Pour sortir du spectacle, nous avons décidé de vous proposer une plongée inédite dans la société ukrainienne.
À partir d’aujourd’hui nous publierons une longue enquête en quatre volets signée Fabrice Deprez, qui a été jusqu’au front en Ukraine, et qui revient avec un portrait d’un pays déchiré — qui résiste.
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Parcourir l’Ukraine ces dernières semaines est une expérience déroutante. Dans le reste de l’Europe et peut-être encore dans certains cercles de pouvoir à Washington, on connaît ces noms par cœur : vivre à Kyiv, conduire jusqu’à Poltava puis à Kharkiv, croiser en descendant vers Zaporijia des véhicules blindés enserrés de cages anti-drones ou enveloppés de filets de camouflage qui claquent au vent, échanger avec les soldats, les étudiants, les volontaires — c’est faire l’expérience d’un pays en apnée prolongée.
Car nous sommes, déjà, au quatrième été de la guerre.
Dans la société ukrainienne, l’épuisement, le détachement et la force de la résistance s’affrontent et se mélangent. L’Ukraine n’est pas seulement rongée par la guerre : elle est aussi, souvent, minée par l’impossibilité de penser l’avenir.
Car il faudrait pour cela pouvoir s’arrêter. Et l’invasion russe a fait de l’Ukraine un pays en mouvement constant.
Le spectre d’un « peuple sans terre »
Il y a eu d’abord, en 2022, la fuite de millions d’Ukrainiens vers l’Europe et au-delà — et depuis trois ans l’exil intérieur de plus de trois millions d’autres personnes ayant voulu fuir l’occupation russe ou l’apocalyptique destruction qui accompagne l’avancée de l’armée de Poutine.
Depuis, le mouvement ne s’est jamais arrêté.
En juillet, une enseignante de la capitale prend une décision. Comme tant d’autres, elle change ses plans au gré de la réalité militaire, va prolonger avec son fils leur séjour estival dans la datcha familiale de la région de Kyiv. Je l’interroge : leur quartier de Sviatochine — mélange éclectique de vieux immeubles résidentiels soviétiques, d’universités et de zones industrielles à l’Ouest de la capitale — est depuis quelques semaines soumis au matraquage des drones et des missiles russes, il est plus prudent de ne pas revenir tout de suite.
Dans les régions plus proches de la ligne de front, ils sont nombreux à s’être réfugiés dans de grandes agglomérations tout en continuant à se rendre régulièrement dans leur village natal — trop proche des combats pour y vivre en permanence, pas encore assez loin pour l’abandonner complètement.
Mouvement aussi d’étranges cortèges devenus routiniers : c’est un ballet de tanks, de camions, de 4×4 tractant un autre 4×4 aux portières explosées par un drone, d’hommes en arme ; c’est un soldat arrivé de l’Ouest de l’Ukraine dans un village du Donbass qui s’avoue étonné d’entendre des locaux parler ukrainien.
C’est une conversation tranquille entre Pavlo et Natalia, deux cinquantenaires qui ne se connaissaient pas avant de s’installer dans leur compartiment du « 102-D ».
Tous les deux jours, ce train entame un extraordinaire périple entre Kramatorsk, forteresse du Donbass dont Vladimir Poutine réclame aujourd’hui l’abandon par les forces ukrainiennes, et Kherson, ville-martyre au bord du Dniepr vidée de l’écrasante majorité de sa population par les frappes d’artillerie et la chasse constante des drones russes.
Pavlo vient de Rivne, dans l’Ouest du pays ; Natalia a fui Marioupol au début de l’invasion.
Avant le retour à son poste de démineur dans la région de Mykolaïv, l’un se lève avec des grognements de douleur — cela fait trois ans qu’il porte sur le dos ce lourd gilet pare-balle. L’autre va rejoindre son mari, militaire, pour quelques jours.
La rame du train 102-D est sortie d’un autre temps : rideaux blanchâtres effilochés, lumières orangées blafardes, panneaux de bois qui se détachent parfois. Leur conversation est marquée d’une tranquille familiarité, le langage entendu entre deux Ukrainiens d’une même génération bousculée par la guerre.
Si l’on sait bien regarder, cette impression de mouvement constant à la surface en cache une autre — invisible et marquée par l’angoisse d’un conflit qui se prolonge : l’errance de l’esprit. En quatre étés, la guerre est entrée dans les vies, dans les mémoires : avoir vu tant d’amis et de parents partir ailleurs, cela rend songeur. On envisage, parfois vaguement, parfois très concrètement, de faire la même chose, peut-être, un jour, si les choses empirent, si les frappes deviennent trop intenables.
Après le choc et la résistance fervente de 2022, après la résignation déterminée de 2023 — et d’une partie de 2024 — une longue angoisse a saisi la société ukrainienne. C’est celle d’une situation qui paraît sans issue claire, parfois sans issue du tout.
À la radio publique, où une émission quotidienne laisse la parole aux soldats ukrainiens, la voix chaude du colonel Serhiy Douplyak se fait sombre. Nous sommes un matin de juillet et il souligne l’importance de l’engagement : « soit nous défendons notre terre, soit nous serons un peuple sans terre, sans patrie. On peut fuir à l’étranger. Mais qui nous y attend ? Nos maisons, nos biens, on ne peut pas tout emporter là-bas. Tout le monde ne partira pas. Et si une partie de la population veut fuir à l’étranger, vivre toute sa vie comme réfugié, sans patrie, sans État, recommencer sa vie à zéro… »
Moscou réclame la capitulation pure et simple de l’Ukraine.
Volodymyr Zelensky a depuis longtemps reconnu que l’armée ukrainienne ne pourrait pas, dans l’état actuel des choses, reprendre les territoires ukrainiens perdus.
Si l’armée russe continue de subir des pertes effroyables, elle continue aussi inlassablement d’avancer, défiant depuis deux ans les espoirs d’un épuisement et d’une stabilisation du front. À l’arrière, les drones russes frappent de plus en plus souvent, de plus en plus violemment.
L’atmosphère est pesante toujours, parfois surréaliste — car elle n’empêche pas toujours une vie normale à laquelle s’accrochent des millions d’Ukrainiens.
C’est ce monde en suspens qui a accueilli début août le tourbillon soulevé par Donald Trump.
Le choc des annonces successives — la visite de Steve Witkoff à Washington, le sommet en Alaska, la rencontre précipitée de Volodymyr Zelensky et Donald Trump à Washington avec les Européens… — ne se fait pas encore profondément ressentir. Les Ukrainiens ne sont pas dupes du spectacle trumpiste : cette séquence les effraie surtout parce que Vladimir Poutine réclame désormais que l’Ukraine abandonne la partie de la région de Donetsk qu’elle contrôle déjà.
Le moment diplomatique destructeur de cet été rappelle aussi une douleur connue : celle des espoirs brisés.
Car l’Ukraine est déjà passée par là. L’élection puis l’arrivée au pouvoir de Donald Trump furent dans la population la source d’une véritable espérance puis, rapidement, d’une déception tout aussi forte.
Le président américain n’avait pourtant jamais fait mystère de son mépris pour le président ukrainien et de son affinité pour son homologue russe.
Personne n’ignorait en Ukraine ni ce mépris ni cette affinité, des simples habitants jusqu’au président ukrainien.
L’espoir était d’abord guidé par la perception d’une trajectoire intenable, par l’idée que l’administration Biden n’allait sans doute jamais revoir son soutien à la hausse alors même que la situation continuait lentement d’empirer.

« Nous vivions l’époque de la grande illusion »
Peut-être les choses allaient-elles alors changer.
Pour certains Ukrainiens, c’était l’espoir d’un Trump ouvertement défié par Vladimir Poutine qui aurait en réponse décuplé son soutien financier et militaire à l’Ukraine. Pour beaucoup d’autres, c’était l’espoir d’un cessez-le-feu et de garanties de sécurités qui auraient enfin permis de retrouver la possibilité de penser son avenir au-delà de l’immédiat. Espoir un temps nourri par les premières véritables négociations depuis le début de l’invasion et la demande américaine d’un cessez-le-feu, puis douché lorsque Vladimir Poutine a clairement fait comprendre son désintérêt à la mise en place de tout cessez-le-feu qui ne s’accompagnerait pas de la vassalisation de l’Ukraine.
Dans un café du centre-ville de Poltava, le journaliste Viktor Tkatchenko évoque l’atmosphère d’alors : « au début de l’année, il y avait ce sentiment, cet espoir que l’on verrait au printemps un dogovornitchok, une sorte de mini-accord ; qu’il y aurait au moins un gel des combats. Mais ce n’est pas arrivé, et on voit maintenant une nouvelle chute du moral, avec cette compréhension, à nouveau, que la guerre va durer. »
Cet assombrissement généralisé n’est pas qu’une impression superficielle : il se retrouve très clairement lorsqu’on regarde les données.
Un sondage réalisé en décembre 2024 et juin 2025 par le très sérieux Institut International de Sociologie de Kyiv sur l’optimisme des Ukrainiens est sans appel : en six mois, la part des Ukrainiens considérant que « dans 10 ans l’Ukraine sera un pays détruit et frappé par un exode de population » a bondi de 28 % à 47 % 1. La part des optimistes chute quant à elle de 57 % à 43 %. 69 % des Ukrainiens considèrent désormais que l’Ukraine devrait négocier une fin de la guerre aussi vite que possible, d’après un sondage de l’agence Gallup 2. La popularité de Donald Trump auprès des Ukrainiens est, entre novembre 2024 et avril 2025, passée de 44,6 % à 7,4 % 3.
La relation des Ukrainiens à Donald Trump a quelque chose d’une malédiction. Les espoirs d’une volte-face du président américain ont été douchés, encore et encore, mais ils ne se sont jamais complètement éteints. Car il y a toujours quelque chose à espérer. Ainsi des sanctions décidées par Donald Trump contre l’Inde, qui ont fait renaître, un temps, la perspective d’un alignement du président américain sur l’Ukraine.
Le choc de la rencontre de Vladimir Poutine avec son homologue américain en Alaska a été d’autant plus renforcé par la demande russe d’un retrait des troupes ukrainiennes des régions de Donetsk et Lougansk. Car si la société ukrainienne est épuisée et désireuse d’une paix qu’elle sait synonyme de compromis douloureux, elle n’est pas prête à la capitulation réclamée par le président russe. Et elle craint que le président américain ne le comprenne pas.
Bien souvent, ce n’est pas qu’une question de patriotisme — ou un rejet né de la crainte de voir souillé le sacrifice de parents ou d’amis tombés au front.
C’est aussi et surtout la conscience aiguë qu’une fin des combats incertaine et fragile, sans garanties de sécurité pour l’Ukraine, ne les ferait pas sortir de l’apnée. Une trêve sans paix ou sans défaite russe empêcherait les Ukrainiens de pouvoir à nouveau envisager un futur : car comment, au juste, reconstruire un pays lorsqu’on craint en permanence que la guerre recommence ?
Sur sa page Facebook, l’analyste militaire ukrainien Mykola Bielieskov a déjà trouvé une formule pour qualifier le monde d’avant Anchorage : « Il nous semblait alors que Trump avait fait un 180 degrés radical sur la manière de parvenir à la fin de la guerre. On se rappellera de l’été 2025 comme l’époque de la grande illusion. » 4

Des cafards dans la tête de Trump et des missiles au-dessus de nous
Dans une période de frénésie diplomatique, le flux d’informations contradictoires laisse toujours de l’espoir aux espoirs.
Sur sa page Telegram, un blogueur politique a depuis le début de la guerre pris l’habitude de réaliser auprès de ses 40 000 lecteurs un sondage mensuel posant toujours la même question : « combien de temps pensez-vous que la guerre va encore durer ? ».
Avec l’arrivée de Trump au pouvoir, la courbe en hausse stable de la réponse « plus d’un an » s’est soudain mise à prendre des airs de dents de scie 5. Il nous dit : « on voit l’humeur des lecteurs changer graduellement avant la victoire de Trump en novembre 2024… Ça va, ça vient, en fonction de quels cafards dans la tête de Trump sont aux commandes au moment du sondage. »
« Aujourd’hui, avec Trump en Amérique, je ne vois simplement pas de porte de sortie » nous confiait début juillet Ihor Koulish, un ancien homme d’affaires de Kharkiv qui se consacre aujourd’hui entièrement au soutien à l’armée et à des activités de défense des droits de l’homme. « Trump part d’une très faible position en tant que négociateur. Et Poutine, comme ancien du KGB, comme tout négociateur russe, comprend que de telles négociations seront décidées par le plus fort. Trump ne comprend pas et ne comprendra jamais cela. »
En attendant, la société ukrainienne est revenue à une situation d’accoutumance.
Dans plusieurs grandes villes, dont la capitale, les attaques de drones et de missiles russes se sont au printemps puis à l’été faites de plus en plus régulières.
Ces vagues de 300 ou 400 drones étaient impensables il y a un an. En quelques semaines, elles sont devenues banales.
C’est dans ces moments, précisément, que se creuse l’épuisement : après des nuits entières passées sous un ciel déchiré par les rafales de mitrailleuses de la défense antiaérienne, ce sont les explosions d’un missile abattu en plein air ou le hurlement d’un drone russe plongeant sur sa cible.
Vient ensuite le lever du soleil, l’ouverture des magasins, les embouteillages qui bloquent la rocade de Kyiv et le retour à une vie presque normale.
Le soir venu, une nouvelle alerte déclenche une nouvelle routine : précipitamment, on jette des matelas dans les couloirs éloignés des fenêtres, des familles descendent aux abris ou installent leurs enfants dans des salles de bain.
En rentrant chez moi un soir comme celui-ci, je croise dans la rue une jeune femme en route vers la station de métro servant d’abri anti-aérien : écouteurs sur les oreilles, sweat autour de la taille, tapis de sol sous le bras, elle a la démarche un peu absente de l’employé en chemin vers le bureau.
L’engagement détaché : formes de la résistance ukrainienne
La société ukrainienne, pour l’heure, tient.
Le consensus autour de la nécessité de se défendre face à l’invasion russe n’a jamais été remis en cause, l’armée continuant de trôner en tête de la liste des institutions les plus respectées du pays 6.
Le tissu de volontaires disséminé à travers le pays joue un rôle crucial : actif depuis 2014, Ihor Koulish et ses amis continuent comme des dizaines de milliers d’autres de soutenir l’armée en achetant et en livrant véhicules, lunettes de vision thermique, systèmes de brouillage… l’engagement de l’homme d’affaires et de ses amis est dans la droite lignée d’un volontariat informel et à petite échelle déployée depuis 2014, des « fourmis » — comme il se décrit lui-même — qui partagent aujourd’hui l’espace avec de puissantes organisations capables de lever des fonds considérables, de financer l’achat de centaines de drones ou de dizaines de véhicules à la fois. Pour Ihor Koulish, leur action à petite échelle reste cruciale : « c’est aussi une manière de maintenir le contact entre l’armée et la société, de leur montrer qu’on est toujours là », assure-t-il, ses lunettes fines plantées sur le bout du nez. Trouver de l’argent est certes de plus en plus difficile, certains volontaires sont partis, d’autres se sont engagés dans l’armée et sont morts au combat.
Cela fait de toute manière longtemps que l’engagement n’est plus porté par l’engouement. La société tient parce qu’elle n’a pas d’autres choix, parce qu’elle ne voit pas d’autre porte de sortie — sinon l’exil.
Le sens du devoir ? « C’est compliqué, à tous les niveaux » reconnaît dans son bureau Volodymyr Havrilenko, le chef du village de Sourokhabivka, dans la région de Poltava. « Au niveau de l’économie, du moral, de l’état psychologique… c’est très compliqué ». L’homme s’interrompt. « L’hiver sera dur, mais on ne sait pas ce qu’il se passera… est-ce que ce sera comme l’année dernière, ou pire. Est-ce qu’il y aura de l’électricité, du gaz ? »
Nouveau silence.
« Il y a cette absence de perspectives… »
Sous le soleil de plomb d’une journée de juillet, Sourokhabivka paraîtrait au premier abord comme l’un de ces endroits isolés de la guerre. Un village anonyme de paysans de la région de Poltava caché au bout d’une route défoncée et bordée de champs de blé vallonnés. Quelques cigognes se prélassent sur des nids installés au sommet de poteaux électriques. Devant l’épicerie, deux hommes chargeant un coffre avec de lents mouvements, dans le silence d’un village cogné par la chaleur. Un peu plus loin, à la lisière boisée du patelin, les cris joyeux de gamins et de parents venus profiter de l’eau fraîche et translucide de la rivière Psel.
Cet après-midi, pas de 4×4 kaki. Ni de ces véhicules militaires divers et variés que l’on retrouve garés devant les maisons de bois de tant de villages de l’Est de l’Ukraine, signe de soldats au repos pour quelque jours ou chargé de quelque mission logistique.
Pas de coups de feu ni, à ce moment, de bourdonnement lancinant des drones kamikazes russes.
La seule arme visible à la ronde est le vieux pistolet accroché au jean tombant du facteur qui attend patiemment derrière le volant de son utilitaire. Dans les campagnes ukrainiennes, les fourgons jaunes vif de la poste d’État ne se contentent pas de distribuer le courrier mais transportent aussi aux habitants les plus isolés nourriture, magazines — et les retraites, des liasses de billets fourrés dans des sacs en toile de jute.
L’impression est évidemment trompeuse dans ce village de moins de mille habitants non loin de la capitale régionale de Poltava, un nœud logistique majeur pour l’effort de guerre ukrainien à une centaine de kilomètres de la frontière russe et un peu plus de 200 kilomètres de la ligne de front la plus proche.
C’est pourtant d’abord par l’absence que la guerre se révèle à Sourokhabivka.
En pleine saison de la récolte du blé, les fermes aux alentours manquent d’hommes. Dans le cimetière, trois drapeaux jaunes et bleu flottent au pied d’autant de tombes, d’autant d’hommes du village tombés au combat.
Toujours discrète, la guerre est aussi dans cette bâtisse rose pâle cachée dans un bois encerclé par un méandre de la rivière Psel aux airs de douves.
L’école du village a fermé il y a plusieurs années ; le bâtiment accueille désormais une quarantaine de réfugiés venus de la région de Kharkiv ou, dans le cas de Lioudmila, d’une ville de Bakhmout entièrement ravagée par les féroces combats qui s’y sont déroulés en 2023. Lioudmila est assise sur une chaise installée dans le couloir, où des photos d’élèves souriants sont toujours accrochées au mur. La mélodie d’un vieux film soviétique s’échappe de l’ancienne salle d’informatique, sans perturber le calme de l’endroit.
Le refuge paraît aussi figé que Sourokhabivka même, mais plus de trois ans de guerre pèsent là aussi : près de la moitié des quelque 80 réfugiés arrivés ici au début de l’invasion russe sont depuis repartis, soit pour retourner chez eux, soit pour s’installer ailleurs. Quatre de ceux qui sont restés sont déjà décédés, enterrés dans le cimetière du village.
Une vertigineuse absence de perspectives frappe aujourd’hui chaque Ukrainien — mais la société tient debout grâce à un mélange d’engagement et de détachement difficile à décrire : c’est la force d’un pays acculé qui résiste, parce que tenir est la seule alternative.

« Parfois, je ne me réveille même plus quand il y a des frappes »
Car si la guerre touche tout le monde en Ukraine, c’est souvent de manière très différente.
Sous sa forme la plus littérale, la proximité à la guerre est fonction de la distance — un gouffre sépare les tranquilles montagnes des Carpathes des faubourgs de Dobropillia, où des habitants chargeaient il y a quelques semaines des remorques de vieux meubles et de souvenirs sous la menace permanente des drones russes.
« C’est différent » tente d’expliquer Nastya, étudiante de vingt ans à Zaporijia, à 30 kilomètres de la ligne de front, ville industrielle au bord du Dniepr régulièrement frappée par drones, missiles et bombes planantes. « Il y en a qui disent que ceux en Ukraine de l’Ouest oublient ce qu’est la guerre, mais je crois que c’est juste une perspective différente. Pour nous, la guerre est à quelques kilomètres, pour eux c’est quelque chose dont souffrent des gens qui sont proches d’eux. »
Un habitant des Carpathes peut avoir un ami, cousin ou frère tué au front — ou y être lui-même envoyé.
À quelques dizaines de kilomètres de la frontière russe, elle aussi souvent frappée par des bombes planantes qui déchirent le ciel, Kharkiv offre toujours cet été le spectacle presque surréaliste d’un centre-ville plein de vie, aux parcs impeccablement tenus. C’est à peine si l’on remarque que les façades du Derjprom, mythique gratte-ciel constructiviste et symbole de la ville, se sont transformées en échiquiers, succession de fenêtres transparentes et de plaques de contreplaqué brunes causées par le souffle d’une récente frappe.
Certains ont fait le choix d’ignorer la guerre autant que possible, de se replier sur une bulle personnelle — une décision parfois source de tensions.
Sur Instagram, une illustratrice ukrainienne laisse par exemple libre court à sa frustration : « début 2022, je croyais vraiment que la guerre touchait tout le monde. […] Mais j’ai compris plus tard que beaucoup de gens sont partis simplement pour avoir l’opportunité de démarrer une nouvelle vie, et que beaucoup d’hommes placent leur vie et leur confort au-dessus de leurs responsabilités. » 7
Mais dans la société ukrainienne du quatrième été de la guerre, engagement et détachement ne sont souvent plus — ne peuvent plus — être des positions séparées.
« Même moi, j’ai… » — entre les murs de brique d’une ancienne imprimerie industrielle de Kharkiv reconvertie en centre culturel, Anastasia, 23 ans, le reconnaît d’abord avec hésitation, puis avec défiance — « …peut-être que j’ai arrêté de prêter tant d’attention que ça à la guerre. »
Que veut-elle dire ? Est-il possible d’oublier la guerre quand les drones drones russes frappent si près, si souvent ?
« J’ai arrêté d’être effrayé par les nouvelles, de pleurer en les lisant, parfois j’ai même arrêté de les lire. Parfois, je ne me réveille même plus quand il y a des frappes. C’est assez logique, je crois. Je me sens un peu coupable, parce que si je ne regarde pas les nouvelles, cela veut peut-être dire que je rate une levée de fonds urgente, et ce n’est pas bien. Mais je suis humaine… que ceux qui veulent me juger se jugent d’abord eux-même ».
Anastasia n’est pas détachée de la guerre.
Elle vit à Kharkiv, qu’elle a connue en 2022 désertée, soumise à d’interminables coupures d’électricité, où les bombes planantes continuent aujourd’hui de s’écraser avec une glaçante régularité. Son mari sert dans l’armée, comme nombre de ses amis. Chaque représentation d’Ocheret, la troupe de théâtre dont elle est la directrice, est l’occasion d’une levée de fonds pour l’armée.

Babyonki, tragi-comédie jouée par la troupe depuis le printemps, raconte avec une franchise désarmante l’absurdité et la tristesse de la guerre pour un groupe de femmes installé sur le porche d’un immeuble.
Dans cette Ukraine, la culture est soit une manière d’échapper à la réalité, soit de l’exorciser par des œuvres montrant la réalité la plus sauvage de la guerre. Anastasia a envisagé Babyonki comme une sorte de troisième voie : on y parle de la guerre mais pas dans ses moments les plus brutaux — seulement dans la banalité et l’absurdité du quotidien.
Mais Anastasia est, comme toute l’Ukraine : elle en suspens. Comme ces centaines de milliers de déplacés intérieurs qui s’accrochent pour certains à l’espoir d’un retour à la maison, se résignent pour beaucoup d’autres à une vie en exil. Comme toute une jeunesse aux projets mis à l’arrêt par l’invasion russe et qui contemple pour une partie d’entre eux la perspective du départ. « C’est assez courant : j’ai beaucoup d’amis et de connaissances qui ont refait leur vie à l’étranger » murmure Nastya à Zaporijia. Sa meilleure amie est installée depuis 2022 aux Pays-Bas. « Elle ne compte pas rentrer. Elle voulait, au début. Et puis elle a pris conscience que la guerre allait continuer. Elle a construit une vie là-bas, elle a un copain avec qui elle va sans doute se marier, ils en parlent déjà. Elle a l’air heureuse. » Nastya n’a quant à elle aucune intention de partir de cette ville que Vladimir Poutine continue de revendiquer comme sienne.
Guerre et normalité se côtoient et se mélangent. Il y a des moments où l’insertion de la guerre dans le quotidien est parfois l’affaire d’une poignée de minutes, voir de secondes. Un café de Kyiv prisé des nomades digitaux du quartier où, un matin d’été, la guitare saupoudrée de basse de Cypress Hill s’interrompt brutalement pour la minute de silence journalière en hommage aux hommes tombés au combat. Ou une route de campagne maltraitée de la région de Poltava où la circulation s’interrompt soudain, où l’on se range sur le bas côté pour voir ce qu’il se passe — c’est encore la mort, une route bloquée pour laisser place au convoi funéraire de Serhiy Aksiouk, 30 ans, blessé sur le front et décédé dans un hôpital de la région de Dnipropetrovsk.
Silence, hommes et femmes agenouillés, un corbillard qui s’approche longtemps sur cette route droite avant d’enfin tourner devant le drapeau jaune et bleu et disparaître vers le cimetière. Et comme Cypress Hill résonne bien vite à nouveau dans le café de Kyiv, les voitures et les camions redémarrent alors en chœur sur la route de Poltava.
Combien de temps une société peut-elle encore tenir dans un tel état d’incertitude ?
Il est impossible de répondre.
Pourtant, les choses peuvent changer très vite.
Prenons cet été : toute la scène politique a évolué elle aussi dans un curieux état de flottement. Si le débat n’avait pas disparu — loin s’en faut — et si les critiques du président ukrainien se faisaient de plus en plus audibles, le consensus d’une union nationale autour de Volodymyr Zelenskyy continuait de dominer. Pourtant, une simple décision du pouvoir ukrainien, une tentative de remettre en cause l’indépendance d’agences anti-corruption nées de la révolution du Maïdan, l’a brutalement mis en péril.
Pour la première fois depuis le début de l’invasion russe, des milliers d’Ukrainiens sont descendus dans les rues pour dénoncer une décision de leur gouvernement.
De chef de guerre incontesté, Volodymyr Zelensky redevenait simple président.
Ce parfum d’avant-guerre a très vite été suivi d’un rétropédalage du président ukrainien. La séquence confirme que trois ans de guerre n’ont pas émoussé une société civile toujours revendicative, toujours agile et autonome.
Si la tension est cette fois rapidement retombée si rapidement, c’est que le moment a été éclipsé par l’ouverture début août d’une nouvelle séquence diplomatique.
L’Ukraine tient et l’Ukraine espère. Mais cet été a marqué la fin d’une époque : celle de la « grande illusion ».
Sources
- Прес-релізи та звіти – Чи йдуть українці до єднання і як українці бачать майбутнє України
- Benedict Vigers, « Ukrainian Support for War Effort Collapses », Gallup, 7 août 2025.
- 100 днів президентства Трампа : довіра українців різко впала
- Publication de Mykola Bielieskov sur Facebook le 9 août 2025.
- Roman Shrike sur Telegram.
- Оцінка ситуації в країні, довіра до соціальних інститутів, політиків, посадовців та громадських діячів, ставлення до виборів під час війни, віра в перемогу (лютий–березень 2025р.)
- Publication de Sasha Ananisimova sur Instagram, le 26 juillet 2025.