« La cruauté était nécessaire » : le dialogue inédit entre Staline et Eisenstein
« Il est nécessaire d'expliquer pourquoi cette cruauté était nécessaire. »
L’absolu de la création contre le pouvoir absolu.
Une leçon de liberté.
- Auteur
- Louis Charlon, Roman Sigov
Ce projet — une initiative personnelle de Staline — avait vu ses réalisateurs choisis avec soin par Jdanov : Eisenstein et Tcherkassov avaient porté à l’écran Alexandre Nevski, un film réhabilitant le prince canonisé aux yeux du peuple soviétique après sa proscription durant la révolution bolchevique qui avait particulièrement plu au Politburo.
Tournée durant la Seconde Guerre mondiale, la première partie d’Ivan le Terrible sortit en 1945.
La troisième partie ne vit jamais le jour en raison du décès du réalisateur en 1948, et la deuxième partie ne fut diffusée qu’en 1958.
Parmi les obstacles qui l’empêchèrent d’exister, la censure fut le facteur le plus évident : chaque film étant minutieusement examiné avant sa sortie.
Cette surveillance intense a marqué toute l’ère stalinienne et s’est accentuée durant l’après-guerre. Dans le contexte de la guerre froide naissante, toutes les ressources, tant matérielles qu’immatérielles, étaient dirigées vers la militarisation et une rhétorique anti-occidentale, conformément à la doctrine Jdanov.
Dans le domaine cinématographique, cette situation a donné lieu à la période dite de la « malokartinie » 1, caractérisée par une production de films considérablement réduite.
Durant la dernière décennie du règne de Staline, la production annuelle moyenne de films en URSS chuta — passant de 21 à seulement 7 films.
Chaque millimètre de pellicule était alors scruté par le Politburo, qui ordonnait les modifications nécessaires ou interdisait la distribution des films.
Même Eisenstein — maître pourtant incontesté du cinéma de propagande soviétique — n’était pas épargné par ces rigueurs.
Le 14 mai 1946, avec une grande déférence, il adressa une lettre personnelle à Staline, le priant de visionner le deuxième épisode et de donner son avis pour autoriser sa sortie.
Cette lettre aboutit à une rencontre le 26 février 1947 entre Staline, son ministre des Affaires étrangères Molotov et Jdanov d’une part, Eisenstein et l’acteur Nikolaï Tcherkassov d’autre part.
La retranscription de cette conversation de deux heures, basée sur les propos d’Eisenstein et de Tcherkassov, a été réalisée immédiatement après la rencontre par un ami personnel d’Eisenstein, l’écrivain et journaliste Boris Agapov.
Entre quelques considérations sur l’art et la politique mondiale de Staline, quelques ricanements de Jdanov et Molotov, le réalisateur et l’acteur sont soumis à la critique de leurs trois interlocuteurs.
Une chose, en particulier, a beaucoup déplu au dictateur soviétique et à ses lieutenants : Ivan le Terrible est dépeint comme cruel et paranoïaque — mais Eisenstein n’explique pas assez pourquoi. Dans ces notes, Agapov résume : « Molotov a dit que les répressions en général peuvent et doivent être montrées, mais qu’il est nécessaire de montrer pourquoi elles ont été faites et au nom de quoi. »
Dans une conversation où ils n’auront qu’un rôle de figuration seront faits les principaux arbitrages du film : la manière dont les personnages historiques doivent être incarnés ainsi que les scènes à inclure ou à couper.
Au-delà des mots, le malaise de la situation est rendu évident par un fait sidérant, qu’on apprend à la fin de la conversation : ni Eisenstein ni Tcherkassov n’ont vu leur film dans sa version finale au moment où ils s’en remettent au jugement de Staline.
Pour la première fois, nous rendons ces notes accessibles à un public francophone en les traduisant depuis le russe et en les contextualisant.
À 10h50 nous sommes rentrés dans la salle de réception. À 11 heures précises, Poskrebychev est sorti pour nous escorter jusqu’au bureau.
Poskrebychev (1891-1965) est un bolchevik convaincu depuis 1917. Il devient à partir de 1935 chef du Bureau du Secrétaire général du Comité central du Parti communiste de l’Union soviétique — poste qu’occupe Staline. Il tiendra cette fonction jusqu’à la mort du dictateur. Il est mis à la retraite par Nikita Khrouchtchev lors du XXe congrès du PCUS.
Au fond se trouvaient Staline, Molotov et Jdanov. Nous sommes entrés, nous nous sommes salués et nous nous sommes assis à la table.
Joseph Staline Vous avez écrit une lettre. La réponse s’est fait attendre. Nous nous rencontrons tard. J’ai pensé répondre par écrit, mais j’ai décidé qu’il valait mieux parler. Comme je suis très occupé et que je n’ai pas le temps, j’ai décidé, avec beaucoup de retard, de nous rencontrer ici… J’ai reçu votre lettre en novembre.
Andreï Jdanov Vous l’avez reçue à Sotchi.
Joseph Staline Oui, oui. À Sotchi.
Que pensez-vous faire de ce film ?
Nous parlons du fait que nous avons coupé le deuxième film en deux parties, ce qui fait que la campagne de Livonie n’a pas été incluse dans ce film [elle sera repoussée au troisième épisode d’Ivan le Terrible] et qu’il y avait une disproportion entre ses différentes parties. Le film devrait être corrigé dans le sens où nous devrions réduire une partie des scènes filmées et terminer le tournage principalement de la campagne de Livonie.
Joseph Staline Avez-vous étudié l’histoire ?
Sergueï Eisenstein Plus ou moins…
Joseph Staline Plus ou moins ? Je suis aussi un peu familier avec l’histoire. Vous avez mal représenté l’Opritchnina. C’est une armée royale. Contrairement à l’armée féodale, qui pouvait plier ses bannières à tout moment et quitter la guerre, une armée régulière a été formée, une armée progressiste. Vos opritchniki sont représentés comme le Ku Klux Klan.
Eisenstein a répondu [que les membres du Ku Klux Klan] portaient des capirotes blanches, et nous les avions en noir.
En 1565, Ivan le Terrible divise la Moscovie en deux territoires : la zemchtchina qui conserve l’ancienne administration tsarine, et la gossoudarieva opritchnina (« réserve du Souverain ») sur laquelle le tsar exerce un pouvoir absolu. Les opritchniki sont alors créés pour le gouvernement de ce territoire ; cavaliers russes, leurs activités s’apparentaient à celles d’une police personnelle.
Viatcheslav Molotov Il n’y a pas fondamentalement de différence !
Joseph Staline Votre tsar s’est avéré indécis, comme Hamlet. Tout le monde lui dit ce qu’il doit faire, il ne prend pas ses propres décisions […]. Le tsar Ivan était un grand et sage souverain, et si vous le comparez à Louis XI — avez-vous lu l’histoire de Louis XI, qui a préparé l’absolutisme pour Louis XIV ? —, alors Ivan le Terrible est au dixième ciel par rapport à Louis. La sagesse d’Ivan le Terrible était qu’il s’en tenait au point de vue national et qu’il ne laissait pas entrer les étrangers dans son pays, le protégeant ainsi de la pénétration de l’influence étrangère.
En montrant Ivan le Terrible de la sorte, il y a eu des égarements et des inexactitudes. Pierre Ier était également un grand souverain, mais il a traité les étrangers de façon trop libérale, a trop ouvert les portes et a permis à l’influence étrangère de pénétrer dans le pays, autorisant ainsi la germanisation de la Russie. Catherine l’a fait encore plus. Et ainsi de suite.
Peut-on dire de la cour d’Alexandre Ier qu’elle était une cour russe ? Et celle de Nicolas Ier ? Non. C’étaient des cours allemandes.
La mesure remarquable d’Ivan le Terrible a été d’introduire un monopole d’État sur le commerce extérieur. Ivan le Terrible a été le premier à l’instaurer, Lénine le second.
Andreï Jdanov Le Ivan le Terrible d’Eisenstein s’est avéré être neurasthénique…
Viatcheslav Molotov L’accent a globalement été mis sur la psychologie, sur les contradictions psychologiques internes et les expériences personnelles.
Joseph Staline Il est nécessaire de présenter les personnages historiques avec justesse. Par exemple, dans le premier film, il est incorrect de montrer Ivan le Terrible embrassant longuement sa femme. À l’époque, ce n’était pas permis.
Andreï JdanovLe film est réalisé dans une veine byzantine, et cela n’était pas non plus pratiqué à cette époque.
Viatcheslav Molotov Le deuxième film est très étouffant du fait des voûtes et des caves ; il n’y a ni l’air frais, ni l’ampleur de Moscou, le peuple n’est pas montré. Vous pouvez montrer des conversations, vous pouvez montrer la répression, mais pas seulement cela.
Joseph Staline Ivan le Terrible était très cruel. Il est possible de montrer sa cruauté, mais il est nécessaire d’expliquer pourquoi cette cruauté était nécessaire.
L’une des erreurs d’Ivan le Terrible a été de ne pas avoir totalement éliminé cinq grandes familles féodales. S’il les avait détruites, il n’y aurait pas eu de Temps des troubles. Ivan le Terrible exécutait quelqu’un, puis se repentait et priait longuement. Dieu l’entravait…. Il aurait dû être encore plus décisif.
Le Temps des troubles est une période s’étendant de 1598 à 1613, soit de l’avènement de Boris Godounov à celui du tsar Michel instaurant la dynastie des Romanov.
Lorsque Fédor Ier, le fils d’Ivan IV, meurt en 1598, la dynastie moscovite s’éteint ; alors qu’un grand nombre de prétendants aspirent au trône, aucune loi n’existe pour désigner un successeur non naturel. Face à ces luttes intestines, l’État moscovite manque presque de s’effondrer.
Viatcheslav Molotov Les événements historiques doivent être présentés dans une juste interprétation. Voyez, par exemple, ce qu’il s’est passé avec la pièce Bogatyrs de Demian Bedny : il y a moqué le baptême de la Rus, alors que l’adoption du christianisme à cette étape historique a été un phénomène progressiste.
En 1936, Molotov assista à la représentation de l’opéra-comique Les Bogatyrs, dont le livret avait été écrit par Demian Bedny. La satire du folklore russe déplut au Politburo, qui sanctionna l’œuvre « pour sa représentation moqueuse et antihistorique de la conversion de la Russie ancienne au Christianisme. »
Joseph Staline Bien sûr, nous ne sommes pas de très bons chrétiens, mais il ne faut pas nier le rôle progressiste du christianisme à une certaine époque. Cet événement a été très important, car il s’agissait d’un tournant de l’État russe vers l’Occident, et non d’une orientation vers l’Orient.
En ce qui concerne les relations avec l’Orient, Staline explique ensuite que, venant de se libérer du joug tatar, Ivan le Terrible s’est empressé d’unir la Russie afin d’être un rempart contre d’éventuelles incursions tatares. Astrakhan était conquise, mais pouvait attaquer Moscou à tout moment. Tout comme les Tatars de Crimée.
D’origine turque, descendants des Mongols de la Horde d’Or, les Tatars s’établirent en Moyenne-Volga au XIIIe siècle, pour y fonder le khanat de Kazan. Celui-ci fut annexé par Ivan le Terrible en 1552, assurant à la Russie un accès à la Volga. Astrakhan suivit en 1556.
Joseph StalineDemian Bedny comprenait mal la perspective historique. Lorsque nous avons rapproché le monument à Minine et Pojarski de la cathédrale Saint-Basile, il a protesté et a écrit que le monument devrait être jeté, que nous devrions oublier Minine et Pojarski. En réponse à cette lettre, je l’ai qualifié « d’Ivan ne se souvenant pas de sa parenté ». Nous ne pouvons pas nous débarrasser de l’histoire…
Staline fait ici encore référence à un épisode du Temps des troubles, l’interrègne de crise dynastique succédant à la mort d’Ivan le Terrible en 1584.
Au décès du tsar, son Premier ministre et demi-frère Boris Goudonov assure la régence pour le troisième fils d’Ivan, Fédor Ier avant de se faire proclamer tsar à la mort de Fédor, et à la suite de l’assassinat de l’héritier légitime du trône, Fédor IV.
Vers la fin de son règne, le tsar doit faire face à une insurrection provoquée par la famine, sur laquelle s’appuie un usurpateur, le Premier faux Dimitri, prétendant être le dernier fils d’Ivan Le Terrible, Dimitri Ianovitch, mort en 1591 dans des circonstances mystérieuses. Cet usurpateur fait massacrer Fédor II, fils et successeur de Godounov, et s’empare du trône.
Le règne de Basile Chouïski (1606–1610) qui lui succède se heurte à de nombreuses révoltes, motivées par des tensions sociales et menées par le deuxième Faux Dimitri, autre usurpateur de Dimitri Ianovitch.
La république des Deux Nations (Pologne-Lituanie) profite de la guerre civile pour mener des incursions en Pologne : Basile Chouïski est ainsi contraint de conclure un accord anti-polonais avec la Suède en 1609.
En contrepartie, cette alliance permet au tsar de se débarrasser des troupes polonaises qui menaçaient Moscou. Mais une partie des nobles demandent au roi de Pologne Sigismond III de placer son fils Ladislas sur le trône russe ; il accepte, motivé par l’alliance anti-polonaise entre la Suède et Moscou et par l’opportunité de devenir le souverain de la Russie. Ses troupes marchent sur Moscou, Basile Chouïski est déposé et Ladislas choisi par les Moscovites pour succéder au trône.
Dans l’optique de monter lui-même sur le trône, Sigismond III refuse que Ladislas se convertisse à l’orthodoxie, pourtant condition sine qua non des Russes. Il se met alors en campagne pour conquérir Moscou.
Un rassemblement national s’organise sous l’impulsion du patriarche Hermogène qui craint que la Russie ne devienne catholique, et une armée nationale se forme. Cependant, arrivée à Moscou elle se délite face aux antagonismes sociaux.
C’est un boucher de Nijni-Novgorod — Kouzma Minine — qui propose alors qu’un tiers des biens de la population de sa ville soit octroyé à l’armée afin qu’elle soit capable de se défendre face aux envahisseurs. Les autres villes du Nord-Est font de même et une véritable grande armée prend forme dont le commandement est confié au prince Dmitri Pojarski et l’intendance à Minine. Elle permet de libérer Moscou des Polonais.
Ces deux personnages sont ainsi devenus un symbole de l’unité du peuple face à l’invasion étrangère. En 1818, une statue est construite à leur effigie ; elle sera rapprochée, en 1931, de la cathédrale Basile-le-Bienheureux.
Par la suite, Staline fait plusieurs remarques sur l’interprétation de l’image d’Ivan le Terrible et déclare que Maliouta Skouratov était un grand chef militaire mort héroïquement lors de la guerre contre la Livonie.
Nikolaï Tcherkassov, en réponse à l’affirmation disant que la critique est de bon conseil et qu’après avoir été critiqué, Poudovkine avait fait un bon film — Amiral Nakhimov –, a déclaré : « Nous sommes convaincus que nous ne ferons pas pire, car je travaille sur l’image d’Ivan le Terrible non seulement au cinéma, mais aussi au théâtre, je me suis attaché à cette image et je crois que notre nouvelle version du scénario peut s’avérer correcte et véridique. »
Ce à quoi Staline répond (en s’adressant à Molotov et Jdanov) : « Eh bien, essayons. »
Nikolaï Tcherkassov Je suis convaincu que la nouvelle version sera un succès.
Joseph Staline Que Dieu vous aide, chaque jour est une nouvelle année. (Rires.)
Sergueï Eisenstein Le premier épisode a été un succès à plusieurs égards, ce qui nous conforte dans l’idée que nous réussirons aussi le deuxième.
Joseph Staline Ce qui a réussi et ce qui est bien, nous n’en parlons pas maintenant, nous n’évoquons là que les imperfections.
Eisenstein demande s’il y aura d’autres instructions spéciales pour le film.
Joseph Staline Je ne vous donne pas d’instructions, mais exprime les remarques d’un spectateur. Il est nécessaire de représenter les figures historiques de manière juste. Or qu’est-ce qu’on nous a montré de Glinka ? Quel genre de Glinka est-ce ? Ce n’est pas Glinka mais Maxime. L’acteur Tchirkov ne peut pas se réincarner, bien que la qualité la plus importante pour un acteur soit d’en être capable. (Il se tourne vers Tcherkassov.) Vous, vous savez comment vous réincarner.
Dans ce passage, Staline évoque le film Glinka de Leo Arnchtam sorti en 1946. Le rôle principal, celui du compositeur Mikhail Glinka, est interprété par l’acteur Boris Tchirkov, connu pour avoir interprété un ouvrier révolutionnaire — Maxime — dans une célèbre trilogie (La Jeunesse de Maxime, Le Retour de Maxime et Maxime à Vyborg). Staline sous-entend par cette allusion que l’acteur n’aurait pas réussi à incarner de manière suffisamment convaincante le compositeur, restant prisonnier de son personnage prolétaire.
Ce à quoi Jdanov répond que Tcherkassov n’a pas eu de chance avec Ivan le Terrible. Il y avait encore la panique du film Printemps, puis il a commencé à incarner des gardiens — dans Au nom de la vie, il en interprète un.
Tcherkassov dit qu’il a joué la plupart des tsars, même Pierre le Grand et Alexei [le tsar Alexis Ier, père de Pierre le Grand et deuxième tsar de la dynastie des Romanov].
Andreï Jdanov Par la ligne héréditaire. Vous avez suivi la ligne héréditaire…
Joseph Staline Il est nécessaire de montrer les personnages historiques correctement et avec force. (À Eisenstein.) Par exemple, Alexandre Nevski — c’est vous qui l’avez réalisé ? Le résultat est magnifique. Le plus important est de respecter le style de l’époque historique. Le metteur en scène peut s’écarter de l’histoire ; il ne doit pas se contenter de copier des détails historiques, il doit travailler avec son imagination, mais il doit rester dans le style. Le metteur en scène peut composer mais dans les limites du style de l’époque historique.
Les statuts de 1934 de l’Union des écrivains socialistes établissent comme doctrine artistique de l’Union soviétique le « réalisme socialiste ». Le texte précise : « Le réalisme socialiste étant la méthode fondamentale de la littérature et de la critique littéraire soviétiques, il exige de l’artiste une représentation véridique, historiquement concrète de la réalité dans son développement révolutionnaire. D’autre part, la véracité et le caractère historiquement concret de la représentation artistique du réel doivent se combiner à la tâche de la transformation et de l’éducation idéologiques des travailleurs dans l’esprit du socialisme. »
Jdanov dit qu’Eisenstein raffole des ombres — ce qui distrait le spectateur de l’action — et de la barbe du Terrible ; qu’Ivan lève trop souvent la tête afin que sa barbe soit visible.
Eisenstein promet de raccourcir la barbe du Terrible à l’avenir.
Joseph Staline (rappelant les différents acteurs du premier film Ivan le Terrible) Kourbski est merveilleux. Staritsky [joué par Kadochnikov] est très bien. Il attrape très bien les mouches. Figurez-vous : un futur tsar, qui attrape les mouches avec ses mains !
De tels détails doivent être montrés. Ils révèlent l’essence d’une personne.
…La conversation s’oriente vers la situation en Tchécoslovaquie en relation avec le voyage de Tcherkassov en tournage et sa participation au festival du film soviétique 3. Tcherkassov parle de la popularité du pays soviétique en Tchécoslovaquie.
Elle porte ensuite sur la dévastation des villes tchécoslovaques par les Américains.
Joseph Staline Notre tâche consistait à entrer dans Prague avant les Américains qui étaient très pressés, mais grâce au raid de Konev, nous avons réussi à les dépasser et à entrer plus tôt, juste avant la chute de Prague. Les Américains ont bombardé l’industrie tchécoslovaque. C’est la ligne de conduite qu’ils ont suivie partout en Europe. Il était important pour eux de détruire l’industrie qui leur faisait concurrence. Ils ont bombardé avec goût !
Tcherkassov parle de l’album contenant des photos de Franco et de Goebbels, qui se trouvaient dans la villa de l’ambassadeur Zorin.
Joseph Staline C’est une bonne chose que nous nous soyons débarrassés de ces salauds, on n’ose imaginer ce qui se serait passé si ces crapules avaient gagné.
Tcherkassov parle de la remise des diplômes de l’école soviétique de la colonie soviétique de Prague. Il parle des enfants d’émigrés qui y étudient. Ces enfants font de la peine, ils considèrent la Russie comme leur patrie, comme leur maison, mais ils sont nés là-bas et ne sont jamais allés en Russie.
Joseph Staline J’ai de la peine pour ces enfants, ils ne sont coupables de rien.
Viatcheslav Molotov Nous donnons aujourd’hui de nombreuses possibilités pour leur retour en Russie.
Staline fait remarquer à Tcherkassov qu’il sait se réincarner, et que peut-être l’acteur Khmelev savait aussi le faire.
Tcherkassov dit avoir beaucoup appris en travaillant comme figurant au théâtre Mariinsky de Leningrad, à l’époque où y jouait Chaliapine — un grand maître de la réincarnation.
Directeur de théâtre, acteur à l’écran et sur la scène, Nicolas Khmelev (1901-1945) s’était illustré dans plusieurs pièces qui lui valurent les félicitations de Staline. Il mourut en novembre 1945 lors de répétitions pour une pièce d’Alexis N. Tolstoï où il jouait le rôle d’Ivan le Terrible. Acteur et basse d’opéra, Fédor Chaliapine (1873-1938) s’était particulièrement illustré par ses interprétations de Boris Godounov, opéra de Moussorgski où il jouait le rôle-titre.
Joseph Staline C’était un grand acteur.
Andreï Jdanov Comment avance le tournage du film Printemps ?
Nikolaï Tcherkassov Nous le terminons bientôt. D’ici le printemps, le Printemps verra le jour.
Jdanov a déclaré qu’il a beaucoup aimé les extraits de Printemps. L’actrice Orlova y joue très bien.
Nikolaï Tcherkassov L’acteur Pliatt également.
Andreï Jdanov Et comment joue Ranevskaya ! (En agitant les mains.)
La comédie musicale Printemps sortit l’année suivante, en 1947, avec Tcherkassov et Orlova dans les rôles principaux, ainsi que Faina Ranevskaya (1896–1984) et Rostislav Plyatt (1908–1989).
Nikolaï Tcherkassov Pour la première fois de ma vie, je me suis permis de jouer dans un film sans mettre de barbe, sans moustache, sans robe, sans maquillage. En jouant le rôle du directeur, j’avais un peu honte de mon apparence et je voulais me cacher derrière mon personnage. Le rôle est très important, car je dois montrer un réalisateur soviétique… Les nôtres sont tous inquiets : comment le réalisateur soviétique sera-t-il montré ?
Viatcheslav Molotov Et là, Tcherkassov va régler ses comptes avec tous les metteurs en scène !
Lorsque le film Printemps était largement mis en doute, Tcherkassov, ayant lu un éditorial du journal Art soviétique sur Printemps, en a conclu que le film avait déjà été interdit.
Et alors Jdanov dit :
Tcherkassov voit que la préparation du Printemps est morte, et commence à jouer des gardiens !
Jdanov parle ensuite avec désapprobation de la critique qui s’est élevée autour du Printemps.
Staline s’intéresse au jeu de l’actrice Orlova. Il l’approuve dans sa profession.
Tcherkassov dit qu’il s’agit d’une actrice ayant de très grandes capacités de travail, très talentueuse.
Andreï Jdanov Orlova joue bien.
… tous se souviennent de Volga-Volga et du rôle du facteur Strelka joué par Orlova.
Comédie musicale dirigée par Grigori Aleksandrov, Volga-Volga était sorti dans les salles en avril 1938 ; le film racontait l’histoire de musiciens amateurs en route pour les Olympiades musicales de Moscou. La femme de Grigori Aleksandrov, Lyubov Orlova, tenait l’un des rôles-titres.
Nikolaï Tcherkassov Avez-vous vu Au nom de la vie ?
Joseph Staline Non, je ne l’ai pas vu, mais nous avons une bonne critique de Kliment Iefremovitch. Vorochilov a aimé le film.
Ouvrier métallurgiste, membre du parti bolchevik dès 1903 et participant des révolutions russes de 1905 et 1907, Kliment Iefremovitch Vorochilov (1881–1969) accède à des fonctions militaires lors de la guerre civile russe. Il devient le vice-président du Conseil des ministres en 1946.
La question est donc résolue. Qu’en pensez-vous, camarades (s’adresse à Molotov et Jdanov), — de donner aux camarades Tcherkassov et Eisenstein l’occasion de terminer le film ? — (et ajoute :) dites-le au camarade Bolchakov.
Ivan Bolchakov (1902–1980) était en 1946 le président du « Goskino » — le Gossoudarstvenny komitet SSSR po kinematografii, littéralement « Comité d’État de l’URSS pour le cinéma ». Staline le nomma cette année-là au poste nouvellement créé de ministre du Cinéma de l’Union soviétique.
Tcherkassov pose des questions sur certains détails du film et sur l’apparence d’Ivan le Terrible.
Joseph Staline L’apparence est correcte, elle n’a pas besoin d’être modifiée. L’apparence d’Ivan le Terrible est bonne.
Nikolaï Tcherkassov La scène du meurtre du prince de Staritsa peut-elle être laissée dans le scénario ?
Joseph Staline Vous pouvez la laisser. Il y a eu des meurtres.
André de Staritsa (1490-1537) est le plus jeune fils d’Ivan III. Son frère devient grand-prince de Vladimir et Moscou en 1505, sous le nom de Vassili III ; en décidant d’interdire à ses frères de se marier avant qu’il ait lui-même un héritier, il est l’une des raisons de la crise de succession à la mort d’Ivan le Terrible — son premier fils — en 1584.
Nikolaï Tcherkassov Nous avons une scène dans le scénario dans laquelle Maliouta Skouratov étrangle le métropolite Philippe.
Philippe II de Moscou (aujourd’hui saint orthodoxe) devint en 1566 métropolite de Moscou après que la charge eut été offerte à l’archevêque de Kazan. L’opposition de Philippe II à la politique d’Ivan le Terrible précipita son assassinat par Maliouta Skouratov, l’un des chefs des optrichniki.
Andreï Jdanov C’était dans le monastère Otroch de Tver ?
Nikolaï Tcherkassov Oui. Est-il nécessaire de laisser cette scène ?
Staline a répondu qu’il fallait laisser cette scène, que ce serait historiquement correct.
Molotov a dit que les répressions en général peuvent et doivent être montrées, mais qu’il est nécessaire de montrer pourquoi elles ont été faites et au nom de quoi. Pour ce faire, il faut montrer l’activité de l’État de manière plus large, ne pas se limiter aux scènes dans les caves et les pièces fermées, mais montrer toute l’étendue de l’activité de l’État.
Tcherkassov exprime ses pensées sur le futur scénario révisé, la future deuxième partie du film.
Joseph Staline Quelle sera la scène de fin ? Quelle serait la meilleure manière de réaliser deux autres films, c’est-à-dire les deuxième et troisième parties ? Comment pensons-nous le faire ?
Eisenstein dit qu’il vaut mieux réunir les scènes déjà filmées de la deuxième partie avec ce qui reste du scénario en un seul grand film.
Tout le monde est d’accord.
Joseph Staline Comment allons-nous terminer le film ?
Tcherkassov dit que le film se terminera par la défaite de la Livonie, la mort tragique de Maliouta Skouratov, la marche vers la mer, où Ivan le Terrible se tient au bord de la mer entouré de troupes et dit : « Sur les mers, nous nous tenons et nous nous tiendrons ! »
Joseph Staline C’est ce qui s’est passé, et même davantage.
Tcherkassov demande s’il est nécessaire de montrer les grandes lignes du futur film pour approbation par le Politburo.
Joseph Staline Vous n’avez pas besoin de présenter le scénario, débrouillez-vous tout seul. En général, il est difficile de juger par le scénario, il est plus facile de parler de l’œuvre achevée. (À Molotov.) Vous avez sans doute très envie de le lire ?
Viatcheslav Molotov Non, je travaille dans un autre domaine. Laissez Bolchakov le lire.
Eisenstein dit qu’il serait mieux que la production de ce film ne soit pas précipitée.
Cette remarque suscite de vives réactions de la part de tous.
Joseph Staline En aucun cas il ne faut se précipiter et, en général, les films réalisés à la hâte seront mis en suspens et jamais projetés. Répine a travaillé sur les Cosaques zaporogues pendant 11 ans.
Viatcheslav Molotov 13 ans.
Joseph Staline (avec insistance) 11 ans.
Staline et Molotov ont tous deux raison, selon le point de vue : le peintre Ilya Répine a commencé à travailler sur cette toile en 1880, mais les premières esquisses datent de 1878.
Répine reprend l’histoire d’une lettre apocryphe, prétendument envoyée en 1675 ou 1678 par les cosaques zaporogues — vivant dans ce qui est aujourd’hui l’oblast de Zaporijjia en Ukraine — au sultan de Turquie 4. Le tableau sera achevé en 1891.
Tous arrivent à la conclusion que seul un travail de longue haleine permet de réaliser de bonnes peintures.
En ce qui concerne le film Ivan le Terrible, Staline a déclaré que s’il fallait un an et demi ou deux ans, voire trois pour le réaliser, alors il fallait prendre ce temps, mais que le film soit bien fait, qu’il soit réalisé de manière « sculpturale ». De manière générale, il faut maintenant élever la qualité. Il faut moins de films, mais de meilleure qualité. Notre spectateur a grandi et nous devons lui montrer de bonnes productions
On a dit que Tselikovskaïa était bonne dans d’autres rôles.
Elle joue bien, mais c’est une ballerine.
Nous répondons que nous n’avons pas pu faire venir une autre actrice à Alma-Ata.
Dans le film d’Eisenstein, Lioudmila Tselikovskaïa joue le rôle d’Anastasia Romanovna, tsarine de Russie et épouse d’Ivan ; le film est tourné dans les studios d’Alma-Ata — aujourd’hui Almaty, au Kazakhstan. Si l’écriture avait débuté en 1941, la guerre avait retardé le tournage, qui ne commencera qu’en 1943 dans des conditions spartiates 5.
Staline explique que le metteur en scène doit être inflexible et exiger ce dont il a besoin, que nos metteurs en scène font trop facilement des concessions dans leurs exigences. Il arrive parfois que l’on ait besoin d’un grand acteur, mais qu’il ne convienne pas pour un certain rôle. Mais s’il le demande, on lui donne et le réalisateur accepte.
Sergueï Eisenstein L’actrice Gocheva n’a pas pu être libérée du Théâtre d’Art à Alma-Ata pour le tournage. Nous avons cherché Anastasia pendant deux ans.
Joseph Staline L’acteur Jarov ne correspond pas, il ne prend pas au sérieux son rôle dans le film Ivan le Terrible. Ce n’est pas un commandant militaire sérieux.
Andreï Jdanov Ce n’est pas Malilouta Skouratov, mais une sorte de « chapokliak » !
Dans les années 1930 et 1940, le mot russe Шапокляк (« chapokliak »), néologisme formé à partir du français « chapeau-claque » désigne un accoutrement suranné — par métonymie, le mot est un moyen de se moquer des codes bourgeois.
Par la suite, Chapokliak deviendra un personnage de l’univers des contes pour enfants d’Edouard Ouspenski adaptés en dessin animé.
Très populaire en URSS, ce personnage, qui joue des tours aux habitants de sa ville, caricaturait l’ancienne élite intellectuelle et l’aristocratie. Sa devise est : « Qui aide les gens perd son temps vainement/On ne devient pas célèbre par de bons agissements. »
Joseph Staline Ivan le Terrible était un tsar plus national, plus prévoyant, il n’a pas laissé entrer d’influence étrangère en Russie ; c’est Pierre qui a ouvert les portes vers l’Europe et a laissé entrer trop d’étrangers.
Tcherkassov dit que, malheureusement, et à sa grande honte, il n’a pas vu le deuxième film Ivan le Terrible. Il se trouvait à Leningrad au moment du montage et de la diffusion.
Eisenstein ajoute qu’il n’a pas non plus vu le film dans sa version finale, car il est tombé malade immédiatement après son achèvement.
Cela suscite beaucoup de surprise et d’émotion.
La conversation s’achève sur les vœux de réussite de Staline, qui dit : « Que Dieu vous vienne en aide ! »
Nous nous serrons la main et nous nous quittons. La conversation se termine à 0h10. 6
Sources
- Expression russe que l’on peut traduire par « anémie filmique ». Voir Nataliya Puchenkina, « À la recherche d’un public perdu : les films soviétiques sur les écrans français (1944–1964) », La Revue russe, 48, 2017, pp. 107-116.
- Les notes en italique sont de Boris Agapov selon les propos rapportés par Eisenstein et Tcherkassov publiés dans : Артизов Андрей и Олег Наумов (сост.), « Власть и художественная интеллигенция. Документы ЦК РКП(б) – ВКП(б), ВЧК – ОГПУ – НКВД о культурной политике. 1917-1953 гг. », Международный фонд “Демократия”, 1999. pp. 612–619.
- Conformément à la résolution du Politburo du 13 août 1946 (pr. n°53, p. 13), N. K. Tcherkassov, en tant que membre de la délégation soviétique, se rendit au Festival international du film de Karlovy Vary.
- Voir Victor A. Friedman, « The Zaporozhian letter to the turkish sultan. Historical commentary and linguistic analysis », Slavica Hierosolymitana, Magnes Press, vol. 2, 1978, p. 25–38.
- Zoé Protat, « Le cinéaste et les dictateurs. Ivan le Terrible de Sergueï Eisenstein », Ciné-Bulles, vol. 36, n°2, 2018.
- Eisenstein et Tcherkassov ajoutèrent à ce dossier rédigé par Boris Agapov quelques commentaires en vrac, que nous traduisons également :« Jdanov a dit que ‘dans le film, il y a trop d’abus de rites religieux’. Molotov a noté que cela ‘donne une patine de mysticisme, qui ne devrait pas être si fortement soulignée’. Jdanov insiste sur le fait que ‘la scène de la cathédrale, où se déroule l’action de la grotte, est trop montrée et détourne l’attention’. Staline déclare que les opritchniks qui dansent ressemblent à des cannibales, à des Phéniciens et à des Babyloniens. Lorsque Tcherkassov dit qu’il travaille depuis longtemps sur l’image d’Ivan le Terrible, au théâtre et au cinéma, Jdanov répond : ‘La sixième année, je règne tranquillement.’ En disant au revoir, Staline s’enquiert de la santé d’Eisenstein. »