Depuis janvier, un trumpisme plus radicalisé, organisé, stratégique et disruptif a pris le contrôle de la Maison-Blanche. En quelques mois, il a transformé les relations hémisphériques et le lien transatlantique. Cette nouvelle donne conditionne également le troisième côté de ce triangle géopolitique : les relations entre l’Union européenne et l’Amérique latine.

La sécurité hémisphérique de l’empire Trump : les États-Unis face à l’Amérique latine et aux Caraïbes

Trump souhaite rétablir une relation de subordination avec ce que Washington appelle « l’hémisphère occidental ». 

Dans son discours d’investiture, il a fait appel à la vieille doctrine de la « destinée manifeste » et a annoncé une politique étrangère qui convoque l’exceptionnalisme et le providentialisme, affirmant que « les États-Unis se considéreront à nouveau comme une nation en croissance, qui accroît sa richesse et étend son territoire… et nous poursuivrons notre destinée manifeste vers les étoiles ». 

Cette rhétorique renvoie au nationalisme impérial du XIXe siècle.

Ce n’est pas un hasard si Trump a également rendu hommage à des présidents tels que William McKinley ou Theodore Roosevelt, protagonistes de l’annexion de Porto Rico, de Guam, des Philippines ou d’Hawaï, de la sécession du Panama pour permettre la construction du canal, ou de la guerre de Cuba.

McKinley, en tant que sénateur et président, est également entré dans l’histoire comme l’initiateur du « tarif McKinley » et d’une politique de nationalisme économique fort ; Roosevelt, lui, a formulé un célèbre corollaire à la doctrine Monroe, qui en a changé le sens : proclamée en 1823 pour freiner les nouvelles tentations coloniales des métropoles européennes en Amérique latine, elle a été reformulée en 1904 comme prétexte à un cycle interventionniste brutal des États-Unis dans une région qui est devenue leur « arrière-cour ».

Comme l’affirme Gideon Rachman, cet esprit expansionniste et ultranationaliste renouvelé, ainsi que la volonté d’ordonner le monde à partir d’un petit groupe d’« hommes forts », placent également Trump aux côtés de la Russie de Poutine, avec laquelle il partage une affinité idéologique évidente, ou de la Chine de Xi Jinping 1

Ce discours répond en partie à la stratégie performative d’une volonté de puissance renouvelée 2. Mais il va plus loin : Trump a directement menacé le Canada, le Panama et le Groenland — qui fait partie d’un État membre de l’Union — en déclarant : « Nous avons besoin du Groenland pour des raisons de sécurité nationale ».

Il ne s’agit pas tant du risque d’une invasion que de la promotion d’un référendum d’autodétermination qui conduirait à un Groenland formellement indépendant mais dépendant des États-Unis.

Ailleurs, on recourt à une politique telle qu’une brute en mènerait dans une cour de récréation. C’est le cas au Panama, où Trump a remis en question les accords Torrijos-Carter de 1973, accusant faussement la Chine de contrôler le canal ; il a même décrété que le golfe du Mexique serait désormais appelé « golfe d’Amérique ». Google Maps, prévenant, s’est empressé d’appliquer ce changement pour toutes les connexions Internet depuis les États-Unis.

Le commerce et les finances ont également été utilisés comme des armes dans une croisade idéologique visible, comme cela a été le cas avec l’arsenalisation des droits de douane contre le Brésil, en soutien explicite à Jair Bolsonaro face à sa condamnation judiciaire pour coup d’État. Le cas de l’Argentine illustre également cette ingérence sans complexe, Trump recourant dans ce cas à la « diplomatie du chéquier » et à l’utilisation du dollar comme arme pour soutenir des alliés idéologiques lors d’élections. 

Les États-Unis soutiennent la « bukélisation » de la sécurité : plus de fermeté, plus d’autoritarisme.

Josep Borrell et José Antonio Sanahuja

Le nouvel interventionnisme américain n’exclut pas le recours à la force, ni dans les discours ni dans les faits : le déploiement d’un puissant groupe aéronaval dans les Caraïbes et les attaques répétées contre de prétendus « narco-bateaux », comme une mise à jour de la « diplomatie de la canonnière », pourraient annoncer des opérations armées visant à forcer un changement de régime au Venezuela.

La politique étrangère de Trump comporte des éléments de continuité, comme l’endiguement de la Chine, mais aussi des changements radicaux, comme le rapprochement avec la Russie — au détriment du lien transatlantique. L’Amérique latine occupe également une place clef dans la politique America First. Selon le secrétaire d’État, Marco Rubio, la région est essentielle pour endiguer l’immigration et le trafic de drogue, contenir la Chine et affronter les ennemis idéologiques 3. Dans le cadre de ces objectifs, selon Rubio, « les pays qui collaborent seront récompensés ; ceux qui ne le font pas devront faire face à la puissance des États-Unis ».

Ces objectifs répondent à la difficile conciliation des priorités définies par les « tribus politiques » qui entourent Trump : certaines accordent la priorité aux questions internes qui mobilisent sa base électorale (drogue et migration), d’autres plaident en faveur d’une politique étrangère centrée sur la Chine ; d’autres encore défendent une croisade idéologique mondiale fonctionnelle à la primauté des États-Unis 4. Dans les relations avec l’Amérique latine, comme on le verra, ces priorités conduisent parfois à des politiques contradictoires et incohérentes.

La politique d’endiguement et de contrôle migratoire affecte surtout le plan interne, avec les arrestations et les expulsions massives de l’agence de contrôle des frontières (ICE), qui touchent une population en grande partie d’origine latino-américaine.

Il est évident qu’il n’est pas possible d’expulser les 14 millions de sans-papiers qui vivent aujourd’hui aux États-Unis ; le marché du travail ne le supporterait pas, mais cette menace génère la peur, l’exploitation au travail et vise à intimider les migrants potentiels. Cette politique peut nuire aux pays latino-américains qui dépendent des transferts de fonds ; elle affecte également les réfugiés et les demandeurs d’asile. La Cour suprême a déjà autorisé la révocation par décret de la protection juridique pour un demi-million de personnes originaires de Cuba, d’Haïti, du Nicaragua et du Venezuela.

Près d’un million de personnes pourraient perdre leur statut et être exposées à l’expulsion, ce qui revient à suspendre de facto le droit d’asile aux États-Unis. 

Trump cherche également à externaliser le contrôle migratoire et à faire accepter les expulsés par les pays voisins. La Colombie a été le premier cas : face à la résistance initiale de Gustavo Petro, Trump a menacé d’imposer des droits de douane et des restrictions de visas. En quelques heures, la Colombie a reculé, consciente que les États-Unis sont son principal marché. Paralysée par les divisions idéologiques, la Communauté des États latino-américains et caraïbes (CELAC) n’a pas pu répondre à l’action coercitive de Trump. 

Sous la faible présidence pro tempore hondurienne, elle n’est pas parvenue à conclure un accord pour se réunir, et encore moins à adopter une déclaration commune de soutien à la Colombie ou de condamnation des États-Unis.

Dans ce contexte, les États-Unis soutiennent la « bukélisation » de la sécurité : plus de fermeté, plus d’autoritarisme. L’acceptation des expulsions vers les prisons de haute sécurité du Salvador a ainsi transformé ce pays en un trou noir d’illégalité et de violations des droits humains, telles que dénoncées par les organismes internationaux. Le plus inquiétant est que cette cession est présentée comme un service, payé par les États-Unis 5. À cela s’ajoute le soutien visible que Trump accorde à Nayib Bukele et à sa volonté d’autocratisation : le département d’État a évalué positivement la réforme constitutionnelle au Salvador qui permet la réélection indéfinie.

Ce revirement des États-Unis est très important. Selon l’indice de démocratie de l’Economist Intelligence Unit (EIU), l’Amérique latine est encore la deuxième région la plus démocratique au monde, après l’Europe et les États-Unis, que cet indice considère déjà comme une « démocratie défectueuse » (flawed democracy). Mais l’Amérique latine est aussi celle qui recule le plus rapidement dans les scores de cet indicateur 6.

La lutte contre le trafic de drogue est directement liée à l’immigration, celle-ci étant également considérée comme une menace pour la sécurité nationale. Par décret, certains cartels ont été qualifiés d’« organisations terroristes internationales », ouvrant la voie à des interventions armées unilatérales. Sous prétexte du fentanyl et en recourant à une législation d’exception, Trump a opté pour la militarisation et l’interventionnisme, plutôt que pour des solutions coopératives, la justice et le développement. Une fois de plus, les causes structurelles du problème – pauvreté, inégalités, demande interne de drogues – sont ignorées et l’on insiste sur le prohibitionnisme, répressif et risqué, des deux côtés de la frontière.

Trump accuse notamment le Mexique d’avoir perdu sa souveraineté face aux cartels. Sous prétexte du fentanyl, Trump menace d’imposer des droits de douane élevés au Mexique, ainsi qu’au Canada ; mais cette mesure nuirait également gravement à l’économie américaine, dont certains secteurs, comme celui de l’automobile, sont très intégrés à ceux de ses deux partenaires.

Le Mexique et le Canada ont répondu par d’importantes concessions dans le domaine de l’immigration et de la sécurité, mais avec plus de fermeté dans le domaine commercial. Les va-et-vient des menaces tarifaires de Trump semblent montrer qu’il existe une marge de manœuvre pour répondre et négocier là où les interdépendances en termes de coûts réciproques sont plus importantes et où les asymétries ne sont pas aussi marquées 7.

Avec l’imposition à l’échelle mondiale de « droits de douane réciproques » en avril 2025, Trump a annoncé une taxe de 10 % sur presque toutes les importations en provenance d’Amérique latine.

Depuis août, Washington a également appliqué des droits de douane plus élevés aux pays présentant des déficits commerciaux persistants — 25 % pour le Mexique sur les biens non couverts par l’USMCA ; 10 % + 40 % pour le Brésil, soit 50 %, « pour raisons d’urgence ».

Même les gouvernements idéologiquement proches, comme l’Argentine, n’ont pas échappé à cette mesure et ont déjà été touchés par cette action coercitive.

Le Mexique a également été contraint d’augmenter ses droits de douane à l’égard de la Chine afin d’éviter ceux des États-Unis 8.

Dans le cas du Brésil, les droits de douane répondent avant tout à des raisons idéologiques. 

Après un droit de douane initial de 10 %, celui-ci a été porté à 50 % en août, en soutien explicite à Jair Bolsonaro face à son procès pour tentative de coup d’État. Washington a également imposé des sanctions contre des juges brésiliens liés au procès de l’ancien président.

Le Brésil a réagi en contestant cette mesure devant l’OMC et en mettant en place un programme de soutien économique d’une valeur de 5 milliards de dollars pour les secteurs exportateurs les plus touchés. Cette ingérence extérieure flagrante a de fait accru la popularité du gouvernement de Lula.

Face à la Chine, Trump et Rubio ont encouragé le nearshoring, c’est-à-dire la relocalisation de la production en Amérique latine afin de réduire la dépendance vis-à-vis de Pékin, même si cette politique entre en contradiction avec l’augmentation des droits de douane également imposée à la région. Il s’agit également de réduire la présence et l’influence de la Chine sur le continent.

Dans cette confrontation, le scénario de menace immédiat dans l’esprit de l’administration américaine était le canal de Panama qui, selon Trump, serait déjà sous contrôle chinois. Cette accusation faisait référence aux concessions des ports de Balboa et Cristóbal, aux deux extrémités du canal, exploités par la société hongkongaise CK Hutchison.

Sous la pression de Marco Rubio, qui s’est rendu au Panama lors de son premier voyage officiel, le président panaméen José Raúl Mulino a annoncé leur révision immédiate. Mulino a également déclaré qu’il ne renouvellerait pas la participation du Panama à l’initiative des Nouvelles routes de la soie, à laquelle il avait adhéré en 2017 sans objection de la part des États-Unis, et a annoncé la suspension des négociations de libre-échange avec la Chine. CK Hutchinson a répondu à ces pressions en annonçant la vente des concessions de 43 ports à travers le monde — y compris les ports panaméens, au fonds d’investissement américain BlackRock. Mais des objections politiques et réglementaires ont été soulevées par le gouvernement chinois, et cette opération est toujours en cours.

Le sauvetage financier de l’Argentine par les États-Unis — un accord de swap d’au moins 20 milliards de dollars — répond également à une logique à la fois idéologique et géopolitique. 

D’une part, il vise explicitement à soutenir le gouvernement de Javier Milei dans une conjoncture politique et économique difficile, avec des affaires de corruption en cours, des risques de dévaluation du peso et d’escalade inflationniste, et la montée électorale de l’opposition péroniste. Trump lui-même a conditionné les fonds à un résultat favorable à Milei lors des élections législatives d’octobre 2025.

Par l’intermédiaire de Scott Bessent, secrétaire au Trésor, les États-Unis ont annoncé qu’ils feraient tout ce qui est nécessaire pour soutenir politiquement celui qu’ils considèrent comme l’un de leurs alliés privilégiés en Amérique latine. Étant donné que cette aide ne s’accompagne d’aucune condition économique crédible — aucune réforme fiscale ni aucun mécanisme de contrôle du déficit garantissant la stabilité macroéconomique à long terme n’ont été exigés — il s’agit d’une opération risquée. 

Selon Gillian Tett, plutôt que de répondre à la politique MAGA (Make Argentina (and America) Great Again), elle pourrait conduire à un MADA, ou Make Argentina Default Again 9. La logique géopolitique du sauvetage pointe à nouveau vers la Chine : Trump lui-même a déclaré que « nous ne serons pas aussi généreux avec l’Argentine si elle continue à se tourner vers la Chine », avec laquelle l’Argentine a développé un vaste programme de coopération économique et scientifique — y compris des accords de swap antérieurs en monnaie chinoise 10.

Comme mentionné précédemment, le cas argentin illustre la tendance à l’arsenalisation du dollar, que ce soit par le biais de sanctions ou d’un soutien direct, comme instrument de pression et d’alignement géopolitique. Mais les succès qui peuvent être obtenus avec cet instrument contribuent également, à long terme, à réduire la confiance dans cette monnaie et à encourager la recherche d’alternatives par les BRICS.

Enfin, les États-Unis ont déclaré leur intention de s’opposer aux régimes dictatoriaux de Cuba, du Nicaragua et du Venezuela

Il ne faut pas s’y tromper : il ne s’agit pas pour Washington de soutenir leurs peuples, car il n’y a pas eu d’exceptions en matière d’asile ou de refuge. Dans le cas du Venezuela, après plusieurs échanges de prisonniers, Washington a retiré l’exemption qui permettait à la compagnie pétrolière Chevron d’opérer librement, mais lui a ensuite accordé une licence temporaire. Le discours idéologique ne semble ainsi pas incompatible avec certains intérêts économiques.

Face à l’agenda migratoire ou entrepreneurial, où priment les intérêts nationaux, la vision « primaciste » et plus idéologique de Marco Rubio semble s’imposer : sous prétexte de lutter contre le trafic de drogue, les États-Unis ont déployé autour du Venezuela de Maduro une puissante flotte de guerre, comprenant un porte-avions. Dans le cadre d’une action armée disproportionnée et illégale, ils ont attaqué de prétendus « narco-bateaux », tuant leurs occupants au lieu de les soumettre à une procédure judiciaire régulière.

En plus d’être illégales, ces actions sont également d’une utilité douteuse s’il s’agit de lutter contre le trafic de drogue. Elles semblent plutôt servir une double stratégie.

D’une part, ces actions visent à justifier devant les tribunaux américains, par la voie des faits, le recours à une législation d’exception en alléguant qu’il existe une « guerre » ou une « invasion » des narcotrafiquants qui le justifie 11.

D’autre part, l’objectif semble être de forcer un changement de régime au Venezuela, par le biais d’une politique performative qui montre la faiblesse ou le caractère non viable du régime de Maduro — sans exclure des actions armées sélectives, ouvertes ou secrètes, contre les dirigeants au pouvoir 12.

Caracas s’est empressé de dénoncer ces menées comme une ingérence et une menace pour la souveraineté, justifiant ainsi le durcissement du régime de Maduro. Cependant, elles ont bénéficié du soutien explicite de la lauréate du prix Nobel de la paix 2025, la leader de l’opposition María Corina Machado 13. Une telle intervention, si elle se produisait, s’ajouterait à une longue histoire d’interventionnisme des États-Unis en Amérique latine et ailleurs qui, dans la plupart des cas, a entraîné davantage de violence et n’a pas abouti à une issue favorable 14.

Enfin, à la suite d’une action éclair du « Département de l’efficacité gouvernementale » (DOGE) dirigé par Elon Musk, l’agence de coopération USAID, créée par le président Kennedy en 1960 en réponse à la révolution cubaine, a été brusquement fermée. Les États-Unis se privent ainsi d’un outil clef d’influence et de coopération dans des domaines tels que les droits de l’homme, la liberté de la presse, l’égalité des sexes ou le renforcement des institutions. Même si l’Amérique latine ne recevait que 5 % de l’aide mondiale des États-Unis, ces ressources étaient vitales dans de nombreux contextes.

Cette politique de coercition et d’unilatéralisme, qui consiste à brandir le bâton sans offrir de carotte, a une conséquence évidente : pour de nombreux pays de la région, les relations avec la Chine et l’Union européenne peuvent constituer des alternatives plus attrayantes. 

La quatrième réunion ministérielle du Forum Chine-CELAC, qui s’est tenue à Pékin en mai 2025, a ainsi annoncé un plan de coopération axé sur les infrastructures, l’énergie et la technologie. 

Alors que Washington multiplie les mesures coercitives et augmente l’incertitude, la Chine renforce son image en Amérique latine en tant que partenaire alternatif et acteur prévisible, offrant aide, investissements et marchés. Mais la volonté de la Chine de gagner du terrain politique et économique dans la région se heurte également à des difficultés croissantes. 

Les problèmes de surcapacité industrielle, de pression à l’exportation et de surendettement découlant de la stratégie géoéconomique de la Chine en Amérique latine et dans d’autres pays du Sud montrent également que les intérêts de la région et de Pékin ne convergent pas toujours — comme le montrent les réactions protectionnistes et la plus grande prudence des pays latino-américains face à son influence économique croissante 15.

L’Union européenne face au trumpisme : de l’autonomie stratégique à la vassalisation heureuse

En ce qui concerne l’Europe, le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche a marqué un tournant profond dans les relations transatlantiques. 

Dès sa première réunion de cabinet, le 26 février, le président américain a clairement adopté une approche conflictuelle : il a accusé l’Union d’être « née pour arnaquer les États-Unis », annonçant dans le même temps qu’il lui imposerait des droits de douane de 25 % 16.

Ces déclarations ont des motivations idéologiques, qui servent sa rhétorique de polarisation interne, ainsi que des raisons géopolitiques : Washington entend placer l’Europe dans une position de subordination sur le plan financier et géopolitique, et se concentrer sur l’endiguement de la Chine dans la région indo-pacifique — une stratégie initiée par Obama, maintenue par Biden et désormais accentuée par Trump.

En menaçant de renoncer à son engagement traditionnel envers l’Atlantique Nord, les États-Unis exigent de l’Europe une nouvelle relation de vassalisation.

Josep Borrell et José Antonio Sanahuja

L’invasion russe de l’Ukraine a contraint les États-Unis à s’impliquer à nouveau en Europe, mais pour Trump, cette guerre est un problème européen et pas occidental.

Trump ne demande pas pour l’instant le retrait des États-Unis de l’OTAN, mais il exige que les Européens assument les coûts de la dissuasion face à la Russie, et ne souhaite pas préciser si le parapluie nucléaire américain restera la garantie ultime de la sécurité européenne. 

Le secrétaire à la Défense, Pete Hegseth, a été très explicite lors de la réunion du groupe de Ramstein en février 2025 : il a exigé que ce soient les Européens — avec des troupes non couvertes par l’OTAN — qui assument un déploiement risqué en Ukraine. Trump a également annoncé une réduction drastique de l’aide à Kiev, proposant une négociation bilatérale avec la Russie sans la participation des Européens ni des Ukrainiens. Quelques jours plus tard, lors d’une réunion humiliante à la Maison-Blanche, Trump et son vice-président J. D. Vance ont exigé de Zelensky qu’il accepte une pax trumpiana qui avait tout d’une pax russica, accompagnée d’un accord défavorable sur l’exploitation des minéraux et des terres rares par des entreprises américaines.

C’était un revirement net par rapport à la politique menée par l’administration Biden. Les pays de la frange Est de l’Europe — la Pologne, les pays baltes, les pays nordiques, entre autres — ainsi que la Commission actuelle, considèrent la Russie comme une menace existentielle ; pour eux, ce revirement est donc également une menace, car il s’inscrit dans le cadre du retrait des États-Unis de la sécurité européenne, retrait annoncé par Trump lui-même.

Trump sait que cette peur existentielle lui donne un avantage considérable ; c’est pourquoi il a fait de l’engagement des États-Unis dans l’OTAN le levier principal de ses exigences en matière de défense et de commerce. Lors du forum de Davos, le 22 février 2025, il a exigé que les alliés européens consacrent 5 % de leur PIB à la défense, répartis entre 3,5 % pour les dépenses militaires directes et 1,5 % pour les infrastructures, la cybersécurité et l’industrie.

L’objectif est de forcer une augmentation des achats aux États-Unis, compte tenu de la fragmentation et de la capacité réduite de l’industrie européenne. Washington cherche ainsi à rééquilibrer la relation transatlantique et à « mettre un prix » sur son engagement en matière de sécurité.

Le sommet de l’OTAN à La Haye, le 25 juin 2025, a concrétisé cette pression, avec l’adoption de l’objectif de 5 % pour 2035. Ce fut un rendez-vous d’une extrême brièveté, soigneusement orchestré pour apaiser Trump. Et c’est le moment qu’a choisi le président américain pour rendre public le message obséquieux — voire ouvertement servile — envoyé en privé par le secrétaire général, Mark Rutte, attribuant à Trump le succès du sommet et le fait que les Européens finissent par « payer leur dû ».

Était-ce un exercice de diplomatie habile — ou bien la démonstration inutile d’un processus de vassalisation ? En quelques mois, les partenaires européens de l’OTAN sont passés de discours sur l’autonomie stratégique à des démonstrations de vassalité, même si le possible retrait de l’administration Trump a été évité. D’autre part, cette condition des 5 % a été formulée de manière ambiguë — certains membres sont réticents à s’y conformer et il existe différentes voies de sortie pour les éviter 17.

Il s’agissait peut-être avant tout de gagner du temps.

Les élites européennes les plus atlantistes sont convaincues que Trump est un phénomène passager et que les élections présidentielles de 2028 marqueront le retour du bon vieux temps, avec quelqu’un de plus ouvert au dialogue à la Maison-Blanche, désireux de rétablir l’ancienne relation transatlantique et de préserver l’OTAN.

Pourtant, cela relève peut-être davantage du souhait que de la réalité. Trump pourrait en effet être le symptôme d’un changement politique et culturel plus profond et de sa traduction géopolitique, car l’éloignement américain vis-à-vis de l’Europe et le virage vers l’Indo-Pacifique vont s’accentuer. Les concessions européennes à La Haye ne résolvent pas cette question, et des doutes subsisteront quant à l’engagement réel de Washington en faveur de la sécurité européenne 18.

Quelques jours seulement après l’accord de La Haye, les États-Unis ont ainsi annoncé qu’ils cessaient de fournir une aide militaire à l’Ukraine. Après d’intenses démarches diplomatiques, cela ne s’est pas produit ; mais cet épisode a clairement montré la fragilité de cet accord. L’incursion de drones russes en Pologne en septembre 2025 pourrait être une tentative délibérée de tester la réponse de l’OTAN ; la réponse de Trump a été ambiguë et a montré de la compréhension envers Moscou.

La vision européiste, qui s’oppose à la dépendance stratégique vis-à-vis des États-Unis, exige une augmentation des dépenses de défense, que ce soit dans le cadre du « pilier européen » de l’Alliance ou dans le cadre d’une politique européenne plus autonome. Cela implique de reconnaître la solitude stratégique de l’Union et les coûts en conséquence ; ceux-ci, bien qu’élevés, peuvent et doivent être pris en charge par l’Europe 19.

Il s’agit là du vieux dilemme entre européisme et atlantisme ; celui-ci a toujours été présent dans le débat européen sur la sécurité et la défense, mais il est remis au goût du jour par le « moment Trump ». 

La fragilité de l’accord conclu à La Haye fut encore davantage mise en évidence lors de la réunion bilatérale en Alaska entre Trump et Poutine le 3 juillet 2025, réunion au cours de laquelle le président américain a accepté une grande partie des exigences russes.

Quelques jours plus tard, Zelensky a rencontré à Washington les principaux dirigeants européens, qui ont soutenu le dirigeant ukrainien en cherchant à replacer la question dans des termes plus favorables aux intérêts européens et ukrainiens. Ils ont réussi à obtenir de Trump un engagement ambigu sur les garanties de sécurité pour l’Ukraine.

Après cette réunion, Poutine, constatant que Trump revenait sur ce qui avait apparemment été convenu en Alaska, a repris sa stratégie dilatoire : il a refusé toute rencontre bilatérale avec Zelensky et a déclaré que la Russie devait avoir un droit de veto sur ces garanties de sécurité 20. En somme, cette dynamique a été marquée par les revirements successifs qui, dans le cadre de sa politique plus favorable à la Russie, caractérisent la politique de Trump 21.

Le front commercial a été un autre moyen de pression. 

Trump a menacé l’Union de droits de douane « réciproques » de 50 % à partir d’août 2025, en plus des 10 % déjà appliqués de manière générale à l’Union et des 20 % annoncés en avril ; ces droits s’ajoutent à ceux déjà en vigueur sur l’acier, l’aluminium et les automobiles.

Il ne s’agit pas seulement de réorganiser le commerce pour le rendre plus favorable aux États-Unis. Comme l’affirment Michel Pettis et Matthew Klein, « les guerres commerciales sont des guerres de classe 22 », et la confrontation tarifaire déclenchée par Trump s’inscrit dans le cadre d’un vaste programme fiscal visant à réduire les impôts des grandes entreprises et des revenus les plus élevés.

Le risque d’une guerre commerciale à grande échelle inquiète beaucoup Bruxelles : elle pourrait entraîner une spirale tarifaire dévastatrice dans l’économie mondiale et aggraver les problèmes de compétitivité de l’économie européenne. Avec l’Ukraine toujours dans le rétroviseur, l’Union et ses États membres ont également opté dans ce domaine pour une stratégie d’accommodement et de limitation des dégâts. Un exemple en est l’accord du G7 à Montréal, le 29 juin 2025, qui a exempté les entreprises américaines de l’application de l’accord de l’OCDE sur un impôt minimum mondial de 15 % ; un autre est l’autocensure verbale des dirigeants européens face aux provocations de Trump dans le cadre d’une négociation difficile qui touche plusieurs fronts considérés comme vitaux : le commerce, la réglementation numérique, la sécurité et le soutien à l’Ukraine.

L’accord commercial entre les États-Unis et la Commission européenne annoncé le 27 juillet 2025 à Turnberry répond à ces craintes et contraintes, et plus immédiatement aux menaces tarifaires de Trump. Face au déficit commercial, cette dernière a accepté d’augmenter ses achats de gaz naturel liquéfié, jusqu’à 700 milliards d’euros en trois ans, ainsi que ceux de produits agricoles et d’armement. Elle a également accepté de revoir les normes réglementaires en matière environnementale, sanitaire et phytosanitaire, dans les secteurs de l’automobile, de l’agriculture et de la biotechnologie.

En échange, les États-Unis ont temporairement suspendu la menace de droits de douane de 50 % — tout en maintenant ceux de 25 % sur l’acier, l’aluminium et les automobiles — et ont fixé un droit de douane général de 15 % sur les importations de biens européens. Celui-ci touche environ 70 % des exportations de l’Union, triplant la moyenne pré-Trump de 4,8 %.

L’accord, présenté comme un grand succès par les deux parties, reflète en réalité l’asymétrie des négociations : les concessions européennes peuvent aggraver la dépendance économique, technologique et énergétique de l’Union. Il ne s’agit pas seulement du droit de douane de 15 % : en affaiblissant le dollar par rapport à l’euro, plus encore qu’on ne l’a fait jusqu’ici, Trump appliquerait déjà un « droit de douane invisible » supplémentaire, s’ajoutant aux très importants droits prévus pour l’Union.

Depuis cet accord, les données préliminaires sur le commerce entre l’Union et les États-Unis montrent déjà une baisse importante des exportations européennes vers ce pays. 

La Commission européenne a défendu l’accord de Turnberry comme une option pragmatique pour éviter une guerre commerciale avec les États-Unis. Selon Bruxelles, cet accord éviterait des droits de douane qui auraient durement frappé les industries automobile, pharmaceutique et technologique européennes. Il permettrait également de stabiliser les relations transatlantiques et de gagner du temps et de « l’espace politique » à un moment où les relations avec Washington étaient tendues en raison de la guerre en Ukraine.

La Commission européenne a également souligné que les règles européennes sur le numérique avaient été exclues, préservant ainsi la souveraineté réglementaire de l’Union. Certaines voix ont fait remarquer que l’accord avait laissé derrière lui le moment « TACO » (Trump Always Chickens Out 23) et que l’Union européenne, comme d’autres pays, s’était laissée entraîner dans un nouveau moment « WACO » (World Always Chicken Out). Cependant, certaines concessions sont peu susceptibles d’être respectées, ce qui refléterait le fait que face à Trump, l’attitude générale serait plutôt celle que Tim Sahay a qualifiée d’« EMPANADA » (Everyone Makes Promises And Never Actually Does Anything 24).

Face à Trump, l’Union est confrontée à un double dilemme, entre fragmentation ou unité, et entre subordination ou autonomie stratégique.

Josep Borrell et José Antonio Sanahuja

Certaines voix ont accepté cet accord comme un moindre mal — The Economist a ainsi souligné que l’alternative aurait été bien pire 25 : Trump avait déjà augmenté les droits de douane, et il est difficile d’imaginer un retour à une période de faible protectionnisme tant qu’il restera à la Maison-Blanche. Des pays comme le Japon ont accepté des concessions similaires, et il existe des cas pires, comme ceux de la Chine ou de l’Inde. Même avant l’accord, cet hebdomadaire rappelait que la faiblesse de l’Europe provient de ses propres lacunes structurelles : un marché intérieur encore fragmenté, un manque d’innovation et des marchés de capitaux peu intégrés, comme l’ont souligné les rapports d’Enrico Letta et de Mario Draghi.

Les failles de cet accord sont pourtant très évidentes.

Pour Dominique de Villepin, il s’agit d’une « capitulation pure et simple », et pour Thierry Breton, ancien commissaire chargé du marché intérieur et des services numériques, d’une humiliation qui, de surcroît, est inutile, car elle n’empêchera pas non plus un avenir instable 26.

Ni l’instrument anti-coercition ni les autres instruments disponibles n’ont été activés, et la Commission a opté pour l’obéissance à Trump et le compromis au mépris de sa propre identité — normalisant ainsi le style de politique performative du président américain.

Malgré son engagement déclaré en faveur du multilatéralisme, l’Union a validé des violations du principe de la nation la plus favorisée de l’OMC, au prix de la perte du capital politique qui lui aurait permis de diriger une coalition internationale en faveur d’un commerce fondé sur des règles, à laquelle auraient pu participer des partenaires latino-américains de poids, comme le Brésil.

Dans un éditorial sévère, le Financial Times a souligné que l’accord implique une augmentation des droits de douane effectifs des États-Unis à des niveaux jamais vus depuis 90 ans, encourage les délocalisations et consolide la dépendance technologique et en matière de défense de l’Union 27. En matière d’environnement, l’accord représente un pari clair en faveur du gaz américain et accentue l’érosion des normes environnementales par la suppression des barrières non tarifaires : dans le secteur automobile, le principe de reconnaissance mutuelle des normes ouvre la porte du marché européen aux véhicules américains, dont les normes d’émissions et de sécurité sont moins strictes.

La simplification des certificats sanitaires affaiblit également les exigences environnementales et sanitaires européennes dans le domaine agricole. Bruxelles s’engage aussi à revoir à la baisse son règlement contre la déforestation — qui imposait jusqu’à présent des contrôles stricts sur le soja, le cacao, le café, la viande bovine ou le bois — ainsi que les directives sur la diligence raisonnable des entreprises, réduisant ainsi les obligations des grandes entreprises en matière de droits humains, d’environnement et de transition climatique.

Dans l’ensemble, ces concessions impliquent un recul réglementaire important, qui affecte non seulement l’agenda vert européen, mais aussi sa capacité à projeter son propre modèle réglementaire face à Washington. Paradoxalement, elles peuvent être bien accueillies par l’Amérique latine, qui a critiqué ces règles comme étant le signe d’un nouveau « protectionnisme vert ».

Tout cela fut fait en échange de l’apaisement des menaces de Trump et d’un horizon incertain et instable d’accords mal conclus — horizon que Washington peut modifier à tout moment.

C’est un véritable acte de vassalisation : la plus grande puissance commerciale du monde se soumet volontairement au harcèlement américain. En échange du report des sanctions, elle renonce à son autonomie stratégique, dégrade le marché unique, affaiblit l’agenda climatique et érode la capacité démocratique à défendre ses propres normes. 

Au-delà du jugement moral, il faut rappeler que l’Europe a renoncé à utiliser les cartes dont elle dispose, telles que la taille de son marché, et des outils tels que les représailles commerciales et l’instrument anti-coercition. D’autre part, il convient de souligner que l’Union dispose de moyens suffisants pour soutenir économiquement et militairement l’Ukraine, avec ou sans l’utilisation des avoirs gelés de la Russie, et pour s’épargner le chantage américain sur cette question. Elle est déjà le principal donateur dans ces deux domaines et, selon une estimation de The Economist, cela représenterait une augmentation de 0,2 % à 0,4 % du PIB européen — un montant important mais qui semble justifié au regard des objectifs déclarés de l’Union concernant l’autonomie stratégique 28.

Cet accord asymétrique ne garantit pour l’Europe ni la stabilité ni la prévisibilité. Face aux critiques, la Commission européenne a fait valoir qu’elle n’avait fait aucune concession en matière de réglementation des services numériques et que ces règles ne faisaient pas partie de l’accord commercial.

Cependant, quelques jours plus tard, Trump a utilisé son compte Truth Social pour lancer de nouvelles menaces contre les pays qui réglementent ou taxent les grandes entreprises technologiques américaines. Plus précisément, il a annoncé des droits de douane supplémentaires et des contrôles à l’exportation pour les États qui, selon lui, « discriminent » la Silicon Valley 29.

En réalité, en menaçant de renoncer à son engagement traditionnel envers l’Atlantique Nord, les États-Unis exigent de l’Europe une nouvelle relation de subordination.

Sous le mandat de Trump, les États-Unis ont transformé pour le pire le système des relations internationales.

Josep Borrell et José Antonio Sanahuja

Face à Trump, l’Union est confrontée à un double dilemme, entre fragmentation ou unité, et entre subordination ou autonomie stratégique. Les anciennes élites atlantistes — von der Leyen, Rutte, Starmer, Kallas, entre autres — continuent de miser sur une politique de damage control, afin de préserver le lien avec Washington — même si le prix à payer est de plus en plus élevé.

Parallèlement, le discours sur l’autonomie stratégique européenne reste présent dans des projets tels que ReArmEU ou dans les politiques énergétiques, industrielles et de défense. Il est également présent dans la recherche de nouveaux partenaires commerciaux, comme avec le Mercosur ou avec l’Inde. Cependant, dans la pratique, c’est la logique de l’apaisement qui domine afin d’éviter un effondrement immédiat du lien transatlantique. Pour l’Union, c’est une « tempête parfaite » : si elle ne cède pas sur le commerce ou les dépenses militaires, Trump fait pression avec l’Ukraine et l’engagement envers l’OTAN, ce qui laisse l’Europe prise dans une triple négociation très ardue 30.

Les concessions européennes ont évité, pour l’instant, une rupture brutale. Mais les événements de La Haye, de l’Alaska et de Washington, ou l’accord commercial de Turnberry montrent à quel point les accords avec Trump sont volatils et réversibles. Même lorsque l’Union cède sur des questions stratégiques — qu’il s’agisse de sécurité, de souveraineté énergétique ou de commerce — les menaces et les exigences reprennent immédiatement après. 

La tendance semble donc indiquer un affaiblissement structurel du lien transatlantique. Trump incarne un processus dans lequel Washington exige davantage de ses alliés tout en réorientant ses ressources vers l’Asie. Dans ce contexte, l’Europe est confrontée au défi de redéfinir son rôle : accepter la vassalisation ou progresser vers une autonomie stratégique qui, bien que coûteuse et risquée, semble être la seule voie pour garantir sa sécurité.

L’Union, l’Amérique latine et les Caraïbes : l’importance de l’autre relation transatlantique

Dans ce contexte, quel rôle peut jouer la relation euro-latino-américaine ? 

L’offensive trumpiste invite à renforcer encore davantage les relations birégionales entre l’Union européenne et l’Amérique latine et les Caraïbes dans une optique d’autonomie stratégique ouverte.

Il convient de rappeler que cette relation avait été négligée au cours des années précédentes et qu’elle a été revitalisée au cours de la période 2020-2024, pendant laquelle l’un des auteurs de cet article était haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité.

À cette fin, une nouvelle rationalité géopolitique a été trouvée : promouvoir l’autonomie des deux régions face à la menace de bipolarité entre la Chine et les États-Unis, et aux alignements rigides que pourrait entraîner une aggravation du conflit.

Grâce à cette logique, des progrès ont été réalisés dans trois piliers : d’abord dans le dialogue politique, avec la tenue du sommet UE-CELAC en juillet 2023 à Bruxelles, après huit ans d’absence de réunions de ce type ; puis dans la coopération au développement, reformulée avec le nouvel instrument de coopération financière et d’investissement de la passerelle mondiale — la stratégie « Global Gateway » — qui a vu l’annonce d’engagements pour environ 46 milliards d’euros dans les années à venir ; enfin, sur le plan commercial, la modernisation de l’accord d’association Union-Chili a été finalisée et des progrès décisifs ont été réalisés sur l’accord avec le Mexique et le Mercosur, dont la conclusion définitive en décembre 2024 a été largement facilitée par la menace que représente Trump pour ces deux régions 31.

Comme indiqué plus haut, entre le sommet de Bruxelles en juillet 2023 et celui convoqué en novembre 2025 à Santa Marta, en Colombie, en novembre de cette année, le paysage a changé, rendant encore plus pertinente cette rationalité géopolitique et géoéconomique de la relation birégionale.

Face à des États-Unis hostiles et à une Chine de plus en plus présente, l’Union et l’Amérique latine pourraient être des partenaires stables et fiables pour diversifier les relations en matière d’investissement et de commerce, sur la base de règles prévisibles — y compris des normes sociales et environnementales plus élevées — et d’un engagement en faveur du multilatéralisme 32.

Des méfiances historiques persistent en Amérique latine, où l’Europe est considérée comme faisant partie du Nord global.

Bien que l’Union jouisse d’une meilleure image que les États-Unis ou la Chine en matière de transition verte et de droits sociaux, elle a besoin d’un dialogue plus sensible aux asymétries, et l’Europe doit accepter que les doubles standards en matière de vaccins et, surtout, dans la guerre à Gaza, ont nui — peut-être de manière irréversible — à l’autorité morale de l’Union en tant que puissance normative. 

Il est également nécessaire de reconnaître les frictions qui existent.

La lutte contre la déforestation — une revendication démocratique des citoyens européens — a suscité l’inquiétude des producteurs latino-américains ; sa mise en œuvre progressive doit combiner ambition climatique, viabilité opérationnelle et coopération technique, afin d’éviter des impacts insupportables pour les petites et moyennes entreprises. Il ne s’agit pas de reporter l’application des normes, mais de les accompagner d’une coopération technique afin de garantir leur mise en œuvre avec les pays concernés en tant que partenaires. 

Pour l’Union, l’enjeu est de décider si l’Amérique latine sera un partenaire périphérique ou stratégique, tandis que le Cône Sud cherche à équilibrer les pressions de Washington et de Pékin avec la possibilité d’un lien plus étroit avec l’Europe.

Cela se produit à un moment où l’Amérique latine perd de son influence internationale ; ce fait s’explique par son poids économique en déclin, ainsi que par des causes inhérentes telles que sa forte fragmentation politique et l’affaiblissement de ses organisations de concertation et d’intégration régionale. Celles-ci sont contestées, comme en Europe, par les nouvelles forces d’extrême droite en plein essor. 

En résumé, le défi pour cette autre relation transatlantique consiste à passer de la nostalgie des affinités historiques et culturelles ou de l’invocation rituelle de valeurs communes à une action conjointe sur des questions telles que l’accès mutuel aux marchés et au financement, la sécurité des approvisionnements, la transition climatique, la transformation numérique et la défense d’un ordre multilatéral à un moment où les États-Unis réactivent sans vergogne une politique interventionniste qui renvoie directement au corollaire Roosevelt de la doctrine Monroe.

Il n’est pas difficile d’identifier les principaux enjeux pour les deux régions : l’Union cherche à accéder à des matières premières essentielles, à diversifier ses marchés, à sécuriser ses investissements et ses chaînes d’approvisionnement, et à promouvoir ses normes environnementales et sociales plus strictes. 

L’Amérique latine réclame des financements, des transferts de technologies et une marge de manœuvre politique pour l’industrialisation, ainsi qu’un soutien dans les domaines social et sanitaire, et face à la crise de sécurité civile qu’elle traverse.

Les deux régions ont besoin d’un dialogue réglementaire dans des domaines tels que les transitions verte et numérique, ainsi que sur les normes sociales, environnementales et du travail déjà mentionnées 33. L’accord UE-Mercosur, finalement conclu en 2024, est illustratif : il ne s’agit plus d’un simple accord de libre-échange, et il contient des réformes par rapport à sa conception initiale qui répondent à ces objectifs. Sa ratification dépend encore de la levée de certaines résistances internes au sein de l’Union européenne, mais Trump en est paradoxalement le promoteur — car cet accord est un instrument géopolitique de diversification de diversification commerciale et d’établissement de règles claires et prévisibles face à l’offensive tarifaire de Washington 34.

Il en va de même pour des programmes tels que Global Gateway, qui ne seront crédibles que s’ils permettent un accès réel au financement, génèrent des projets tangibles et des bénéfices partagés dans leurs domaines prioritaires — infrastructures de connectivité physique et numérique, transition verte, écarts en matière d’éducation ou de santé — et ne répondent pas uniquement aux intérêts des entreprises ou des gouvernements européens.

En particulier, un programme tel que Global Gateway ne devrait pas encourager un nouveau cycle extractiviste ; il pose des défis importants en matière de gouvernance et d’appropriation, ainsi que de mobilisation efficace des financements. Il s’agit d’éviter d’encourager un endettement accru pour les pays d’Amérique latine qui ont peu de marge de manœuvre à cet égard, sans sacrifier d’autres modalités traditionnelles de coopération au développement qui restent précieuses 35.

Il existe des domaines de collaboration stratégique présentant un potentiel de coopération, par exemple dans le domaine aérospatial et de la souveraineté numérique, comme l’illustre le programme Copernicus. Le projet européen Iris 2, qui vise à créer un réseau satellitaire d’accès à Internet destiné à concurrencer le quasi-monopole Starlink d’Elon Musk, peut également offrir de nouvelles possibilités de collaboration avec des partenaires clefs en Amérique latine.

Sur le plan social, le moment est venu de progresser vers un pacte birégional en matière de soins qui place les questions d’égalité des sexes et l’agenda social à la place qu’ils n’ont pas pu occuper lors du sommet de 2023 à Bruxelles. Face à l’insécurité et au crime organisé, et à la tentation de faire de la sécurité un alibi pour des tendances autocratiques – comme l’illustre le « modèle Bukele » –, l’Union peut participer à une alliance birégionale dans ce domaine, afin que la région développe de nouvelles politiques démocratiques de sécurité fondées sur le respect de l’État de droit et des droits de l’homme. Dans ces domaines, compte tenu de la fragmentation politique qui caractérise l’Amérique latine et les relations birégionales, des formules à géométrie variable peuvent être mises en œuvre, avec des coalitions de pays prêts à aller de l’avant dès maintenant, restant ouvertes à ceux qui pourraient les rejoindre ultérieurement.

*

Moins d’un an après le début du nouveau mandat de Donald Trump, l’Union et l’Amérique latine ont dû faire face à des États-Unis plus durs, plus transactionnels et coercitifs, plus idéologisés, moins fiables et prévisibles, qui ont transformé, pour le pire, le système des relations internationales et, en particulier, les relations hémisphériques et le lien transatlantique. Il s’agit d’une politique qui vise à placer les Latino-Américains et les Européens dans une position de subordination, de risques et d’incertitude, et qui n’ouvre aucune perspective de développement ou de démocratie ; paradoxalement, elle peut laisser à l’Amérique latine et à l’Union la possibilité de devenir des partenaires plus fiables et plus proches.

Pour l’Union, il s’agit de décider si l’Amérique latine sera un partenaire périphérique ou stratégique.

Josep Borrell et José Antonio Sanahuja

Après le sommet de l’OTAN à La Haye et le mauvais accord commercial à Turnberry, l’Union, en proie à ses craintes concernant la guerre en Ukraine, semble avoir opté pour une stratégie d’accommodement ou de subordination afin d’éviter le pire. Jusqu’à présent, le modèle de relations présenté par l’Amérique latine à l’égard de l’administration Trump oscille entre le trumpisme subalterne des gouvernements idéologiquement proches, comme ceux de Bukele ou Milei, la prostration des plus faibles, comme le Panama ou la Colombie, ou l’accommodement transactionnel et la limitation des dégâts qu’envisagent les pays les plus influents, comme le Mexique ou, peut-être, le Brésil. Pour ces raisons, la logique géopolitique d’autonomie stratégique ouverte qui intéresse de nombreux pays membres de l’association birégionale, à la recherche de complémentarité, de diversification et de résilience, est plus pertinente que par le passé. 

Compte tenu du contexte que nous venons de décrire, le sommet de Santa Marta ne sera pas — et ne devrait probablement pas être — une réunion bruyante contre Trump.

Il convient de rester calme, d’être prudent, de ne pas céder aux provocations et d’éviter tout dommage supplémentaire. 

Il faut également éviter que cette réunion ne soit qu’une rencontre de routine pour la gestion d’une feuille de route minimale.

Avec ou sans les politiques de Trump, il existe déjà une feuille de route tracée entre l’Union européenne et l’Amérique latine et les Caraïbes.

Il faut maintenir le cap avec fermeté et hisser les voiles pour que le voyage soit plus rapide. Ce sommet n’est peut-être pas le lieu décisif pour défendre l’ordre libéral international dans son ensemble — cet ordre a d’ailleurs besoin d’être réparé depuis longtemps. Mais il peut être un espace approprié pour déployer une stratégie plurilatérale dans cette direction, avec des faits concrets. Dans ce contexte, la présence même des dirigeants européens et latino-américains au sommet de Santa Marta revêt une importance politique particulière. 

Pour les deux régions et leur statut international, l’image d’un sommet terne, marqué par l’absence significative de chefs d’État et de gouvernement des deux régions et de représentants au plus haut niveau des institutions de l’Union, comme la présidence de la Commission elle-même, face à la flotte américaine déployée dans les eaux des Caraïbes et à ses actions armées, serait dévastatrice.

Il est important de ne pas perdre de vue notre objectif ni notre perspective. Il reste encore un long chemin à parcourir dans le nouveau mandat de Trump. À moyen et long terme, il n’est pas encore certain que la stratégie trumpienne sera couronnée de succès et s’imposera face aux contrôles et contrepoids de la démocratie américaine. 

Si cependant Trump n’est que le symptôme de changements plus profonds, la relation birégionale doit être un outil utile pour éviter la dynamique de subordination qu’il a initiée. Pour cela, il faudra à nouveau donner à la relation entre l’Union et l’Amérique latine et les Caraïbes, la relation transatlantique Sud, le rôle et l’importance qu’elle peut et doit avoir en tant qu’instrument géopolitique face au trumpisme et à l’internationale réactionnaire dont il fait partie.

Sources
  1. Gideon Rachman, « Trump, Putin, Xi and the new age of Empire », Financial Times, 10 février 2025.
  2. José Antonio Sanahuja, « El segundo mandato Trump : antiglobalismo, supremacismo, y políticas hemisféricas », in Los nuevos retos de seguridad y defensa en Iberoamérica ante los cambios globales, Instituto Español de Estudios Estratégicos, Cuadernos de Estrategia nº 231, 2025, pp. 15-52.
  3. Marco Rubio, « An America First Foreign Policy », The Wall Street Journal, 30 janvier 2025.
  4. Majda Ruge et Jeremy Shapiro, « Polarised power : the three republican ´tribes´ that could define America’s relationship with the world », ECFR, 17 novembre 2022 ; Gideon Rachman, « The Trump doctrine : don’t rely on America », Financial Times, 31 octobre 2025.
  5. Catherine Osborn, « Are Trump’s Deportations to El Salvador Just the Beginning ? », Foreign Policy, 21 mars 2025 ; « Nayib Bukele provides Donald Trump with a legal black hole », The Economist, 16 avril 2025.
  6. Democracy Index 2024. What is wrong with representative democracy ?, The Economist Intelligence Unit , 2025, p. 13, 52.
  7. « How Mexico and Canada handled Trump’s tariff threat », The Economist, 6 février 2025.
  8. Helen Davidson, « Mexico acting ‘under coercion to constrain’ China with 50 % tariff on cars, says Beijing », The Guardian, 12 septembre 2025.
  9. Gillian Tett, « America’s risky bid to make Argentina great again », Financial Times, 24 octobre 2025.
  10. Jesus Mesa, « The other Midterm Election Trump is Hoping to Win », Newsweek, 26 octobre 2025.
  11. David Smilde, « The False Pretenses Behind the Naval Operation Off the Coast of Venezuela », The Dispatch, 4 septembre 2025.
  12. Julian E. Barnes et Tyler Pager, « Trump Administration Authorizes Covert C.I.A. Action in Venezuela », New York Times, 15 octobre 2025.
  13. Julie Turkewitz, « Peace Price Winner Has Supported Trump’s Military actions in the Caribbean », New York Times, 10 octobre 2025 ; Roberto Domínguez, Andrea Oelsner, Latin American Thinkers of Peace, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2023.
  14. Michael Stott, « Donald Trump revives gunboat diplomacy in Venezuela stand-off », Financial Times, 23 octobre 2025 ; Alexander B. Downes et Lindsey O’Rourke, « The regime change temptation in Venezuela », Foreign Affairs, 31 octobre 2025.
  15. David Lubin, « Will economic policy win China Friends in the Global South ? », Chatham House, 25 septembre 2025.
  16. James Politi, Kana Inagaki et Barbara Moens, « Donald Trump threatens to impose 25 % tariffs on EU Goods », Financial Times, 26 février 2025.
  17. « At a tricky NATO Summit, the trumpian meltdown is averted », The Economist, 25 juin 2025.
  18. José Antonio Sanahuja, « La cumbre de la OTAN y la crisis del atlantismo », Nueva Sociedad, juillet 2025.
  19. Josep Borrell, La Unión Europea, entre guerras y elecciones, ante la dureza del mundo, Académie royale des sciences morales et politiques, 2025, p. 115.
  20. C’est cette même stratégie qui avait déjà fait échouer les négociations d’Istanbul en 2022.
  21. Christopher Miller, Amy Mackinnon, Alan Smith et Aine Quinn, « Trump and Ukraine : tracking the US president shifting signals », Financial Times, 24 octobre 2025.
  22. Matthew C. Klein. et Michael Pettis, Las guerras comerciales son guerras de clase, Madrid, Capitán Swing, 2022.
  23. « Trump prend toujours peur. »
  24. « Tout le monde fait des promesses et personne ne fait jamais rien. » Voir « TACO is dead. Long live EMPANADA », The Polycrisis Dispatch, 4 août 2025.
  25. « What opponents of the EU-US trade agreement get wrong », The Economist, 30 juillet 2025.
  26. Thierry Breton, « ¡Basta ya de sumisión europea ante Estados Unidos ! » El País, 29 août 2025.
  27. « The EU has validated Trump’s bullying trade agenda », Financial Times, 30 juillet 2025.
  28. « What will it cost to make Vladimir Putin stop ? », The Economist, 30 octobre 2025.
  29. Depuis l’accord, toutefois, les droits de douane américains ont aussi été contestés devant les tribunaux, en raison de leur base juridique fragile.
  30. Voir les déclarations de Josep Borrell dans Henry Foy, « Europe confronts Trump´s triple threat on Ukraine, Nato and trade », Financial Times, 4 juin 2025.
  31. Pour un bilan de ce mandat, voir Josep Borrell, « Foreword », dans José Antonio Sanahuja et Roberto Domínguez, (dir.). The Palgrave handbook of EU-Latin American relations, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2025. pp. 5-11.
  32. Vicente Palacio et José Antonio Sanahuja, « América Latina, la Unión Europea y el ‘factor Trump’. Oportunidades y dilemas para la Cumbre UE-CELAC 2025 », dans Francisco Verdes-Montenegro, (dir.). Informe Iberoamérica 2025. La IV Cumbre UE-CELAC en Colombia : Retos y promesas, Fundación Alternativas, 2025, pp. 24-40.
  33. Lorena Ruano et Mauricio Polin. Maximizar las oportunidades para inversiones sostenibles y comercio justo en la Asociación Estratégica entre la Unión Europea y América Latina y el Caribe, Fundación EU-LAC, 27 octobre 2025.
  34. Josep Borrell, « Vísperas de Santa Marta », El País, 5 novembre 2025.
  35. Fernando De la Cruz et Alvaro Martínez, « Global Gateway en construcción. ¿Desarrollo sostenible internacional o autonomía estratégica europea ? », Documentos de Trabajo, Fundación Carolina nº 95, 2024 ; Eduard Soler i Lecha, « The Global Gateway : Connectivity and Competition in the Global race for Infraestructure », dans Oriol Costa, Eduard Soler i Lecha et Martijn Vlaskamp, (dir.), EU Foreign Policy in a Fragmenting World Order, Basingstocke, Palgrave Macmillan, 2025, pp. 177-205.