Cet entretien est issu d’une série de contributions récentes de Ng, notamment de trois articles publiés sur le blog hébergé par DeepLearning.AI (numéro 312 du 30 juillet, numéro 306 du 18 juin et numéro 303 du 28 mai 2025). En cliquant sur chaque numéro, vous pouvez accéder à la version intégrale en anglais.
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Dans la course à l’intelligence artificielle, les États-Unis sont-ils encore en tête ?
Oui, mais si la trajectoire actuelle se poursuit, la Chine pourrait tout à fait les dépasser.
Pour l’instant, les États-Unis conservent une longueur d’avance. Mais, dans le monde des start-up, cela ne signifie pas grand-chose : on sait que le momentum est décisif, et qu’une petite équipe très rapide peut devenir en quelques années une force irrésistible.
Si les États-Unis et la Chine sont tous deux des géants, ce qui qui se joue ici n’est pas très différent : porté par un écosystème open source dynamique, le système chinois évolue dans un environnement hyperconcurrentiel où la diffusion des connaissances est rapide, et l’on y observe des percées agressives dans la conception comme dans la fabrication de semi-conducteurs — ce qui lui confère une énergie considérable sur fond d’erreurs auto-infligées par l’administration américaine.
Le gouvernement américain a publié cet été son plan d’action pour d’IA, qui insiste beaucoup sur la possibilité de reprendre l’initiative. N’est-ce pas suffisant ?
Je me contenterai d’une remarque : la Maison-Blanche met désormais l’accent sur l’importance de l’open source. C’est une étape très positive pour les États-Unis, mais cela ne suffira pas à maintenir leur avance à long terme.
Vous parlez d’erreurs auto-infligées. Pensez-vous que malgré les annonces récentes 1, la politique migratoire de l’administration Trump pourrait nuire à la position des États-Unis dans la course mondiale à l’intelligence artificielle ?
Cela ne fait aucun doute. Les États-Unis ont un avantage immense : beaucoup de talents rêvent d’y étudier et d’y travailler. Mais nous sommes en train de gaspiller cet atout stratégique, alors que d’autres pays — comme la Chine avec le Programme mille talents 2 — s’efforcent désormais d’attirer des migrants capables de stimuler l’innovation.

Les effets sont déjà visibles ?
Oui et ils sont bien tangibles. Dans les derniers mois, par exemple, les entretiens pour l’obtention de nouveaux visas pour les étudiants et les travailleurs hautement qualifiés ont été suspendus — et les annulations arbitraires se multiplient. C’est extrêmement problématique.
J’ai parlé à des étudiants internationaux terrorisés — je pèse mes mots — par l’idée qu’à tout moment leur visa puisse être annulé. L’un d’eux, qui devait présenter un article dans une conférence internationale, a renoncé de peur de se voir refuser l’accès aux États-Unis.
J’ai aussi rencontré un ingénieur hautement qualifié, installé ici depuis plus de dix ans sous visa H‑1B 3. Quand son entreprise a fermé, il s’est retrouvé à chercher désespérément un nouvel emploi pour éviter l’expulsion, alors qu’il n’avait plus aucun lien réel avec son pays d’origine.
Ces changements m’inquiètent sur le plan éthique mais il ne faut pas sous-estimer leur portée économique. L’un des leviers les plus efficaces pour renforcer la compétitivité des États-Unis, ou de n’importe quel pays, est d’accueillir des talents étrangers, comme des étudiants internationaux et des travailleurs hautement qualifiés. Depuis des siècles, les États-Unis ont prospéré grâce à l’immigration — abandonner l’une des causes fondamentales de ce leadership technologique mondial serait une erreur historique.
Cet été, la guerre commerciale a atteint son paroxysme avec l’imposition d’une asymétrie, proche d’une logique de racket au sein de l’Occident. Quelles sont les conséquences dans le domaine de l’IA ?
Je regrette profondément que les États-Unis abandonnent leurs amis et alliés. Même si la situation est difficile, j’espère que la communauté scientifique de l’IA saura rester soudée : continuer à tisser des liens au-delà des frontières, partager des idées et se soutenir mutuellement est absolument central.
Les taxes actuelles visent principalement les biens physiques, non les services numériques ni la propriété intellectuelle. La circulation des idées — notamment à travers les logiciels open source — demeure donc possible. Mais l’IA dépend aussi d’infrastructures matérielles : semi-conducteurs, serveurs, systèmes de refroidissement, réseaux, électricité. Taxer ces équipements ralentira inévitablement les progrès et rendra plus chère la construction des centres de données.
Vous ne pensez pas que des effets positifs pourraient être obtenus aux États-Unis, avec par exemple une relance de l’industrialisation ?
Oui, mais partiellement. Des tarifs incitent les États-Unis à investir davantage dans la robotique et l’automatisation industrielle, mais leur impact restera limité : nous ne disposons ni de la main-d’œuvre, ni de la chaîne d’approvisionnement, ni des avancées robotiques nécessaires.
Au-delà de la politique migratoire et de la guerre commerciale, l’administration a aussi imposé de lourdes coupes dans la recherche fondamentale. Quels effets ces choix produisent-ils déjà — et quels impacts futurs auront-ils sur l’intelligence artificielle ?
Sur ce point aussi, je suis profondément alarmé.
Les coupes budgétaires proposées dans le financement fédéral de la recherche auraient un impact direct sur la compétitivité des États-Unis dans le domaine de l’intelligence artificielle, mais aussi dans d’autres domaines stratégiques.

Laissez-moi vous parler de mon expérience personnelle : si la National Science Foundation (NSF) et la DARPA ne m’avaient pas financé à mes débuts, je n’aurais pas découvert les principes d’échelle qui m’ont conduit à proposer la création de Google Brain pour développer l’apprentissage profond. Réduire drastiquement ces financements, c’est se priver des prochaines grandes idées.
Et c’est oublier que si le financement de la recherche ouverte profite au monde entier, le pays qui en bénéficie le plus est toujours celui où cette recherche est menée 4.
Pourquoi ?
Parce que, d’une part, la diffusion du savoir y est plus rapide. Ensuite, la réalisation de travaux de recherche permet de former de nouveaux talents qui renforcent le tissu scientifique et industriel national.
Prenons l’exemple de la Silicon Valley : pourquoi la plupart des innovations en IA générative proviennent-elles encore d’ici ?
Parce que deux équipes locales, Google Brain (qui a inventé les réseaux de transformateurs) et OpenAI (qui les a industrialisés), ont réalisé les premières percées. Leurs membres ont ensuite rejoint d’autres entreprises locales, fondé de nouvelles start-up et collaboré avec les universités. Le savoir circule vite grâce à la proximité : conférences, rencontres informelles, réseaux sociaux, discussions entre parents à l’école, etc. Cette diffusion locale du savoir a permis à cette région du monde de rester à l’avant-garde.
Le financement de la recherche fondamentale aux États-Unis profite donc avant tout aux États-Unis, mais aussi à leurs alliés.
L’argument principal de l’administration américaine est cependant le suivant : étant donné qu’il s’agit d’une technologie absolument stratégique, ces avancées pourraient également bénéficier aux adversaires. Vous pensez qu’il constitue une entrave au développement de l’IA ?
Il est vrai que l’ouverture profite également à nos adversaires. Comme le souligne une sous-commission de la Commission de la science, de l’espace et de la technologie de la Chambre des représentants des États-Unis, « le partage ouvert de la recherche fondamentale n’est pas sans risque. Toutefois, l’ouverture dans le domaine de la recherche est si importante pour la compétitivité et la sécurité qu’elle justifie le risque que nos adversaires puissent également en tirer profit. » 5
De plus, l’IA générative évolue si rapidement qu’il est essentiel de rester à la pointe de la technologie. Par exemple, le fait que de nombreuses équipes puissent désormais former un modèle avec des capacités de niveau GPT-3.5, voire GPT-4, ne semble pas nuire beaucoup à OpenAI, qui s’efforce de développer ses activités en développant des technologies de pointe telles que o4, Codex, GPT-4.1, etc.
Ceux qui inventent une technologie sont les premiers à la commercialiser, et dans un monde en évolution rapide, c’est la technologie de pointe qui a le plus de valeur. Plusieurs études montrent également que les connaissances se diffusent beaucoup plus rapidement au niveau local qu’au niveau mondial — c’est pourquoi les villes, où les personnes peuvent plus facilement se rencontrer et collaborer, favorisent l’innovation 6.
Lorsque ChatGPT a été lancé en 2022, la Chine accusait un retard net sur les États-Unis en matière d’IA générative. Mais grâce à l’ouverture interne de son écosystème technologique — favorisant le partage de modèles, la circulation rapide des idées et une concurrence intense — elle a pu combler une grande partie de cet écart en seulement deux ans.

Comment expliquez-vous le dynamisme de la Chine en matière d’IA ?
Plusieurs facteurs se combinent. La recherche universitaire ouverte bénéficie d’un financement conséquent. Des entreprises comme DeepSeek ou Alibaba publient des modèles de pointe en accès libre, ce qui accélère la diffusion des connaissances. La législation du travail, qui rend difficiles à appliquer les clauses de non-concurrence, facilite la mobilité des ingénieurs et encourage le partage d’idées entre entreprises. Cette culture, conjuguée à un écosystème technologique ouvert, rend la circulation des savoirs particulièrement efficace.
Même si je ne souhaite pas que les États-Unis imitent la Chine sur de nombreux points, l’ouverture de son écosystème technologique a contribué à son essor.
Dans la fermeture aux talents, dans la réduction des financements de la recherche fondamentale et, plus largement, dans la révolution culturelle portée par la présidence Trump, quelque chose de profond semble se jouer. Est-ce le crépuscule de la période inaugurée Vannevar Bush et FDR, qui avait fait des États-Unis la capitale scientifique d’une nouvelle frontière ?
En 1945, le rapport historique de Vannevar Bush, Science, The Endless Frontier (La science, une frontière sans limites) 7, posait les principes fondateurs du financement public de la recherche et du développement des talents. Ce modèle a permis aux États-Unis de dominer la production scientifique mondiale pendant des décennies. Le financement fédéral de la recherche a engendré des avancées décisives qui ont bénéficié non seulement aux États-Unis, mais aussi au reste du monde, tout en formant des générations de chercheurs — nationaux comme immigrés — qui ont largement contribué à la puissance américaine.
La bonne nouvelle est que ce modèle est aujourd’hui connu et reproductible. On peut espérer que d’autres pays ou l’Union européenne sauront l’imiter et investir massivement dans la science et les talents.
Reste à souhaiter que les États-Unis, après avoir été les pionniers d’un système aussi fructueux, ne choisissent pas de s’en détourner.
Quels sont aujourd’hui les acteurs les plus performants, aux États-Unis et en Chine ?
Les classements d’Artificial Analysis 8 et de LMArena 9 montrent que les modèles propriétaires les plus avancés restent américains : Google Gemini 2.5 Pro, OpenAI o4, Claude 4 Opus d’Anthropic ou encore Grok 4.
En revanche, dans le domaine de l’open source, la dynamique bascule vers la Chine : DeepSeek R1-0528, Kimi K2, Qwen3 et ses déclinaisons — dont Qwen3-Coder, particulièrement performant pour le code — ou encore le GLM 4.5 de Zhipu dont le logiciel de post-formation a été publié en open source 10. Plusieurs de ces modèles dépassent déjà les meilleures alternatives open source américaines, telles que Gemma 3 de Google ou Llama 4 de Meta.
Cet écart signifie-t-il qu’il existe une différence technique et industrielle d’approche entre la Chine et les États-Unis ?
Oui. Les entreprises américaines privilégient une stratégie fermée dans le développement de leurs modèles de base — un choix compréhensible d’un point de vue économique.
Conséquence : les géants du secteur dépensent des sommes colossales pour débaucher les talents et tenter de percer la « recette secrète » des concurrents. La circulation des connaissances existe, mais elle reste lente et très coûteuse.
En Chine, c’est l’inverse. L’écosystème open source favorise une compétition darwinienne : les entreprises cassent les prix, multiplient les annonces spectaculaires, débauchent les employés des concurrents et se disputent les clients.
Beaucoup d’acteurs disparaîtront, mais cette pression permanente renforce ceux qui survivent.

Y a-t-il aussi une différence dans le dynamisme sur les semi-conducteurs ?
Oui, et la Chine progresse rapidement. Prenons l’exemple de Huawei : son CloudMatrix 384 vise à concurrencer le système GB200 de Nvidia. Certes, la Chine n’a pas encore atteint le niveau des GPU américains les plus performants, mais Huawei adopte une autre approche : associer un très grand nombre de puces de puissance moindre — 384 contre 72 — pour bâtir un système compétitif.
C’est un pari comparable à celui du secteur automobile : la Chine avait du mal à rivaliser avec les véhicules thermiques occidentaux, mais elle a pris l’avantage en misant sur l’électrique. Reste à voir si la stratégie de Huawei portera ses fruits, mais les restrictions américaines sur les exportations l’ont déjà poussée à investir massivement dans ses propres technologies.
Faut-il se soucier d’une possible conséquence géopolitique de ce dynamisme : en cas de crise à Taïwan, la Chine pourrait paradoxalement être moins exposée que les États-Unis ?
C’est une hypothèse qu’il faut prendre au sérieux.
Si Pékin parvient à développer une production domestique avancée de semi-conducteurs, tandis que Washington reste dépendant de TSMC à Taïwan, une crise majeure dans le détroit pourrait fragiliser l’ensemble de la feuille de route américaine en matière d’IA.
Il semble désormais acté du côté américain que nous sommes dans un jeu à somme nulle où le gain de l’un se fait forcément au détriment de l’autre : est-ce le cas ?
Pas nécessairement. L’histoire de l’électricité, d’Internet ou d’autres technologies transformatrices montre que plusieurs nations peuvent en bénéficier simultanément. Mais dans le cas de l’IA, la compétition pour le leadership est bien réelle. Aujourd’hui, la Chine domine déjà le champ des modèles open source ; la suite dépendra largement des choix politiques et industriels des différents pays.
Il faut aussi comprendre que l’IA n’est pas une technologie unique et monolithique. Quand certains commentateurs parlent d’intelligence artificielle générale (AGI), on a parfois l’impression qu’il y aura un moment précis où « quelqu’un l’aura inventée ». En réalité, le progrès dans le domaine de l’IA sera continu et il n’y aura pas de ligne d’arrivée unique 11. Si une entreprise ou un pays affirme avoir atteint l’AGI, il s’agira probablement plus d’un coup marketing que d’une véritable étape technologique.
Différents pays sont en avance dans des domaines différents. Bien avant l’essor de l’IA générative, les États-Unis dominaient déjà les déploiements à grande échelle dans le cloud, tandis que la Chine avait pris une longueur d’avance dans les technologies de surveillance. Ces spécialisations se traduisent par des avantages distincts — en matière de croissance économique, de soft power comme de hard power.
J’espère que les démocraties, en particulier celles attachées à l’État de droit et aux droits humains, sauront lever les obstacles à l’innovation et investir dans la science ouverte. C’est la meilleure façon de garantir que l’IA profite au plus grand nombre, et pas seulement à quelques-uns.
Sources
- Le président Donald Trump a semblé initier un virage majeur avec une récente annonce indiquant qu’il entendait autoriser jusqu’à 600 000 étudiants chinois à venir étudier aux États-Unis sur une période de deux ans, un chiffre comparable aux chiffres d’avant-pandémie. Dans une conférence de presse du 27 août 2025, le porte-parole du ministère des Affaires étrangères, Guo Jiakun, a souligné qu’il s’agissait d’une annonce sans aucune contrepartie ni concession en retour. Cette mesure, largement critiquée par la base MAGA et certaines figures de premier plan (comme Steve Bannon ou Marjorie Taylor Greene), est défendue par Donald Trump, selon qui elle serait vitale pour le modèle économique des institutions universitaires américaines.
- Le programme « 1 000 talents » (千人计划) a été établi par le Département de l’organisation du Parti communiste chinois en 2008 pour attirer des chercheurs, ingénieurs et entrepreneurs étrangers ou chinois expatriés, en leur offrant des financements, des postes prestigieux et des avantages fiscaux, afin de renforcer la compétitivité technologique et scientifique de la Chine. Plusieurs gouvernements et agences de renseignement accusent ce programme de servir de canal pour l’espionnage économique et le transfert illégal de technologies sensibles.
- Le visa H‑1B est un visa de travail temporaire américain qui permet aux entreprises d’employer des travailleurs étrangers hautement qualifiés dans des domaines spécialisés, comme la technologie, la recherche ou l’ingénierie.
- Katia Savchuk, « A new look at immigrants’ outsize contribution to innovation in the US », Stanford Institute for Economic Policy Research, 14 avril 2023.
- « Examining Federal Science Agency Actions to Secure the U.S. Science and Technology Enterprise », Committee on Science, Space and Technology, 15 février 2024, p. 2.
- Samuel Arbesman, Jon M. Kleinberg et Steven H. Strogatz, « Superlinear Scaling for Innovation in Cities », Cornell University, 19 décembre 2008.
- Vannevar Bush, Science, The Endless Frontier : A Report to the President, Washington, D.C., United States Government Printing Office, juillet 1945.
- « Comparison of AI models and API providers », Artificial Analysis.
- « Text model leaderboard », LM Arena.
- « THUDM / slime », GitHub.
- Meredith Ringel Morris, Jascha Sohl‑Dickstein, Noah Fiedel et al., « Levels of AGI for Operationalizing Progress on the Path to AGI », Cornell University, 5 juin 2024.