Les premières semaines du second mandat de Donald Trump comme président des États-Unis ont rapidement provoqué un sentiment de déjà-vu chez les familiers de la Révolution culturelle de Mao.

Les réseaux sociaux chinois se sont empressés d’amplifier ces rapprochements, le plus souvent dans un esprit satirique.

Les similitudes paraissaient incongrues — tant la différence entre la Chine communiste des années 1960-1970 et les États-Unis de Donald Trump au milieu des années 2020 est énorme.

Pourtant, elles sont évidentes.

Certains esprits avisés avaient déjà décrit la proximité psychologique entre Trump et Mao au début du premier mandat du président américain 1.

Mais à partir de 2025, la référence à la Révolution culturelle chinoise s’impose avec encore plus de force pour plusieurs raisons.

Dans les deux cas, on a affaire à une sorte de coup d’État perpétré par un dirigeant contre le système politique dont il était le plus haut dirigeant — ce qu’on appelle en espagnol un autogolpe, ou auto-coup d’État 2.

D’autre part, le second mandat de Trump insiste plus fortement que le premier sur les questions idéologiques — le terme de « révolution culturelle » est même directement employé par ses conseillers.

Trump en 2025 et Mao en 1966 ont des comptes à régler, une vengeance à accomplir.

Michel Bonnin

Il n’existe bien sûr pas de rapport direct entre les deux événements en ce sens que la Révolution culturelle chinoise de Mao aurait influencé celle de Trump. On ne peut pas non plus mettre sur le même plan les dommages causés à l’Amérique et au reste du monde par les actions de Donald Trump depuis sa réélection et la catastrophe humaine et économique qu’a représentée la Révolution culturelle pour la Chine et le peuple chinois. 

Pourtant, malgré les différences, il est possible de pointer les similitudes qui lient les deux événements.

Dans une perspective purement hypothétique, une telle comparaison implique de prolonger l’analyse en imaginant les problèmes que Trump — et les Américains en général — devront affronter au regard de l’expérience chinoise.

Le carnaval des vieillards 

La révolution comme dernier tour de piste 

Trump en 2025 et Mao en 1966 ont des comptes à régler, une vengeance à accomplir.

Trump contre les Démocrates qu’il accuse de lui avoir volé l’élection de 2020 et d’avoir voulu le juger pour sa tentative manquée de coup d’État ; Mao contre les dirigeants « réalistes » du Parti qui ont pris en main les affaires à partir de la fin 1960 pour sauver le pays de la famine et de l’effondrement économique causés par son projet phare : le Grand Bond en avant.

La responsabilité de Mao dans cette famine qui est sans doute la plus grande de l’histoire de l’humanité — au moins 35 millions de morts — est énorme. Non seulement parce que c’est lui qui a imposé à ses collègues la politique aberrante du Grand Bond en avant, mais surtout parce qu’en juillet 1959, lors d’un plénum où il était prévu de réorienter la politique économique face à la famine qui avait déjà commencé à frapper, il avait violemment attaqué ceux qui osaient dire une partie de la vérité et imposé par la terreur le maintien d’une politique terriblement meurtrière. Fin 1960, il est contraint de laisser ses collègues réparer les dégâts, mais le mal est fait : la famine tuera jusqu’en 1962. Mao contre-attaque dès l’automne 1962 et la Révolution culturelle explose mi-1966.

Voilà donc deux anciens dirigeants enfermés dans le déni de leur défaite et de leurs fautes, d’autant plus désireux de prendre leur revanche que, même s’ils ont pu échapper à une perte de face publique et définitive, ils ne sont pas à l’abri, dans un avenir proche ou lointain, de la remise sur le tapis de leurs turpitudes passées.

La Révolution culturelle a été appelée « deuxième révolution chinoise » 3 et le second mandat de Trump présenté comme « la seconde révolution américaine » par Kevin Roberts, président de la Heritage Foundation et cerveau du programme global de Trump pour ce mandat, le Projet 2025. Il a précisé que cette révolution pourrait ne pas devenir sanglante si la gauche laissait faire 4.

Dans les deux cas, cette révolution aurait pu être évitée si le pouvoir en place avait osé mettre en accusation un dirigeant qui portait une grave responsabilité. En lui accordant une immunité — qui était un encouragement à l’irresponsabilité — le pays prenait un gros risque pour l’avenir.

Les deux chefs révolutionnaires ont d’ailleurs toujours été persuadés d’avoir eu raison et d’être des hommes politiques très supérieurs aux autres. S’ils doivent se venger et se débarrasser de ceux qui se sont opposés à eux, c’est parce qu’étant donné leur âge, ils sont conscients que leur dernière chance est arrivée pour montrer qui ils sont et marquer l’histoire. Tant qu’il en est temps, il faut à la fois nettoyer les écuries d’Augias et ériger pour toujours leur propre statue dorée : Mao en 1966 comme Trump en 2025 sont des hommes politiques qui semblent entièrement « habités par leur mission », des personnalités narcissiques en train d’écrire leur glorieux testament.

Pour Mao, il paraît évident qu’il voulait laisser une marque entièrement glorieuse dans l’histoire, comme le montrent ses références répétées au premier empereur de Chine et la façon dont il a organisé son propre culte dès les années 1930. Mais, il ne faut pas négliger non plus les désirs de gloire de Trump : les images auto-diffusées de lui-même en roi ou en Superman et son fantasme avoué d’obtenir comme Obama le prix Nobel de la Paix sont des signaux clairs.

Kevin Roberts, père du Projet 2025, a précisé que cette révolution pourrait ne pas devenir sanglante si la gauche laissait faire.

Michel Bonnin

Seuls contre tous : deux nationalistes aux ambitions mondiales

Au début de la Révolution culturelle chinoise, Mao avait prévenu que sa révolution devrait « toucher l’âme des gens » (Décision du 8 août 1966). Elle devait changer profondément la culture du pays et accélérer la formation de « l’homme nouveau » communiste.

Du côté américain, avant même le succès électoral de Trump, ses soutiens idéologiques avaient eux aussi parlé de réaliser une « révolution culturelle » aux États-Unis. Lors de son discours d’investiture, le nouveau président a insisté sur le fait que l’Amérique ne serait plus jamais « woke », tout comme Mao avait déclaré que la Révolution culturelle allait éradiquer le « révisionnisme » en Chine. Trump veut construire une nouvelle Amérique comme Mao avait voulu créer une nouvelle Chine en 1966. 

En fait, le Grand Timonier avait déjà cru la fonder en 1949 mais, selon lui, des dirigeants révisionnistes avaient empêché le succès de sa mission au cours de ces premières « dix-sept années » qu’il dénoncera violemment en 1966, de même que Trump aurait été empêché de réaliser tout ce qu’il voulait pendant son premier mandat à cause de membres de son entourage qui n’étaient pas des « vrais croyants » mais des bureaucrates, membres de « l’État profond ».

La Révolution culturelle apparaît dans les deux cas comme une absolue nécessité pour accomplir pleinement une révolution politique d’une ambition exceptionnelle : pour l’un, il s’agissait d’accélérer l’avènement de la société communiste — stade suprême de l’évolution de l’humanité selon Marx — et pour l’autre de faire advenir aux États-Unis un « Âge d’or », référence biblique adaptée à la volonté messianique de Trump.

Deux versions du paradis sur terre, donc, et qui ne se limitent pas à un seul pays. Toutes les deux ont une ambition universelle. En Chine, l’objectif était de faire du maoïsme le phare de la révolution socialiste mondiale, à une époque où l’URSS avait perdu selon Mao toute légitimité du fait de sa « mollesse » et même de sa « trahison » des principes fondamentaux du marxisme-léninisme. Les Gardes rouges, transformés ensuite en « jeunes instruits » envoyés à la campagne ont d’ailleurs exprimé ouvertement cet objectif en imaginant que leur armée porterait la révolution dans le monde entier jusqu’à la prise du « dernier point blanc sur la planète : la Maison-Blanche » 5. De la même façon Trump, et surtout son vice-président J. D. Vance, ne se cachent pas de vouloir remplacer les gouvernements européens par des gouvernements d’extrême-droite pour que la révolution conservatrice américaine se répande dans le monde entier. 

Le paradoxe est que cette ambition d’exemplarité universelle cohabite avec une volonté farouche d’autarcie.

Selon Mao, il faut uniquement « compter sur ses propres forces ». Les Soviétiques, furieux d’être publiquement attaqués et de ne plus pouvoir influencer la Chine, se retirent avec leur argent et leurs experts en 1960 ; dès 1966, tous les étrangers sont expulsés de Chine, et le seul allié qui reste à la République populaire est l’Albanie. Du côté américain, le pays se referme. Trump affirme qu’il fera passer « l’Amérique d’abord » et, après des décennies de mondialisation, qu’il veut aussi « compter sur ses propres forces » et protéger l’économie américaine en instaurant un mur de droits de douane. Tous les échanges avec le reste du monde, notamment l’accueil des étudiants et chercheurs étrangers, sont bloqués ou découragés. 

L’anti-intellectualisme est une tendance idéologique qui unit Mao et Trump.

Michel Bonnin

L’Empereur contre les mandarins : prendre le contrôle des arts et des sciences

Dans ce combat héroïque, à la fois personnel et national, l’heure n’est plus aux demi-mesures, mais à un radicalisme impitoyable qui accepte d’avance les souffrances du peuple et le chaos dans le pays.

Certes, il faut bien des dirigeants qui s’occupent du gouvernement, mais Trump et Mao s’attachent à en réduire le nombre et surtout à ne choisir que des proches et des fidèles, en éliminant tous les experts et autres fonctionnaires expérimentés dont les conseils pourraient aller à l’encontre des idées du dirigeant suprême et le faire dévier de son objectif.  

« Ceux qui ne savent pas dirigent ceux qui savent ». Cette expression chinoise, que Mao a justifiée et revendiquée en 1958, n’a jamais été mieux illustrée en Chine que pendant la Révolution culturelle lorsque, de 1968 à 1971, de nombreuses institutions, y compris scolaires et universitaires, ont été dirigées par des « représentants de l’Armée » dont la plupart avaient un niveau d’éducation primaire, mais disposaient alors de la confiance de Mao. De même dans le choix des principaux ministres et conseillers de Trump, la loyauté politique aveugle l’emporte clairement sur tout autre critère. 

Entouré d’adorateurs obéissants, le grand homme peut entreprendre la réalisation de ses promesses.

Mais comme l’avait dit Mao, « pour construire, il faut d’abord détruire ».

En Chine, la Révolution culturelle s’est d’abord attaquée aux « Quatre Vieilleries » (vieilles idées, vieille culture, vieilles coutumes, vieilles habitudes), dans le but de construire les « quatre nouveautés ». En pratique, il s’agissait de s’attaquer aux intellectuels, aux artistes et aux experts, représentants de la vieille culture qui n’avaient jamais accepté la « rééducation idéologique » à laquelle ils avaient été intensivement soumis depuis 1949 — mais aussi aux monuments et œuvres d’art du passé qui ne correspondaient pas à la nouvelle culture « prolétarienne » dont la « nouvelle Chine » avait besoin. 

L’anti-intellectualisme est une tendance idéologique qui unit Mao et Trump. Ce dernier s’est attaqué aux intellectuels, tous suspectés de pensée « woke » ; son vice-président J. D. Vance ayant déclaré que « les universités sont l’ennemi », les universitaires et chercheurs ont été traités comme tels. Certains ont perdu leur emploi, notamment dans les domaines d’études jugés inutiles par l’administration, et beaucoup ont perdu leurs crédits de recherche. Le pouvoir politique leur a imposé, comme en Chine, une police de la pensée, notamment en instaurant des mots tabous dans les projets de recherche et des interférences dans la sélection de leurs étudiants.

Les universités ne respectant pas les règles ont perdu leurs subventions étatiques.

Les journalistes ont de plus en plus de mal à convaincre des scientifiques de répondre à des entretiens.

Souvent, les chercheurs demandent à rester anonymes.

La liberté académique n’étant plus respectée aux États-Unis, on assiste au spectacle de la fuite des universitaires qui le peuvent, situation ironique pour l’ancien phare du « monde libre ».

Au-delà des scientifiques, les deux dirigeants se sont attaqués à la science elle-même en tant que discipline objective. Mao a toujours défendu l’idée que la science prolétarienne était différente de la science bourgeoise. Comme Staline, il a soutenu des applications de la « science prolétarienne » qui ont apporté des désastres à son pays. Quant à Trump, il a décrit comme des « fumisteries » la science du climat et toutes les technologies cherchant à remplacer les énergies fossiles. Il va de soi qu’une telle attitude aura des conséquences désastreuses pour l’avenir du pays, comme pour le reste du monde. 

Le nouveau président américain a insisté sur le fait que l’Amérique ne serait plus jamais « woke », tout comme Mao avait déclaré que la Révolution culturelle allait éradiquer le « révisionnisme » en Chine.

Michel Bonnin

Les deux hommes ont également voulu contrôler l’art et contrôler l’histoire.

Pendant la Révolution culturelle chinoise, la première attaque ad hominem frappa un historien qui avait écrit une pièce de théâtre sur un événement de la dynastie Ming pouvant être considéré comme une allusion à Mao. Les tentatives de plaider pour la possibilité de débattre librement des questions historiques se sont heurtées à de violentes attaques contre cette conception « bourgeoise ».

Trump, de son côté, a également décidé de prendre le contrôle de l’art et de l’histoire, se mêlant du contenu des musées et allant même jusqu’à faire renvoyer la directrice de l’un d’entre eux, coupable de présenter trop de portraits de personnes non blanches. Il existe clairement chez les trumpistes un plan pour imposer une histoire conforme à leurs conceptions par tous les moyens. L’enquête assortie d’un ultimatum de 120 jours, lancée par la Maison-Blanche dans la perspective des 250 ans de la République américaine, pour imposer aux importants musées de la Smithsonian une vision de l’histoire américaine conforme à celle de Trump est un exemple des logiques similaires liant les deux révolutions culturelles et de la sérieuse dérive stalino-maoïste dans laquelle s’est engagée l’administration américaine.

Après les intellectuels, Mao s’est attaqué à ses principaux adversaires  : les dirigeants à tous les échelons, des plus élevés jusqu’aux plus humbles, qui avaient constitué toute l’ossature politique et administrative du pays. Parmi ces derniers, certains ne survivront pas — comme le président de la République Liu Shaoqi, à qui Mao avait dû céder la gestion quotidienne du pays mais qui mourra sans soins dans un hôpital de province.

Trump aussi s’est rapidement attaqué aux fonctionnaires fédéraux, considérés comme « woke » et inutiles. Nombre d’entre eux ont perdu leur poste et des organismes publics comme l’USAID ont disparu ; d’autres comme le département de l’éducation ont perdu des milliers d’employés.

Les organisateurs du désordre

Pour accomplir ce nettoyage des intellectuels et des bureaucrates, les deux dirigeants ont utilisé des méthodes assez similaires, malgré la différence de degré dans la brutalité.

Mao a encouragé les jeunes élèves et étudiants à se former en groupes de Gardes rouges — plus tard appelés « rebelles » quand d’autres catégories les ont rejoints — qui n’ont pas hésité à pénétrer chez les personnes suspectées pour les raisons les plus baroques d’être des « ennemis de classe ». Ils ont été encouragés à fouiller chez eux, à brûler livres et œuvres d’art et à les battre publiquement, parfois à mort. Ils ont également battu et humilié leurs professeurs. Lorsque Mao les a encouragés à prendre le pouvoir dans les administrations, les cadres sont devenus leurs victimes.

Trump, quant à lui, a créé une institution nouvelle sans base juridique appelée DOGE, confiée à Elon Musk, qui a embauché des jeunes gens sans aucune connaissance ou expérience dans l’administration fédérale, mais investis du pouvoir exorbitant de décider quels fonctionnaires pourraient ou non conserver leur emploi. Musk leur avait donné une consigne très maoïste, fondée sur la destruction radicale avant la reconstruction : le « budget zéro ». Dans ce travail de destruction de structures honnies, les deux dirigeants acceptent sans hésiter le risque d’un certain désordre. Ce sont des perturbateurs assumés, et la destruction est l’une des bases de leur pouvoir. Le jour de son anniversaire, le 26 décembre 1966, devant les dirigeants qu’il avait conviés, Mao levait son verre « à la prochaine guerre civile généralisée dans tout le pays ». Pour eux, la conflictualité est un socle. Le fondement de la pensée de Mao, tel que le juriste nazi Carl Schmitt l’avait noté avec admiration, est au début du premier texte publié par le jeune révolutionnaire : « Qui sont nos ennemis ? Qui sont nos amis ? C’est une question de première importance pour la révolution. » 6

Trump est sans doute le premier dirigeant d’un pays démocratique pour qui la conflictualité entre amis et ennemis est tout aussi fondamentale, à la fois comme conception du monde et comme méthode de gouvernement. Dans ses décisions, il ne laisse aucune place au concept intermédiaire d’allié. Parmi les ennemis désignés, il y a aussi les étrangers ayant immigré illégalement qui sont accusés de tous les crimes et pourchassés de façon spectaculaire pour plaire à toute une frange de la population. Et même cet aspect du trumpisme n’est pas sans parallèle avec la Révolution culturelle, au cours de laquelle tous les gens de « mauvaise origine » sociale ou politique ont été pourchassés — certains considérés comme indignes de vivre dans les villes ont subi des rafles et ont été renvoyés dans le village de leurs plus ou moins lointains ancêtres. 

La brutalisation de la politique américaine n’a cessé de se développer depuis les années 1990, mais Trump l’a poussée à un point extrême.

Non seulement, comme Mao, Trump utilise un langage violent à l’égard de ses adversaires politiques et de toutes les personnes publiques qui lui déplaisent, mais la violence verbale débouche naturellement sur un encouragement à la violence physique.

Depuis le début de son second mandat, les assassinats ou tentatives d’assassinats de députés démocrates, les mauvais traitements infligés à des représentants élus et les innombrables menaces de mort reçues par des démocrates ou des républicains non fidèles à Trump, répandent une atmosphère de terreur dans la classe politique américaine 7. C’est une autre similitude — malgré les importantes différences de degré — entre les deux révolutions culturelles.

Au lancement du DOGE, Musk avait donné une consigne très maoïste, fondée sur la destruction radicale avant la reconstruction : le « budget zéro ».

Michel Bonnin

Tout comme Mao a clairement encouragé la violence et puni ceux qui voulaient la limiter, la grâce accordée par Trump dès le début de son mandat à tous les émeutiers de l’assaut du Capitole a témoigné de son soutien à la violence politique pratiquée par des groupes d’extrême-droite.

La révolution sera télévisée : politique et performance spectaculaire

La soif du carnaval

Une similitude a pu rendre propices les conditions d’émergence des deux révolutions culturelles  : la surreprésentation du caractère rigide et peu enthousiasmant du régime précédent.

D’un côté, la jeunesse chinoise vivait dans le carcan d’un système scolaire très strict et compétitif et dans une société totalitaire et pauvre — tant en produits de consommation qu’en occasions de faire des choses enthousiasmantes.

De l’autre, dans la rhétorique trumpiste, les nombreux laissés-pour-compte américains de la mondialisation ne pouvaient qu’éprouver du ressentiment pour les élites, se sentir dépassés par les changements socio-culturels, et rêver d’un temps où les hommes dominaient les femmes et les blancs dominaient les noirs et les latinos. Dans les universités, le puritanisme et la loi du politiquement correct créaient une atmosphère étouffante, frisant parfois le ridicule. Le bouleversement qui intervient apparaît donc comme une bouffée de dynamisme et d’imprévu qui ravit une partie de la population. Les deux dirigeants fournissent à un peuple morose un spectacle parfois amusant, parfois inquiétant, mais toujours fascinant : une tentative de réenchanter par le divertissement un monde un peu sinistre.

Des deux côtés, on est prêt à oublier que le sauveur suprême fait lui-même partie de l’élite, et au plus haut niveau. L’essentiel est qu’il semble avoir compris le mécontentement et les aspirations populaires. 

Le Camarade Trump vous parle

Le problème est que ce spectacle nécessite la destruction d’un système qui avait sa logique historique.

Porteurs d’un projet messianique justifiant désordre et violence, les deux dirigeants ne peuvent pas passer par des modèles de gouvernement modernes et rationnels du type libéral démocratique ou « bureaucratique » à la Max Weber — même revu par Lénine.

Ils ont besoin de s’appuyer directement sur le peuple en utilisant leur charisme.

Plus les déclarations du chef sont choquantes, plus il se démarque de ce qu’on attend d’un dirigeant respectable, et plus il est adoré. 

Michel Bonnin

Leur idéal est de se passer au maximum des intermédiaires.

Pendant la Révolution culturelle chinoise, Maro a gouverné essentiellement par des directives de quelques lignes qui étaient immédiatement envoyées dans tout le pays. Quand elles arrivaient, même dans le village le plus reculé, on réveillait les gens en pleine nuit pour défiler et célébrer ce nouveau cadeau de la sagesse du Grand Timonier. Le lendemain, journaux et émissions de radio étaient remplis de la directive, commentée et célébrée à l’infini. Même si Mao réussissait l’exploit de dire rapidement à chaque Chinois ce qu’il devait faire ou penser, il ne pouvait éviter, malgré tout, de se reposer sur des responsables de la propagande à tous les niveaux. Il aurait sans doute aimé pouvoir faire comme Trump : envoyer un message à tout moment sur son propre réseau social pour être immédiatement lu par ses millions de followers.

La désintermédiation est essentielle dans leur façon de gouverner. 

Dans ce modèle charismatique,  il est indispensable que les gens aient foi dans la vision supérieure et la volonté inébranlable du chef. Trump, comme Mao, n’a jamais hésité à faire sa propre propagande. Le site officiel de la Maison-Blanche ne tarit pas d’éloges sur le président, dans un style visuel et verbal qui rappelle celui de la République populaire de Chine.  Une rubrique a ainsi été créée en février 2025 intitulée « Des victoires ont lieu tous les jours sous le Président Donald J. Trump », qui donne régulièrement des exemples des hauts faits du président 8. On ne peut s’empêcher de penser aux nombreuses fois où les médias chinois ont affirmé que le Président Mao avait mené le peuple « de victoire en victoire ». 

Deux acteurs au centre de la scène : vous êtes conviés à une fête violente

Dans les deux cas, la destruction du système existant doit non seulement lever tous les obstacles à la réalisation du plan grandiose du chef mais aussi unir le dirigeant et son peuple en lui fournissant un spectacle excitant et en le conviant à une fête violente.

Plus les déclarations du chef sont choquantes, plus il se démarque de ce qu’on attend d’un dirigeant respectable, et plus il est adoré. 

Ce carnaval où tous les tabous sociaux sont mis à mal a également pour but de surprendre et de paralyser l’adversaire, qui n’a plus guère de repères pour se défendre. Le désarroi visible de Kamala Harris le jour de l’investiture de Trump répond à celui qui se lit sur le visage de Liu Shaoqi lors de sa dernière apparition à la tribune de Tian’anmen.

À la tête de sa révolution, le leader ne peut accepter la moindre opposition : on ne s’oppose pas à un demi-dieu, surtout si l’on sait qu’il est vindicatif. Tout manque de respect est équivalent à un sacrilège et tout point de vue différent est un manque de respect. La flatterie permanente est la règle. Il n’y a pas d’autre option.

En Chine, la Révolution culturelle a ainsi été le summum de la personnalisation du pouvoir et du culte de la personnalité : aucun empereur n’avait eu autant de pouvoir arbitraire sur le destin de chaque Chinois, ni n’avait reçu quotidiennement un tel culte de la part de son peuple, que Mao.

Si Trump ne peut atteindre de tels sommets, il a réussi à faire du pouvoir présidentiel un objet personnel en gouvernant par décrets depuis un Bureau ovale transformé en salon royal, en organisant un grand défilé militaire le jour de son anniversaire, en recevant des personnalités étrangères dans sa résidence personnelle de Floride ou dans son golf privé d’Écosse. Il s’est également attaché à abolir la séparation de la religion et du politique, et à favoriser une vénération religieuse de sa personne, notamment en obtenant un soutien important des évangéliques malgré sa vie privée. Lorsqu’une réunion politique à la Maison-Blanche commence par une prière collective dans laquelle Dieu est remercié pour avoir offert Trump à l’Amérique, on ne peut que penser aux nombreuses réunions politiques chinoises commençant par la lecture collective et à haute voix de quelques pages du Petit Livre rouge de Mao par les dirigeants debout, qui achevaient la séance par le cri de « Longue vie, longue vie, longue vie au Président Mao  ! ». 

Mao a toujours soigné ses apparitions publiques. Mais c’est pendant la Révolution culturelle, et surtout au moment du lancement de ce mouvement séditieux contre le système, qu’il a fait de son action politique un grand spectacle.

À la tête de sa révolution, le leader ne peut accepter la moindre opposition : on ne s’oppose pas à un demi-dieu, surtout si l’on sait qu’il est vindicatif.

Michel Bonnin

Le meilleur exemple en est sa mémorable traversée à la nage du Yangzi à Wuhan le 16 juillet 1966. À ce moment, il a déjà lancé l’idée de la Révolution culturelle mais a disparu, laissant Liu Shaoqi et Deng Xiaoping se débrouiller avec la mise en œuvre du mouvement. Il décide soudain de revenir à Pékin en passant par Wuhan et d’y participer personnellement à la traversée du fleuve organisée annuellement. Photographes et journalistes contribuent à produire un événement de portée historique à partir des photos de Mao dans l’eau et sur un ponton en peignoir de bain et des éloges dithyrambiques sur la performance sportive exceptionnelle d’un homme de son âge (73 ans). Cette performance a réellement lancé la Révolution culturelle du point de vue politique. Elle a pris un caractère sacré et entraîné au cours des années suivantes des traversées de fleuves commémoratives, réunissant des centaines ou des milliers de personnes dans tout le pays. Dans cette forme originale de rite religieux de masse, d’immenses portraits de Mao étaient poussés sur des bouées en tête des cortèges natatoires et ceux qui le pouvaient entonnaient des chants à la gloire du Grand Timonier et de son exploit.

Parmi les autres grands moments de spectacle, les huit fois où Mao a reçu les Gardes rouges de tout le pays — douze millions en tout — sur la place Tiananmen ont également atteint des sommets hollywoodiens.

La Révolution culturelle a d’abord été un énorme happening au cours duquel Mao a fait rejouer la Révolution à la jeunesse. Celle-ci avait été abreuvée depuis sa tendre enfance de films et autres spectacles décrivant la révolution telle que Mao voulait la présenter. Enfin, ces jeunes gens frustrés de n’être que les spectateurs de la gloire de leurs parents recevaient de leur idole l’opportunité de rejouer la révolution en vrai. Qu’importe si les « ennemis » qu’on leur jetait en pâture ne correspondaient en rien aux dangereux « démons à corps de buffle et tête de serpent » désignés à leur vindicte : l’essentiel était de faire du cosplay en mettant de vieux uniformes militaires, de battre des gens et de se croire des héros. Bien entendu, ce n’était pas la Révolution réelle qu’ils rejouaient, mais la version mythique que Mao leur avait fait ingurgiter auparavant. C’était du spectacle sur du spectacle et, très souvent, du théâtre de l’absurde — la base de l’absurdité étant qu’il s’agissait d’une « rébellion sur ordre de l’Empereur », l’oxymore qui résume le mieux la Révolution culturelle de Mao.  

Avant la politique, le premier métier de Trump est la téléréalité.

Depuis son second mandat, Trump a continué le spectacle dans une sorte de séance permanente qui dure depuis plus de six mois. En conviant les médias à toutes ses activités et en annonçant des décisions provocantes et souvent inquiétantes qui changent d’un jour à l’autre, en organisant des discussions diplomatiques au plus haut niveau devant les caméras — comme l’altercation dramatique avec Zelensky pour « faire de la très bonne télévision » — en prenant des poses spectaculaires comme lorsqu’il a brandi le tableau des droits de douane qu’il avait décidé d’imposer à tous les pays du monde comme brandissant les Tables de la Loi, il n’a eu aucun mal à obtenir le résultat attendu  : monopoliser la scène et l’attention du public, y compris international, jour après jour.

L’État, c’est Mao — ou Trump

L’imposition au pays d’une vision peu rationnelle finit par se heurter à des résistances. Face à celles-ci, on retrouve également des similitudes entre Trump et Mao : la résistance des individus et des groupes sociaux peut toujours être surmontée par l’usage de la force et même de la terreur, en complément d’un usage systématique de la propagande et du contrôle de la parole publique. Dans un régime totalitaire, Mao est allé très loin dans ce sens. Trump, dans un régime initialement démocratique, est plus handicapé — mais il est allé plus loin qu’aucun de ses prédécesseurs en envoyant par exemple l’armée, contre l’avis du gouverneur de l’État concerné, pour interdire des manifestations, en bafouant les décisions du contre-pouvoir judiciaire et en créant une atmosphère dans laquelle de nombreux Américains n’osent plus dire publiquement ce qu’ils pensent — y compris sur les réseaux sociaux. La police des frontières, moins contrôlée par les institutions judiciaires, semble avoir déjà tendance à franchir le pas de la simple police à la police politique, que ce soit à l’égard des étrangers ou des Américains revenant au pays 9. En affirmant la totale immunité judiciaire de Trump en tant que président, la Cour suprême lui a en quelque sorte de facto accordé les pleins pouvoirs. Cette institution, majoritairement acquise à sa cause grâce à de judicieuses nominations, met au jour les failles profondes de la démocratie américaine et le risque d’une évolution qui pourrait réduire encore les différences entre la Chine de Mao et l’Amérique de Trump — même s’il ne s’agit encore que d’un processus inachevé.

« Zalan gongjianfa » — réduire en miettes les organes de la sécurité publique, du parquet et des tribunaux — a été l’un des premiers slogans de la Révolution culturelle chinoise. Une partie de ces organes ont certes continué à exister formellement, mais au lieu d’obéir aux ordres du Parti et aux lois établies, ils devaient obéir directement et uniquement aux directives du Président Mao. Aussi les policiers n’avaient-ils aucun droit à intervenir lorsque les Gardes rouges battaient, parfois à mort, leurs victimes aux yeux de tous : ils en avaient l’interdiction explicite. Mais, ils devaient sortir les dossiers qu’ils possédaient sur tous les habitants de leur quartier et signaler aux « petits généraux » les familles qui étaient de mauvaise origine sociale ou politique.

La Révolution culturelle a d’abord été un énorme happening au cours duquel Mao a fait rejouer la Révolution à la jeunesse. 

Michel Bonnin

De  même, Trump a lancé une attaque systématique contre l’indépendance de la justice et déclaré ouvertement qu’il n’obéirait pas aux jugements qui chercheraient à restreindre son pouvoir absolu. Il s’est en outre attaqué personnellement à certains juges.

Armé de pied en cap par les faiblesses du système et l’enthousiasme de ses adorateurs, Donald Trump peut ignorer ses adversaires. Mais l’obstacle le plus difficile à vaincre pour ce genre de dirigeant est moins la résistance des opposants que la résistance du réel : lorsque le rêve qui a été vendu ne se concrétise pas ou se transforme en cauchemar, il faut trouver des boucs émissaires.

Mao comme Trump y ont eu recours de façon immodérée.

Cette tendance est facilitée par l’atmosphère conflictuelle exacerbée dans laquelle le pays a été sciemment plongé : puisque les ennemis sont partout, ils sont certainement coupables du fait que les choses ne vont pas aussi bien que promis. Les accusations les plus fantaisistes sont là pour dédouaner le grand dirigeant et renforcer la haine instillée dans le cerveau des vrais croyants. Le conflit peut ainsi prendre des dimensions violentes, voire sanglantes, comme ce fut le cas pendant la Révolution culturelle : pour le despote, mieux vaut la guerre civile et la terreur de masse que la perte du pouvoir. 

Trump n’en est pas là. Mais il accuse régulièrement de toutes sortes de crimes et de mauvaises actions imaginaires ses nombreux adversaires, du président de la Fed à Joe Biden. Certains sont même traités d’« ennemis du peuple ». Il n’hésite pas non plus à les menacer de graves conséquences, ce qui pourrait devenir plus inquiétant si l’atmosphère politique devenait encore plus tendue. 

Le règne des vérités alternatives

Le rejet de la science, le refus d’une vérité objective indépendante des désirs et des intérêts du dirigeant suprême mènent tout simplement au déni du réel et à l’imposition par la terreur et par la propagande d’une réalité alternative, que tous doivent accepter sous peine de graves ennuis.

En 1959, le très respecté ministre de la Défense, Peng Dehuai, suscite ainsi l’ire de Mao par l’envoi d’une lettre dans laquelle la réalité de la famine est décrite. Il perdra son poste, sa liberté puis sa vie pendant la Révolution culturelle.

En juillet 1962, Liu Shaoqi reparlera de cette famine et des phénomènes de cannibalisme qu’elle avait engendré dans une conversation privée avec Mao, rapportée plus tard par sa femme. Il mourra lui aussi. Auparavant, des dizaines de milliers de cadres locaux qui avaient décrit à leurs supérieurs les effets de la famine chez eux seront déclarés responsables de cette même famine, battus et exécutés, aggravant le nombre faramineux des morts.

Trump n’hésite jamais à faire semblant d’avoir oublié ce qu’il a dit publiquement deux jours plus tôt et qui contredit ses nouvelles instructions.

Michel Bonnin

Avec Trump, les petits garçons qui affirment que le roi est nu dans le conte d’Andersen sont victimes de la vindicte royale — quoique les conséquences n’atteignent pas le même niveau. On aurait pu penser que le phénomène consistant à punir ceux qui énoncent des vérités dérangeantes s’atténuerait après la période de « règlement de comptes » concernant les suites de l’assaut du Capitole. Il n’en est rien. En témoigne le renvoi le 1er août 2025 de la responsable des statistiques, coupable d’avoir rendu publiques — comme c’était son devoir — des chiffres du chômage qui contredisaient les déclarations triomphalistes du Président 10.

Le pouvoir d’imposer au peuple une réalité alternative est aussi très utile quand on veut changer régulièrement d’avis sans se voir reprocher les zigzags de sa politique — c’est un privilège du despote que d’avoir toujours eu raison.

Mao n’a cessé de changer radicalement de stratégie pendant la Révolution culturelle chinoise, avec des conséquences souvent dramatiques — comme à propos du rôle de l’armée dans la révolution et de son droit à faire usage de ses armes.

Trump, quant à lui, n’hésite jamais à faire semblant d’avoir oublié ce qu’il a dit publiquement deux jours plus tôt et qui contredit ses nouvelles instructions.

Il est possible que les nombreux avantages dont dispose le chef de la Révolution culturelle américaine lui permette de poursuivre sa logique pendant un certain temps — voire qu’il puisse, ou qu’il soit contraint de, passer à un stade supérieur du despotisme

Mais si l’on s’en réfère au précédent de la Révolution culturelle chinoise et au destin du Grand Timonier, un jour ou l’autre, certains problèmes risquent de mettre à mal cette évolution.

La vie après Carnaval

Le problème de la succession

En règle générale, un gouvernement de ce type peut se maintenir assez longtemps.

Il reste fort tant que le dirigeant charismatique à la force d’agir.

La Révolution culturelle a duré dix ans, jusqu’à la mort de Mao.

Son véritable point faible était le problème de la succession. Mao, qui en avait peut-être l’intuition, a tenté plusieurs solutions avant sa mort. Toutes ont échoué. Il a d’abord pensé à un outsider, Lin Biao, dont il avait fait le grand prêtre de son culte avant et pendant la Révolution culturelle, puis son successeur désigné au moment de la restauration du système en 1969. Mais leurs relations ont vite suscité une paranoïa des deux côtés. En 1971, Lin Biao a tenté de s’enfuir en URSS avec sa femme et son fils dans un avion militaire qui s’est écrasé en Mongolie pour une raison encore inconnue à ce jour. Il s’est résolu à mettre le pied à l’étrier à un représentant de la vieille bureaucratie, dont il appréciait l’efficacité et une certaine forme de fidélité : Deng Xiaoping. Mais Deng allait trop loin dans le « révisionnisme » et Mao l’a abandonné à la vindicte des vrais croyants radicaux. Finalement, n’ayant pas confiance dans les capacités de ceux-ci à gouverner le pays, il a porté son choix sur un dirigeant provincial dont il pensait qu’il lui serait idéologiquement fidèle tout en étant capable de gérer les affaires  : Hua Guofeng. Deux ans après la mort de Mao, celui-ci était gentiment poussé vers la porte de sortie par les vieux caciques du Parti — Deng Xiaoping à leur tête. Dès ce moment, l’orientation politique de Mao était remise en cause et le pays se lançait dans une politique réformatrice diamétralement opposée à tout ce que le Grand Timonier avait défendu au cours de sa vie et notamment pendant la Révolution culturelle.

Quelle leçon en tirer pour les partisans de Donald Trump ?

Les doutes quant à la solidité du couple Trump-Musk — que nous avions exprimés il y a quelques mois, en le comparant à celui formé par Mao et Lin Biao 11 — ont été confirmés encore plus vite que nous ne pensions. Certes, Musk n’a jamais été un héritier officiel : il ne pouvait d’ailleurs pas devenir président — n’étant pas né aux États-Unis — mais il y avait clairement entre le président des États-Unis et l’homme le plus riche du monde une relation de « filiation » qui aurait pu permettre à ce dernier de jouer un rôle important à long terme. Mais le pouvoir charismatique favorise la paranoïa. La plus grande proximité peut soudain se transformer en suspicion et en déception extrêmes. C’est ce qui est arrivé quand Musk s’est rendu compte que Trump n’avait aucune intention de « renvoyer l’ascenseur » et qu’il poursuivrait ses projets sans se soucier des avis ou des intérêts de son jeune poulain. À partir de ce moment, les dommages peuvent être importants pour l’un comme pour l’autre. Il n’y a pire ennemi que celui qui vous connaît intimement. Si le fils de Lin Biao, Lin Liguo, a fait circuler la dénonciation la plus acérée du despotisme de Mao qu’on pût imaginer à l’époque, Musk, après la brouille, a envoyé le missile le plus puissant jamais utilisé contre Trump en déclarant que son nom apparaissait dans les dossiers de l’affaire Epstein.

Dans les deux cas, le plus grave des dommages reçus par le grand dirigeant est le doute qui s’installe dans l’esprit de ses adorateurs. L’affaire Lin Biao a joué un rôle décisif dans la perte de foi des anciens Gardes rouges quant au caractère surhumain de Mao. Musk, contrairement à Lin Biao, a survécu à la rupture — bien que des internautes chinois facétieux aient affirmé que Musk avait été abattu au-dessus de l’Alaska, alors qu’il tentait de s’enfuir en fusée vers Mars, autre exemple de la comparaison constante faite par les Chinois entre les deux révolutions culturelles. Musk peut donc encore causer des dommages à son ancien maître — même s’il est peu probable que le Parti de l’Amérique qu’il souhaite créer puisse obtenir beaucoup de voix aux élections de mi-mandat, il pourrait en réunir suffisamment pour faire basculer l’équilibre en faveur des Démocrates dans certaines circonscriptions.

La question de la succession pourrait être réglée par l’existence d’un jeune vice-président, adulé par l’élite trumpiste : J. D. Vance.

Mais il n’est pas du tout certain que celui-ci pourra maintenir de bonnes relations avec Trump sur le long terme ni, si c’est le cas, qu’il pourra hériter facilement du charisme du vieux chef. Trump ne rabroue d’ailleurs pas les adorateurs qui proposent d’amender la Constitution pour que leur idole fasse un troisième mandat — au contraire, il les encourage passivement.

Il y a donc fort à parier pour que la question de la succession pose des problèmes à l’avenir.

Le retour de balancier

La Révolution culturelle n’a pas survécu à Mao.

Moins d’un mois après sa mort, les dirigeants radicaux étaient victimes d’une sorte de coup d’État fomenté par l’Armée et les vieux dirigeants survivants. Désignés comme la « Bande des Quatre », ces anciens fidèles parmi les fidèles étaient arrêtés et jugés publiquement au cours d’un procès en bonne et due forme, rompant avec la tradition des dénonciations et humiliations publiques de la Révolution culturelle. Les autorités ont cependant encouragé un mouvement de dénonciation, essentiellement à base de dessins satiriques et de manifestations après dix ans de tension extrême. 

De manière notable, à la fin du règne de Mao et dans les années de transition, le seul dirigeant qui jouissait d’un grand prestige dans la population était Zhou Enlai — mort huit mois avant Mao. Il représentait la bureaucratie, l’expertise gouvernementale et la modération, c’est-à-dire les valeurs antinomiques de celles que Mao avait voulu transmettre au peuple chinois à travers la Révolution culturelle.

Après dix années de troubles et de souffrances, la population chinoise semblait avoir compris qu’une bureaucratie efficace, malgré son arrogance traditionnelle, était préférable pour eux à l’arbitraire absolu et au chaos. Les dirigeants qui avaient survécu avaient compris que le système devait être profondément réformé, économiquement et politiquement, en réduisant les chances d’apparition d’un nouveau despote absolu. Quant aux anciens Gardes rouges et jeunes envoyés à la campagne, ils avaient été dégoûtés de l’hybris révolutionnaire et ne rêvaient que de « démocratie et d’État de droit », pour reprendre le slogan du Mouvement du Mur de la démocratie qu’ils lancèrent à la fin de 1978.

L’histoire dira si, à la fin du règne de Trump, une force politique radicalement opposée pourra se former et obtenir le large soutien d’une population désillusionnée, comme c’est arrivé en Chine à la fin des années 1970.

La Révolution culturelle n’a pas survécu à Mao.

Michel Bonnin

La réparation des dégâts

L’autre problème qui risque fort de hanter les Américains pendant longtemps, si l’on se réfère au précédent de la Révolution culturelle chinoise, est la réparation des dégâts causés.

Mao avait dit qu’il était nécessaire de détruire avant de construire. Le problème, c’est qu’il était aussi beaucoup plus facile de détruire que de construire.

La destruction des « Quatre Vieilleries » sous Mao a été profonde, radicale et traumatisante. 

Mais les « quatre nouveautés » n’ont jamais pris forme.

Les temples, les statues, les peintures, la littérature et tout le patrimoine culturel de la Chine ont énormément souffert ; aucun produit de la « culture prolétarienne » n’a été à la hauteur pour les remplacer. Les meilleurs intellectuels, écrivains, artistes et savants ont été empêchés de travailler — tués, « suicidés », envoyés en camps, ou simplement étouffés par la censure pendant les meilleures années de leur vie — et une génération entière a été privée d’éducation, une grande partie étant même exilée pour travailler aux champs. Les valeurs morales les plus fondamentales ont été dénigrées et détruites, sans que rien ne vienne combler les manques ni panser les plaies. L’arriération économique à la fin de la Révolution culturelle était si impressionnante que ce n’est qu’en changeant totalement d’orientation que la Chine a pu se moderniser. Quant au système politique et administratif, il avait profondément souffert. Le seul « avantage » fourni par sa déliquescence est qu’elle permit une réforme antimaoïste radicale qui suivit de peu la mort du Grand Timonier. Mais les cicatrices laissées par les conflits au sein des administrations et des institutions n’ont jamais été complètement refermées.  

Certes, les dommages sont moins énormes aux États-Unis.

Mais ils commencent à devenir réels. Ce qui est détruit dans l’administration fédérale, dans des institutions sensibles comme la sécurité et la diplomatie ou dans les universités et centres de recherches aura du mal à être reconstruit.

Le déclin du soft power américain causé par l’abandon de pans entiers des institutions qui représentaient l’implication des États-Unis dans la marche du monde sera très long à réparer. 

Des talents seront perdus et le pays risque de se retrouver désarmé face aux nouveaux défis internationaux.

Comme ce fut le cas en Chine, les rancœurs laissées par la brutalité des relations humaines risquent de rester des plaies ouvertes et d’accentuer les profondes fractures de la société américaine.

Sources
  1. Geremie Barmé, « The Chairmen, Trump and Mao », China File, 23 janvier 2017.
  2. Paul Krugman, « Autogolpe – What’s really happening behind the Trump/Musk chaos », Substack, 7 février 2025.
  3. K. S. Karol, La deuxième révolution chinoise, Robert Laffont, 1992.
  4. Maggie Astor, « Heritage Foundation Head Refers to ‘Second American Revolution’ », The New York Times, 3 juillet 2024.
  5. Michel Bonnin, Génération perdue. Le mouvement d’envoi des jeunes instruits à la campagne en Chine, 1968-1980, Éditions de l’EHESS, 2004, p. 228.
  6. Mao Tsé-toung, « Analyse des classes de la société chinoise », Œuvres choisies, 1956, tome I.
  7. Marion Dupont et Julie Clarini, « Aux États-Unis, nombre d’élus ont désormais peur pour leur sécurité et celle de leurs proches », Le Monde, 10 juillet 2025.
  8. « Wins Come All Day Under President Donald J. Trump », The White House, 14 février 2025.
  9. Chad de Guzman, « Norwegian tourist claims U.S. denied him entry over a J. D. Vance meme », Time, 25 juin 2025.
  10. Robert Tait, « It’s not easy to manipulate data, warns former labor statistics chief after Trump fires bureau head », The Guardian, 8 août 2025.
  11. Michel Bonnin, « Can Today’s American people learn something from the Chinese Cultural Revolution ? », SOAS China Institute, 11 mars 2025.