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Les mots clefs du poutinisme
La vie internationale comporte une conversation permanente entre les États. Cette conversation s’appelle la diplomatie. On triche mais pas tout le temps car il faut comprendre et être compris. La force n’est pas tout. Il y a des règles.
C’est ainsi que l’ambassadeur Jacques Andréani conclut son ouvrage Le Piège. Helsinki et la chute du communisme 1, qui relate la préparation de la Conférence d’Helsinki dont il dirigea la délégation française. Elle fut réunie en 1975 à la requête des Soviétiques soucieux de conserver leur statut de grande puissance. C’est cet éminent diplomate qui y introduisit la fameuse « troisième corbeille » sur les Droits de l’Homme — qui servira ensuite de référence aux dissidences qui, par leurs comités, eurent gain de cause des régimes totalitaires quinze années plus tard 2.
« La force n’est pas tout » — sauf quand, précisément, elle est tout. Comme dans la guerre d’Ukraine. Les termes de la conversation deviennent alors des armes de guerre.
L’on commence à les connaître — mais que sait-on leur opposer. Les mots-clefs de la partie russe sont invariables, répétés à satiété par le ministre des Affaires étrangères Sergueï Lavrov.
Pour parler la langue de la guerre russe actuelle, il faut connaître les termes de base de ce vocabulaire.
1 — « Une paix stable et durable », non un cessez-le-feu qui « ne mène nulle part »
Cet « état de paix » vu du ministère des Affaires étrangères russe se décline en neutralité de l’Ukraine, renversement du gouvernement ukrainien — et de son président jugé illégitime car il aurait dépassé son mandat — et mise en place d’un gouvernement pro-russe acceptant, comme en Biélorussie, un statut de pays satellite et vassal.
Bref, il s’agit de détruire l’actuel État ukrainien par une capitulation totale.
Poutine ne veut pas de cessez-le-feu car ses buts stratégiques n’ont pas été atteints — il ne fait pas la guerre pour geler la ligne de front et contrôler l’ensemble d’un Donbass dévasté.
On peut imaginer les conséquences de cette défaite avec la répression et la russification en cours dans les territoires occupés de l’Ukraine orientale, peuplée de six millions de citoyens ukrainiens 3.
On peut se référer au précédent de l’annexion des trois États baltes en 1945 qui ont appris que l’occupation russe n’était jamais temporaire alors qu’un scénario d’échange territorial entre l’Ukraine et la Russie a refait surface dans le discours russe avant la rencontre d’Anchorage : « occupation temporaire » et uniquement « de facto ». Dans les pays baltes, soumis à la déportation de leurs élites, cette annexion aura duré un demi-siècle.
Citons les ministres baltes des Affaires étrangères qui déclaraient conjointement en août : « La souveraineté et l’intégrité territoriale ne sont pas des idéaux diplomatiques abstraits ; ce sont les garde-fous qui protègent les populations du sort subi par des générations dans les pays baltes et aujourd’hui dans l’Ukraine occupée. Envisager d’échanger des territoires contre une trêve fragile, c’est répéter les erreurs du passé et inviter les chapitres les plus sombres de l’histoire à se reproduire » 4.
Poutine ne veut pas de cessez-le-feu car ses buts stratégiques n’ont pas été atteints.
Michel Foucher
2 — Les « causes profondes »
Sergueï Lavrov a répondu le 21 octobre 2025 aux demandes américaines émises par Marco Rubio de mettre immédiatement fin à la guerre en affirmant qu’un cessez-le-feu ne résoudrait pas les prétendues « causes profondes » du conflit — que Sergueï Lavrov continue d’identifier comme l’expansion de l’OTAN vers l’est et la prétendue discrimination de l’Ukraine à l’égard des russophones.
Les objectifs du Kremlin n’ont pas changé.
Il veut diviser les alliés de l’Ukraine, exploiter les malentendus transatlantiques et obtenir un droit de regard sur la sécurité européenne.
Toute présence militaire européenne en Ukraine pour assurer des garanties de sécurité est récusée.
Les demandes de cessation immédiate des combats sont jugées incompatibles avec les objectifs de guerre de la Russie.
Il reste que les Européens se sont trop longtemps attachés à réfléchir à une « architecture de sécurité européenne » incluant la Russie alors qu’elle doit être désormais bâtie contre elle 5, en réponse aux objectifs de Moscou qui sont la refonte des arrangements de sécurité, l’affaiblissement de l’Union européenne et le démantèlement de l’OTAN.
3 — La Russie cherche une « victoire complète », « pas un compromis ».
Décliné à l’envi par Dmitri Medvedev avant chaque rencontre internationale, ce mantra se complète de discours sur l’inefficacité des sanctions économiques et l’absence d’isolement diplomatique.
Or l’agression a solidifié la conscience nationale ukrainienne, comme c’est le plus souvent le cas dans l’histoire de la formation des nations européennes.
À cet égard, l’échec du Kremlin est patent.
L’économie russe est ébranlée et donne des signes d’essoufflement : fragilité bancaire, absence d’investissements étrangers, baisse des revenus dans les hydrocarbures et ciblage du tiers des raffineries, situation de stagnation reconnue par le secteur bancaire. La Russie n’a guère à offrir aux États-Unis au plan économique : les firmes américaines n’ont aucun intérêt à investir en Russie 6. Ce levier doit donc être relativisé.
Mais la rhétorique de la victoire inéluctable entretient la perception d’un ascendant psychologique.
De Gromyko à Poutine : converser pour gagner du temps
Trump, on le sait, admire le pouvoir absolu. C’est ce qui explique sa fascination pour le président russe, y compris à travers les apparats du pouvoir. Lors des premiers entretiens entre Trump et Poutine en 2017, le Kremlin avait préparé des vidéos sur la grandeur de la Russie et sur les grandes heures de la relation entre la Russie et les États-Unis, qui avaient produit un fort effet sur la partie américaine. L’hommage rendu par Poutine à Anchorage à l’assistance militaire américaine durant la guerre avec le pont aérien organisé depuis l’Alaska est de la même veine — ou comment rebâtir une relation diplomatique et économique bilatérale, sans accorder la moindre concession sur l’Ukraine.
Trump partage avec Poutine une vision d’un monde divisé en sphères d’influence dans lequel il faut se montrer fort, quitte à discréditer le travail de sa propre administration.
Lors d’un échange entre Trump et Poutine, celui-ci a comparé les pays du Pacte de Varsovie et les alliés européens des États-Unis pour indiquer qu’ils agissaient tous comme des parasites. Trump ne considère les alliés comme des multiplicateurs de puissance mais comme des profiteurs. Le but est bien de convaincre Trump de réduire la présence militaire américaine en Europe. Tous les deux affichent leur mépris pour des États dits souverains incapables de se défendre de manière autonome.
Bref, il s’agit de convaincre Donald Trump que la position du Kremlin est bien meilleure qu’elle ne l’est réellement. Et elle nourrit la vision du président américain à propos de l’Ukraine : « vous n’avez pas les cartes », répète-t-il à Zelensky. Lui non plus, ignorant de l’histoire, est incapable de comprendre la force du sentiment national ukrainien.
Pour la Russie de Poutine, la rhétorique de la victoire inéluctable entretient la perception d’un ascendant psychologique.
Michel Foucher
Cette conversation vise, pour l’agresseur russe, à obtenir de l’interlocuteur ce qu’il n’a pas pu obtenir sur le terrain politico-militaire. En l’occurrence et d’abord, la cession à la Russie de la partie occidentale du Donbass — qui est la principale ligne de défense ukrainienne, et aussi la mieux fortifiée.
On retrouve ici la doctrine Gromyko : qui tient en trois points : « demandez le maximum, y compris ce que vous n’avez jamais eu ; présentez des ultimatums car vous trouverez toujours un Occidental prêt à négocier ; enfin, ne cédez rien, car vous trouverez toujours une offre correspondant à ce que vous recherchez, exigez plus afin d’obtenir le tiers ou la moitié de ce que vous n’aviez pas au départ ».
Les quelques dirigeants européens qui ont dû échanger avec Poutine sur la mise en œuvre des accords de Minsk s’accordent pour déchiffrer sa méthode d’entretien, bien explicitée par François Hollande : alternance du brûlant (il faut trouver une solution) et du glacial (l’empêcher), succession de moments de séduction, ouvertures calculées (médiation, réunion supplémentaire, groupe de travail) pour donner l’impression qu’il a bougé un peu et surtout de menaces brutales (la rhétorique du seuil nucléaire abaissé), sur fond de négation de l’évidence et de mensonge sidérant. L’ancien chef d’État français a maintes fois décrit la mauvaise foi très structurée et méticuleuse de son interlocuteur russe, qui vise à désarmer l’autre.
Manipuler Donald Trump : les mots d’une emprise hypnotique
Reste à comprendre l’emprise hypnotique que Vladimir Poutine semble continuer d’exercer sur Donald Trump.
Ce dernier a été irrité, à Anchorage, par le long monologue sur l’histoire glorieuse de la Russie impériale et de la victoire de l’Union soviétique, servi lors de la plupart des entretiens en tête à tête, qui se concluent toujours par l’affirmation que Russes et Ukrainiens sont en réalité un seul et même peuple.
Cette croyance rappelle curieusement, dans sa forme, la revendication des manifestants du lundi en octobre 1989 en République démocratique allemande : « Wir sind ein Volk » — dérivé du « Wir sind das Volk ». Slogan certainement entendu par l’agent du KGB Vladimir Poutine, en poste « résidant » à Dresde dans la période de la réunification allemande.
Ce que l’on sait du long entretien téléphonique du 16 octobre dernier entre Poutine et Trump s’est confirmé le lendemain dans sa déclaration à Volodymyr Zelensky « Si Poutine le veut, il va vous détruire » : une manière de répéter le message de février 2025 « vous n’avez pas les cartes en main », donc à quoi bon résister ? La menace de « détruire » l’Ukraine proférée par Poutine, afin d’être répétée le lendemain à Zelensky, participe de ce redoutable rapport de force sémantique, défavorable au dirigeant américain.
Car l’interaction entre les deux leaders est asymétrique.
L’un entend rester au pouvoir jusqu’à la fin de sa vie, après avoir restauré le statut de grande puissance de la Russie dotée de l’espace le plus large possible, lequel n’est pas menacé par l’Occident collectif mais par la montée en puissance spectaculaire de la Chine ; l’autre est pressé d’obtenir des résultats et d’ajouter l’Europe orientale à son tableau des trophées de conflits soi-disant réglés par lui.
L’un connaît les dossiers et les cartes dans les moindres détails ; l’autre ne se fie qu’à son instinct et juge qu’il n’a besoin ni d’interprètes (Poutine maîtrise assez l’anglais) ni d’experts de la Russie, ne lit aucun dossier et ne laisse aucune trace écrite de ses échanges.
L’un essaie de convaincre l’autre que sa position est bien meilleure qu’elle ne l’est réellement (en Ukraine et dans le monde) ; l’autre se satisfait de ce dialogue en tête à tête avec un dirigeant qui est un véritable « boss » — premier point de l’art du « deal » — avec l’intuition et le rapport de force.
Dans un retournement paradoxal, Trump admire peut-être le fait que Poutine applique les trois tactiques formalisées par le promoteur immobilier américain : créer la tension pour obtenir davantage de contreparties lorsqu’on la fait redescendre, déstabiliser en créant un « ascenseur émotionnel », le chaud et le froid, la brutalité avant la conciliation afin de désarmer l’autre, enfin abuser de son pouvoir de nuisance en laissant placer les pires menaces pour faire plier l’autre. C’est la méthode que Trump a tenté d’utiliser pendant son premier mandat contre la Corée du Nord.
Mais il y a plus, si l’on se réfère au témoignage de l’une des meilleures spécialistes américaines de la Russie, Fiona Hill, qui exerça la fonction de Directrice senior en charge de la Russie et de l’Eurasie au Conseil de Sécurité Nationale sous le premier mandat de Trump 7.
Elle a pu évaluer directement ses vulnérabilités.
Elle le juge déférent à l’égard de Vladimir Poutine car il redoute réellement le risque d’un échange nucléaire.
Elle le décrit comme « terrifié » par le président russe : « c’est peut-être une pure coïncidence, mais lorsque Poutine a dévoilé au monde entier en mars 2018 le premier missile hypersonique russe 8, il l’a fait en simulant la chute de l’arme sur une péninsule sans nom qui ressemblait étrangement à la Floride. La similitude n’a pas échappé à Trump, dont le visage a pâli en regardant la vidéo, probablement parce qu’il voyait défiler devant ses yeux des images de son complexe hôtelier préféré, Mar-a-Lago, réduit à un champ de ruines atomiques ». Fiona Hill se tenait à côté de lui : « Trump disait : ‘Pourquoi a-t-il fait ça ? Les vrais pays n’ont pas besoin de faire ça.’ » 9
Or dès son premier mandat, le président américain s’était fixé comme objectif de normaliser sa relation avec Moscou pour négocier des accords de désarmement nucléaire — un sujet qui lui est cher de longue date. Idem pour l’Iran et la Corée du Nord.
Cette préoccupation de « faiseur de paix » est instrumentalisée par Poutine, par la flatterie et la menace utilisées concomitamment.
Nul doute que si les garanties européennes de sécurité se concrétisent, la rhétorique menaçante du recours à une frappe nucléaire tactique russe sera à nouveau convoquée.
Avec quel effet sur un Président américain vulnérable aux propos violents ?
Pour justifier l’effort de réarmement de la France, le chef d’état-major des armées, Fabien Mandon, a donné comme premier objectif que l’armée soit prête à « un choc dans trois, quatre ans » face à la Russie « qui serait une forme de test — peut-être le test existe-t-il déjà sous des formes hybrides — mais peut-être quelque chose de plus violent ».
Il a ajouté que l’effort de réarmement était fondamental dans la perception des adversaires qui misent sur une faiblesse collective 10.
La place centrale des perceptions est confirmée par la dénonciation russe immédiate de l’effort allemand de réarmement — « nous le surveillons », avait déclaré Poutine 11 — présenté comme une priorité absolue par le chancelier Friedrich Merz. Elle s’accompagne « d’attaques hybrides quotidiennes de plus en plus intenses et agressives », visant notamment ses infrastructures ; la conquête de l’Ukraine n’est « qu’un début », a déclaré Merz lors de la conférence des ambassadeurs allemands 12.
Choc et test — les choses sont dites.
Mais pour être craints et dissuasifs, les Européens doivent encore adosser la sémantique à la cinétique.
Sources
- Odile Jacob, 2005.
- Le Président Georges Pompidou fut l’un des rares français à soutenir la réunion de cette conférence sur la foi d’une anticipation plus tard confirmée : « Nous allons leur donner la vérole de la liberté ».
- Près de 300 000 civils vivent toujours dans les zones de la région de Donetsk sous contrôle ukrainien, et environ un million restent dans les parties des régions de Zaporijia et de Kherson où le drapeau ukrainien flotte encore librement.
- Texte publié par les trois ministres des Affaires étrangères des États baltes, Kęstutis Budrys, Margus Tsahkna et Baiba Braže. Financial Times, 13 août 2025, à la veille de la rencontre d’Anchorage.
- « The Tipping Point : An Emerging Model of European Security Including Ukraine and Excluding Russia », Céline Marangé et Susan Stewart, étude conjointe SWP (Berlin) et de l’IRSEM (Paris), novembre 2025.
- L’installation d’une ligne de production de Boeing en Russie évoquée par plusieurs observateurs lors de la Conférence de sécurité de Munich (2025) est sans fondement.
- De 2017 à 2019.
- Nommé Kinjal, présenté comme « invincible » et « insaisissable », utilisé contre des cibles ukrainiennes au sol dès mars 2022 mais destructibles par le système de défense anti-aérienne Patriot.
- Fiona Hill, « Trump is terrified of Putin, I’ve seen it first-hand », The Telegraph, 27 mai 2025.
- Audition devant la Commission de la Défense de l’Assemblée nationale sur le budget 2026, 22 octobre 2025.
- Lors de la Conférence économique de Saint-Pétersbourg le 17 juin 2025.
- Bundeskanzler bei de Botschafterkinferenz, Berlin, 8 septembre 2025.