Comment écrire l’histoire de l’extrême-droite ? une conversation avec Baptiste Roger-Lacan

Des contre-révolutionnaires à Jean-Philippe Tanguy en passant par Donald Trump, comment définir un courant politique dont presque personne n’accepte de se revendiquer ?

L’extrême droite n’est-elle qu’une droite actualisée — ou autre chose ?

Le nouveau collectif paru au Seuil propose de penser à nouveaux frais ces questions à partir d’une méthode internaliste : « parler l’extrême droite » peut permettre de la comprendre.

Entretien avec son directeur, Baptiste Roger-Lacan.

Baptiste Roger-Lacan (dir.), Nouvelle histoire de l'extrême droite. France 1780-2025, Paris, Seuil, «L'Univers historique», 2025, 384 pages, ISBN 9782021586954, URL https://www.seuil.com/ouvrage/nouvelle-histoire-de-l-extreme-droite-baptiste-roger-lacan/9782021586954

Vous commencez votre introduction par une série de scènes allant de 1781 à 2022. Pourquoi avoir choisi cette forme quasi cinématographique — assez Lettre du dimanche, pourrait-on dire — plutôt qu’une définition conceptuelle d’entrée de jeu ? 

Il était inévitable que la Lettre du dimanche, qui m’accompagne depuis des années, laisse une empreinte sur ma manière de formaliser certains problèmes historiques.

La singularité de la Lettre, c’est qu’elle s’efforce chaque semaine de remettre de l’ordre dans une actualité géopolitique qui, par essence, est en perpétuel mouvement.

Dans ce contexte, l’image — ou plutôt la juxtaposition des images — est souvent un préalable utile à l’analyse. À propos d’un objet aussi difficile à définir que l’extrême droite, ce prologue m’est apparu nécessaire. Il permettait bien sûr d’inscrire ce phénomène politique dans le temps long en rappelant les origines anciennes de ce qui est devenu l’extrême droite. C’était également une manière d’en souligner le caractère protéiforme et, bien souvent, évolutif.

De ce point de vue, plus qu’une simple amorce, cette succession de scènes est indissociable du travail de définition que je m’efforce de faire en introduction — et qu’un certain nombre d’auteurs remettent à l’ouvrage dans leurs propres textes. 

Justement, face à la résistance qu’oppose l’extrême droite à la définition, faut-il renoncer à en chercher une essence doctrinale pour se concentrer sur ses pratiques, ses affects et ses formes militantes ou culturelles ? Ou existe-t-il au contraire quelques invariants doctrinaux ? 

En négligeant les affects, les pratiques, les formes militantes et culturelles, on retomberait dans les impasses classiques de l’histoire des idées, qui traite les doctrines comme des entités abstraites, évoluant selon une logique quasiment mathématique, sans tenir compte des conditions sociales, des usages et des émotions qui les portent. La Nouvelle Histoire de l’extrême droite a très précisément voulu s’inscrire dans un tournant historiographique qui entend dépasser le cadre trop restreint de l’histoire des idées ou de l’histoire politique : ne pas réduire l’extrême droite à ses constructions idéologiques ou à une succession de programmes ou de partis, mais envisager cet objet au sens large, dans sa plasticité et sa diversité de formes, de langages et de registres d’action.

Cela dit, cette approche n’interdit pas d’identifier quelques invariants doctrinaux. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle nous avons choisi de remonter à la fin de l’Ancien Régime, au moment où les Lumières se heurtent à tout un ensemble de courants hostiles au rationalisme et à l’individualisme.

L’extrême droite se définit d’abord par une série d’oppositions fondamentales. Face au principe d’égalité, elle affirme que celle-ci n’est qu’un mythe, et que l’inégalité, qu’on la dise d’origine divine, biologique ou culturelle, constitue le fondement même de l’ordre social. De même, elle rejette la liberté moderne fondée sur l’autonomie individuelle, perçue comme une menace pour les cadres organiques, familiaux, religieux, politiques, censés assurer la cohésion de la société.

Dans cette vision du monde, la Révolution française aurait brisé un ordre naturel où chacun occupait une place assignée d’avance. Cette nostalgie d’un ordre hiérarchique et harmonieux traverse les discours d’extrême droite, en France comme dans le monde anglo-saxon. Ces positions déterminent d’ailleurs ses ennemis constants depuis deux siècles : le libéralisme politique, puis le socialisme, et plus tard le communisme, tous présentés comme les visages successifs d’une même subversion révolutionnaire.

Si l’on considère l’histoire de l’extrême droite sur le long terme, on voit bien qu’elle n’a cessé de produire un discours concurrent sur la modernité. 

Baptiste Roger-Lacan

Dans ce contexte, faut-il s’étonner que l’extrême droite cherche systématiquement à miner ou à renverser la démocratie libérale ? Son but est très exactement de lui substituer un ordre hiérarchique et autoritaire qui s’imposerait à des communautés « naturelles ». 

À cela s’ajoute une méfiance profonde envers la raison, méfiance qui nourrit notamment une obsession de l’extrême droite pour les causes cachées. Depuis les pamphlets anti-maçonniques de la contre-révolution jusqu’aux théories contemporaines du « grand remplacement », elle cherche des forces occultes responsables de la décadence ou des défaites qu’elle déplore. Cette vision conspirative du monde découle directement de son antirationalisme : si l’on ne peut trouver des causes rationnelles, il faut leur substituer l’intention secrète d’un ennemi.

Enfin, un troisième invariant réside dans son rapport au progrès.

L’extrême droite rejette l’idée d’une perfectibilité de l’humanité. Elle défend une société immobile, ordonnée selon une hiérarchie naturelle, et promeut ce que Jeffrey Herf a pu qualifier de « modernisme réactionnaire » à propos de l’entre-deux-guerres : un système dans lequel le progrès technique est accepté, voire exalté, mais séparé du progrès social. Le premier doit servir à contenir, voire à écraser, le second, afin de restaurer un ordre organique et inégalitaire présenté comme l’état normal des sociétés humaines. Cette tendance s’exprime aujourd’hui chez certains porte-paroles des Lumières noires, qu’il s’agisse d’Elon Musk ou de Peter Thiel

L’extrême de l’expression « extrême droite » implique-t-il une transformation quantitative ou qualitative de la droite ?

C’est tout le problème ; ou plutôt, c’est l’un des nœuds du problème.

Dès lors que la notion d’« extrême droite » ne se limite plus à une simple fonction descriptive — celle qui, à l’origine, servait à désigner les députés siégeant le plus à droite dans un hémicycle parlementaire —, dès lors, donc, qu’on cherche à définir ce que serait une extrême droite en tant qu’objet politique, la question d’une différence qualitative ou simplement quantitative avec la droite se pose inévitablement.

On le voit très clairement, par exemple, dans un texte de Paul Thureau-Dangin, figure du catholicisme libéral de la fin du XIXe siècle ; en 1874, il est le premier à tenter de définir ce qu’est l’extrême droite.

En évoquant les droites de la Restauration, il la situe « à côté, au-delà de la droite — et trop souvent dans la droite, la compromettant et l’entraînant ». Autrement dit, la question du rapport entre la droite et l’extrême droite est présente dès les premières formulations de la notion. 

Cela dit, lorsqu’on observe l’histoire des relations entre la droite et l’extrême droite, on peut suggérer que, pour les forces de droite qui font le choix de participer au jeu politique démocratique, ce qui revient notamment à ne pas considérer son adversaire comme un ennemi à détruire, cette distinction est vécue comme qualitative. La droite cherche généralement à se dissocier, du moins dans l’espace public et l’arène politique, des formations d’extrême droite.

Cela n’empêche pas, bien sûr, des porosités idéologiques, sociales, culturelles, militantes, en réalité très importantes — elles sont plutôt la norme en France, si l’on met à part la période pendant laquelle le mouvement gaulliste et post-gaulliste y fut dominant. Il demeure néanmoins cette idée — souvent formulée par les droites de gouvernement — que l’extrême droite, ce serait autre chose ; qu’elle se caractériserait par une radicalité idéologique et une intransigeance tactique qui la distingueraient fondamentalement.

À l’inverse, du point de vue de l’extrême droite, la différence est très souvent conçue comme simplement quantitative. Tout d’abord, l’extrême droite se désigne rarement comme telle. Bien consciente du stigmate politique que le terme constitue, elle se présente plutôt comme la seule vraie droite.

L’expression de « droite nationale », très usitée depuis quelques décennies, s’inscrit du reste dans cette logique. Cela sous-entend que les autres forces de droite auraient trahi leur camp en renonçant à leurs fondamentaux et à leurs traditions pour se soumettre intellectuellement, culturellement et idéologiquement à la gauche. Cette trahison est perçue comme une double défaite : stratégique, parce qu’elle empêche la droite d’être réellement victorieuse en imposant son agenda ; idéologique, parce qu’elle mine son identité.

Cette volonté de l’extrême droite d’agir comme une force centrifuge sur la droite est une constante de son identité politique : c’est, du reste, le processus qui est à l’œuvre en ce moment même dans nombre de démocraties occidentales, à commencer par les États-Unis où le monde MAGA s’emploie à marginaliser tous les républicains qui défendaient une tradition de négociation bipartisane. 

C’est là un des problèmes structurels de l’histoire des relations entre droite et extrême droite : cette dernière ne cesse de se présenter comme le remords de la droite — ou comme sa conscience refoulée. Elle prétend incarner une droite authentique, qui redeviendrait dominante si seulement les droites de gouvernement retrouvaient leurs esprits, cessaient de vouloir jouer selon les règles du débat démocratique, et assumaient une « union des droites » — une antienne de l’extrême droite française. Ce dernier terme est d’ailleurs fortement connoté : il est historiquement promu par l’extrême droite elle-même, qui l’utilise pour appeler à une recomposition en sa faveur.

Au-delà des structures, l’histoire de l’extrême droite s’écrit aussi autour de quelques personnes centrales : pour comprendre sa généalogie, quelles sont à votre avis les figures essentielles ? 

L’un des objets du livre a justement été de montrer l’immense diversité des figures qui ont contribué, depuis plus de deux siècles, à la persistance de cette tradition politique. Nous avons notamment accordé une attention particulière aux figures féminines, souvent occultées, que ce soit dans les représentations de l’extrême droite ou dans la manière dont celle-ci se met en scène.

Cette invisibilisation s’explique en partie par la place qu’occupent la violence, la hiérarchie entre les genres et une culture viriliste très marquée ; celle-ci a longtemps laissé penser qu’il n’y avait pas de femmes à l’extrême droite. Montrer que ce n’est pas le cas était l’un des objectifs du texte rédigé par Camille Cléret, qui souligne au contraire l’extrême diversité des formes d’engagements féminins à l’extrême droite. 

L’extrême droite ne cesse de se présenter comme le remords de la droite — ou comme sa conscience refoulée.

Baptiste Roger-Lacan

Cela étant dit, et dans la mesure où chaque auteur du livre aurait sans doute une réponse différente, voici trois figures à mon avis centrales dans l’histoire de l’extrême droite en France. 

La première serait celle du comte de Chambord, à la fois pour son action proprement politique, mais aussi pour ce qu’il incarne, c’est-à-dire une fidélité absolue à des principes, et à l’idée qu’il serait possible de restaurer la monarchie traditionnelle contre la modernité issue de la Révolution française. Par son intransigeance et sa radicalité, il marque durablement le destin de sa famille politique et illustre ce refus de compromis qui deviendra l’un des traits récurrents de l’extrême droite.

Sans grande surprise, la deuxième figure serait Charles Maurras, qui joue un rôle de charnière en réinventant l’héritage contre-révolutionnaire en le fusionnant avec le nationalisme qui émerge à la fin du XIXe siècle. Il dote ainsi l’extrême droite d’un arsenal intellectuel qui la structure durablement, au moins jusqu’à la fin de la Troisième République, et même au-delà.

Maurras joue aussi un rôle clef dans le maintien d’une forte porosité intellectuelle entre les cercles conservateurs et les milieux nationalistes, en devenant une référence intellectuelle qui dépasse les seuls cercles d’extrême droite : l’Action française, malgré sa faiblesse parlementaire, exerce sous la Troisième République une influence considérable dans le champ intellectuel et médiatique, très largement grâce à lui et aux figures comme Jacques Bainville ou Pierre Gaxotte, qu’il entraîne dans son sillage.

Enfin, j’évoquerais Jean-Marie et Marine Le Pen, qui, dans le cadre français, ont réussi à établir une identité forte entre une famille, un parti — le Front national — et une mouvance politique, l’extrême droite. Bien que Jean-Marie Le Pen n’ait pas été à l’origine de la fondation du parti, il a su en devenir une figure structurante, comme Marine Le Pen — au point que tous deux en apparaissent presque comme les propriétaires symboliques. Ils ont réussi à transformer la plasticité idéologique du Front national en atout, en unifiant autour d’eux des courants longtemps éclatés, et en assurant la continuité d’une formation politique dans un espace traditionnellement marqué, en France, par la fragmentation idéologique et militante.

J’ajouterais une dernière figure, qui n’apparaît pas dans le livre, mais que j’ai découverte récemment à travers un court et très beau texte d’Isaiah Berlin, Le Mage du Nord.

Il y évoque un philosophe longtemps oublié, associé au courant des anti-Lumières : Johann Georg Hamann. Son influence intellectuelle a pourtant été déterminante, notamment sur le romantisme allemand et, par ce biais, sur l’ensemble des tendances irrationalistes qui ont nourri, dès le XIXe siècle et en partie encore au XXe, les fondations intellectuelles de nombreux courants d’extrême droite.

Ce que je disais tout à l’heure sur le rejet de la modernité rationaliste trouve chez Hamann une source très éclairante.

Même si sa réception en France est restée limitée, il me semble une figure intéressante à rappeler. J’aurais pu en citer d’autres, bien sûr, mais ces penseurs un peu souterrains, qui circulent par la traduction, par la lecture, qui sont relayés et transformés par d’autres — dans le cas de Hamann, Schiller, Schelling ou d’autres —, constituent à mes yeux des figures importantes. Ils participent à l’existence de véritables circuits intellectuels, à travers lesquels se perpétue une sensibilité, une vision du monde, une tradition qui contribue à la longue durée de l’extrême droite.

Quelle place occupe l’idée de « longue durée » dans votre démarche ? Peut-on réellement inscrire l’extrême droite dans une continuité remontant à la Révolution française ? 

La longue durée est, je crois, l’une des clefs de cet ouvrage. Nous avons voulu considérer l’extrême droite non pas comme une succession de formations ou de doctrines éphémères, mais comme un phénomène indissociable de la modernité politique née de la Révolution française.

C’est pour cette raison que nous avons choisi de commencer le livre un peu avant 1789, en montrant combien la réaction nobiliaire et aristocratique de la fin de l’Ancien Régime participait déjà à l’élaboration d’une matrice contre-révolutionnaire. Cette matrice, fondée sur l’élitisme, le goût de la violence et l’intransigeance à l’égard de la Révolution, a nourri durablement tout un ensemble de mouvements que l’on peut rattacher à l’extrême droite.

D’une certaine manière, l’idée de longue durée est pleinement assumée : il s’agit de montrer la continuité des sensibilités, des imaginaires, des postures et des réflexes politiques qui traversent deux siècles d’histoire. Nous ne traitons donc pas la contre-révolution comme un simple héritage idéologique qui aurait été réinterprété à la fin du XIXe siècle, mais bien comme la première forme d’expression de ce que l’on peut nommer une extrême droite. Dès l’origine, on y trouve les éléments constitutifs d’une vision du monde — la défense des hiérarchies traditionnelles présentées comme naturelles, la défiance envers l’égalité et la liberté, le refus de la modernité révolutionnaire. Ces éléments irrigueront tout un pan de la vie politique contemporaine. 

La Révolution française apparaît moins comme un événement qu’un mythe fondateur négatif. Pourrait-on dire que l’extrême droite est née de la mémoire de la Révolution plus que de la Révolution elle-même ?

Je crois qu’il s’agit véritablement des deux.

D’un côté, bien sûr, la mémoire contre-révolutionnaire de la Révolution française — et plus généralement la mémoire de la Révolution telle qu’elle est sans cesse reconfigurée par les générations successives d’extrême droite — agit comme un mythe fondateur négatif. Cet héritage est absolument central : il est retravaillé en permanence. Qu’il s’agisse des contre-révolutionnaires du XVIIIe siècle, de l’Action française, des mouvements fascistes à l’échelle européenne ou encore des droites radicales après 1945, la Révolution française y est constamment présentée comme un repoussoir, comme l’exemple même de ce qui advient lorsque les ordres traditionnels sont renversés et que l’ordre social, ainsi bouleversé, conduit au chaos.

Cette mémoire s’accompagne d’une véritable martyrologie : l’extrême droite est attentive à ses morts, à ses figures sacrifiées, et la Révolution française lui en offre beaucoup. Elle est donc pensée comme le moment originel d’une dépossession, d’un traumatisme fondateur, qui nourrit une mémoire de la perte et du châtiment.

Je crois cependant que ce que montrent notamment les premiers chapitres du livre, c’est que l’enracinement de l’extrême droite dans la Révolution française ne relève pas uniquement du registre mémoriel.

La Révolution est aussi, en elle-même, un moment fondateur.

Dès 1789, on voit apparaître des formes d’engagement contre-révolutionnaire extrêmement diverses : par la plume, par la conspiration, par la mobilisation armée, dans les départements insurgés, les armées émigrées ou au service de puissances étrangères. Ces engagements multiples, parfois précoces, forgent un ensemble de pratiques, de doctrines et de représentations qui structurent durablement la culture politique de la contre-révolution. À raison, Clément Weiss souligne du reste que les grands textes de la pensée contre-révolutionnaire se forment dans le sillage de ces engagements : ils commencent à paraître autour de 1795, alors que, depuis déjà plusieurs années, des contre-révolutionnaires combattent — en France et en Europe — la Révolution et ses principes. Autrement dit, la matrice intellectuelle de l’extrême droite naît d’une expérience pratique du conflit, avant même sa théorisation.

Avec Donald Trump, il semble qu’une idéologie contre-révolutionnaire ait pris le contrôle de la Maison-Blanche : comment expliquez-vous ce phénomène transatlantique ? 

Ce qui est curieux, c’est que Donald Trump lui-même n’a sans doute aucune idée de ce que la contre-révolution a pu représenter dans l’histoire politique et intellectuelle.

Pourtant, parmi les multiples tendances de l’extrême droite américaine qui se sont agglomérées autour de lui, on observe aujourd’hui une réactivation explicite de références contre-révolutionnaires. De ce point de vue, le travail mené par Le Grand Continent, autour de la notion de « Lumières noires », est essentiel depuis la réélection de Trump. On voit ainsi se dessiner, de Peter Thiel aux penseurs dits post-libéraux, une circulation transatlantique de références contre-révolutionnaires longtemps restées très européennes, voire spécifiques à l’Europe du Sud.

Cette mouvance mène aujourd’hui une véritable guerre au libéralisme politique, en cherchant à refonder la droite sur des bases antilibérales, antimodernes et anti-égalitaires. Ils puisent pour cela dans une production intellectuelle qui, depuis deux siècles, s’oppose à l’individualisme et au rationalisme issus des Lumières. Ils se donnent aussi des modèles contemporains : la Hongrie de Viktor Orbán est un objet de fascination pour de nombreux post-libéraux qui y voient la démonstration que leurs théories pourraient se réaliser. Ce qui, jusque-là, demeurait très marginal aux États-Unis, gagne aujourd’hui en visibilité et en influence. À mon avis, ce succès s’explique notamment parce que ces références offrent au trumpisme du second mandat une cohérence doctrinale et un cadre idéologique susceptibles de légitimer et d’unifier l’action politique de Donald Trump et de son entourage.

L’extrême droite ne réagit pas seulement aux transformations de la vie politique intérieure : de l’Europe aux Amériques, les victoires des uns sont utilisées comme des exemples par les autres. 

Baptiste Roger-Lacan

À cette réactivation s’ajoute une fascination pour la monarchie, très perceptible dans les écrits de Curtis Yarvin. Mais il s’agit là d’une relecture singulière, presque fantasmée, de la tradition monarchique européenne.

Lorsqu’ils invoquent la monarchie, ces auteurs la conçoivent comme un pouvoir illimité, sans frein, ce qui n’a évidemment rien à voir avec la réalité des monarchies européennes de l’époque moderne. Cette vision dérive en réalité de l’imaginaire politique américain, celui de la Guerre d’indépendance, où la monarchie était déjà assimilée à la tyrannie. 

Le projet de ces auteurs consiste donc à rompre avec deux siècles de libéralisme politique pour réenraciner les États-Unis dans une forme d’autorité verticale, d’inspiration monarchique, amalgamée paradoxalement à la figure du chef d’entreprise — du CEO tel qu’il a été construit comme une figure quasi mythique dans la culture de la Silicon Valley.

On assiste à une mutation étrange, mais enracinée dans une généalogie intellectuelle précise : celle des anti-Lumières, qui intègre des penseurs contre-révolutionnaires comme Maistre ou Bonald, des éléments de la pensée thomiste telle qu’elle est réactivée à la fin du XIXe siècle par le catholicisme intransigeant et, plus ponctuellement, d’autres éléments de la pensée de Charles Maurras.

Quel est l’avenir de la réaction ? S’écrit-il à Washington ou à Palo Alto ?

Je dirais qu’il s’écrit autant à Palo Alto qu’à Washington. Le mouvement actuel se caractérise par une convergence de plus en plus nette entre, d’un côté, une partie des élites politiques, intellectuelles et administratives américaines issues du Parti républicain et de ses marges — notamment le courant post-libéral, longtemps confiné à la périphérie du parti —, et, de l’autre, tout un ensemble de dirigeants de la tech.

Chez ces derniers, il me semble que les motivations varient : chez certains, c’est un opportunisme politique assumé ; chez d’autres, une conviction plus profonde, ancrée dans l’idée que la démocratie serait condamnée à être dépassée, voire remplacée, par la puissance de l’algorithme.

Dans les deux cas, cette alliance nourrit une volonté d’accélération : l’idée que le progrès technologique pourrait et devrait servir à faire advenir un nouveau monde, où la maîtrise technique viendrait se substituer à la légitimité démocratique. À leurs yeux, ce projet justifie la destruction des libertés individuelles présentées comme un obstacle, voire comme la source de nombreux maux qu’ils cherchent à corriger par leur pratique techno-réactionnaire.

De ce point de vue, les travaux de Jeffrey Herf sur le modernisme réactionnaire dans l’Europe de l’entre-deux-guerres me paraissent particulièrement éclairants. Il y analyse les circulations entre certains courants se revendiquant du modernisme et des idéologies autoritaires qui cherchaient à instrumentaliser le progrès technologique pour combattre les démocraties libérales et mettre fin à l’idée même de progrès social. Cette tension réapparaît aujourd’hui sous d’autres formes : la technologie n’est plus conçue comme un vecteur d’émancipation, mais comme l’outil d’une reconfiguration hiérarchique et autoritaire du monde qui mettrait à son sommet cette nouvelle élite dont la domination serait justifiée par sa supposée supériorité intellectuelle. 

Parmi les multiples tendances de l’extrême droite américaine qui se sont agglomérées autour de lui, on observe aujourd’hui une réactivation explicite de références contre-révolutionnaires.

Baptiste Roger-Lacan

Vous décrivez l’extrême droite comme une défenseure de la restauration d’un ordre ancien fantasmé, mais aussi comme une actrice de la modernité. N’est-ce pas paradoxal ? 

Je pense que, pendant très longtemps, l’histoire de la contre-révolution a été parcellaire et dominée par une vision erronée : celle d’un mouvement voué à la défaite, mené par des individus incapables de s’adapter à la modernité politique, sociale et économique née de la Révolution française. On l’a souvent décrite comme une sorte de longue retraite d’arrière-garde, vouée à s’éteindre ou à se sublimer dans la littérature. C’était en partie l’objet d’un très beau livre de Gérard Gengembre, paru en 1989 : La Contre-Révolution ou l’histoire désespérante.

Cette lecture n’est pas entièrement fausse, mais elle occulte une dimension essentielle : la contre-révolution n’a jamais consisté à restaurer purement et simplement le monde d’avant 1789. Même chez ceux qui affirmaient vouloir revenir à l’Ancien Régime, on trouve la volonté d’intégrer certaines transformations irréversibles, notamment l’irruption des masses sur la scène politique. Autrement dit, dès l’origine, les courants contre-révolutionnaires ont dû penser la modernité — non pas pour s’y soumettre, mais pour formuler une modernité alternative, une autre voie face à celle inaugurée par la Révolution.

On voit d’ailleurs très nettement cette appropriation consciente des outils de la modernité dans le cas des catholiques intransigeants du XIXe siècle. Arthur Hérisson leur consacre un très beau chapitre, où il montre comment, au service de la restauration — ou de l’instauration — d’une société entièrement ordonnée selon les principes et les préceptes de l’Église, ces milieux ont su se montrer très précurseurs dans leurs usages des instruments mêmes de la modernité : que ce soit par le recours à une presse de masse, des campagnes de souscription, des réseaux de financement complexes et souvent transnationaux, des formes nouvelles d’organisation et de mobilisation collectives.

C’est un exemple particulièrement éclairant de la manière dont une pensée réactionnaire peut se nourrir des moyens techniques et sociaux de son époque pour renforcer son projet.

Plus généralement, si l’on considère l’histoire de l’extrême droite sur le long terme, on voit bien qu’elle n’a cessé de produire un discours concurrent sur la modernité. C’est évidemment manifeste dans le cas du fascisme, qui propose une modernité en rupture avec celles du libéralisme, du socialisme ou du communisme, mais qui reste malgré tout une modernité : une réinvention du présent à partir d’un passé mythifié. 

L’idée de restauration, ici, ne signifie pas simplement un retour en arrière : elle articule la nostalgie d’un âge d’or perdu à la promesse d’une régénération, et donc d’un avenir. Cette tension entre restauration et projection traverse toute la culture politique de l’extrême droite. Elle intègre la notion de décadence, bien sûr, puisque ce passé a été perdu à cause de l’action des ennemis identifiés par l’extrême droite, mais aussi celle de renaissance : le bonheur est situé dans le passé, mais il peut être restauré, reconquis, réactivé. 

L’introduction insiste sur la pluralité des échelles : régionale, nationale, impériale et transnationale. Comment cette approche par jeu d’échelles peut-elle apporter de nouvelles choses à l’étude de l’extrême droite ?

C’était pour moi une évidence qu’il fallait avancer ainsi — elle procède sans doute en partie de ma longue fréquentation du Grand Continent.

Dans le cas de l’extrême droite, cette approche permet de sortir d’un cadre strictement national, qui a longtemps enfermé l’analyse. Nous avons choisi de centrer le livre sur la France, bien sûr, mais en cherchant à montrer que l’histoire de l’extrême droite française ne peut se comprendre isolément, hors des circulations transnationales dans lesquelles elle s’inscrit depuis ses origines.

L’extrême droite ne réagit pas seulement aux transformations de la vie politique intérieure : elle s’inscrit dans des dynamiques globales, elle échange, elle observe, elle imite.

De l’Europe aux Amériques, les victoires des uns sont utilisées comme des exemples par les autres : il suffit de voir comment les succès supposés de Giorgia Meloni sont aujourd’hui utilisés en France par les défenseurs d’une « union des droites » qui permettrait au Rassemblement national de se rapprocher de la victoire. Le livre montre très clairement que, des premiers temps de la contre-révolution jusqu’au XXIᵉ siècle, en passant par l’Europe de l’entre-deux-guerres, l’extrême droite est sans cesse en voyage. Elle exporte des idées, des références, des modèles d’action, et en importe tout autant. C’est un phénomène fondamentalement circulatoire — où les doctrines et les pratiques se recomposent au fil des échanges transnationaux.

Nous tenions toutefois à préserver également la dimension locale, souvent négligée dans les grandes synthèses.

En France, l’extrême droite développe un discours et une pensée de la nation, mais elle s’ancre aussi dans des territoires, dans des mémoires et des cultures politiques locales. On pense au Midi blanc, à la Vendée et à la persistance d’une mémoire contre-révolutionnaire, ou encore à Paris, qui a longtemps constitué un bastion nationaliste. Ces ancrages territoriaux montrent que les traditions d’extrême droite ne se déploient pas dans un espace abstrait : elles s’enracinent dans des lieux, des héritages, des sociabilités.

Nous avons donc voulu articuler ces trois échelles — locale, nationale et transnationale — pour mieux restituer le caractère kaléidoscopique des extrêmes droites françaises.

Cette approche permet de replacer leur histoire dans une perspective plus vaste, d’abord européenne, mais aussi globale, tant il est clair qu’au XXIe siècle, les extrêmes droites circulent, dialoguent et se renforcent à l’échelle mondiale.

En Europe, on assiste à un phénomène étonnant : plusieurs forces politiques traditionnellement situées à l’extrême droite retirent de leur programme une partie conséquente de leur offre radicale ou contre-révolutionnaire afin de chercher à parvenir au pouvoir par les urnes. De quoi ces tentatives d’institutionnalisation ou de normalisation sont-elles le signe ? Quelle est la part rhétorique de cette stratégie de conquête du pouvoir ?

Cette recherche de normalisation, ou d’institutionnalisation — dans le livre, nous parlons plutôt de professionnalisation — n’a rien de nouveau.

Dans le cas du Front national, par exemple, on voit très bien que, dès sa fondation, le parti a été conçu comme une vitrine électorale destinée à donner un débouché politique à l’extrême droite. Il s’agissait à la fois de lui permettre d’exister dans le champ démocratique, de jeter des ponts avec les droites plus classiques, et de renouer avec une ambition de conquête du pouvoir.

Cette logique de professionnalisation reste toutefois inachevée : le Rassemblement national peine encore à maîtriser pleinement son image et à prévenir l’expression, au sein même de ses rangs, de discours ouvertement antisémites, complotistes ou racistes. Les élections législatives de 2024 en ont apporté la preuve éclatante. De manière plus structurelle, le parti rencontre toujours des difficultés à créer des cadres politiques formés, capables de gouverner à l’échelle locale, régionale ou nationale. Bref, le RN n’est toujours pas un parti comme les autres. 

La volonté de l’extrême droite d’agir comme une force centrifuge sur la droite est une constante de son identité politique.

Baptiste Roger-Lacan

Quant à la part de rhétorique dans ces stratégies dites de dédiabolisation, elle me semble importante. Pour le dire autrement, je ne crois pas que ces partis changent vraiment : une fois arrivés au pouvoir, ils testent systématiquement les limites et les résistances des démocraties libérales. C’est particulièrement manifeste aux États-Unis sous Donald Trump, mais on l’observe aussi en Europe : en Pologne sous le PiS, ou en Hongrie avec le Fidesz de Viktor Orbán. Dans tous ces exemples, l’accès au pouvoir n’est pas conçu comme une finalité mais comme un préalable : une étape permettant d’engager, par petites touches, une série d’attaques visant à repérer les points de faiblesse des institutions démocratiques.

L’objectif est de faire évoluer ces régimes dans une direction qui remette en cause certains de leurs principes fondamentaux — notamment la protection des minorités politiques, culturelles ou religieuses, ainsi que le principe d’alternance qui garantit le fonctionnement d’une démocratie libérale non biaisée. À cet égard, la Hongrie de Viktor Orbán, qui a complètement faussé les règles institutionnelles en sa faveur, a constitué un modèle d’observation privilégié pour la plupart des dirigeants d’extrême droite européens.

Vous insistez sur la nécessité d’« apprendre à parler l’extrême droite ». Pourquoi faudrait-il le faire ? 

Je ne crois pas qu’il faille, dans l’absolu, « parler extrême droite », mais il me semble en revanche essentiel, lorsqu’on travaille sur ces questions, d’adopter une démarche internaliste qui vient compléter les autres types d’enquête que l’on peut mener sur ce sujet.

C’est un point de méthode que je partage avec Le Grand Continent, dont le travail de repérage, de traduction, de contextualisation critique et de commentaire des textes produits par cette mouvance de Budapest à Washington est absolument essentiel.

Pour moi, « parler l’extrême droite », cela suppose non seulement de lire les textes — ce qui est la base de toute histoire intellectuelle sérieuse —, mais surtout d’aller plus loin en s’efforçant, avec toutes les sources disponibles, de reconstituer un univers de références, d’images et de représentations : autrement dit, de comprendre quel monde se raconte l’extrême droite.

Il s’agit de saisir l’univers partagé de ces milieux : les mythes qu’ils mobilisent, les filiations qu’ils revendiquent, les symboles qui circulent entre eux.

Ce travail est d’autant plus nécessaire que ces mouvements fonctionnent selon une logique de clôture : ce sont des cercles relativement fermés, conscients des distinctions entre l’intérieur et l’extérieur. On n’y tient pas les mêmes discours selon que l’on s’adresse à ses pairs ou au grand public.

Cette différence de registre est fondamentale ; elle explique que l’observateur extérieur ne perçoive qu’une part limitée du discours réel qui y est tenu.

C’est pourquoi il faut s’efforcer de comprendre de l’intérieur les cohérences, les valeurs et les horizons qu’ils se donnent — autrement dit, le monde qu’ils veulent faire advenir. Ce travail d’immersion critique, attentif à la fois aux imaginaires et aux cadres intellectuels, me semble une nécessité absolue pour qui veut appréhender sérieusement l’extrême droite.

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