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Les États-Unis et la Russie ont élaboré la semaine dernière un plan de paix en 28 points, sans impliquer les Ukrainiens et les Européens. Dans votre livre, vous envisagiez l’après-guerre au terme d’un plan de paix très avantageux pour la Russie : en quoi celui dont on discute présentement en diffère-t-il ?

Le plan en 28 points initialement présenté par Steve Witkoff était un plan de capitulation : il récompensait l’agresseur pour son agression. Si vous examinez le contenu de ce plan, vous constaterez que les souhaits passés de la Russie, tant en ce qui concerne l’Ukraine que l’OTAN et l’architecture de sécurité européenne, y sont exaucés

Nous ne connaissons pas l’étendue des modifications qui ont été apportées à ce plan. Les pourparlers de Genève semblent avoir permis des progrès au sujet des garanties de sécurité, de la protection des infrastructures critiques et de la reconstruction de l’économie ukrainienne ; mais la version originale était une sorte de nouveau traité de Versailles — sauf que cette fois-ci c’est la victime qui serait punie au lieu de l’agresseur.

Carlo Masala, La Guerre d’après. La Russie face à l’Occident, Paris, Grasset, 2025, 176 pages.

Votre livre est paru en mars 2025 en Allemagne ; depuis, les choses ont évolué très rapidement. Si vous deviez le republier aujourd’hui, que modifieriez-vous ? Inversement, sur quels points estimez-vous que les événements vous ont donné raison ?

S’il fallait publier mon livre aujourd’hui, je n’y changerais rien : tout semble se passer exactement comme ce que j’avais décrit.

Dans ce livre, j’ai mentionné une paix de Genève — les actuels pourparlers de paix se déroulent… à Genève.

Le plan en 28 points correspond exactement à ce que j’avais envisagé : la Russie obtient ce qu’elle veut, tandis que l’Ukraine n’obtient aucune garantie de sécurité ferme.

Si ce plan était adopté, je pense que la mobilisation des sociétés européennes pour dissuader la Russie diminuerait — exactement comme je l’envisageais.

Un aspect peu discuté de ces pourparlers est la perspective, présente dans le plan en 28 points, de réintégrer la Russie au G8. Il est difficile de croire que les sociétés européennes s’accorderaient à fournir de grands efforts pour se réarmer si, dans le même temps, la Russie était acceptée dans l’un des principaux forums multilatéraux en matière économique et politique.

La Russie ne pourrait être traitée comme un membre à part entière par le G8, tout étant considérée comme une menace par l’OTAN : cette situation mènerait à des impossibilités et les opinions publiques ne l’accepteraient pas ; des débats et des discussions ne manqueraient pas de surgir pour savoir si les sommes colossales dépensées pour le réarmement de nos forces sont vraiment nécessaires.

Dans un scénario que vous écririez pour l’avenir immédiat, sur la base de la situation actuelle, diriez-vous que les Européens sont confrontés à un danger concret de guerre ?

Je pense qu’à moyen terme, la Russie tentera de tester la détermination de l’OTAN à invoquer l’article 5.

Bien que la Russie soit imprévisible, il est peu probable qu’elle lance une attaque à grande échelle contre un pays de l’OTAN comme la Pologne ou les pays baltes. Le risque que l’OTAN invoque alors l’article 5 serait trop élevé et les Russes ne peuvent pas déterminer s’ils gagneraient ce type de guerre contre l’OTAN ; ce serait un pari.

En revanche, les Russes pourraient tout à fait procéder à un test limité — en s’emparant d’une ville ou d’une île comme Spitsbergen, créant ainsi des troubles dans l’Arctique.

C’est là la faiblesse de mon scénario : si 5 000 drones provenant d’un navire quelque part en mer du Nord survolaient un pays membre de l’OTAN puis disparaissaient, l’OTAN invoquerait-elle vraiment l’article 5 ? Je ne le pense pas.

Ce type de test à petite envergure de la détermination de l’OTAN reste donc tout à fait probable.

Pour la Russie, un test limité pourrait s’avérer beaucoup plus efficace pour conquérir le territoire de l’OTAN qu’un projet à grande échelle.

Carlo Masala

Pourquoi avoir choisi de situer les événements décrits dans votre livre en 2028 ?

Lorsque j’ai écrit le livre, 2029 était considérée comme l’année où les forces russes seraient prêtes à envahir un pays membre de l’OTAN : j’ai donc imaginé que si Vladimir Poutine ou un dirigeant russe voulait tester l’OTAN, il n’attendrait pas le moment que tout le monde anticipe. D’un point de vue stratégique et logique, agir plus tôt prendrait tout le monde par surprise ; c’est pourquoi j’ai avancé la date à 2028.

Le scénario que j’ai élaboré étant très dense dans le temps, il me fallait une date précise. 

J’ai donc choisi mon anniversaire, le 27 mars, comme jour de l’attaque.

Un scénario dans lequel l’Ukraine remporte la guerre est-il selon vous envisageable ? Si oui, à quoi pourrait ressembler le chemin vers la victoire ? 

Cela dépend de ce qu’on entend par « victoire ».

Si vous entendez par « victoire » que les Ukrainiens seront capables de repousser les forces russes par des moyens militaires, je n’ai jamais cru que cela fût possible.

Cependant, je pense qu’il est toujours possible que l’économie russe souffre trop lourdement des sanctions et maintenant des frappes en profondeur des Ukrainiens contre l’industrie pétrolière et gazière russe.

Il y a maintenant deux guerres d’usure en cours. 

L’une est menée contre les forces ukrainiennes dans le Donbass en raison du manque d’effectifs de l’Ukraine par rapport à la Russie — l’autre contre l’économie russe. La question est de savoir qui tombera d’épuisement le premier : les Ukrainiens sur le champ de bataille ou les Russes sur le terrain économique.

Je ne peux pas juger de ce qui est le plus probable ni quelles seraient les conséquences pour la Russie d’un effondrement économique, mais cela pourrait changer le calcul russe en termes de gains et de pertes liés à cette guerre. Les négociations avec les Russes pourraient se dérouler de manière totalement différente de ce qui prévaut aujourd’hui ; pour l’instant, ils sont toujours convaincus de pouvoir gagner cette guerre.

Quel rôle devraient jouer l’Union et ses États membres pour éviter le scénario que vous décrivez dans votre livre ?

Tout d’abord, il faudrait immédiatement faire bien plus pour aider les Ukrainiens, par exemple en leur donnant des avoirs russes gelés pour qu’ils achètent des armes sur le marché mondial et investissent davantage dans leur industrie de défense pour augmenter la production de missiles balistiques. À ce titre, les Ukrainiens disposent déjà de deux nouveaux types de missiles, le Flamingo et le Neptune.

Ensuite, afin d’éviter une guerre ou un test politique de la Russie contre l’OTAN, nous devons adopter une approche en trois volets.

Le premier, le réarmement de nos forces armées, est déjà en cours.

Le deuxième, dans lequel j’estime que nous sommes encore trop peu avancés, est la communication, c’est-à-dire la nécessité de faire passer le message à la Russie, par tous les moyens disponibles, que l’OTAN est prête à défendre le moindre centimètre carré de son territoire contre toute attaque.

La présence de la Russie au Mali nous rappelle qu’elle considère le globe terrestre comme un unique théâtre d’opérations.

Carlo Masala

La dissuasion se joue autant avec des chars, des avions de combat et des frégates qu’avec des moyens psychologiques.

Même avec des forces adéquates, tout signe de faiblesse sera interprété comme une réticence à utiliser vos armes. Par exemple, la réticence de certains pays européens à discuter de la présence de leurs troupes en Ukraine après un cessez-le-feu indique aux Russes qu’ils ne sont pas prêts à les combattre s’ils osaient attaquer à nouveau l’Ukraine.

Dans le même temps, tous les responsables politiques, de Macron à Merz ou Starmer, expliquent à leur opinion publique combien la sécurité de l’Ukraine est importante pour l’avenir de la sécurité européenne.

Mais sans la volonté d’envoyer des troupes sur le terrain en Ukraine, quel signal est envoyé à Moscou et aux pays baltes ? Si ces responsables ne sont pas prêts à combattre les Russes en Ukraine, pourquoi seraient-ils prêts à les combattre dans les pays baltes ? Ce sont là les risques associés à un message peu clair pour les Russes.

Enfin, le troisième point est que plus on s’éloigne de Moscou, moins les sociétés sont résilientes et moins elles sont disposées à payer le prix qui accompagne le réarmement de nos forces armées et la confrontation potentielle avec la Russie.

Or une société résiliente est la condition préalable pour que les forces armées puissent défendre un pays. Sans le soutien de la société, aucun président ou Premier ministre ne déploiera longtemps ses forces dans une situation de guerre.

Dans votre livre, vous écrivez que la Russie remporterait la guerre si elle pouvait conserver les territoires qu’elle occupe actuellement, ce qui serait le cas pour une grande partie du Donbass selon le plan de paix proposé par les États-Unis. Pourquoi considérez-vous ce paramètre comme un tournant décisif ?

Si la Russie peut conserver tous les territoires qu’elle a conquis, que l’Ukraine n’obtient aucune garantie de sécurité et que Moscou n’a à faire de compromis sur aucun point avec un gouvernement ukrainien affaibli, alors c’est une victoire russe.

Si la Russie obtient le Donbass, mais doit en même temps se retirer, disons, de Zaporijia ou de Kherson, cela serait considéré comme une forme de compromis. Bien qu’asymétrique, la Russie y gagnant plus que les Ukrainiens, ce type d’accord permettrait d’éviter que les Russes ne le perçoivent comme une victoire.

Le plan en 28 points initialement présenté par Steve Witkoff était un plan de capitulation : il récompensait l’agresseur pour son agression.

Carlo Masala

Dans votre scénario, la présence militaire russe au Mali joue un rôle crucial dans le succès des opérations de Moscou après la guerre en Ukraine. Pourquoi ?

Les soldats et généraux français, allemands ou britanniques à qui j’ai parlé se concentrent sur le flanc Est et sur la manière d’y dissuader la Russie. Ils oublient souvent que la Russie, tout comme la Chine, considère le globe comme un seul et même théâtre.

Si la Russie veut provoquer l’OTAN sur son flanc Est, elle commencera à nous déstabiliser ailleurs.

L’Europe est terrifiée par l’immigration clandestine. Les Russes provoquent déjà certaines tensions, mais s’ils commençaient à susciter un flux d’immigration clandestine en provenance d’Afrique subsaharienne ou d’autres régions d’Afrique, l’attention de l’Union européenne serait immédiatement détournée. Comme l’Union ferait tout son possible pour mettre fin à ce type de vague migratoire, elle ne se soucierait plus de son flanc Est. 

Il en va de même pour les États-Unis : si les Chinois créaient des perturbations en mer de Chine méridionale, les Américains seraient immédiatement distraits, car ils se sentiraient obligés d’intervenir militairement pour dissuader d’autres pays, ouvrant ainsi la voie à la Russie pour agir sur le flanc Est.

La présence de la Russie au Mali nous rappelle qu’elle considère le globe comme un unique théâtre d’opérations alors que les Européens, même au sein de l’OTAN, continuent de discuter séparément de l’Afrique du Nord, de l’Afrique subsaharienne, de l’Arctique, du flanc oriental ou de la mer de Chine méridionale — sans voir le lien entre ces différents théâtres.

Dans quelle mesure la Zeitenwende allemande a-t-elle trouvé sa place dans votre scénario ?

La Zeitenwende allemande est un élément crucial : à l’heure actuelle, l’Allemagne est le seul pays européen à avoir résolu les problèmes financiers liés au réarmement grâce à la réforme du frein à l’endettement passée au Bundestag juste avant l’entrée en fonction de Friedrich Merz 1.

Pendant ce temps, la France est au bord de la faillite tandis que la Grande-Bretagne et l’Italie ont d’énormes difficultés à financer leurs forces armées. Parmi les grandes puissances européennes, la Pologne est le seul pays à suivre la voie de Berlin. 

Cependant, le « changement d’époque » ne fait pas l’unanimité en Allemagne. Entre les problèmes d’infrastructure, les lacunes de notre système éducatif et un système de retraite au bord de l’effondrement, les gens se demandent pourquoi les sommes colossales consacrées à la défense ne sont pas utilisées pour moderniser leur pays. Une fois qu’un cessez-le-feu sera conclu en Ukraine, je m’attends à ce que ce débat éclate en Allemagne — d’autant plus que nous sommes actuellement en train de réduire les prestations sociales, ce qui est très impopulaire.

La décision de réduire les prestations sociales tout en dépensant des sommes folles pour les forces armées ne peut se justifier que par une menace extérieure ; si les gens ne voient pas cette dernière, ils commenceront à se demander si cette politique est judicieuse.

L’article 5 du Traité de l’Atlantique Nord est-il encore pertinent ? 

Sous l’administration Trump, l’article 5 a déjà subi de lourds revers.

Quelle est la force de l’article 5 si une administration américaine n’exclut pas une attaque militaire pour s’emparer d’une partie du territoire d’un autre membre de l’OTAN, comme le Groenland danois ? 

La proposition en 28 points soutient que les États-Unis serviront de médiateur dans un dialogue entre l’OTAN et la Russie. 

Mais si les États-Unis ne se considèrent pas comme un membre de l’OTAN, mais comme un médiateur impartial entre la Russie et l’OTAN, quelle est alors la fonction de l’Alliance ?

Pete Hegseth a prononcé un discours à Bruxelles le 12 février dernier pour dire que les États-Unis ne sont plus le principal garant de la sécurité de l’Europe : cette déclaration, avec les autres points évoqués, montre que pour les États-Unis, l’OTAN perd de sa pertinence ; l’article 5 est donc remis en question, du moins dans le domaine conventionnel.

Il y a maintenant deux guerres d’usure en cours. L’une est menée contre les forces ukrainiennes dans le Donbass — l’autre contre l’économie russe.

Carlo Masala

La réflexion stratégique sur les scénarios géopolitiques futurs est une tâche essentielle pour la planification en matière de sécurité et de défense. Pourquoi les dirigeants occidentaux actuels semblent-ils souvent surpris ou perplexes face à la naissance de conflits malgré l’existence de ce type de travaux prospectifs ?

Les hommes politiques ont naturellement tendance à croire que les choses ne seront jamais aussi graves que prévu.

Il est également très problématique politiquement de se préparer à des événements simplement parce qu’ils pourraient se produire puisqu’il faut souvent dépenser d’importantes sommes d’argent uniquement pour les éviter alors qu’en fin de compte, il est difficile de prouver qu’une politique a empêché quelque chose de se produire.

C’est le paradoxe de la prévention : quelle que soit la somme d’argent mobilisée pour prévenir la prochaine pandémie par exemple, rien ne prouve que ces mesures auront un effet préventif.

Les hommes politiques hésitent donc à prendre ce type de mesures, car ils doivent ensuite les justifier devant leurs électeurs. 

Or aussi pénible que cela soit, il est difficile de prouver que le réarmement est la raison pour laquelle les Russes n’attaquent pas. En parallèle, les forces armées sont formées à envisager les pires scénarios, à s’y préparer et à espérer qu’ils ne se concrétiseront jamais.

Dans le cas spécifique de l’Allemagne — qui est le seul sur lequel je suis habilité à m’exprimer — les hommes politiques ont extrêmement peur de créer un climat de panique. 

Comme le reste du continent, le pays est confronté à une sorte de guerre hybride, avec des drones russes survolant les aéroports et certaines installations militaires ; mais les dirigeants allemands sont très réticents à dire à la population que, du point de vue russe, il s’agit d’une forme de guerre.

Ces dirigeants minimisent donc ces événements car ils craignent de paniquer l’opinion publique.

Quels éléments ont été pour vous les plus difficiles à prendre en compte et à prévoir dans l’élaboration de votre scénario ?

Tout ce qui relève de la dynamique interne à l’OTAN a été difficile à prendre en considération dans l’écriture de mon livre, car j’ai choisi d’explorer une seule hypothèse là où, bien sûr, il y aurait pu en avoir plusieurs. Je ne peux pas exclure que la discussion entre les alliés prenne avec le temps une autre direction, mais c’est quelque chose que j’ai dû laisser de côté.

Par exemple, je suis presque certain que si les Russes devaient conquérir une ville en Estonie, les Estoniens commenceraient immédiatement à les combattre, probablement rejoints par les Polonais et les pays nordiques.

Mais mon propos portait sur un scénario politique axé sur l’OTAN et sa non-intervention, en raison des intentions qu’a présentement la Russie de la démanteler.

Certains scénarios potentiels de résistance ont donc dû être laissés de côté.

Cela pourrait constituer une critique légitime de mon livre.

Plus on s’éloigne de Moscou, moins les sociétés sont disposées à payer le prix qui accompagne le réarmement des forces armées et la confrontation potentielle avec la Russie. 

Carlo Masala

Quelles étaient vos intentions en écrivant ce livre ?

J’ai écrit ce livre dans le contexte du débat euro-américain autour d’un scénario couramment admis dans lequel la Russie ne serait pas prête à envahir un État membre de l’OTAN avant 2029.

La plupart des gens discutaient alors de la possibilité que la Russie envahisse un membre de l’OTAN : certains soutenaient à juste titre que, compte tenu des difficultés auxquelles elle est confrontée en Ukraine, elle n’oserait jamais le faire.

En m’insérant dans ce débat, j’ai essayé d’introduire une autre façon d’envisager la question : pour tester l’article 5, il n’est pas nécessaire de mener une invasion à grande échelle avec six divisions de chars traversant le Bélarus et franchissant la frontière polonaise pour tenter de conquérir Varsovie. 

Au contraire, un test limité pourrait s’avérer beaucoup plus efficace pour conquérir le territoire de l’OTAN qu’un projet à grande échelle.

Il est intéressant de noter qu’il y a quelques semaines, le chef sortant des services de renseignement extérieurs allemands a été le seul à déclarer disposer de preuves selon lesquelles certains cercles à Moscou ne croient plus à l’article 5 et souhaiteraient le tester par le biais d’une attaque militaire limitée, probablement en Estonie.

C’est la bonne manière d’aborder le problème.

Sources
  1. En 2009, l’Allemagne a adopté un mécanisme de « frein à l’endettement » (Schuldenbremse) qui limite constitutionnellement la capacité d’endettement de l’État fédéral.