Qu’ont obtenu les Européens lors de leur réunion à la Maison-Blanche ? 

Cette réunion a d’abord permis au président Trump d’apaiser les critiques suscitées par son sommet avec Vladimir Poutine en Alaska, y compris celles de sa base, qui lui reprochait d’avoir accordé trop de concessions au dirigeant russe.

On peut certes défendre l’idée qu’un dialogue avec la Russie est nécessaire pour mettre fin aux massacres, mais dérouler le tapis rouge à un pays qui a envahi un État souverain et qui continue à bombarder les civils constituait une erreur historique.

En rencontrant Zelensky et les autres dirigeants européens, Donald Trump a tenté de remplacer ces images par de nouvelles. L’opération a globalement réussi : l’atmosphère était chaleureuse, la conférence de presse s’est déroulée sans accroc et, cette fois-ci, Zelensky a bénéficié d’un accueil tout autre dans le Bureau ovale.

Mais ce ne sont que des apparences. Au-delà de ce spectacle, il n’y a aucun changement essentiel.

Nous sommes en train d’accepter une situation qui profite à la Russie. La rapidité avec laquelle cela s’est produit et la facilité avec laquelle nous avons adhéré à ce discours sont stupéfiantes.

Gabrielius Landsbergis

Est-ce que Donald Trump a obtenu quelque chose de Poutine pour la paix en Ukraine ?

La stratégie de la Russie consiste à obtenir à la table des négociations ce qu’elle n’a pas réussi à obtenir sur le champ de bataille en trois ans, grâce au courage du peuple ukrainien.

On nous dit maintenant que nous devons faire preuve de pragmatisme. On nous dit que la cession de territoires est inévitable. 

Je suis choqué par la rapidité avec laquelle nous avons accepté l’occupation de l’Ukraine par une puissance hostile et l’idée qu’il faille légitimer la prise de terre par la force. 

Il y a six mois, nous ne parlions pas en ces termes.

Nous sommes en train d’accepter une situation qui profite à la Russie. La rapidité avec laquelle cela s’est produit et la facilité avec laquelle nous avons adhéré à ce discours sont stupéfiantes.

Le discours sur les garanties de sécurité qui n’incluent pas l’article 5 est tout à fait illustratif de cet emballement. L’Ukraine a besoin de garanties qui ne soient pas cosmétiques, qui lui permettront d’avoir une armée forte, soutenue par les États-Unis. Poutine doit se considérer extrêmement satisfait de la réunion à la Maison-Blanche.

Les dirigeants européens qualifient pourtant cette réunion de succès pour l’Europe, l’Ukraine et la relation transatlantique et affirment qu’elle a permis de repousser les exigences de Poutine en Alaska.

Je ne vois pas en quoi cette réunion pourrait gêner Poutine. Qu’a-t-il perdu à son issue ? Il n’y a pas eu de sanctions malgré son rejet du cessez-le-feu. Il n’y aura pas non plus de livraison d’armes supplémentaires à l’Ukraine.

D’un côté, nous parlons de garanties de sécurité, mais de l’autre, nous affirmons que la Russie sera impliquée dans le processus. 

On comprend donc que Poutine aura un droit de veto, que nous n’irons pas trop loin, si cela risque de rendre un accord impossible pour la Russie.

Mais devons-nous vraiment demander l’approbation du pays qui a déclenché la guerre ?

Nous sommes en train d’envisager d’échanger des territoires afin d’obtenir l’accord de Moscou. Cette approche n’a pas changé depuis les discussions à Washington, et il est difficile d’imaginer pourquoi elle changerait à l’avenir.

L’OTAN fonctionne parce que la Russie comprend qu’une attaque contre l’Alliance serait une attaque contre l’Occident tout entier. Le reste demeure une zone grise. 

Gabrielius Landsbergis

Certains leaders européens considèrent que le soutien exprimé des États-Unis à des garanties de sécurité pourrait nous placer en position de force — qu’en pensez-vous ?

La cession des Sudètes à Hitler a-t-elle rendu l’Europe plus forte ? 

Donner à un agresseur ce qu’il prétend ne vous rend jamais plus forts.

Ces garanties de sécurité sont le résultat de notre faiblesse, pas de notre force. 

L’histoire est très claire : l’Ukraine a déjà bénéficié de garanties de sécurité par le passé, qui devaient assurer son intégrité territoriale.

Rien de tout cela n’a affaibli Poutine, et rien de ce que nous avons fait jusqu’à présent ne laisse penser qu’il finira par payer pour avoir déclenché une guerre, ou pour la poursuivre encore aujourd’hui.

Nous l’avons récompensé en lui déroulant le tapis rouge et en le ramenant sur la scène internationale. Voilà le résultat de notre incapacité à nous mettre d’accord sur des sanctions sévères et de l’abandon des menaces que nous avons formulées sans les mettre en œuvre. 

J’espère me tromper, mais nous nous engageons sur une voie dangereuse qui augmente le risque de nouvelles agressions à l’avenir.

«  L’Europe a les moyens d’être une grande puissance, mais elle refuse de l’être.  » © Daniel Torok/White House

La délégation européenne prétend pourtant que ces garanties, qui s’apparentent presque à celles de l’OTAN, seraient cette fois-ci efficaces, car elles seraient soutenues par les forces de la « coalition des volontaires ». Au-delà du jeu de dupes de Poutine, cela n’aurait-il pas un effet pour limiter les risques d’une nouvelle agression ?

Les pays de cette coalition, qui se disent prêts à déployer des troupes sur le terrain, semblent nier la possibilité d’une nouvelle confrontation directe entre la Russie et l’Ukraine. 

Que se passerait-il alors ? Ces troupes resteraient-elles en retrait pour éviter l’affrontement ? Risquons-nous d’assister à une situation semblable à celle des forces des Nations unies en Albanie et au Kosovo face à la Serbie ? 

Je rappelle aussi qu’en 1938, la Tchécoslovaquie disposait de garanties de sécurité. Je ne veux pas insinuer que les Européens agiraient de la même façon dans le cas de l’Ukraine, mais ces précédents montrent que des garanties paraissent solides… jusqu’à ce qu’elles ne le soient plus. Elles impliquent un engagement réel de la part des pays signataires, y compris au risque d’un affrontement. 

Mon impression est que ceux qui parlent aujourd’hui d’envoyer des troupes les imaginent éloignées de la ligne de front, jouant un rôle secondaire. 

Je doute que cela suffise. 

L’OTAN fonctionne parce que la Russie comprend qu’une attaque contre l’Alliance serait une attaque contre l’Occident tout entier. Le reste demeure une zone grise. À mes yeux, rien ne prouve que ces garanties puissent constituer une dissuasion crédible.

Je partage le discours du sénateur Lindsey Graham selon lequel nous devons briser l’économie de la Russie si elle n’arrête pas la guerre. Mais où se trouve la ligne rouge ? On peut bombarder une école maternelle et être reçu sur un tapis rouge. 

Gabrielius Landsbergis

Donald Trump est convaincu que Vladimir Poutine cherche un accord. Est-il en train de se faire manipuler ?

Je n’aimerais pas affaiblir le président américain ni les négociations, si cela peut aider l’Ukraine. 

Je pense toutefois que la paix que nous voulons ne peut être obtenue que si nous sommes dans une position de force. 

L’administration Biden n’est pas parvenue à peser suffisamment dans les dernières années — nous non plus. 

Trump a désormais le pouvoir et les outils pour le faire — sanctions, droits de douane — qu’il n’a d’ailleurs pas hésité à utiliser contre ses propres alliés. 

Or je constate qu’il ne se sert pas de ces immenses moyens de pression contre la Russie. 

De même, je partage le discours du sénateur Lindsey Graham selon lequel nous devons briser l’économie de la Russie si elle n’arrête pas la guerre. Mais où se trouve la ligne rouge ? 

Elle n’existe pas. 

On peut bombarder une école maternelle et être reçu sur un tapis rouge. 

Ceux d’entre nous qui viennent d’Europe de l’Est, qui ont connu la réalité de l’occupation soviétique, savent que la Russie ne cherche pas de compromis : son objectif est d’affaiblir, puis de disloquer l’Occident. C’était vrai hier, et l’est encore aujourd’hui.

Pour Poutine, reculer serait bien plus dangereux que de continuer la guerre.

Gabrielius Landsbergis

Qu’est-ce que cela implique concrètement ?

La Russie n’acceptera aucun accord qui ne conduira pas à fragiliser l’ordre occidental car le système démocratique est en contradiction profonde avec la conception russe du pouvoir. 

Les pays qui ont connu l’occupation soviétique savent exactement ce que cela veut dire : pour Moscou, le pouvoir ne se traduit pas par la coopération, mais par la subjugation.

Pour Poutine, reculer serait bien plus dangereux que de continuer la guerre. 

Il a mobilisé la nation, construit une armée massive et réveillé les instincts impérialistes. Toute l’économie est transformée en machine de guerre. 

Comment pourrait-on démanteler une telle structure ? Oublions un instant la politique ou l’idéologie : du point de vue opérationnel, revenir à la normalité représenterait plus de risques pour Poutine que de poursuivre la guerre. 

1,5 million d’hommes ont été mobilisés. On ne peut pas lever une telle armée puis la renvoyer chez elle.

La Russie se prépare-t-elle donc à une guerre sans fin ?

Toute la société russe est orientée vers l’effort de guerre. Elle fonctionne en économie de guerre, avec un État aligné sur cette logique.

Si un accord venait à récompenser l’agresseur, il validerait la stratégie du Kremlin et accroîtrait le risque de futurs conflits. 

Je voudrais croire que nos dirigeants en sont conscients — rien de ce que j’ai vu à Washington ne m’en donne l’impression. 

Qui en est responsable ?

L’histoire ne nous jugera pas avec clémence.

Les Ukrainiens ont tout fait de ce qu’on leur demandait. 

Les concessions que Zelensky a dû faire pour rallier chacun, les efforts consentis ont été très importants… Un jour, j’espère, il écrira des mémoires sans concessions : ce serait une forme de justice. 

Les Ukrainiens savent à qui ils ont affaire. Tout ce qu’ils ont demandé, c’est du soutien pour arrêter l’agresseur. Pas de soldats : ils ont été prêts à se sacrifier eux-mêmes. 

Désormais, Zelensky doit obtenir les meilleures garanties possibles pour son pays. Nous pourrions encore faire plus, par exemple utiliser les avoirs russes gelés.

«  Les concessions que Zelensky a dû faire pour rallier chacun, les efforts consentis ont été très importants… Un jour, j’espère, il écrira des mémoires sans concessions  : ce serait une forme de justice.  » © Daniel Torok/White House

N’est-ce pas risqué pour l’euro, comme le déclare la Banque centrale européenne ?

Ce risque est-il comparable à celui d’une attaque territoriale d’un pays à la frontière avec la Russie ? Ou cela ne compte que si Rome ou Paris sont directement visées ?

Soit nous assumons que la Russie constitue une menace vitale et agissons en conséquence, soit nous bluffons. La situation est plus grave aujourd’hui et la Russie plus dangereuse. Pourtant, nous ne donnons pas suite à nos paroles.

Voulons-nous que les avoirs gelés soient rendus à Moscou dans le cadre de négociations ? Rien de cela ne pose problème à Poutine : au contraire, cela le récompense. 

Si l’Europe se contente en permanence de tirer le meilleur de mauvaises situations, qu’est-ce que cela révèle de ses dirigeants ?

L’Europe a les moyens d’être une grande puissance, mais elle refuse de l’être.

Cela est d’autant plus enrageant quand on pense aux grandes figures du passé, à la Seconde Guerre mondiale : Churchill a résisté au nazisme et compris qu’il constituait une menace existentielle pour l’Europe. Il savait que si la France venait à sombrer, la Grande-Bretagne serait la prochaine sur la liste. C’est pourquoi il a envoyé des troupes britanniques en France. Cela n’a pas fonctionné – elles ont dû battre en retraite et ont été évacuées – mais c’était la bonne décision à prendre. C’est l’esprit de Dunkerque. Les Ukrainiens ont montré qu’ils en sont capables. 

Mais je ne vois cet esprit nulle part ailleurs en Europe.

Êtes-vous davantage déçu par les Européens que par l’administration Trump ?

Trump ne doit pas nous conduire à nous défausser de la responsabilité de nos actions.

Lors de la réunion en Alaska, nous avons assisté à l’une des manœuvres les plus cyniques que j’aie vues depuis longtemps. Il ne s’agissait pas d’une action de Trump, mais européenne. Des informations ont été divulguées à la presse selon lesquelles les processus d’adhésion de l’Ukraine et de la Moldavie à l’Union pourraient être découplés : ainsi, si l’adhésion de l’Ukraine était mise en échec, la Moldavie pourrait avancer séparément et adhérer plus rapidement.

J’y vois une trahison, sur le principe et dans la méthode. Jusqu’à ce vendredi, personne n’avait discuté de cela ouvertement ou publiquement. Le découplage éventuel a été divulgué aux médias au moment où Poutine atterrissait en Alaska, dans l’espoir que la mauvaise nouvelle serait plus facilement acceptée dans un contexte où Trump pourrait faire pire.

Il en va de même pour les territoires. Nous parlons de céder des territoires comme s’il s’agissait d’une étape normale et procédurale. Mark Rutte, le secrétaire général de l’OTAN, a déclaré que les États baltes avaient été de facto occupés, mais que nous nous étions ensuite libérés et que tout s’était bien terminé. Mais pensons-nous vraiment que les Ukrainiens vont raisonner en termes de de facto et de de jure ?

Lors de sa rencontre avec Trump, le président finlandais, Alexander Stubb, a déclaré que la Finlande avait effectivement perdu une partie de ses territoires, mais qu’elle avait fini par les récupérer. En somme, les Européens sont en train de présenter l’occupation comme une option acceptable.

La guerre en Ukraine a des implications majeures pour l’avenir de la sécurité européenne. Le président Macron a rappelé que l’Europe avait été le champ de bataille central de la guerre froide, sans en être un acteur principal. Cette fois, cependant, elle devra définir sa propre architecture de sécurité face à la Russie. En sommes-nous capables ?

J’admire la réflexion stratégique française. Elle va dans la bonne direction. Nous ne savons pas quelles seront les décisions de déploiement des États-Unis en Europe. C’est pourtant un facteur qu’on ne peut ignorer. Une révision de posture des forces est prévue le mois prochain au cours de laquelle les États-Unis pourraient reconsidérer leur présence en Pologne, dans les pays baltes et en Allemagne, voire se redéployer ailleurs ou se retirer complètement.

Les questions soulevées par la France sont donc absolument pertinentes, mais elles doivent se traduire en action. Mon expérience m’a appris qu’il y a souvent un décalage entre nos intentions et nos actions. Si l’on interrogeait les capitales européennes sur leur capacité à garantir leur sécurité en s’appuyant uniquement sur un soutien européen, sans contribution américaine ou de l’OTAN, l’hésitation serait immédiate. Cela met en évidence la force de l’Alliance, mais aussi nos faiblesses.

Le ministère allemand des Affaires étrangères a récemment annoncé le déploiement en Lituanie d’une brigade de l’armée allemande en état opérationnel, ce dont je me réjouis. Mais cela signifie aussi que l’Allemagne n’a probablement pas la capacité d’envisager un déploiement en Ukraine. 

Cela devrait répondre à la question. 

Aujourd’hui, tout ce que nous voyons n’est qu’une tentative de masquer le retrait de l’Occident, de le rendre moins visible, moins brutal.

Gabrielius Landsbergis

Que cherche Trump ? 

Ma conviction est que l’Occident a atteint son apogée en 2008, lors du sommet de l’OTAN à Bucarest, quand il semblait possible d’étendre l’alliance au Caucase du Sud et à la mer Noire, à la Géorgie et à l’Ukraine.

Non seulement ce processus historique ne s’est pas produit, mais nous avons commencé à reculer. Au Moyen-Orient, les lignes rouges n’ont pas été respectées. De son côté, la Russie n’a pas attendu pour agir : d’abord avec l’annexion de la Crimée, puis avec la guerre à l’Est, et enfin avec l’invasion à grande échelle.

Aujourd’hui, tout ce que nous voyons n’est qu’une tentative de masquer le retrait de l’Occident, de le rendre moins visible, moins brutal.

La position américaine consiste à dire qu’assurer la sécurité à l’échelle planétaire dépasse leur mandat, que c’est trop coûteux et que cela ne correspond pas au vote des Américains pour « l’Amérique d’abord ». Ce n’est pas nouveau, mais je ne pense pas pour autant que Trump soit isolationniste. S’il l’était, il n’organiserait pas ces rencontres avec l’Ukraine, la Russie et l’Europe. Il regarde le monde pour défendre une définition singulière des intérêts des États-Unis – mais il n’a plus rien à faire de l’Occident.

L’Europe, de son côté, est aujourd’hui incapable d’assumer ce rôle, non par manque de moyens, mais de vision et de détermination.

Pour quelqu’un qui vient d’un pays frontalier de la Russie, il est terrifiant d’assister au déclin de l’Occident. Où ce recul va-t-il s’arrêter ? À la frontière lituanienne ? Polonaise ?

Nous avons une chance de repousser l’agresseur — et elle commence en Ukraine.