Dans une rentrée politique instable en France, une annonce est passée relativement inaperçue. Le Président de la République Emmanuel Macron a convoqué un conseil de défense spécialement consacré à la guerre informationnelle. Devant initialement se tenir le 10 septembre, il a été repoussé au mois d’octobre.
Sur ce sujet clef, ce conseil ne peut rester qu’un exercice de communication ou une nouvelle réunion de diagnostic sans solution. Depuis 2014 et l’annexion de la Crimée, les services russes et leurs émanations médiatiques ou numériques n’ont cessé d’expérimenter, d’affiner et d’amplifier leurs méthodes d’influence en Europe et en Afrique.
La France a été trop longtemps spectatrice — trop rarement offensive. Il est temps de rompre avec cette procrastination.
La première étape consiste à reconnaître que la guerre informationnelle n’est pas un sujet périphérique ou « immatériel », mais un théâtre d’opérations à part entière au même titre que l’espace, le cyber, la terre ou la mer. Tant que nous considérerons cette menace comme secondaire, nous perdrons la bataille de l’information — et, au-delà, le combat des idées et de l’imaginaire collectif.
Les questions de défense sont encore trop souvent envisagées sous le seul angle cinétique, c’est-à-dire l’usage de la force militaire. Il est essentiel de redonner toute leur importance aux formes d’affrontement non militaires comme l’information, la diplomatie ou l’influence.
Mais par où commencer ?
D’abord : cesser de jouer en défense.
Se doter d’une doctrine offensive
Moscou ne cherche pas à convaincre.
Les buts de la guerre informationnelle russe sont d’affaiblir la confiance dans la démocratie libérale, de fracturer la société et de délégitimer les institutions. C’est une guerre asymétrique dont l’objectif n’est pas la supériorité mais la confusion, le désenchantement, la division et la deception — pour employer une expression anglo-saxonne difficilement traduisible mais que l’on pourrait rendre par « tromperie ».
Comment construire une résistance informationnelle holistique qui soit capable de comprendre et de combattre les convergences néfastes dans toute leur complexité ?
Arnaud Dassier et Benoît Thieulin
Les systèmes de domination ne fonctionnent jamais en vase clos.
Les opérations de désinformation ne sont pas des missiles isolés mais des vagues d’assaut permanentes qui exploitent systématiquement et simultanément les fractures sociales, les biais algorithmiques, les vulnérabilités psychologiques et des tensions politiques et géopolitiques préexistantes. Les étoiles de David bleues taguées sur les murs de Paris sont un exemple révélateur de cette sophistication : cette opération exploite un antisémitisme latent, les anxiétés urbaines et les réflexes conspirationnistes pour les arsenaliser en exacerbant les tensions et les divisions.
Comprendre la désinformation moderne implique de dépasser l’analyse en silo : il n’est plus possible de se permettre de traiter séparément l’ingérence russe, la radicalisation algorithmique, la crise épistémique des médias et la polarisation politique. Ce sont les composantes indissociables d’un même système qui se nourrit de leur synergie.
La vraie question stratégique devient alors : comment construire une résistance informationnelle holistique qui soit capable de comprendre et de combattre ces convergences néfastes dans toute leur complexité ?
Tout d’abord, cessons de croire à une solution réglementaire miracle qui permettrait de se décharger du problème sur des réseaux sociaux et des plateformes à qui l’on demanderait d’effacer rapidement les contenus de « désinformation ». La réalité est beaucoup plus subtile et complexe. La censure systématique des contenus est une illusion dangereuse et contre-productive. L’exemple américain l’a bien montré : en 2021, Donald Trump avait été banni des principaux réseaux sociaux — trois ans et demi plus tard, il était élu président des États-Unis.
Peut-être qu’un jour émergeront des plateformes souveraines et plus respectueuses de notre santé mentale.
Pour l’instant, elles n’existent pas.
Il nous faut donc développer nos propres capacités d’analyse massive des réseaux pour mieux détecter en temps réel les essaims de comptes automatisés et les récits qui bénéficient d’un effet viral. Telle est la mission confiée à VIGINUM, dont l’agilité, la liberté d’action et les moyens devraient être amplifiés.
Mais comme sur le terrain militaire, l’analyse des mouvements de l’ennemi, les règles d’engagement et les conventions internationales régissant l’exercice de la guerre ne suffisent pas à gagner les batailles.

Fierté, espoir, admiration : les armes de la riposte
Pour contrer les agressions adverses, nous devons organiser une réponse — pour ne pas dire une riposte — permanente, immédiate, hybride et offensive.
Les rapports et les « fact-checkings » défensifs ne suffisent plus. Dénoncer les opérations et les intox après coup est certes nécessaire — mais c’est aussi largement insuffisant. Nous devons être capable d’occuper et de conquérir le terrain informationnel avec un « volume » et une « profondeur » à la hauteur de ce qui nous est opposé avec des narratifs positifs, émotionnels, de qualité, relayés sur des canaux visibles, crédibles et influents.
Il existe une illusion répandue en France selon laquelle la vérité factuelle serait une arme suffisante pour lutter contre la diffusion des fausses informations.
Le « fact-checking » et le « debunking » supposent un public rationnel qui changerait d’avis face aux preuves. Cette naïveté, nos adversaires l’ont abandonnée depuis longtemps. La désinformation russe ne cherche pas à convaincre rationnellement mais à enflammer émotionnellement : elle fabrique colère, peur et méfiance en usant de tous les biais de l’esprit humain et des algorithmes pour y parvenir. Les gens n’adhèrent pas aux théories du complot parce qu’ils manquent d’informations correctes mais parce que ces récits confortent leur paranoïa et donnent un sens à leurs frustrations.
Pour mener la contre-offensive, il est nécessaire de dépasser la pudeur rationaliste et d’assumer de produire des récits émotionnels qui mobilisent la fierté plutôt que la honte, l’espoir plutôt que la résignation, l’admiration plutôt que la jalousie — afin de rendre nos valeurs démocratiques et libérales désirables.
Tant que nous combattrons les passions avec des statistiques et des arguments rationnels, nous perdrons.
Dans la diffusion de ces contenus, il faut oser — comme le font les Russes — s’appuyer sur des proxys : agences privées, relais médias et influenceurs extérieurs et ne pas se contenter de mobiliser quelques entités et agents publics, officiels ou secrets, aux capacités trop limitées.
En Afrique, cela suppose d’investir dans des médias locaux partenaires porteurs de récits favorables à la coopération avec la France. Laisser vide ce terrain, c’est l’abandonner aux médias et aux influenceurs locaux stipendiés par Moscou — France Média Monde et France Télévisions devraient être davantage mobilisés et réorientés dans ce sens.
Les gens n’adhèrent pas aux théories complotistes parce qu’ils manquent d’informations correctes mais parce que ces récits confortent leur paranoïa et donnent un sens à leurs frustrations.
Arnaud Dassier et Benoît Thieulin
Un plan d’action crédible suppose aussi des mesures dissuasives, y compris des sanctions contre les relais et les opérateurs de la désinformation.
La France ne gagnera pas cette guerre par les seuls moyens de la transparence et de l’éducation : elle doit montrer que les coups reçus entraînent des ripostes. Et qu’il y a un prix à payer — qu’il soit réputationnel ou financier — à se faire le relais complaisant de la propagande étrangère hostile.
À cet égard, nous devrions assumer de dénoncer publiquement les « idiots utiles » qui relaient plus ou moins naïvement les manipulations de l’information parce qu’elles font de l’audience auprès d’un public dont elles confortent les biais idéologiques. Cette approche du « name & shame », redoutablement efficace, peut paraître agressive. Elle demeure acceptable dans un débat public qui met en pratique le principe de responsabilité.
La France pourrait ainsi s’inspirer des pratiques britanniques telles que les ont décrites Natalia Pouzyreff et Marie Récalde dans leur rapport.

Les deux parlementaires appellent à ouvrir un débat sur la dimension offensive de notre stratégie d’influence en incluant la possibilité d’y associer des prestataires privés. Elles y relèvent l’existence d’une véritable « culture de l’influence », assumée et « décomplexée », qui s’appuierait notamment sur le recours à des acteurs de la société civile pour concevoir et déployer des stratégies de communication (recherche, élaboration de messages, production et diffusion de contenus, etc.).
En parallèle, nous devons être capables de protéger les universitaires, lanceurs d’alerte, élus, et influenceurs engagés qui sont parfois victimes de campagnes de harcèlement orchestrées depuis l’étranger. Courageux fers de lance du débat d’idées, ils doivent bénéficier de la même protection dans le monde numérique que celle dont ils disposeraient dans la vie réelle s’ils étaient menacés dans leur intégrité physique.
Évidemment, la guerre contre la désinformation ne se gagnera pas qu’au niveau national.
Notre efficacité dépendra aussi de notre capacité à constituer de véritables coalitions avec d’autres démocraties qui partagent nos valeurs.
À l’instar de nos coalitions militaires et de nos partenariats bilatéraux, il sera à terme primordial d’imaginer des outils technologiques et des relais médiatiques mutualisés avec des pays qui subissent les mêmes attaques et qui souhaiteraient mettre en place une réponse offensive et démocratique face à la désinformation. Bâtir ces alliances informationnelles permettra d’une part de partager du renseignement et des capacités de détection et en même temps de co-construire des récits positifs, crédibles et en cohérence avec notre socle de valeurs communes : démocratie, transparence, pluralisme.
Face à un adversaire qui souhaite diviser, une réponse unitaire aurait une efficacité démultipliée.
À cet égard, la francophonie pourrait être un espace pertinent pour déployer une telle stratégie — la langue étant le premier vecteur de communication.
Tant que nous combattrons les passions avec des statistiques, nous perdrons.
Arnaud Dassier et Benoît Thieulin
Renforcer la résilience de la société
Cette bataille ne se joue pas seulement en ligne.
Elle se passe aussi dans le réel, là où se forgent les colères et les sentiments d’abandon que les récits hostiles exploitent. Aussi réinvestir le terrain physique est-il un impératif stratégique : dans les quartiers populaires, dans les territoires ruraux « oubliés de la République », dans les régions frappées par la désindustrialisation, le chômage et la relégation sociale. La République doit y être présente, visible, tangible et savoir se défendre avec fermeté contre les attaques ; car là où l’État est perçu comme absent, indifférent ou laxiste, les récits complotistes, hostiles et agressifs prospèrent. Faire ressentir que la République prend soin de ses citoyens, partout et sans distinction — et qu’elle sanctionne ses ennemis — c’est assécher à la racine le terreau dont se nourrissent les campagnes de désinformation.

Enfin, nous devons prendre au sérieux les « forces morales ».
Issue de la théorie des armes, cette idée consiste à améliorer l’unité et la cohésion nationale que l’on peut définir comme la capacité psychologique, individuelle et collective à assurer résilience, résistance et combativité face à des circonstances hostiles.
Il ne s’agit pas de verser dans le nationalisme ou le militarisme, mais de pouvoir collectivement affirmer et renforcer ce qui « tient » la Nation.
Il s’agit d’une version offensive du civisme — trop souvent réduit à une froide conformité à des principes légaux supérieurs — qui renforcerait les capacités de défense active des citoyens face à la propagande étrangère hostile.
Cette mobilisation de relais pourrait notamment s’incarner dans la « réserve diplomatique citoyenne », annoncée par le président de la République en 2023. Constituée aujourd’hui de quelques centaines de volontaires — avec l’objectif d’atteindre rapidement le millier — cette réserve a pour mission de prêter main-forte au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères : soutien au Centre de crise, appui lors de grands événements internationaux, mais aussi création d’une véritable « réserve numérique ».
La « réserve citoyenne de défense et de sécurité », qui compte plus de 4000 personnes bien réparties et connectées aux territoires, pourrait tout aussi utilement être mobilisée sur cette thématique. Comme l’a rappelé le ministre des Armées, les attaques informationnelles visant la France exigent de mobiliser toutes les énergies, la créativité et les compétences des citoyens pour remporter le combat des perceptions sur les réseaux sociaux.
Mais la meilleure des stratégies ne vaut que par sa mise en œuvre.
Ancrer les moyens de l’offensive dans l’administration
Si l’affaire « Jean Pormanove », encore présente dans tous les esprits, ne relève pas de la guerre informationnelle, elle a mis en lumière les mêmes défis — en matière de régulation et de coopération numérique — que ceux que nous devons relever pour défendre notre espace numérique contre les attaques étrangères.
Il ne suffit pas d’avoir un cadre légal et réglementaire (loi pour la confiance dans l’économie numérique en France, Digital Services Act en Europe), ni de l’actualiser régulièrement — en 2021 pour la LCEN, en 2024 avec l’introduction dans la loi pour la loi visant à sécuriser et à réguler l’espace numérique de dispositions pour bloquer sans délai des images d’actes de torture ou de barbarie. Encore faut-il que ces dispositions soient mises en œuvre.
De même, disposer de structures pour assurer la surveillance des échanges numériques (Pharos, OFAC), la régulation des services numériques (ARCOM), des parquets ou des services de police judiciaire est une condition nécessaire — mais pas suffisante.
C’est pourquoi il est impératif de mettre en place une organisation pour s’assurer que ces structures sont mobilisées et coopèrent.
La lutte contre la désinformation étrangère nécessite enfin un pilotage politique et décisionnel unifié.
En France, la lutte contre la désinformation coûte 20 à 25 millions d’euros. On estime que la Russie dépense plus de 2 milliards de dollars par an pour sa machine de propagande internationale.
Arnaud Dassier et Benoît Thieulin
La multiplication des acteurs — du SGDSN à l’ANSSI en passant par la Délégation interministérielle à la lutte contre les ingérences numériques, les armées, le Quai d’Orsay et différents services de renseignement — conduit à la dilution des responsabilités et au saupoudrage des moyens. Une autorité unique — qui pourrait être directement le SGDSN — devrait coordonner la riposte sous l’autorité directe du Président de la République, avec des moyens dédiés et une doctrine offensive assumée.
L’Allemagne a créé un Centre fédéral de lutte contre la désinformation ; l’Ukraine dispose de brigades spécialisées et dédiées à ce nouveau champ de bataille.
La France devrait elle aussi se doter d’une telle centralité de commandement.

On ne gagne pas sans engagement
Une doctrine offensive, un leadership et une coordination efficaces sont des préalables indispensables mais il faut également se donner les moyens humains et matériels de la suprématie.
Si l’on additionne les budgets des différents organismes français en charge — à côté d’autres missions — de la lutte contre la désinformation, on arrive péniblement à un budget consolidé de 20 à 25 millions d’euros. On estime en regard que la Russie dépense plus de 2 milliards de dollars par an pour sa machine de propagande internationale. Nos moyens sont donc dans un rapport de 1 à 100 avec notre principal adversaire, sans commune mesure avec l’ampleur de la menace.
Comme le disait Sun Tzu, si votre armée est plus de dix fois moins importante que celle de votre ennemi, vous n’avez guère de chances de l’emporter…
En matière de lutte contre la désinformation étrangère, le temps de la passivité est révolu depuis longtemps.
Le prochain conseil de défense devrait marquer le lancement d’une stratégie ambitieuse, organisée et offensive.
Laisser prospérer la désinformation, c’est accepter une érosion lente mais profonde de notre stabilité politique, de nos valeurs républicaines, de notre sécurité, de notre crédibilité et de notre influence internationales.
Sortir du déni et de l’impuissance suppose des moyens à la hauteur et une volonté d’assumer que, dans la guerre informationnelle comme ailleurs, il n’y a pas de victoire sans engagement.