Je suis un irrégulier, qui s’est efforcé de rendre compte le plus rigoureusement possible du monde contemporain et des conflits qui le caractérisent depuis un demi-siècle.

Le reflux de l’Occident, et plus particulièrement de l’Europe, n’est pas du domaine de l’opinion, mais du constat.

Il y a une dizaine d’années, mon livre La géopolitique des empires 1, paru en 2010, se concluait par ces lignes : « Sans doute assistons-nous à l’amenuisement de la suprématie des États-Unis sur l’économie mondiale, mais ce qui s’esquisse sous nos yeux, au-delà du brouillard de la crise, annonce le début de la fin de l’hégémonie absolue exercée par l’Occident depuis quelques trois siècles. »

C’était à l’époque une opinion très peu partagée.

Les États-Unis ont désormais un rival global, la Chine, tandis que l’Union Soviétique n’était qu’un adversaire militaire et spatial.

Quant à l’Europe, qui au lendemain de la guerre froide s’était surtout contentée de jouir des dividendes d’un avenir dont la sécurité était garantie par les États-Unis, il suffit de rappeler qu’il y a un siècle, elle dominait politiquement toute l’Asie, à l’exception du Japon, et toute l’Afrique, à l’exception de l’Éthiopie. C’est la période coloniale, qui faisait suite à l’investissement du continent américain au cours du XVIe siècle. Sur le plan démographique, l’Occident représentait 33 % de la population mondiale en 1900, contre 15 % aujourd’hui.

La domination de l’Europe, comme toute hégémonie dans l’histoire, était humiliante et rude, mais elle apportait entre autres une idée essentielle : celle du nationalisme moderne.

Celle-ci, une fois comprise, pouvait être retournée contre le dominateur et elle devenait décisive lorsqu’elle s’accompagnait, comme au Japon du Meiji, de croissance économique. C’est ce que jusqu’à présent les djihadistes ne savent pas faire.

L’Occident est caractérisé, comme toutes les sociétés historiques, par ce que Thucydide désignait comme « la fureur de dominer ».

Mais aux États-Unis en 1776, en France en 1789, c’est cette civilisation qui s’est levée — un fait totalement nouveau — contre le despotisme unique qui caractérisait toutes les sociétés humaines.

Ceux qui s’acharnent à accuser l’Occident de tous les maux aujourd’hui devraient se souvenir de la nature des régimes qui furent les leurs.

De surcroît, nous avons su, parfois trop tardivement, nous excuser pour nos manquements et nos crimes. Ce n’est pas le cas de tout le monde.

La victimisation est devenue une arme ambiguë, sinon perverse, destinée à culpabiliser les vainqueurs d’hier.

Entre l’échec politique de la politique américaine au Vietnam, le fiasco des États-Unis et leurs alliés en Afghanistan et en Irak, la dimension sociale de la stratégie a rendu l’arrière plus vulnérable que les combattants.

C’est quelque chose d’important et de totalement nouveau.

Le souci de sécurité dont l’impact psychologique est largement véhiculé par les médias — ils ont une responsabilité fantastique et je trouve qu’ils en abusent très largement parce que vendre de l’angoisse, ça paye — confère aux émotions une importance démesurée par rapport aux effets physiques de la violence.

Il ne faut pas nous bassiner non plus avec la sécurité en Europe, ça va comme ça, ceux qui ont connu vraiment ce que c’est que l’insécurité savent de quoi je parle. Savoir de la peau, titre du prochain livre que j’ai écrit, montre ce que c’est que d’être mêlé aux événements et non pas de frissonner en les regardant 2.

Aujourd’hui, ce qui était considéré hier comme irrégulier devient de plus en plus utilisé par les États dans les domaines comme la cybernétique.

Le drone devient, entre autres, part de l’arsenal de l’assassinat légalisé et il nous manque la détermination pour défendre des principes et vivre dans les démocraties qui nous sont chères.

La volonté et l’idéologie qui étaye celle-ci fait défaut, chez ces gens qui ont depuis longtemps joui de la paix et d’une relative prospérité dont de nombreuses sociétés sont privées.

Celles-ci le plus souvent ne craignent pas de combattre et d’en assumer les risques.

Cette asymétrie est une de nos faiblesses majeures.

Sous peine de péricliter, il est grand temps de nous ressaisir, et plus particulièrement nous autres Français, et Européens, pour répondre aux défis extérieurs et à nos propres pesanteurs qui sont d’autant plus considérables qu’elles nous paraissent plus faciles à supporter que les réformes.

Sources
  1. Gérard Chaliand et Jean-Pierre Rageau, Géopolitique des empires, des pharaons à l’imperium américain, Paris, Arthaud, 2010.
  2. Gérard Chaliand, Le savoir de la peau : Mémoires, Paris, L’Archipel, 2022
Crédits
Ce texte intitulé « Prise de parole de Gérard Chaliand, 8e cérémonie de remise du prix du livre de géopolitique 2021 », a été prononcé dans une version légèrement différente le 23 juin 2021 au ministère des Affaires étrangères.