Vous vous intéressez à la géopolitique du nouveau pape ? Vous vous demandez où va le pontificat de Léon XIV ? Depuis le conclave et son élection au Trône de Pierre, nous mobilisons les meilleurs vaticanistes pour décrypter les signaux faibles depuis Rome. Si vous nous lisez et que notre travail vous est utile, découvrez toutes nos offres pour s’abonner au Grand Continent

Du jeudi 27 novembre au mardi 2 décembre 2025, le pape Léon XIV effectuera son premier voyage apostolique à l’étranger, au Proche-Orient, d’abord en Turquie puis au Liban. Il ne fait aucun doute que ce premier et long déplacement, à valeur de test, sera particulièrement scruté par les observateurs de la politique du Saint-Siège comme de la vie internationale.

Quoique les situations des communautés chrétiennes soient très dissemblables dans les pays visités, tous deux sont touchés par une sévère crise économique, et en particulier une inflation hors de contrôle qui érode la confiance en l’avenir de leur population.

Le Liban et la Turquie sont aussi partie-prenante de la guerre d’Israël au Proche-Orient — de manière indirecte pour la Turquie, directe pour le Liban qui en est victime. Malgré le fragile cessez-le-feu imposé par Donald Trump, il est donc probable que le fracas des bombes israéliennes de la guerre de Gaza soit le bruit de fond qui, en arrière-plan, donne une part de leur signification véritable aux discours pontificaux sur la paix. 

En Turquie, l’inquiétude croissante chez les minorités religieuses 

À son arrivée à l’aéroport d’Ankara, capitale anatolienne du pays depuis 1923, le pape sera accueilli par le président de la République, Recep Tayyip Erdogan, avec tous les égards dus aux chefs d’État.

Léon XIV n’est pourtant pas le premier pape de l’ère contemporaine à se rendre en Turquie ; il a été précédé par Paul VI en 1967 (à Istanbul, Smyrne et la cité mariale d’Éphèse), par Jean-Paul II en 1979 (Ankara, Éphèse), par Benoît XVI en 2006 (les deux villes précédentes ainsi qu’Istanbul), enfin par François en 2014 (Ankara et Istanbul). Léon XIV inscrit donc ses pas dans ceux de tous les papes récents qui s’y sont rendus avant lui.

Bien plus, on remarque que toutes les visites de ces papes en Turquie ont pris place dans les premières années de leur pontificat, comme une priorité assumée, ce qui semble étonnant pour un pays de population ultra-majoritairement musulmane (à plus de 90 %), et un État de tradition laïque depuis la dictature kémaliste, où la population catholique est clairsemée et diasporique.

Pour expliquer cette dissonance, il faut comprendre que pour la diplomatie pontificale, l’héritage et le poids des symboles l’emportent de loin sur la force brute. Choisir la Turquie et le Levant, c’est effectuer en réalité un retour aux sources, un pèlerinage aux origines du christianisme.

Ce pèlerinage est d’abord onomastique : c’est en effet à Antioche, non loin de l’actuelle Antakya, dans l’Est de la Turquie, que les sectateurs de Jésus de Nazareth ont été pour la première fois affublés du sobriquet de Khristianoï (« les chrétiens »), quelques années après sa mort ; selon la tradition, leur chef de communauté, un certain Képhas, devait plus tard prendre la tête des chrétiens de Rome, où il allait mourir 1 — il s’agit de l’apôtre Pierre.

C’est donc en Turquie que se trouve un des fondements de la primauté de Pierre, premier pape selon l’Église catholique ; chaque nouveau pape est, à ce titre, son successeur. 

Les raisons d’une minorité chrétienne : massacres et exode

Le second message que compte délivrer Léon XIV à travers le choix de cette destination est celui-ci : le christianisme, pour subsister, ne doit pas craindre la condition minoritaire, à la fois témoignage du passé et ferment pour l’avenir. Le pape s’inscrirait ainsi à rebours de certains discours entendus en Europe, selon lesquels l’Église ne survivrait qu’à condition de s’identifier totalement à la culture dominante.

En Turquie comme au Liban, le pape Léon sera à proximité de l’épicentre des crises du monde — guerres ukrainienne et israélo-palestinienne.

Jean-Benoît Poulle

L’Asie mineure et le Proche-Orient, très précocement christianisés en regard de l’Occident romain, sont aujourd’hui des terres où — hormis le Liban — les diverses confessions chrétiennes ne subsistent qu’à l’état de reliquat : les chrétiens représentent aujourd’hui moins de 2 % de la population turque. À ce titre, l’avenir des confessions chrétiennes en Turquie semble en suspens, tant elles paraissent désormais numériquement insignifiantes : la rupture, à cet égard, est venue non pas tant de la chute de Constantinople en 1453 et de l’invasion ottomane — car le système ottoman des millet garantissait dans une certaine mesure certains droits à d’autres religions du Livre mises en infériorité — que de l’ébranlement colonial de l’Empire ottoman à la fin du XIXe siècle, suscitant en retour islamismes et nationalismes.

Alors que se décompose l’Empire ottoman, les massacres de chrétiens, spécialement arméniens, se multiplient et culminent dans l’effroyable génocide des Arméniens et des chrétiens assyro-chaldéens 2, organisés par le gouvernement des Jeunes Turcs pendant la Première Guerre mondiale — les deux génocides étant à l’heure actuelle toujours niés par l’histoire officielle turque 3.

Les transferts mutuels massifs de populations entre la Turquie et la Grèce qui suivent le redécoupage des frontières après la Première Guerre mondiale, par les traités de Sèvres (1920) et de Lausanne (1923), donnent le coup de grâce à la présence chrétienne en Turquie. Celle-ci cesse alors d’être une réalité statistiquement significative : 1,5 million de chrétiens orthodoxes sont chassés de Turquie vers la Grèce, tandis que 500 000 musulmans de langue turque doivent en sens inverse quitter la Grèce pour la Turquie. Si Atatürk, dont Léon XIV visitera vendredi le mausolée à Ankara, veille alors à donner quelques gages symboliques aux chrétiens 4, c’est uniquement pour signifier que la Turquie laïque qu’il tente de bâtir fait peu de cas de la religion en général ; son projet se trouvera d’ailleurs battu en brèche les décennies suivantes par la réislamisation en profondeur de la société turque, dont le pouvoir autoritaire d’Erdogan est aujourd’hui le symptôme.

Actuellement, les communautés chrétiennes qui demeurent en Turquie forment une mosaïque d’obédiences et de rites. Pour ce qui touche aux obédiences, qui marquent une unité de doctrine, il est nécessaire de distinguer les Églises dites orientales, les Églises orthodoxes et l’Église catholique 5.

Les Églises orientales comprennent l’Église assyrienne — quelques centaines ou milliers de fidèles —, l’Église syriaque (12 000) et surtout l’Église apostolique arménienne, encore aujourd’hui la principale confession chrétienne en Turquie avec 57 000 fidèles environ. Les orthodoxes sont représentés par l’Église antiochienne (15 000 fidèles) et par le Patriarcat de Constantinople, plus haute autorité spirituelle du monde orthodoxe, mais désormais juridiction extrêmement minoritaire avec moins de 3 000 fidèles à travers le pays.

Au Liban, Léon XIV arrivera dans ce qui s’apparente à un État failli, en proie à sa plus grave crise économique depuis l’indépendance. 

Jean-Benoît Poulle

Quant à l’Église catholique, concernée au premier chef par la visite de Léon XIV, elle forme une minorité dans la minorité, et compte des fidèles de rite latin (10 000), arménien (4700), chaldéen (2800), syriaque (2000), et byzantin (moins de 1000). Elle est divisée en six juridictions — un diocèse, deux éparchies 6 et trois vicariats apostoliques, selon une répartition à la fois territoriale et par rite. À ce tableau il est nécessaire d’ajouter des protestants évangéliques (plus de 5000), souvent convertis secrètement de l’islam ; cette communauté-là est aujourd’hui en croissance.

Erdogan et la réislamisation

À Ankara, la visite papale se poursuivra le jeudi après-midi avec une cérémonie de bienvenue au palais présidentiel, un entretien entre Léon XIV et Recep Tayyip Erdogan, puis une rencontre avec le gouvernement turc et le corps diplomatique.

Si sur la scène intérieure, le président Erdogan met en scène une continuité avec le sultanat ottoman et son exaltation conquérante de l’islam — au point qu’on a pu parler à son sujet de projet néo-ottomaniste — sur la scène extérieure, il n’a pas dédaigné afficher une certaine proximité avec la diplomatie pontificale, comme pour mieux adoucir son image à l’étranger. Ainsi, non seulement Erdogan a reçu Benoît XVI puis François dans son pays, mais il a également été accueilli au Vatican par le second en 2018.

Cette relative proximité de façade entre les diplomaties turque et pontificale a longtemps été inséparable de l’offensive de charme lancée par Recep Tayyip Erdogan durant les premières années de sa présidence à destination de l’Union européenne : le leader islamo-conservateur, comme on disait alors — ce qui masquait l’ancrage proprement islamiste de son projet —, tâchait de se poser en déclinaison turque des partis démocrates-chrétiens : comme eux, il revendiquait un ancrage dans des valeurs religieuses et morales conservatrices, sensibles notamment dans son programme familialiste, mais savait se montrer rassurant par son libéralisme économique classique. Cette illusion a volé en éclats avec la dérive autoritaire du pouvoir turc, surtout après le coup d’État manqué contre Erdogan en  2016.

Arrivé dès le vendredi soir d’Ankara à Istanbul, Léon XIV se rendra le lendemain à la cathédrale du Saint-Esprit, cathédrale catholique de la ville, pour rencontrer le clergé local et les laïcs en mission : comme dans tout voyage apostolique, le pape vient d’abord rendre visite à ses ouailles, la petite communauté catholique de Turquie.

Dans une société où ils sont si minoritaires, le pape semble indiquer que le témoignage des chrétiens au service de leurs communautés passe par la voie de la charité : c’est pourquoi il visitera une maison d’accueil pour personnes âgées tenue par la congrégation des Petites Sœurs des Pauvres, à la présence historiquement importante, implantée à Istanbul depuis 125 ans. Samedi après-midi, il célébrera la messe en plein dans un stade.

Pour la diplomatie pontificale, l’héritage et le poids des symboles l’emportent de loin sur la force brute.

Jean-Benoît Poulle

L’étape stambouliote lui sera aussi l’occasion de rappeler l’engagement humanitaire d’un ancien délégué apostolique du Vatican en Turquie, Giuseppe Roncalli, le futur pape Jean XXIII, en faveur des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, comme des Grecs orthodoxes brimés par le pouvoir kémaliste. À Istanbul, Léon XIV, à la suite de ses prédécesseurs, portera aussi une grande attention au dialogue interreligieux avec l’islam : samedi, il visitera la Mosquée bleue, l’un des lieux de culte les plus touristiques de la ville. Il faut cependant noter qu’il n’entrera pas dans le monument stambouliote le plus célèbre, la cathédrale Sainte-Sophie (Ayasofya 7) devenue mosquée après la conquête ottomane au XVe siècle, puis transformée en musée par Atatürk en 1934, et que le Conseil d’État turc a récemment (2020) reconvertie en mosquée sous l’égide d’Erdogan, en un geste controversé manifestant l’emprise grandissante de la religion islamique dans la vie publique. 

Détour par Nicée : retour aux sources de la foi chrétienne

Il peut paraître incongru que l’étape la plus importante du voyage du pape en Turquie soit un chantier de fouilles archéologiques 8.

C’est pourtant là que Léon XIV se rendra en hélicoptère vendredi après-midi, non loin de la ville d’Iznik, à une centaine de kilomètres d’Istanbul ; car Iznik est la forme turque de Nikaia — Nicée –, où s’est tenu le premier concile œcuménique de l’histoire du christianisme, en 325. La visite du pape a précisément pour objet d’en célébrer le 1700e anniversaire.

Dans cette perspective, Léon XIV a publié lundi 24 novembre une lettre apostolique, In unitate fidei (« Dans l’unité de la foi 9 »), qui appelle à poursuivre le dialogue œcuménique en vue de l’unité des chrétiens, non dans un esprit de controverses théologiques stériles, mais avec le souci d’avancer ensemble vers la pleine communion. 

Pour bien comprendre ce que représente le concile de Nicée à l’échelle de l’histoire universelle, il faut voir que le concile est inséparable du nouveau statut du christianisme dans l’Empire romain obtenu par l’édit de Milan de l’empereur Constantin en 313 : de secte persécutée, le christianisme est alors devenu la religion officielle des héritiers des persécuteurs. C’est d’ailleurs Constantin lui-même qui convoque et, dans une certaine mesure, préside cette assemblée de 250 évêques, en tant « qu’évêque du dehors 10 ».

Ce qui important dans le concile de Nicée est que l’appel à siéger se soit pour la première fois adressé à tous les évêques du monde connu — l’écoumène, soit ce qui est l’affaire de tous doit être discuté par tous. Les questions que le concile doit trancher sont d’autant plus pressantes que, loin d’être une doctrine unifiée, le christianisme des premiers siècles est traversé par de fréquentes et violentes controverses ayant trait à la nature du Christ.

Ainsi, pour le prêtre Arius d’Alexandrie et ses sectateurs, l’homme Jésus est une créature de Dieu, la plus élevée en dignité, mais pas Dieu lui-même : à Nicée, les évêques s’accordent majoritairement pour condamner expressément cette position comme hérétique, et affirmer du même coup la divinité de Jésus-Christ, Fils de Dieu, deuxième personne de la Trinité, de même substance (homoousios) que le Père. À cette fin, les évêques rédigent le symbole de Nicée, la plus importante confession de foi chrétienne 11, qui est à peu de choses près 12 le texte du Credo encore récité chaque dimanche dans toutes les églises catholiques et orthodoxes. Le concile prend encore des décisions liturgiques et disciplinaires de première importance, comme de fixer la date de célébration de Pâques sur le calendrier lunaire.

Le voyage de Léon XIV s’inscrit dans une perspective résolument œcuménique, comme pour retrouver l’unité de Nicée et son esprit de concorde par-delà les vicissitudes des siècles.

Jean-Benoît Poulle

Le concile de Nicée et son symbole constituent donc un marqueur très fort d’unité des chrétiens : depuis la disparition des derniers ariens à la fin du VIIe siècle, toutes les Églises chrétiennes se réclament du symbole de Nicée 13 ; en particulier, tous les chrétiens d’Orient, des Assyriens aux orthodoxes et catholiques orientaux, ont en commun la reconnaissance des deux premiers conciles œcuméniques, de Nicée et de Constantinople (381), même s’ils divergent à propos de tous les suivants.

Derrière Nicée, la promotion de l’œcuménisme

On comprend dès lors que le voyage de Léon XIV s’inscrive dans une perspective résolument œcuménique, comme pour retrouver l’unité de Nicée et son esprit de concorde par-delà les vicissitudes des siècles. Non loin des ruines de la basilique Saint-Néophyte, un des plus anciens édifices nicéens, englouti par les eaux d’un lac et récemment redécouvert en 2014, Léon XIV présidera une prière œcuménique pour l’unité avec d’autres hiérarques chrétiens. En particulier, il rencontrera à plusieurs reprises le patriarche de Constantinople Bartholomée Ier, chef spirituel de tous les orthodoxes, pour la récitation commune de la prière du « Notre Père » dans l’église patriarcale Saint-Georges et pour une liturgie partagée ; après un entretien particulier il devrait signer avec lui une déclaration doctrinale conjointe dont le contenu n’a pas encore été révélé.

Là encore, le pape marche sur les traces de ses prédécesseurs : en un geste spectaculaire, Paul VI avait donné l’accolade à Istanbul puis à Rome au patriarche Athénagoras (1886-1972), prédécesseur de Bartholomée, après la levée mutuelle des anathèmes réciproques entre Constantinople et Rome lors du schisme d’Orient de 1054. Le patriarche Bartholomée est lui-même un rompu au dialogue œcuménique, et a pu apparaître comme un alter ego oriental du pape François par ses engagements prononcés en faveur de l’environnement et du développement durable, qui lui ont valu le surnom de « patriarche vert ». À Istanbul, Léon XIV se recueillera également dans la cathédrale arménienne apostolique et une église syriaque. 

Face au patriarcat russe, proposer un contre-modèle

Bartholomée incarne surtout la part de l’orthodoxie ouverte au dialogue avec l’Église catholique et les autres confessions chrétiennes, alors que son leadership au sein du monde orthodoxe lui est de plus en plus contesté par le patriarcat de Moscou.

Ce patriarcat de Moscou, lui,  représente une vision intransigeante et obsidionale d’une orthodoxie assiégée par les forces du mal, résolument anticatholique et fermée au monde occidental : la « Troisième Rome », Moscou, vise de plus en plus à remplacer la seconde, Constantinople, qu’elle accuse en somme d’avoir trahi la cause orthodoxe en dialoguant avec la Rome catholique. Il est vrai que les équilibres démographiques ne plaident pas en faveur du patriarcat de Constantinople, qui ne compte que 3 millions de fidèles (en Turquie, dans certaines îles grecques et dans la diaspora orthodoxe) là où le patriarcat de Moscou en dénombre 140 millions, soit la majorité mondiale de l’orthodoxie.

Il est probable que le fracas des bombes israéliennes de la guerre de Gaza soit le bruit de fond qui donne une part de leur signification aux discours pontificaux sur la paix. 

Jean-Benoît Poulle

Derrière l’événement de Nicée et sa commémoration en signe d’unité, se profile donc une ombre impériale ; elle rappelle la figure ambivalente de l’empereur Constantin, qui fut en effet l’instigateur de la tradition byzantine qui fait de l’empereur le véritable chef de l’Église, au-dessus même du patriarche qu’il désigne, tradition parfois désignée sous le nom de césaro-papisme 14.

Du sein même de l’orthodoxie, des voix se sont élevées progressivement contre la tendance, appelée phylétisme, qui consiste à assimiler le destin de l’Église et des vrais croyants à celui d’une seule puissance temporelle, d’une nation ou d’un seul peuple, tendance condamnée officiellement par les autorités orthodoxes à Constantinople en 1872.

Force est de constater que dans la Russie impériale de Poutine et du patriarche Kirill, le phylétisme revient en force, comme un nouveau césaro-papisme bien plus étroit qu’une simple entente du trône et de l’autel. Ce phylétisme s’exprime sans frein dans les propagandes ad extra et ad intra ; du reste, les mois passés ont aussi démontré que les États-Unis, pays d’origine du pape Léon XIV, connaissait également la tentation du nationalisme chrétien.

À Nicée, le pape et le patriarche viennent rappeler que leur Église est libre, et que l’unité à retrouver se construit à travers un dialogue exigeant, éclairé par la raison et la Tradition, au sein d’une Église marquée par le thème cher au pape François de la synodalité 15 ; cette unité n’a donc plus à être, cette fois, imposée de l’extérieur par la volonté d’un empereur, quel qu’il soit. 

Léon XIV vient ainsi en Turquie conforter son allié Bartholomée, et avec lui l’idée qu’une autre voie que la confrontation est possible pour l’orthodoxie ; en creux se dessine l’idée de la préparation d’un concile panorthodoxe voulu depuis longtemps par le patriarche de Constantinople, qui définirait l’attitude à adopter vis-à-vis des catholiques et servirait peut-être de prélude à un autre concile encore plus lointain, qui aurait cette fois pour objet la réunification des Églises catholique et orthodoxes. Le 1700e anniversaire de Nicée constitue aussi une étape vers un anniversaire plus important encore en 2033 : le bimillénaire de la mort, et, pour les croyants, de la résurrection de Jésus-Christ. 

L’étape libanaise : panser les plaies d’une nation multiconfessionnelle

D’Istanbul, le pape partira dimanche en début d’après-midi pour le Liban, où il sera là encore accueilli par le chef de l’État, le président libanais Joseph Aoun, un chrétien maronite, comme tous ses prédécesseurs.

La situation est ici bien différente : si le christianisme a joué un rôle constitutif dans la genèse du Liban moderne, rôle que nul ne songe à nier, Léon XIV arrivera dans ce qui s’apparente à un État failli, en proie à sa plus grave crise économique depuis l’indépendance, comme à de multiples ingérences extérieures.

Ici encore, Léon XIV marchera dans les traces de Paul VI (1964), de Jean-Paul II (1997) et de Benoît XVI (2012, son dernier voyage pastoral) — le pape François, du fait de l’instabilité du pays, n’a jamais pu s’y rendre, malgré son souhait réitéré. 

Il s’agira d’abord pour le pape de manifester sa sollicitude pastorale envers une population extrêmement éprouvée, précarisée, marginalisée et, depuis la réplique israélienne au massacre du 7 octobre, bombardée. Dans ce cadre-là, les premières rencontres du pape seront avec les officiels, comme pour mieux conforter un État structurellement dysfonctionnel : outre le président Aoun, qui le recevra au palais présidentiel, le pape aura des entretiens privés avec le Premier ministre Nawaf Salam, musulman sunnite, et le président de la Chambre des députés, Nabih Berry, musulman chiite 16.

La « Troisième Rome », Moscou, vise de plus en plus à remplacer la seconde, Constantinople, qu’elle accuse d’avoir trahi la cause orthodoxe en dialoguant avec la Rome catholique.

Jean-Benoît Poulle

Le lendemain, lundi, le pape se rendra au monastère Saint-Maroun d’Annaya, qui tient le rôle de sanctuaire des chrétiens maronites : parmi tous les christianismes orientaux, la tradition maronite s’enorgueillit d’être la seule à être demeurée intégralement catholique, conservant son rite propre en langue arabe et syriaque, mais toujours unie à Rome par-delà les vicissitudes de l’histoire. Léon XIV viendra prier sur la tombe de l’ermite thaumaturge Charbel Maklouf (1828-1898), canonisé par Paul VI en 1977 ; il visitera ensuite un autre sanctuaire national, Notre-Dame du Liban à Harissa, où il rencontrera le clergé et les fidèles catholiques.

Léon XIV tiendra également une réunion à la nonciature avec les principaux hiérarques catholiques libanais : le patriarche maronite, le cardinal Bechara Boutros Raï, et le patriarche syriaque catholique, Ignace-Joseph III Younan, qui tous deux se réclament héritiers du siège historique d’Antioche. Il se rendra également au siège du patriarcat maronite, à Bkerké, où il rencontrera des jeunes laïcs — retenir sa jeunesse pour ne pas qu’elle parte à l’étranger est un des principaux défis auxquels le pays est confronté.

Parmi les pays arabes, le Liban présente la double originalité d’être le seul pays où les chrétiens ont longtemps été majoritaires 17 — ils comptent encore pour 40 à 45 % de la population –, et, au sein des chrétiens d’Orient, le seul pays où le catholicisme soit l’obédience chrétienne majoritaire, les maronites représentant à eux seuls 1,4 million de fidèles (25 % de la population totale), loin devant les melkites (de rite byzantin), les catholiques syriaques et les Latins. 

Malgré tout, dans la mosaïque confessionnelle libanaise, Léon XIV devra aussi tenir compte des autres confessions chrétiennes 18, comme de la coexistence avec les Druzes et les musulmans sunnites et chiites, dans un contexte délicat où le Hezbollah tentaculaire, longtemps principale faction armée paralysant le pays, a été décapité par les frappes israéliennes. 

C’est pour cette raison que, dans une visée d’apaisement des tensions, une rencontre œcuménique et interreligieuse sera également organisée sur la place centrale des Martyrs, à Beyrouth. La politique du Saint-Siège, dans les tensions ethno-confessionnelles libanaises a toujours été de ne pas prendre parti entre les factions, au profit d’un appel à la paix, au désarmement et à l’aide humanitaire. 

Le dernier jour de sa visite, mardi 2 décembre, Léon XIV se consacrera à panser les plaies d’une nation meurtrie : d’abord par une visite de l’hôpital des franciscaines de la Croix, en banlieue beyrouthine — cet hôpital comprenant la seule unité psychiatrique du pays —, puis en se rendant pour une prière silencieuse sur le site de l’explosion chimique du port de Beyrouth qui, en août 2020, fit 235 morts, 6 500 blessés et plus de 300 000 sans-abri dans un pays déjà en faillite financière.

C’est après la célébration de la messe en plein air, non loin du bord de mer, et une ultime cérémonie d’adieux officiels que le pape pourra regagner Rome. 

La visite du pape au Liban ne peut enfin s’abstraire du contexte de la guerre au Proche-Orient ravivée depuis le massacre du 7 octobre, et les accusations de crimes contre l’humanité, voire d’actes génocidaires commis par l’armée israélienne à Gaza. Dans un contexte de violences exacerbées, une visite du pape en « Terre Sainte » — à la fois en Israël et en Palestine, comme ce fut toujours la tradition équilibriste du Saint-Siège — apparaît prématurée, et spécialement exposée à des risques d’instrumentalisation, à un moment où les chrétiens orientaux de Cisjordanie sont en butte aux violences des colons israéliens.

Le Liban, pays frontalier d’Israël, est sans doute pour l’instant l’endroit le plus proche de la Terre Sainte où le pape puisse aller exprimer sa préoccupation pour elle, dans la lignée du pape François qui, dans ses derniers mois, appelait tous les jours au téléphone le curé catholique de Gaza.

En Turquie comme au Liban, le pape Léon sera ainsi à proximité de l’épicentre des crises du monde — guerres ukrainienne et israélo-palestinienne —, et auprès de ces périphéries du monde chrétien, jadis centrales, chères au cœur de son prédécesseur. 

Sources
  1. Le calendrier traditionnel de l’Église catholique avant 1960 a longtemps distingué les fêtes de la Chaire de saint Pierre à Antioche (22 février), et celle de la Chaire de saint Pierre à Rome (16 janvier).
  2. Les massacres hamidiens (1894–1896) sont les premiers actes criminels de grande ampleur perpétrés contre les Arméniens ; selon les estimations, ils firent entre 80 000 et 300 000 morts. Le génocide des Arméniens en 1915 fit 700 000 et 1,5 million de morts ; celui des chrétiens assyro-chaldéens, qui prit place entre 1915 et 1918, en fit entre 180 000 et 275 000.
  3. Voir Taner Akçam, Un acte honteux. Le génocide arménien et la question de la responsabilité turque, Paris, Denoël, 2008 : l’expression « d’acte honteux » est la condamnation euphémisante du génocide employée par Mustafa Kemal.
  4. Il présidera notamment à la fondation d’une très curieuse Église orthodoxe nationale de langue turque, qui rassemblait seulement quelques dizaines de fidèles.
  5. Les Églises orientales sont dites des deux ou trois conciles : elles ne reconnaissent que les deux ou trois premiers conciles œcuméniques des premiers siècles du christianisme. Au même titre, l’Église orthodoxe est dite des sept conciles ; l’Église catholique, qu’elle soit de rite latin ou oriental, reconnaît l’autorité du pape et de 22 conciles œcuméniques.
  6. Circonscription correspondant au diocèse dans les églises orientales.
  7. Dite Ayasofya, bien qu’Une traduction plus exacte du grec Hagia Sophia est « cathédrale de la Sagesse divine », qui lui donne son titre véritable.
  8. Beaucoup de vestiges chrétiens datent cependant du concile de Nicée II (787), plus tardif.
  9. Léon XIV, Lettre apostolique In unitate fidei, Saint-Siège, 24 novembre 2025.
  10. Le titre lui est décerné par son biographe, l’évêque Eusèbe de Césarée.
  11. Lui préexiste cependant le « symbole des Apôtres », une confession de foi plus simple et plus ancienne dont le texte se trouve déjà aux IIe-IIIe siècles chez le Père de l’Église Tertullien.
  12. Le symbole de Nicée est complété en 381 par le concile de Constantinople (deuxième concile œcuménique de l’histoire), qui condamne l’hérésie des Pneumatomaques ou Macédoniens, négateurs de la divinité de l’Esprit-Saint, troisième personne de la Trinité : on parle dès lors de symbole de Nicée-Constantinople.
  13. Au sein du protestantisme, il existe certes des courants antitrinitaires.
  14. Ce dernier terme, controversé, n’est plus guère employé dans l’historiographie byzantiniste.
  15. L’équivalent grec de concilium est synodos.
  16. Cette diversité d’obédiences est voulue par le système du confessionnalisme, qui répartit officieusement mais strictement les postes de pouvoir entre les communautés religieuses selon leur poids démographique.
  17. Il n’existe pas de statistiques confessionnelles officielles au Liban ni même de recensement récent, car les évolutions démographiques constatées amèneraient à remettre en cause la répartition confessionnelle décidée après le premier recensement du pays, en 1932.
  18. Ainsi des grecs orthodoxes, qui représentent en nombre la seconde confession chrétienne au Liban, mais aussi des syriaques orthodoxes, Arméniens du Liban, etc.