène chez moi, j’ai l’impression d’être affranchi de toute culpabilité vis-à-vis de ce qui aurait pu arriver à Violet. Maintenant, et qui aurait pu le prévoir, le problème est le chauffeur de taxi, qui prend la parole et, comme s’il s’agissait d’un commentaire banal, me parle de la solitude des couples pour me raconter ensuite que, dans son village natal, on avait, un jour, projeté de construire un musée de cire des couples. 

Je n’en crois pas mes oreilles. Et je préfère me taire. Quelques minutes passent. Nous arrivons devant mon immeuble et je règle la course. Je sens que j’ai besoin de me venger de ce qu’il m’a dit sur le musée de cire de son village. Et, en sortant du taxi, je lui demande pourquoi son village ne construirait pas un musée de poupées automates, dans le genre de celles qui figurent parmi les attractions du Tibidabo. Et comme, pour lui parler, j’articule à la manière d’un automate, je crois lui avoir porté un coup mortel. Mais c’est le contraire. Il se met à me parler d’ingénierie génétique. Alors, sans lui dire au revoir ni manifester le moindre égard, je prends littéralement la fuite. 

42

Arrivé chez moi,  je passe immédiatement dans mon cabinet et je m’installe dans le fauteuil giratoire où je me suis vu assis si souvent pendant la fête, et où en réalité je suis assis depuis un bon moment, écrivant au présent certains événements de cette soirée. 

J’imagine, l’espace d’un instant, que je suis assis dans le bureau en plein air de Peter Handke, à Linares. Et ensuite, à toute vitesse, avant qu’elle s’évanouisse dans ma mémoire, je termine la rédaction de la réponse à Violet, que m’a fourni l’esprit de l’escalier. Une fois cette rédaction achevée, cette convaincante et peut-être même brillante réponse, je la joins à l’e-mail que j’ai préparé pour l’envoyer demain à Violet. 

La fête et, surtout, la relation de ce qui s’y est passé, m’a fatigué. Mais je me sens prêt à continuer, à continuer d’écrire, je trouve un plaisir étonnant à cette écriture qui requiert une certaine résistance physique et une bonne forme, que j’ai maintenant, pour passer une nuit blanche. Il faut dire qu’à tout moment je garde présent à l’esprit ce que peut apporter à ma vie une fatigue extrême. 

43

Il n’y a pas cinq minutes, en écrivant « Arrivé chez moi,  je passe immédiatement dans mon cabinet », je n’ai pas pu me sentir plus en phase avec le temps présent. Mais celui-ci s’est enfui, comme j’ai fui, il n’y a pas longtemps, ce chauffeur de taxi expert en ingénierie génétique. C’est qu’à l’évidence celui qui vit dans le présent peut répéter, s’il le veut, le présent qui n’existe plus, mais uniquement en l’écrivant. Dans le fragment que j’ai choisi de La Voix sombre, de Ryoko Sekiguchi, un des livres qui sont allés de l’obscurité à la fenêtre et de la lumière au Canon, il est dit que « nous qui vivons au présent, nous ne pouvons pas réitérer le présent qui n’est plus, contrairement à la voix enregistrée. Ou plutôt, nous ne pouvons pas posséder ce présent, qui nous est à chaque instant dérobé ». 

Ryoko Sekiguchi a signé aussi ces mots déjà intégrés au Canon et qui suggèrent des squatteurs de mondes distincts de celui-ci : « Nous écoutons alors cette voix qui vit dans une autre temporalité. Dans le même monde, deux temporalités se croisent et nous sommes nous-mêmes, à notre tour, altérés. » 

À propos d’altération, on dirait que Ryoko Sekiguchi connaît ma situation. Les deux voix se croisent et, une fois synchronisées, aucune des deux ne se situe au-dessus de l’autre. Et je pense aussitôt à Sergio Chejfec, qui disait que l’ordre de la simultanéité est insondable. Devrais-je en douter ? Je sais seulement que je rédige depuis un moment comme si tout était arrivé, au minimum, uniquement dans le présent d’une nuit blanche, ou comme si, réduisant l’intensité d’une perception si exorbitante, tout s’était déroulé deux fois dans le même présent, l’un quand je l’ai vécu et l’autre quand je l’ai écrit. 

Et c’est ce qui continue d’arriver en ce moment-même et qui m’amène à me demander si moi, le narrateur, je ne serais pas la voix squatteuse de la voix de l’auteur, de l’Auctor. Je ne sais pas, mais je m’inquiète de l’aspect probablement illusoire de la tâche que je mène à bien en cette nuit linéaire, rectiligne, sans fin, dont l’ardeur me vient d’une utopie : mon désir qu’un jour écrire et respirer ne soient plus des rythmes différents. 

Fatigué, exactement comme j’ai cherché à l’être, j’entre dans ma chambre, j’entre dans le lit et je ne tarde pas à sentir mes yeux fixés sur moi-même, comme si j’étais en train de devenir tout ce que voient mes yeux. 

Et que voient-ils ou croient-ils voir ? Que je dors déjà.

Le Grand Continent logo