Lavrov et la diplomatie du bon flic — mauvais flic : traduction commentée du dernier entretien du ministre russe des Affaires étrangères
« Nous apprécions la compréhension dont fait preuve l’administration Trump, à la différence des Européens. »
Décapiter la souveraineté ukrainienne reste l’objectif stratégique du Kremlin.
Mais pour le comprendre, il faut sortir du spectacle trumpiste et lire les paroles de Lavrov, que nous traduisons et commentons ligne à ligne.
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- Guillaume Lancereau •
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- © Ministère russe des Affaires étrangères

Good cop — bad cop. Alors que Vladimir Poutine continue à charmer le président américain, qui adopte désormais les principales demandes russes dans ses déclarations officielles et qui pourraient être en train dupé sur les garanties de sécurité, le ministre des Affaires étrangères Sergueï Lavrov rappelle explicitement la ligne dure du Kremlin.
Dans un entretien réalisé hier, le 19 août, pour la chaîne de télévision VGTRK et largement relayé dans l’espace médiatique russe, Lavrov fait savoir que la Russie continuait à réclamer la décapitation de la souveraineté ukrainienne, tout en temporisant sur la prochaine rencontre entre Poutine et Zelensky qu’il faut « préparer avec le plus grand soin ».
En jouant avec un formalisme juridique confusionniste, Lavrov cache la brutalité de la guerre d’agression menée par Russie et de ses crimes de guerre, tout en se servant de la fascination du président américain pour Poutine. À ce propos, l’ancien Premier ministre australien Malcolm Turnbull a récemment déclaré : « Quand vous voyez Trump avec Poutine, comme je l’ai vu à quelques reprises, il est comme un garçon de 12 ans qui arrive au lycée et rencontre le capitaine de l’équipe de football : ‘my hero, my hero has arrived.’ ! » 1.
Mais le réel est là. Avec les exécutions massives dans des caves par le FSB, les mutilations, les décapitations et les amputations, ainsi que les tortures humiliantes et cruelles infligées aux prisonniers de guerre : couper une oreille à un prisonnier pour ensuite la lui faire manger 2.
Sortir du spectacle trumpiste, implique de lire d’une manière critique les paroles de Lavrov que nous traduisons et commentons ligne à ligne.
Dommage que vous ne portiez pas aujourd’hui le sweat-shirt « URSS »…
J’estime qu’on a beaucoup exagéré l’importance de cette affaire. Il n’y a là rien d’inhabituel. Nous avons quantité de produits qui reprennent la symbolique soviétique et je n’y vois aucun sujet de honte. C’est toute une partie de notre vie, de notre histoire. C’est notre patrie, qui a désormais pris la forme de la Fédération de Russie, entourée d’anciennes républiques soviétiques qui sont autant de pays amis. Bien sûr, tout cela ne va pas sans conflits d’intérêts, mais c’est la vie.
La presse internationale a suffisamment glosé sur l’accoutrement du ministre russe des Affaires étrangères pour qu’il ne soit pas nécessaire d’y ajouter de commentaire. On aurait toutefois pu s’interroger plus légitimement sur le choix d’un sweet-shirt URSS doublé d’une doudoune sans manches à l’occasion d’une réunion diplomatique au sommet, surtout après les remarques désobligeantes adressées par le journaliste Brian Glenn au président Zelensky — chef de guerre d’un pays en guerre — lorsqu’il s’est présenté dans le Bureau ovale sans costume.
Il me semble qu’on pourrait parler d’une mode, si vous voulez. Après le sommet d’Anchorage, j’ai vu des jeunes gens, étudiants à l’Université d’État de Moscou et dans d’autres établissements, arborer ces pulls. Mais il ne s’agit en aucun cas d’« impérialisme » ou d’une volonté de ressusciter un « mode de pensée impérial ». Ce dont il s’agit, c’est de notre histoire. Une histoire qu’il nous faut préserver, y compris avec le sens de l’humour.
Vos interlocuteurs américains ont-ils souligné votre apparence ?
Oui, mais sans en faire toute une histoire. Ils ont simplement dit qu’ils appréciaient cette « chemise », selon les mots du secrétaire d’État américain, Marco Rubio.
Et quelle était l’atmosphère générale ?
Elle était très bonne, comme le reflètent les déclarations faites par les présidents Vladimir Poutine et Donald Trump après les négociations. Les discussions ont été utiles.
Il était tout à fait clair que le président des États-Unis et son équipe cherchaient sincèrement à obtenir un résultat raisonnable, stable et durable. Tout le contraire, en somme, des Européens qui, au même moment, répétaient à qui voulait l’entendre qu’ils n’accepteraient qu’un cessez-le-feu, après lequel ils continueraient quand même à livrer des armes à l’Ukraine.
Les États-Unis et la Russie disposent désormais d’un nouveau terrain d’entente diplomatique et rhétorique, consistant à affirmer que seuls Donald Trump et Vladimir Poutine seraient déterminés à affronter les enjeux profonds de cette guerre et à parvenir à un accord raisonnable, minutieusement préparé, tandis que les Européens, va-t-en-guerre, hypocrites et inconscients, ne feraient qu’entraver ce processus.
Autre point important : le président des États-Unis et son équipe avaient clairement conscience du fait que ce conflit avait une série de causes concrètes et que les échanges entre dirigeants européens — lorsqu’ils assurent que la Russie a attaqué l’Ukraine sans y avoir été provoquée — ne pouvaient être que du bavardage enfantin. Passez-moi l’expression, je ne trouve pas d’autre manière de le dire : l’essentiel est surtout qu’ils continuent d’avancer les mêmes arguments aujourd’hui. Leur rencontre avec Trump à Washington, une fois que Zelensky y a été « convoqué », a confirmé qu’ils continuaient d’exiger un cessez-le-feu immédiat. C’est, du moins, la position de certains d’entre eux : ceux qui, comme le chancelier allemand Merz, soutiennent qu’il faut « faire pression » sur la Russie au moyen de sanctions. Aucun de ces « messieurs » n’a même mentionné la notion de « droits de l’Homme ».
« Mentionner une notion » est une chose. Assassiner 70 personnes dans des caves comme l’a fait le FSB depuis le début de la guerre, sous prétexte de coopération avec l’Ukraine ou de liens, avérés ou non, avec l’État islamique, en est une autre 3. De même que couper une oreille à un prisonnier et la lui faire manger 4. De même que découper les têtes et les mains de soldats ukrainiens tombés au combat 5. De même que battre un prisonnier de guerre avec une louche de service avant de distribuer une nourriture tachée de sang 6.
Pourtant, lorsqu’ils discutent de n’importe quel sujet de politique étrangère impliquant des pays dont la direction politique n’est pas de leur « camp » — le camp des néoconservateurs, des néolibéraux — comme le Venezuela, la Chine, la Russie ou même, désormais, la Hongrie, ils commencent immanquablement par exprimer des demandes de respect des droits de l’Homme dans le cadre de « l’ordre mondial fondé sur des règles ».
Avec cette accusation d’hypocrisie de l’Occident, prêt à utiliser tous les mécanismes du droit international à son avantage, nous retrouvons ici le cœur de la « doctrine Lavrov » exposée en avril 2025 et traduite dans nos pages.
Si vous vous repassez le film de tout ce qu’ils ont dit à propos de l’Ukraine au cours des années passées, vous ne rencontrerez jamais l’expression de « droits de l’Homme ». L’interdiction totale de la langue russe dans toutes les sphères d’activité humaine aurait, sans doute, pu soulever l’indignation de ces « défenseurs des principes démocratiques », mais non, il n’y a rien eu de tel. Le fait que ce soit le seul pays au monde à jeter l’interdit sur une langue, cela n’a l’air de scandaliser personne.
D’un autre côté, lorsqu’ils disent qu’il faudra sans doute s’accorder sur des échanges de territoires (l’un de leurs représentants l’a affirmé), ils oublient que c’est une question dont doit décider Zelensky lui-même. Deuxièmement, ils s’imaginent déjà déployer une opération de maintien de la paix, avec des forces armées sous casque bleu. Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire qu’ils confient les enjeux de garantie des droits de l’Homme à ce même « personnage », sous la direction duquel ont été adoptées toutes les lois restreignant les droits des russophones, sur le plan linguistique, éducatif ou encore en matière d’accès aux médias, sans parler des lois qui leur ont interdit de pratiquer leur propre religion en interdisant de facto l’Église orthodoxe canonique.
Ainsi, ils estiment que c’est précisément cet homme qui doit être chargé de mettre en œuvre les accords avec la Russie selon son bon vouloir. Personne ne s’est avisé de dire que ce serait peut-être une bonne idée, d’avant toute négociation, qu’il commence par abroger ces lois. Ne serait-ce qu’au nom de la Charte de l’ONU, qui stipule que le respect des droits de l’Homme doit être garanti indépendamment de tout critère de race, de sexe, de langue ou de religion.
Du point de vue de la langue et de la religion, l’Ukraine viole ouvertement la Charte de l’ONU. N’oublions pas ce que Zelensky a déclaré à Washington : il est prêt à négocier, mais sans discuter de questions territoriales, car la Constitution le lui interdit.
La Constitution ukrainienne affirme dans son article 2 que « la souveraineté de l’Ukraine s’étend sur l’ensemble de son territoire ». Cependant, le statut des « territoires ukrainiens temporairement occupés » (en l’occurrence, la Crimée), n’est pas un « vide juridique » : il est défini par la loi 1207-VII du 15 avril 2014. Il existe donc juridiquement une marge de négociation avec la Russie. En revanche, Volodymyr Zelensky n’ignore pas que céder « le Donbass » comme l’exige la Russie serait inacceptable pour la population et reviendrait à un suicide politique.
C’est un point intéressant puisque, aussi risible que cela puisse paraître, la Constitution ukrainienne, malgré les nombreuses lois qui interdisent la langue russe dans toutes les sphères de l’existence et de l’activité, exige encore aujourd’hui de l’État qu’il garantisse pleinement les droits du russe (évoqué séparément) et des autres minorités nationales [sic]. Puisqu’il est si attaché à sa Constitution, alors je lui suggère de commencer par ses premiers articles, où figure explicitement cette obligation.
L’article 10 de la Constitution ukrainienne définit bien l’ukrainien comme langue officielle, tout en garantissant le libre développement, l’usage et la protection de la langue russe ainsi que des autres langues parlées par les minorités nationales du pays. Cet article correspond bien à la réalité : le pays a une langue officielle, en usage dans l’administration, les écoles, les médias et les services, sans pour autant entraver l’usage du russe dans l’ensemble de la vie sociale.
Les innombrables vidéos dans lesquelles on entend des civils ukrainiens, terrorisés par des frappes de missiles ou de drones, ou forcés de quitter leur domicile par l’avancée de l’armée russe, s’exclamer en langue russe, confirment que l’enjeu de cette guerre n’a jamais été là.
Quant à la Charte des Nations unies invoquée par Lavrov, elle pose un principe général d’égalité, mais n’oblige aucun pays à reconnaître une langue minoritaire comme langue officielle.
Mais tout le monde sait depuis bien longtemps que ces obligations ont été glissées sous le tapis par une série de responsables (Ursula von der Leyen, Emmanuel Macron, Keir Starmer, Friedrich Merz et son prédécesseur Olaf Scholz). Évidemment, Joe Biden et son administration n’ont pas été les derniers à ignorer ou déformer toutes les réalités dont est issue la crise ukrainienne. Significativement, les délégués ukrainiens qui constituaient le groupe de soutien accompagnant Zelensky à Washington ce 18 août répétaient sans cesse qu’il fallait faire quelque chose, avancer sur le sujet, en réaction au fait que Donald Trump et son équipe, surtout après la rencontre en Alaska, avaient commencé à aborder bien plus en profondeur le règlement du conflit et à saisir qu’il fallait en éliminer les causes originelles — ce que nous avons toujours affirmé, à commencer par la voix du président Poutine.
L’une de ces causes originelles relève des enjeux de sécurité pour la Russie. Elle vient du fait que tous les engagements qui nous avaient été faits concernant l’extension de l’OTAN vers l’Est ont été systématiquement violés au cours des décennies passées, et de la manière la plus grossière. Le président russe Vladimir Poutine a noté à plusieurs reprises que ces promesses ont été suivies de cinq vagues d’élargissement de l’alliance. Certains allèguent que ces promesses étaient purement orales, mais c’est absolument faux : elles ont été posées par écrit sous la forme de déclarations politiques, signées au plus haut niveau, lors des sommets de l’OSCE de 1999 à Istanbul et de 2010 à Astana.
Les engagements pris à Istanbul et à Astana sont bel et bien du domaine des engagements politiques non contraignants (soft law), sans force d’obligation en droit international. En revanche, la Charte des Nations unies à laquelle Lavrov aime tant se référer dispose dans son article 2 que « les membres de l’Organisation s’abstiennent, dans leurs relations internationales, de recourir à la menace ou à l’emploi de la force, soit contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique de tout État, soit de toute autre manière incompatible avec les buts des Nations unies ».
On y lit que la sécurité est un fait indivisible, que personne n’a le droit de renforcer sa sécurité au détriment des autres. Or, c’est précisément ce qu’a fait l’OTAN. Personne, aucun pays, aucune organisation n’a le droit de prétendre à une quelconque forme de domination dans l’espace de l’OSCE. À nouveau, c’est bien ce qu’ils ont fait. C’est donc se comporter de manière particulièrement fourbe que de prétendre que ces déclarations n’avaient été faites qu’oralement. Premièrement, les paroles ne s’envolent pas. Deuxièmement, il existe des confirmations écrites des résultats de ces négociations — des confirmations, surtout, signées au plus haut niveau.
Lorsque, à Washington, ces délégués ont soutenu qu’il fallait obligatoirement commencer par élaborer des garanties de sécurité pour l’Ukraine, et en même temps des garanties de sécurité pour l’Europe (comme l’ont dit le Premier ministre anglais Keir Starmer et d’autres), personne n’a mentionné la sécurité de la Russie, pas une seule fois. Alors que le document de l’OSCE que j’ai cité, élaboré par tous ses membres et adopté au consensus, exige que l’on conçoive la sécurité sous une forme qui convienne à tous.
Ce dédain du droit international et de ces promesses, si souvent trahies alors qu’elles ont été données ou même couchées sur le papier, on la ressent encore aujourd’hui dans la manière dont ces messieurs abordent la crise ukrainienne actuelle. Sans ce respect des intérêts de la Russie en matière de sécurité, sans un respect plein et entier du droit des personnes russes et russophones vivant en Ukraine, il ne saurait être question d’un accord durable, puisque ce sont justement là les causes qu’il faut éliminer afin de régler le conflit.
Je le répète : le sommet en Alaska nous a permis de constater la sincérité de l’administration américaine lorsqu’elle se dit soucieuse de terminer le conflit, non pas dans le but de préparer à nouveau l’Ukraine à la guerre, comme cela a été le cas après les accords de Minsk, mais bien dans l’idée que cette crise ne se reproduise plus jamais et que soient garantis les droits légitimes de tous les États situés dans cette partie du monde, ainsi que de tous les peuples qui y vivent.
Ils ont fait preuve d’une compréhension qui s’est encore confirmée hier lors de la conversation téléphonique entre Vladimir Poutine et Donald Trump, qui a contacté le dirigeant russe pour lui faire exposer le déroulement des échanges avec Volodymyr Zelensky et son « groupe de soutien européen ».
Justement, l’un des représentants de ce « groupe de soutien », en l’occurrence le président de la Finlande Alexander Stubb, a esquissé une analogie entre la situation d’aujourd’hui en Ukraine et la guerre de 1944, qui a vu la Finlande renoncer à une partie de ses territoires. Comment comprenez-vous cette analogie ?
On pourrait avancer d’autres parallèles historiques.
Après la Seconde Guerre mondiale, la Finlande a bénéficié pendant de longues décennies des conditions idéales pour assurer sa croissance économique, la résolution de ses problèmes sociaux et le bien-être de sa population, et ce en grande partie grâce aux livraisons d’hydrocarbures russes, et plus largement à sa collaboration avec l’URSS puis la Fédération de Russie, sur fond notamment d’activités très lucratives des entreprises finlandaises sur notre territoire. Tous les bénéfices que la Finlande a retirés des relations particulières qu’elle entretenait avec notre pays, particulières au sens où la Finlande avait adopté une position de neutralité, ont été littéralement « jetés aux ordures » du jour au lendemain.
D’où la réflexion qui suit. En 1944, la Finlande, qui combattait du côté de l’Allemagne hitlérienne, du régime nazi, dont les divisions militaires se sont rendues coupables de nombreux crimes de guerre, a signé des accords territoriaux avec l’Union soviétique. Le président finlandais Alexander Stubb y a fait référence récemment. Je le connais bien, il a été ministre des Affaires étrangères par le passé. Et donc, la Finlande avait signé un accord de neutralité perpétuelle du pays, stipulant que l’Union soviétique, ni la Finlande n’intégrerait jamais de structure dirigée contre l’autre partie contractante. Où cette promesse s’est-elle envolée ? La structure que la Finlande vient d’intégrer est justement une structure qui considère la Russie comme un ennemi. Si le président finlandais fait référence aux modifications territoriales survenues au sortir de la Seconde Guerre mondiale, alors, oui, c’est l’un de ses résultats. Les remodelages territoriaux sont souvent un moment inévitable des processus de retour à la paix. Les exemples en sont légion.
Dans ce cas précis, je tiens à le préciser : nous n’avons jamais évoqué la nécessité de nous emparer d’un quelconque territoire. La Crimée, le Donbass, la Novorossia n’ont jamais été pour nous un objectif territorial, à aucun moment. Notre objectif a toujours consisté à protéger les populations russes qui ont vécu sur ces terres pendant des siècles, qui les ont découvertes et mises en valeur, qui ont versé leur sang pour elles. En Crimée comme dans le Donbass, ils ont fondé des villes comme Odessa, Nikolaïev, beaucoup d’autres encore, des ports, des usines.
Les exemples choisis par Lavrov sont tout à fait parlants, puisque Odessa et « Nikolaïev » ne se trouvent pas en Crimée, et encore moins dans le Donbass. Les oblasts d’Odessa et de Mykolaïv sont plus à l’ouest de celui de Kherson, revendiqué par la Russie, qui sépare l’Ukraine de la Crimée illégalement occupée. Cette référence, d’apparence anodine, confirme que la Russie considère bel et bien des villes plus à l’Ouest (Odessa est à une cinquantaine de kilomètres de la frontière moldave) comme des villes « russes ».
Tout le monde connaît le rôle qu’a joué Catherine II pour le développement de ces terres. De même, tout le monde sait comment elles se sont retrouvées, d’abord au sein de la RSS d’Ukraine, puis dans l’Ukraine indépendante, sur le fondement de la Déclaration de souveraineté nationale adoptée par les autorités de Kiev en 1990. Cette déclaration stipulait clairement que l’Ukraine serait à jamais un État non nucléaire, neutre et non aligné. Ces engagements ont servi de base à la reconnaissance internationale de l’indépendance de l’État ukrainien.
Si le régime de Zelensky renonce aujourd’hui à tous ces engagements en évoquant l’arme atomique, une entrée dans l’OTAN et un abandon de la position de neutralité du pays, alors les dispositions qui fondaient la reconnaissance de l’Ukraine en tant qu’État indépendant doivent disparaître du même coup. Il faut bien en avoir conscience. Dans le cas contraire, cela signifiera que les principes du droit international s’effacent une fois de plus devant les fameuses « règles » que l’Occident revendique, qu’il n’a énoncées nulle part, mais qu’il invente d’un coup à l’autre pour approuver ou condamner, selon le cas, des situations rigoureusement identiques. Mais cela ne se passera plus ainsi.
Depuis la révision constitutionnelle de 2019, l’article 85, alinéa 5, de la Constitution ukrainienne dispose effectivement que la Rada (Parlement ukrainien) met en œuvre la trajectoire stratégique de l’État en vue de la pleine adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne et à l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord. Or, dans ce passage clef de l’entretien, Lavrov transforme ce choix souverain d’orientation stratégique en un motif de remise en cause de la souveraineté même de l’Ukraine. La Russie se trouve ainsi placée en juge et gardienne autoproclamée des engagements originels associés à l’indépendance ukrainienne, ce qui est une manière de priver le pays de toute autonomie et de confirmer, s’il en était encore besoin, que l’objectif du Kremlin a toujours été et reste encore aujourd’hui l’annihilation de la souveraineté politique de son voisin, par tous les moyens à sa disposition, de la diplomatie à la guerre ouverte.
Une fois encore, je tiens à dire que la compréhension dont a fait preuve l’administration américaine, contrairement aux Européens, est des plus précieuses. Elle s’est montrée soucieuse d’aller sincèrement jusqu’au cœur des problèmes et de régler les motifs originels de cette crise que l’Occident, alors mené par Joe Biden et son administration, a créée de toutes pièces en Ukraine afin d’utiliser le pays comme un instrument de dissuasion, de pression sur la Russie, et de nous infliger, comme ils le disent, une « défaite stratégique ».
La question des sanctions a-t-elle été abordée avec eux ? Les médias américains racontent que la délégation russe a dû payer son carburant en liquide.
Le carburant, ça n’est jamais gratuit. Qu’on le paye en liquide ou non, cela n’a aucune importance : ce sont des dépenses que doit toujours prendre à ses frais le pays dont la direction, avec la délégation correspondante, se rend dans un autre État.
Nous n’avons pas abordé la question des sanctions. De nombreux experts et responsables politiques russes ont indiqué à plusieurs reprises que la levée des sanctions pouvait avoir des effets négatifs : elle pourrait donner à certains secteurs de notre économie l’illusion que nous allons surmonter tous les enjeux en retournant aux mécanismes conçus et appliqués au tournant des années 1990-2000. Beaucoup d’observateurs estiment que cela réduirait tous nos acquis à néant, des acquis évidents, par exemple, au niveau du renforcement de notre souveraineté technologique, puisque nous avons désormais besoin de nous appuyer sur nos propres technologies dans une série de domaines dont dépend notre sécurité militaire, économique et alimentaire. Sans fermer la porte à toute perspective de coopération, nous devons absolument éviter de retomber dans la dépendance, qui créait un vrai déficit au niveau de certains biens et technologies absolument vitaux. En somme, il me semble que le processus est aujourd’hui beaucoup plus assuré, beaucoup plus prometteur, qu’il ne l’était il y a encore six mois de cela, à la fin du mandat de Biden.
En soulignant les bénéfices supposés que la Russie tirerait des sanctions, Lavrov reprend la rhétorique russe de « La guerre éternelle ». Bien que formulée explicitement dans cadre de la guerre informationnelle, cette rhétorique est également le résultat d’une économie russe désormais dépendante de l’économie de guerre. Comme l’ont montré plusieurs sociologues et spécialistes dans ces pages, le thème de la guerre éternelle est de plus en plus présent en Russie. Dans un entretien accordé à la revue, Sergueï Karaganov, l’un des architectes de la géopolitique du Kremlin, est allé jusqu’à revendiquer d’une manière positive que « la guerre est dans les gènes des Russes ».
Justement, quelles sont les perspectives pour la suite ? Doit-on attendre des négociations bilatérales ou trilatérales ?
Nous ne sommes hostiles à aucun format de travail, ni bilatéral, ni trilatéral, comme l’a dit plus d’une fois le président russe Vladimir Poutine.
L’objectif du président russe consiste effectivement à faire reconnaître son pays comme une puissance capable de traiter en égale avec les États-Unis. Au lendemain du sommet en Alaska, la chaîne de télévision Pervyj Kanal s’est immédiatement réjouie de ce retour en force de la Russie sur la scène internationale en tant que « superpuissance » (sverkhderžava).
La seule chose qui compte, c’est que tous ces formats, « 1+1 », « 1+2 » et autres formats multilatéraux — lesquels sont très divers, y compris dans le cadre de l’ONU — ne servent pas à ce que, le lendemain matin ou le soir même, on bavarde dans les journaux, à la télévision ou sur les réseaux sociaux pour faire échouer les négociations ou en tirer profit à des fins de propagande. Leur seule ambition doit être de préparer des rencontres au sommet, pas à pas, progressivement, en commençant par des rencontres entre experts avant de passer par toutes les étapes nécessaires. C’est l’unique approche sérieuse et l’unique approche que nous serons toujours prêts à soutenir. Il faut toujours accorder le plus grand soin lorsque l’on prépare des échanges impliquant les hauts dirigeants de plusieurs États.
Le président Trump pourrait-il se rendre à Moscou cette année ?
Comme vous ne l’ignorez pas, il y a été invité. Le président Poutine a confirmé cette invitation après la conférence de presse en Alaska. Si je me souviens bien, le président Trump a répondu que ce serait « très intéressant ». Cela sera intéressant pour tout le monde.
Sources
- Interview on ABC Q+A. Australian Broadcasting Corporation, 26 février 2024.
- Attention : contenu susceptible de choquer : Publication sur Telegram, 23 mars 2024
- Nikita Kondratyev, « At Least 70 People Dead During FSB Detentions in Russia and Occupied Territories of Ukraine Since 2022 », Important Stories, 12 août 2025
- Attention : contenu susceptible de choquer : Publication sur Telegram, 23 mars 2024
- « Видео с обезглавливанием украинского военного : что известно », BBC news, 12 avril 2023
- « A network of camps. Journalists uncover details of Ukrainian prisoners being tortured hundreds of miles deep in Russia », Meduza, 6 mai 2025