Pour Mario Draghi, l’Union a un problème : sa puissance économique ne garantit plus à elle seule sa pertinence. Partagez-vous ce point de vue ?
Mario Draghi part d’un constat : l’Europe évolue aujourd’hui dans une réalité géopolitique totalement différente d’hier.
Dans un monde où ne règne que la puissance et la force, disposer d’un grand marché intérieur ne suffit pas pour devenir un acteur géopolitique important. Le futur de l’Europe ne dépendra donc pas seulement de la vigueur de son économie.
Le dynamisme économique et la sécurité doivent aller de pair. Les événements de cet été ont rendu cette question urgente. En ce sens, les propos de Mario Draghi méritent notre attention et je partage en grande partie son analyse.
Draghi va plus loin : il appelle l’Europe à changer de trajectoire. Comment l’Union devrait-elle structurer sa réponse ?
L’Europe est confrontée à un triple défi que j’appelle le « triple D » : défense, décarbonation et dynamisme économique.
Il faut tout d’abord assumer une plus grande responsabilité en matière de sécurité extérieure. Nous ne pouvons pas nous montrer soumis lorsqu’il s’agit de nos propres intérêts en matière de sécurité en tant qu’Européens. Cela implique à la fois un budget de défense national plus important, comme convenu lors du sommet de l’OTAN, mais aussi nos propres solutions européennes. Pour mettre cela en pratique, nous aurons besoin d’une meilleure coordination en matière de dépenses de défense et d’achats conjoints afin de réaliser véritablement les économies d’échelle dont nous avons besoin.
Il n’y a aucun gagnant dans une guerre commerciale et le plus grand perdant est le consommateur américain.
Olli Rehn
La décarbonation n’est pas un fardeau. C’est un impératif géopolitique et une nécessité climatique. La transition écologique n’est pas un coût supplémentaire, c’est la clef de la sécurité énergétique à moyen et long terme.
Et enfin, nous devons rendre l’économie européenne plus dynamique, plus attractive et plus compétitive, en particulier dans le secteur privé. Nous devons investir dans le capital humain, les talents et la recherche.
Ma crainte est que l’Europe prenne un retard irrattrapable à l’âge technologique. Alors que les États-Unis et la Chine font un bond en avant, nous devons renforcer notre écosystème d’innovation.
Ces propositions soulèvent inévitablement la question de la dette commune. Êtes-vous d’accord avec Mario Draghi qui distingue la mauvaise dette de la bonne dette ?
En théorie, cette distinction existe. Si vous vous endettez pour des investissements — publics ou privés — qui sont productifs, cela a du sens. Il en va de même pour la défense commune et la transition écologique. En ce sens, il y a effectivement de la bonne dette.
Dans la pratique, toutefois, la situation est souvent plus compliquée.
Quand on parle de dette commune européenne — car c’est au fond le sens de votre question — il faut commencer par identifier l’objectif, ce que nous essayons d’accomplir. Le renforcement de notre défense est tellement stratégique qu’il nécessite de trouver des solutions tant au niveau national qu’européen.
À cet égard, une solution européenne nécessiterait un type de financement où la dette commune pourrait avoir du sens.
La décarbonation n’est pas un fardeau. C’est un impératif géopolitique et une nécessité climatique.
Olli Rehn
L’accord annoncé avec les États-Unis est-il le meilleur que l’Europe pouvait obtenir ?
À propos de ce soi-disant accord commercial, on voit passer beaucoup d’opinions tranchées — certaines très critiques.
C’est tout à fait compréhensible.
On peut toujours voir les choses de manière optimiste ou pessimiste. Mais lorsqu’on regarde les choses rationnellement, la situation est sans appel : les droits de douane sont désormais plus élevés et les exportateurs européens se heurtent à davantage d’obstacles.
Certes, on peut toujours faire valoir que cet accord réduit partiellement l’incertitude, mais ne nous faisons pas d’illusions : l’incertitude omniprésente qui caractérise le contexte politique actuel aux États-Unis ne va pas disparaître du jour au lendemain.
Si nous avions été plus unis au début des négociations et si nous avions agi de manière plus stratégique, nous aurions pu obtenir un meilleur résultat. Mais nous en sommes là.
Pour ce qui concerne le Conseil des gouverneurs de la BCE, il nous reviendra d’évaluer les répercussions et l’impact que ces droits de douane auront sur l’environnement opérationnel des entreprises européennes.
Il n’y a aucun gagnant dans une guerre commerciale et le plus grand perdant est le consommateur américain. Les droits de douane auront un impact sur l’inflation aux États-Unis — moins en Europe. Au plan macroéconomique, le principal impact pour nous sera sans doute un ralentissement de la croissance.
C’est regrettable.
Pour certains, cet accord pourrait ouvrir le début d’un siècle d’humiliation pour l’Europe.
C’est un signal d’alarme pour l’Europe.
Nous devons tirer les leçons de cet épisode.
Il est inutile de se laisser submerger par le chagrin. Nous devrions plutôt profiter de cette alerte pour agir avec plus de détermination. Je préférerais de loin que les États-Unis restent un allié de confiance pour l’Europe, mais il est important que nous nous concentrions sur le renforcement des capacités de défense et des technologies européennes, ainsi que sur le renforcement de notre autonomie dans ces domaines très critiques.
À Washington, nous assistons malheureusement à une attaque en règle de la part du pouvoir politique contre l’indépendance de la banque centrale.
L’un des principaux défis auxquels nous sommes confrontés dans l’Union européenne est que nous ne disposons pas d’une structure efficace pour la planification militaire stratégique. La seule structure pertinente est l’OTAN.
C’est une question que nos dirigeants doivent résoudre.
Nous avons besoin d’une structure européenne pour garantir un volume plus important et pas seulement des prix plus élevés. La Commission s’efforce déjà d’améliorer la coordination et le financement des projets européens communs, mais nous devons être plus ambitieux.
Nous devons également prendre nos responsabilités sur la mise en œuvre de nos promesses au niveau européen. Le gouverneur de la Banque de France, mon collègue François Villeroy de Galhau, a récemment appelé à fixer des dates limites pour la mise en œuvre de notre agenda. Je soutiens son approche.
Au-delà du commerce, Donald Trump s’en est pris au président de la Réserve fédérale, a appelé à une baisse immédiate des taux d’intérêt et a tenté de limoger la gouverneure Lisa Cook — qui fait conteste en justice le fondement légal de cette décision. Le principe d’indépendance des banques centrales pourra-t-il survivre à Trump ?
À Washington, nous assistons malheureusement à une attaque en règle de la part du pouvoir politique contre l’indépendance de la banque centrale.
C’est extrêmement préoccupant — surtout si ce sentiment venait à se propager au reste du monde.
L’indépendance des banques centrales permet aux décideurs politiques de prendre les meilleures décisions pour l’économie sans subir de pressions politiques. Il existe des preuves théoriques et empiriques qui montrent que l’indépendance des banques centrales et la stabilité des prix vont de pair. Aux États-Unis, c’est un principe sacré depuis les années 1980 et le mandat de Paul Volcker — et jusqu’à aujourd’hui. S’y attaquer est regrettable.
L’indépendance des banques centrales est solidement ancrée en Europe car elle est inscrite dans nos traités.
Olli Rehn
Jerome Powell sera-t-il capable de tenir tête à Trump ?
J’évite généralement de commenter le travail de mes collègues, mais dans ce cas précis, la gravité du moment m’oblige à dire que j’ai beaucoup d’estime et de respect pour Jay Powell, son professionnalisme et sa persévérance.
Faut-il craindre que cette offensive contre les banques centrales ne s’étende également à l’Europe ?
En Europe, la situation est différente.
En quoi ?
L’indépendance des banques centrales est solidement ancrée en Europe car elle est inscrite dans nos traités.
Si vous examinez les résultats obtenus par la BCE au cours des cinq dernières années, notre indépendance nous a permis de ramener l’inflation de son pic de 10,5 % en 2022 à son niveau actuel de 2 %, qui est notre objectif à moyen terme.
Cela s’est produit sans que la croissance ne soit fondamentalement attaquée ni que le chômage ne grimpe en flèche pour atteindre des taux à deux chiffres. La BCE a fait preuve de crédibilité : elle a maintenu les anticipations d’inflation fermement ancrées autour de 2 % et stabilisé l’inflation sans coût social excessif. La clef de cette réussite réside, précisément, dans notre indépendance.
Aux États-Unis, à l’inverse, c’est la cinquième année consécutive que l’inflation reste supérieure à l’objectif et que les prix ont considérablement augmenté. C’est également le cas en Europe, mais dans une moindre mesure.
Les ingérences politiques peuvent également augmenter les risques d’erreurs dans les décisions des banques centrales.
La fonction d’une banque centrale est de mener une politique monétaire efficace et d’assurer la stabilité des prix à moyen terme.
Toute motivation politique externe peut en effet porter atteinte à ce principe.
On peut espérer que l’indépendance de la banque centrale américaine ne sera pas compromise, car cela augmenterait le risque d’erreurs. La Fed est une banque centrale d’importance mondiale : cette bataille politique pourrait avoir des répercussions.
Dans ce contexte, il est capital pour nous de continuer à affirmer notre indépendance.
L’indépendance des banques centrales est-elle aussi une condition essentielle de toute démocratie ?
Les Européens veulent la stabilité des prix — et donc une banque centrale indépendante. Nous prenons des décisions indépendantes sur la base d’analyses indépendantes. Je crois sincèrement qu’il est préférable pour nous, Européens, de préserver cette situation. Et je ne dis pas seulement cela en tant que banquier central mais aussi en tant qu’Européen.
N’oublions pas que notre mandat et notre indépendance pour l’exercer sont le résultat d’un processus démocratique.
À charge pour de veiller à ce qu’il en reste ainsi.
Les stablecoins représentent un risque potentiel pour la stabilité financière.
Olli Rehn
Le moment n’est-il pas venu de repenser le mandat des banques centrales ?
Le monde traverse une période de transformations profondes — et pas seulement économiques. Je suis pour ma part toujours ouvert et favorable au débat intellectuel, mais notre mandat est très clairement défini dans les traités : notre mission première est la stabilité des prix.
Nous devons soutenir tous les objectifs qui peuvent être bénéfiques pour l’Europe — de la croissance équilibrée, le plein emploi et le développement durable, pour autant qu’ils ne compromettent pas la stabilité des prix. Cela reste notre fonction.
Alors que Trump mise sur les stablecoins, la Banque centrale européenne les considère comme un risque pour la stabilité financière. Est-ce le cas — ou bien serions-nous seulement en train de passer à côté d’une innovation financière ?
Les stablecoins représentent un risque potentiel pour la stabilité financière en ce qu’ils créent une passerelle entre les cryptomonnaies — et leur marché très volatile — et le système bancaire traditionnel. Si ce marché continue de croître, en grande partie grâce à la promesse d’un échange à parité avec le dollar, il pourrait devenir un risque systémique sérieux. À la BCE, nous suivons ces développements de près.
Avec l’euro numérique, nous avons choisi une autre voie.
À mon avis, c’est l’approche la plus judicieuse. Plutôt que de créer un engouement autour d’un certain type d’actif ou de faire les gros titres, il s’agit de garantir aux Européens l’accès à un équivalent numérique sûr et sécurisé de l’argent liquide.
L’euro numérique permettra également de réduire la fragmentation persistante du marché européen des paiements et cela favorisera la compétitivité. Un euro numérique fiable et fonctionnel peut également soutenir le rôle international de l’euro dans les pays où il est également utilisé comme monnaie de référence ou parallèlement à la monnaie locale.
Si les risques sont si importants, pourquoi l’administration Trump voudrait-elle gonfler le marché d’un tel actif, qui, comme vous le soulignez, pourrait présenter un risque systémique pour la stabilité financière ?
Je suis membre du conseil des gouverneurs de la Banque centrale européenne. Je ne suis pas membre de l’administration américaine et il ne m’appartient pas de juger leur politique.
Cela étant dit, en tant qu’observateur, je constate que la motivation des États-Unis vise clairement à maintenir la domination du dollar américain en garantissant une demande accrue pour les bons du Trésor américain, et donc pour la dette publique américaine.
L’administration Trump, en vertu de la réglementation en vigueur, a explicitement interdit la création d’une monnaie numérique de banque centrale destinée au grand public sans l’accord du Congrès. Les mesures que l’administration peut prendre par décret dans ce domaine sont donc limitées.
Au-delà des stablecoins, une question plus large se pose à nous, Européens, en matière de souveraineté, de technologie et de numérique : la garantie de notre souveraineté numérique est une priorité stratégique pour l’Europe.
Qu’entendez-vous par là ?
Actuellement, une poignée de grandes entreprises technologiques américaines dominent l’économie numérique européenne. Le marché européen des paiements de détail autres qu’en espèces est contrôlé par deux sociétés américaines : Visa et Mastercard.
Dans un monde où les systèmes de paiement constituent un instrument géopolitique, disposer d’une infrastructure résiliente et souveraine n’est pas une option : c’est essentiel. Concrètement, cela implique de mettre en place des alternatives européennes, d’approfondir nos marchés de capitaux et de veiller à l’application de nos règles.
La souveraineté passe également par un approvisionnement énergétique stable. Au début de notre conversation, vous nous disiez que la transition écologique était indispensable pour garantir la sécurité énergétique. Or cela semble désormais être un avis minoritaire parmi les États membres, qui ne cherchent pas à accélérer le mouvement mais plutôt à assouplir les objectifs écologiques. L’Europe s’est également engagée à augmenter ses achats de GNL auprès des États-Unis : n’y a-t-il pas là une contradiction ?
Tout comme la France, la Finlande a investi massivement dans la décarbonation.
Nos deux pays tirent une part importante de leur production énergétique du nucléaire et des énergies renouvelables. Dans notre cas, les énergies renouvelables représentent environ 45 % de la production énergétique totale — presque la moitié. Il est donc possible d’avancer dans cette direction.
Avec les énergies renouvelables, le coût initial d’investissement est élevé. Mais les coûts d’exploitation à long terme diminuent beaucoup plus vite que ceux des énergies fossiles.
Cet investissement initial est donc tout à fait justifié.
Dans un monde où les systèmes de paiement constituent un instrument géopolitique, disposer d’une infrastructure résiliente et souveraine n’est pas une option : c’est essentiel.
Olli Rehn
Pendant la phase de transition, le GNL sera un élément important pendant. C’est un fait que nous devons accepter.
Ne faisons pas l’amalgame entre l’impératif de transition écologique et l’excès de règles.
Il s’agit de deux questions distinctes.
Au Conseil des gouverneurs de la BCE, nous sommes favorables à la simplification, mais pas à la déréglementation. Il est important que la Commission se penche sur ce point, mais il ne faut pas le confondre avec la transition écologique elle-même.
S’écarter de nos objectifs et de nos politiques en matière de décarbonation serait une erreur stratégique.