La mise en place de la Conférence ministérielle des diplomaties féministes est-elle justifiée par l’émergence d’une internationale réactionnaire ?
L’émergence du concept de diplomatie féministe et l’organisation de ces conférences ministérielles est postérieure à la montée en puissance de ce que le président de la République a nommé « l’internationale réactionnaire » et qu’on désigne parfois dans le débat public sous le nom de backlash.
Pourquoi ce mot ?
Le backlash date de 1991 et du livre de Susan Faludi, Backlash : The Undeclared War Against American Women, traduit en français sous le titre Backlash : la guerre froide contre les femmes 1.
Susan Faludi y explique que les victoires et les succès des mouvements pour les droits civiques et pour l’émancipation d’un certain nombre de catégories de la population, y compris les femmes et les minorités ethniques et raciales, ont créé au sein d’une partie de la droite américaine, dans les institutions, les organisations philanthropiques, les entreprises et les organisations religieuses le sentiment d’avoir perdu la guerre culturelle.
Elle montrait aussi comment, dès le début des années 1990, cette droite américaine, et notamment la droite religieuse américaine, s’était mise en ordre de bataille pour regagner la bataille culturelle, idéologique et médiatique.
Plus de trente ans après le début de cette guerre, les mouvements réactionnaires sont en train de l’emporter, aux États-Unis comme ailleurs. Cela se manifeste concrètement par l’élection d’un certain nombre de chefs d’État ou de gouvernements réactionnaires, qui portent un narratif hostile aux droits des femmes.
Comment la France se positionne-t-elle face à cette vague ?
Face à l’internationale réactionnaire masculiniste, la France oppose un concept : la diplomatie féministe.
Celui-ci est né en 2014 — longtemps après le début de la vague réactionnaire.
Il a été inventé par le gouvernement suédois alors au pouvoir et adopté par une quinzaine de pays depuis. Quant aux Conférences ministérielles des diplomaties féministes, la première a été lancée en 2022.
Lorsque la Suède a inventé la diplomatie féministe et que les différents pays, y compris la France, l’ont adoptée, leur objectif était d’introduire de façon systématique une perspective de genre dans la politique étrangère.
L’IA et la puissance des réseaux dopent un narratif pluriséculaire, misogyne et machiste.
Delphine O
Concrètement, qu’est-ce que cela change ?
Cette approche est novatrice, voire révolutionnaire. Elle consiste à considérer que les grands défis globaux dont découlent nos priorités de politique étrangère ne peuvent être envisagés sans cette dimension.
En d’autres termes, la diplomatie féministe consiste à considérer que la lutte contre le changement climatique, la régulation d’Internet, la paix, la sécurité et la conflictualité renaissante ne peuvent être abordées sans adopter une perspective de genre, et sans promouvoir le rôle des femmes dans la résolution des difficultés auxquelles nous faisons face.
On ne peut pas faire l’économie d’intégrer la question des droits des femmes et des filles, parce qu’elles sont les premières victimes de l’ensemble de ces crises mondiales, et parce qu’elles font partie de leur résolution.
La conférence qui s’ouvre aujourd’hui était urgente : elle intervient alors que les mouvements réactionnaires sont en train de remporter la bataille idéologique.
Qu’attendez-vous concrètement de cette conférence ?
Les trois précédentes conférences se tenaient dans un format beaucoup plus restreint. Il y avait peu de délégations étrangères ; leur objectif était avant tout de rassembler un club de pays qui ont adopté une diplomatie féministe pour échanger sur les bonnes pratiques.
En 2025, nous sommes évidemment dans un contexte international différent, qui est celui d’une attaque sans précédent contre les droits des femmes, notamment aux Nations unies, mais aussi dans l’espace médiatique et politique. Ces attaques ont des conséquences très concrètes parce que les coupes dans l’aide publique au développement mettent en danger la vie de millions de femmes dans le monde, non seulement parce que sans accès à l’avortement, certaines vont mourir en couches, mais aussi parce que les accès à la santé, à l’éducation, à la nourriture et à un toit ont été considérablement restreints.
Cette conférence souhaite donc rassembler très largement des pays qui sont prêts à réaffirmer publiquement leur engagement à continuer de défendre les droits des femmes et des filles.
Je tiens au mot « droit » ; il ne s’agit pas seulement de valeurs ou d’éthique, mais de droits acquis de longue date.
Ce ne sont pas des valeurs « occidentales » : nous défendons le droit international et le système multilatéral ; les droits des femmes sont, entre autres, un produit de ce dernier. Nous défendons le droit existant, aujourd’hui en passe de régresser.
Cette conférence a pour objectif de rassembler largement des pays du Nord et du Sud, pour qu’ils réaffirment collectivement leur engagement à défendre l’égalité de genre. C’est pourquoi nous avons invité les ministres des Affaires étrangères ; ce sont des ministres et des diplomates qui viennent parler des droits des femmes.
Par ailleurs, pour certains États, les droits des femmes sont un levier géopolitique pour peser sur la scène internationale. Un certain nombre de pays du Sud veulent se positionner sur ce sujet alors qu’ils ne l’avaient jamais fait auparavant. C’est un moyen pour eux d’avoir du poids en prenant position : ils ont compris que c’est ce que font les pays d’en face, ceux de l’internationale réactionnaire.
Ainsi, le Maroc a rejoint le groupe de la diplomatie féministe le mois dernier à New York et a envoyé son ministre des Affaires étrangères à notre conférence ; c’est une première pour le Royaume, pour le monde arabe, pour le monde musulman, et pour l’Afrique du Nord. Nasser Bourita, ministre des Affaires étrangères du Maroc, sera à côté du ministre français pour ouvrir la conférence.
Il y aura cinquante-cinq délégations étatiques, avec vingt à trente ministres et vice-ministres.
Quelle est la cartographie de cette nouvelle coalition ?
Un mouvement contradictoire révèle un certain état du monde contemporain : certains pays européens et occidentaux abandonnent la diplomatie féministe qu’ils ont pourtant inventée, tandis que les pays du Sud s’en emparent.
Des États fondateurs de ce concept ont abandonné le terme entre 2021 et 2023. Ce sont pourtant de grands pays, champions de l’égalité de genre, qui seront bien entendu représentés à la conférence.
À l’inverse, dans le Groupe des diplomaties féministes aux Nations unies (Feminist Foreign Policy + Group), qui est un groupe informel, nous avons aujourd’hui vingt pays dont la moitié sont des pays du Sud. Historiquement, cela a commencé par un mouvement latino-américain, car il y a une grande vague progressiste en Amérique latine — au Mexique, en Colombie, au Chili, en Uruguay et aussi en Argentine, avant que les dernières élections viennent enrayer ce mouvement.
Plus récemment, des pays comme le Liberia, le Maroc, la Mongolie, la Slovénie ou encore le Népal ont rejoint le Groupe des diplomaties féministes. Il n’y a pas un profil homogène : ce sont des puissances de tailles différentes, avec lesquelles la France a de bonnes relations bilatérales ; situés dans des zones géographiques très diverses, ces pays ont trouvé un intérêt géopolitique à rejoindre ce groupe de pays engagés pour défendre l’égalité de genre dans les enceintes multilatérales.
Cette année nous avons aussi accueilli le Royaume-Uni, qui mène de facto depuis des années une politique très engagée sur le sujet, et a finalement décidé de rejoindre le groupe.
Comment la France, qui est particulièrement engagée cette année, a-t-elle vocation à mener la lutte contre le blacklash masculiniste ?
La France a toujours défendu l’égalité de genre et les droits des femmes.
En 2019, nous avons officiellement adopté une diplomatie féministe, sous l’impulsion du président de la République. Elle a été annoncée par Jean-Yves Le Drian et Marlène Schiappa.
Six ans après, le 8 mars de cette année, nous avons publié notre Stratégie internationale pour une diplomatie féministe 2, qui est le cadre idéologique et pratique de la diplomatie française sur le sujet.
Nous avons enfin souhaité accueillir la Conférence ministérielle cette année, car chaque pays hôte est volontaire.
La France se situe à l’avant-garde de la défense des droits des femmes dans le monde, alors que de nombreux pays affinitaires qui furent du point de vue historique des champions de la cause sont devenus discrets sur le sujet. Cela s’est vu notamment lorsqu’il s’agissait de prendre la parole dans les enceintes européennes ou multilatérales pour continuer à défendre les textes et les droits acquis.
La France ne peut pas avancer seule. Il est nécessaire de regrouper une coalition large et diverse, du Maroc à la Colombie, de la Slovénie au Sri Lanka, pour lutter contre le recul des droits des femmes.
Il va de soi que la lutte contre le masculinisme rejoint ainsi la lutte pour la régulation des big techs.
Delphine O
Est-ce que les réticences de certains États européens historiquement engagés sur le sujet peuvent s’expliquer par la crainte de déplaire à l’administration Trump ?
Je ne vais pas m’exprimer au nom des autres pays.
Je constate simplement que dans les enceintes multilatérales, et particulièrement aux Nations unies, un certain nombre de pays qui étaient traditionnellement éloquents sur ce sujet sont désormais très discrets.
Ce n’est pas la position de la France, qui au contraire, face aux reculs, hausse le ton ; une telle chose se produit parce que les associations féministes internationales demandent à la France de ne pas baisser les bras, de ne pas rester muette.
La France est identifiée comme le leader en matière de droits sexuels et reproductifs, et notamment sur le combat pour le droit à l’avortement — je pense notamment à l’inscription de la liberté à recourir à l’avortement dans la Constitution l’an dernier. La France fait figure de modèle sur ces sujets-là.
Dans le cadre de la conférence, nous avons invité une soixantaine de pays qui ont démontré un engagement sincère dans le passé ou une volonté de s’engager dans le futur pour défendre les droits des femmes.
Nous demandons à chacun, à travers la déclaration politique qui sera adoptée lors de la conférence, de démontrer leur engagement continu à défendre les droits des femmes, tant dans le droit international qu’en pratique.
Quels sont les effets les plus inquiétants et les plus négatifs de l’internationale réactionnaire masculiniste ?
Les premiers droits attaqués sont toujours les droits de santé sexuels et reproductifs.
Les mouvements réactionnaires remettent en cause non seulement le droit à l’avortement qui, de toute façon est reconnu dans peu de pays, mais plus généralement le droit des femmes à contrôler leur appareil reproductif et leur sexualité, à décider si elles souhaitent avoir des enfants ou non.
Cette attaque est la manifestation de la domination des hommes sur le corps des femmes, qui existe depuis des milliers d’années et qui est aujourd’hui au cœur d’un narratif idéologique réactionnaire présent sur tous les continents.
Ce mouvement politique a un volet médiatique et culturel.
En France et ailleurs, on voit émerger dans les médias des discours ouvertement régressifs à propos de l’avortement, de l’égalité professionnelle, du « rôle » des femmes qui devrait être celui de rester à la maison pour garder les enfants.
Cette guerre contre les droits des femmes dispose aussi de financements très importants, comme le montre le dernier rapport sur les droits sexuels et reproductifs du Forum parlementaire européen pour les droits sexuels et reproductifs intitulé « The Next Wave : How religious extremism is regaining power » 3. Le directeur général de cette organisation et l’auteur de ce rapport, Neil Datta, interviendra lors de la conférence.
Ce rapport documente les financements des mouvements antidroits depuis plus de dix ans ; rien qu’en Europe, au cours des cinq dernières années, les organisations réactionnaires et anti-genre ont été financées à hauteur de 1,8 milliard de dollars.
Pourriez-vous donner un exemple d’une campagne médiatique hostile aux droits des femmes ?
En France, au moment de la constitutionnalisation du droit à l’avortement, il y a eu une campagne sauvage d’affichage de stickers anti-avortement sur les Vélib à Paris. Des organisations féministes ont chiffré la campagne à plus de cent mille euros, alors que les organisations et associations féministes, en France, tournent à quelques dizaines de milliers d’euros de budget par an !
On assiste aussi sur les réseaux sociaux à une croissance de la popularité des discours masculinistes ; ils sont véhiculés par un certain nombre d’influenceurs et de personnalités, le plus souvent sous couvert de coaching et de développement personnel.
Ces discours consistent à valoriser la haine et la revanche à l’égard des femmes, qui auraient réussi à dominer la planète contre les hommes. Ils aboutissent à des menaces sécuritaires : plusieurs attentats masculinistes ont été récemment déjoués par le ministère de l’Intérieur.
Pour cette conférence, le ministère sera probablement la cible d’un certain nombre d’attaques sur les réseaux sociaux, touchant à la désinformation et au cyberharcèlement. Les activistes invités aujourd’hui en sont très régulièrement les victimes.
Le combat contre le masculinisme commence-t-il forcément en ligne ?
Pas uniquement, mais il va de soi que la lutte contre le masculinisme rejoint ainsi la lutte pour la régulation des big techs.
Or, la France est également à la pointe de la régulation du numérique au niveau européen.
Nous essayons aussi de porter ces questions à l’échelle internationale avec le Laboratoire pour les droits des femmes en ligne, créé il y a deux ans pour essayer de coordonner les quelques pays qui sont prêts à réguler davantage le numérique, afin notamment de mieux protéger les femmes.
Le sommet et la diplomatie française se construisent en grande partie autour d’acteurs étatiques et surtout des ministres des Affaires étrangères qui vont participer à la Conférence. Comment articuler l’échelle de la lutte internationale et de la mobilisation étatique à celle de la régulation des réseaux sociaux, de la lutte contre la désinformation — ou éventuellement de la lutte contre les campagnes de stickers sauvages ?
Si on veut que les plateformes respectent leurs obligations et mettent en place les systèmes nécessaires de modération et de suppression de contenus, il faut qu’elles soient sous la menace de sanctions. C’est ce que nous essayons de faire à l’échelle européenne avec le Digital Services Act.
La protection des droits humains dans l’espace numérique se poursuit également à d’autres échelles. L’Appel de Christchurch de 2019 avait pour objectif la suppression des contenus extrémistes, violents et terroristes. Le Laboratoire pour la protection de l’enfance en ligne a été lancé par le président de la République en 2022, et contribue à la protection des mineurs, à la lutte contre la pédopornographie et le cyberharcèlement. Le Laboratoire pour les droits des femmes, lancé en mars 2024, s’inscrit dans la continuité de ces expériences qui tentent de rassembler des acteurs à l’échelle internationale autour de causes que nous estimons fondamentales.
Si on veut aboutir à un monde où les droits humains sont respectés dans l’espace numérique, où chacun peut être libre de s’exprimer sans crainte d’être harcelé ou victime de violence, il faut bien qu’il y ait une coordination et une pression des États.
Bien entendu, la pression menée par les États repose aussi sur une bonne coordination avec la société civile. Un bon tiers des intervenants à la Conférence sont des représentants de la société civile, des ONG, des organisations féministes de terrain qui se battent chaque jour contre le backlash.
Quels sont les acteurs non-étatiques alliés dans cette lutte ?
Si les États et les organisations internationales sont très représentés à la conférence, il faut aussi compter sur le monde des fondations philanthropiques — car pour soutenir la résistance au backlash, il faut des financements.
Il faut notamment financer les acteurs de la recherche qui documentent les actions du mouvement réactionnaire, ses financements, l’origine de ses attaques. Des ONG féministes traquent ainsi les campagnes de désinformation genrées qui ciblent des personnalités politiques en tant que femmes.
L’IA et la puissance des réseaux dopent un narratif pluriséculaire, misogyne et machiste, pour attaquer des femmes sur un positionnement politique.
Ces tendances existent partout dans le monde.
Il faut également financer les associations dans les pays en développement ; c’est pourquoi la France, avec le Fonds de soutien aux organisations féministes, est le premier bailleur mondial des associations féministes du Sud, premier rempart contre les réactionnaires. Sur le terrain, ce sont elles qui détectent les signaux faibles.
La coalition que vous décrivez sur ce sujet n’a pas de cohérence occidentale — quelles conséquences en tirez-vous ?
Aujourd’hui, certains acteurs de la communauté internationale révisent radicalement leurs positions historiques.
Pour certains États, les droits des femmes sont un levier géopolitique pour peser sur la scène internationale.
Delphine O
Face à eux, notre position est claire et correspond au droit international en matière de droits des femmes et des filles. Celui-ci est très progressif en la matière : dans les années 1990, des droits et des termes aujourd’hui contestés un peu partout ont été votés et adoptés à l’unanimité par les États membres des Nations unies. Ces textes constituent la base du droit international en matière d’égalité de genre : la Convention pour l’élimination des violences contre les femmes (1979), la Déclaration et le Programme d’action de la IVe Conférence mondiale sur les femmes de Pékin (1995), le Programme d’Action du Caire de la Conférence internationale pour la population et le développement (1994).
Le droit à l’avortement n’est pas cité explicitement, mais les droits sexuels et reproductifs et la planification familiale ont été reconnus comme des droits. C’était une période dorée qui a rendu la base du droit progressiste et protectrice.
Si le droit international est attaqué de toutes parts, il faut bien compter sur de nouvelles coalitions avec des pays du Sud pour le défendre, comme nous le faisons à la Conférence des diplomaties féministes.
Sources
- Backlash : la guerre froide contre les femmes, trad. Lise-Éliane Pommier, Évelyne Châtelain-Diharce, Thérèse Réveillé, Paris, Éditions des femmes, 1993.
- Stratégie internationale de la France pour une diplomatie féministe (2025-2030), Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, mars 2025.
- EPF, « The Next Wave : How religious extremism is regaining power », rapport, 25 septembre 2025.