Grand Tour, notre historique série d’été est de retour pour une nouvelle saison.

Comme chaque année, nous vous invitons à explorer le rapport d’affinité entre des personnalités et des espaces géographiques où elles ne sont pas nés ou qu’elles n’ont pas vraiment habités — et qui ont pourtant joué un rôle crucial dans leur propre trajectoire intellectuelle ou artistique.

Après Nikos Aliagas sur Missolonghi, Françoise Nyssen sur Arles, Gérard Araud sur Hydra, Édouard Louis sur Athènes, Anne-Claire Coudray sur Rio, Edoardo Nesi sur Forte dei Marmi, Helen Thompson sur Naples, Pierre Assouline sur la Corse, Denis Crouzet et Élisabeth Crouzet-Pavan sur Venise ou Carla Sozzani sur Milan, Edwy Plenel sur la Martinique, Mazarine Mitterrand Pingeot sur La Charité-sur-Loire et Jean-Pierre Dupuy sur la Californie ou Hélène Landemore sur l’Islande, Jean-Christophe Rufin nous fait visiter la scène de son dernier roman : l’Albanie.

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Votre premier voyage en Albanie remonte au début des années 1990, juste après la chute du communisme. Pourriez-vous nous raconter cette première rencontre avec le pays ?

C’était en 1997, au moment de la guerre civile, après l’effondrement des pyramides de Ponzi. J’étais allé là-bas seulement pour trois ou quatre jours. 

L’Albanie était un pays fascinant mais qui avait été coupé du monde à un degré inimaginable pendant la dictature. À côté, la Corée du Nord, c’est Las Vegas. Le régime était extrêmement dur — méchamment dur.

Pourtant, l’Albanie est au cœur des Balkans, juste en face de l’Italie. Ce n’est pas un pays isolé géographiquement.

Quand je suis arrivé à la fin des années 1990, les stigmates de cette époque étaient encore très visibles.  

Lesquels par exemple ?

Je pense notamment à ces petits bunkers en forme de champignons — qui aujourd’hui font sourire. Ils en font même des cendriers, c’est devenu une sorte de plaisanterie nationale.

Mais à l’époque, ce n’était pas drôle du tout.

Chaque citoyen devait avoir son propre bunker. On vivait littéralement en état de siège, dans l’idée que le monde entier voulait envahir ce pays prétendument merveilleux — alors même que la population mourait de faim.

Sur place, j’ai vu des choses absurdes. Par exemple, un minuscule bout d’autoroute menant à l’aéroport à la fin duquel on devait s’arrêter et finir à pied dans la boue. À côté, on voyait des immeubles soviétiques : d’un côté, des fenêtres ; de l’autre, des balcons sans fenêtres. C’était le règne de la folie bureaucratique.

Le règne de la folie bureaucratique sous l’autorité d’un seul homme… 

Bien sûr, le culte de la personnalité était omniprésent. J’avais visité la maison du dictateur Enver Hoxha. Il était frappant de voir à quel point même les élites, même les plus hauts placés comme lui et son entourage, vivaient pauvrement. Sa maison n’avait rien d’un château.

Tous étaient dans cette même frugalité et beaucoup commençaient alors à partir en exil. C’était mon tout premier contact avec ce pays.

L’Albanie était un pays fascinant mais qui avait été coupé du monde à un degré inimaginable pendant la dictature. À côté, la Corée du Nord, c’est Las Vegas.

Jean-Christophe Rufin

Dans quel cadre y étiez-vous ?

Je suis d’abord allé en Albanie dans le cadre d’une mission exploratoire pour une ONG. Ensuite, je me souviens avoir été à Mitrovica, au Kosovo, en pleine période de conflit, mais mon séjour là-bas a été très bref. 

Il était assez frappant de voir combien de réfugiés du Kosovo se trouvaient déjà en Albanie. Pour les ONG comme MSF, il existait des kits standards pour les camps de réfugiés : kits contre la malaria, contre la malnutrition, etc. Mais en réalité, ces réfugiés n’avaient pas besoin de cela.

Leurs besoins relevaient plutôt de la médecine des pays développés : il leur fallait des antihypertenseurs, ou bien des traitements pour continuer leurs prescriptions habituelles — que nous n’avions  évidemment pas. 

Et il y avait parmi ces réfugiés des médecins et des infirmiers très bien formés. Mais ils n’avaient tout simplement aucun matériel.

J’avais donc proposé une autre approche — qui est aussi une des raisons pour lesquelles je ne suis pas resté longtemps : plutôt que d’intervenir directement, on avait décidé de repérer les personnes compétentes sur place et de leur fournir les moyens nécessaires.

Je savais que j’allais écrire sur les Balkans.

Jean-Christophe Rufin

Ces régions vont occuper ensuite une place importante dans votre œuvre, je pense notamment à Check-point

J’ai beaucoup travaillé sur les guerres des Balkans — Bosnie, Kosovo, Croatie, etc. Plusieurs de ces sujets ont donné lieu à des livres. L’un d’eux s’intitule, en effet, Check-point. C’est un récit qui s’inscrit dans ce que j’appelle « l’ère de la peur ».

Le roman met en scène deux camions, avec deux équipes d’humanitaires, qui entrent en Bosnie pendant la guerre. Une personne se retrouve prise entre les deux groupes, et le livre soulève toute une série de questions, notamment celle de savoir si, face à la guerre, une réponse humanitaire neutre a encore un sens — ou s’il faut, à un moment, s’engager plus directement.

Saviez-vous ou sentiez-vous dès le début, au moment où vous étiez là-bas, que vous alliez écrire sur ces pays ? 

J’avais Check-point en tête depuis un moment. Je savais que j’allais écrire sur les Balkans.

L’Albanie, en revanche, je ne l’avais pas suffisamment explorée. J’y avais rencontré quelques écrivains, comme Besnik Mustafaj, qui est ensuite devenu ministre des Affaires étrangères et ambassadeur en France. Mais à l’époque, rien n’était clair.

On ne savait pas du tout quelle direction allait prendre le pays. Quand on vit un événement historique, on ne connaît pas la fin du film — et c’est toute la différence avec les historiens. Eux savent comment les choses se sont terminées. Nous, quand on est au cœur de l’événement, on est plongé dans ce que j’appelle un brouillard historique.

C’est quelque chose qui me fascine… 

Pourquoi ? 

Parce que c’est dans ce brouillard que se font les vrais choix. Vous agissez sans savoir où cela mènera.

À l’époque, il était très difficile d’imaginer ce que deviendrait l’Albanie.

Le sort d’autres pays était plus clair ? 

La Croatie, par exemple, c’était différent. On voyait tout de suite qu’elle allait s’en sortir. C’est d’ailleurs, en un sens, la grande gagnante des guerres en ex-Yougoslavie.

Je me souviens d’un dernier vol que j’ai pris depuis Split, en pleine guerre : d’un côté, il y avait les casques bleus qui partaient ; de l’autre, les premiers touristes commençaient déjà à arriver. On voyait des ouvriers en train de carreler le sol de l’aéroport en marbre pour préparer la reconversion touristique. On sentait bien que le pays redémarrait.

En Albanie, c’était tout le contraire. Rien ne permettait de deviner ce que le pays allait devenir. 

À l’époque, il était très difficile d’imaginer ce que deviendrait l’Albanie.

Jean-Christophe Rufin

Quels sont les éléments qui changent par rapport à l’Albanie ?

Quand j’y suis retourné récemment, j’ai retrouvé certains lieux.

Par exemple, la pyramide de Tirana — ce monument à la gloire d’Hoxha — est toujours là. Donc quelque chose se maintient.

Mais dans mon souvenir, tout était plus sinistre, plus dévasté. Aujourd’hui, le centre-ville est agréable. Il y a de très beaux immeubles et on sent un vrai effort pour proposer une architecture originale.

Votre série de romans autour d’Aurel le Consul nous a emmenés dans de nombreux pays, le dernier en date était le Mexique, à Acapulco ; maintenant l’Albanie avec Le revenant d’Albanie (Calmann-Lévy). Pourquoi avoir choisi ce pays pour un nouvel épisode de ce diplomate atypique, Aurel Timescu, nommé consul à Tirana où il devra résoudre l’énigme d’un mystérieux assassinat ?  

Sur le choix des lieux, je dirais qu’il y a un lien — même si le mot est un peu fort — avec ce qu’on pourrait appeler la carrière du personnage. Ce n’est pas une carrière au sens strict, mais plutôt un parcours, une trajectoire qui doit garder une certaine cohérence. Pas une cohérence bureaucratique ou linéaire — il ne s’agit pas de progression ou de mérite — mais plutôt une logique liée aux risques qu’il peut affronter.

Le choix du Mexique, et d’Acapulco en particulier, s’inscrit dans cette logique. À ce moment-là, j’avais demandé conseil à mon ami Pierre Lemaître que je considère comme une référence en matière de polar. Il m’avait dit : « Il faut que tu mettes ton personnage en danger. »

Je me suis donc demandé où je pouvais le mettre en danger et le Mexique m’a paru être un bon choix. 

Et pourquoi l’Albanie après ?

Ensuite, j’ai voulu l’inverse : donner au personnage un moment de repos. Le placer dans un endroit où il ne serait pas directement menacé — sauf, bien sûr, s’il provoque lui-même le danger.

Je voulais aussi que ce lieu fonctionne comme une sorte de récompense. Un endroit qui le rapproche de son écosystème, c’est-à-dire l’Europe centrale. Et c’est là qu’est venue l’idée de l’Albanie.

Pierre Lemaître m’avait dit : « il faut que tu mettes ton personnage en danger. »

Jean-Christophe Rufin

Comme souvent, tout est aussi né de rencontres.

Frédéric Mitterrand, que j’aimais beaucoup, avait un ami qui vivait là-bas depuis plus de 35 ans, un commerçant devenu une sorte de figure locale — il a inspiré le personnage de Gaëtan dans le livre.

Un jour, cet homme m’a contacté pour me conseiller d’aller en Albanie. 

J’imagine que cela doit arriver souvent qu’on vous suggère des destinations pour votre personnage. 

Absolument. 

De plus en plus de gens me suggèrent désormais des lieux pour mes livres. J’en ai publié six, alors il arrive qu’on me dise : « Ce serait formidable que tu places ton personnage ici ou là. »

L’année dernière, je suis donc allé en Albanie. J’y ai passé plusieurs semaines, puis je suis revenu en janvier. Et tout récemment, nous y sommes retournés avec mon épouse pour nous marier !

Sans tomber dans les extrêmes des diplomates en poste à Tirana gentiment moqués dans le livre, avez-vous aussi vu cette évolution du pays, de cet endroit si triste — pire que la Roumanie nous dit Aurel en pensant à son enfance, à celle d’aujourd’hui, destination touristique ?

Il est vrai que je me moque un peu de cette tendance à exagérer les progrès du pays. Il faut bien sûr reconnaître ce qui a été accompli — on ne peut pas tout balayer. L’Albanie a évolué, c’est évident.

Mais en même temps, il reste énormément d’incertitudes, de menaces — un revers de la médaille, en quelque sorte.

Quels éléments peuvent illustrer cette sorte d’ambivalence ? 

La relation avec la diaspora albanaise est un des aspects les plus ambivalents. Elle est immense par rapport à la taille du pays. 

D’un côté, c’est un facteur de développement : les transferts d’argent, la circulation des idées, une certaine ouverture. Mais d’un autre côté, il y a aussi une réalité plus sombre : en termes d’image, la diaspora est parfois associée à des récits liés à la mafia, à la criminalité organisée. Et il faut être honnête : certains ressortissants albanais sont bel et bien impliqués dans des réseaux criminels.

Certains diplomates — pas tous, bien sûr, mais c’est un phénomène assez répandu — adoptent une forme d’adhésion exagérée au pays. C’est un peu comme dans le film L’Enquête corse où les Parisiens installés en Corse, pour éviter les tensions avec les locaux, se mettent à écouter de la polyphonie corse à fond pour montrer qu’ils sont du coin.

C’est une sorte de syndrome de Stockholm diplomatique : à force de vouloir plaire, on en vient à surjouer l’enthousiasme — parfois au détriment de la lucidité.

Il y a un personnage assez central dans le roman qui est l’étonnant attaché de police de l’ambassade à l’apparence douteuse : chemise trop courte, short et tongs. Mais ce Grobert a des fulgurances, comme à la page 57 : « L’histoire, ici, est vivante ». Pourrait-on dire que l’Albanie est une sorte de pays palimpseste où chaque Albanais est une synecdoque de l’histoire du pays — comme vous l’écrivez dans le livre ? 

C’est souvent ce type de personnages, comme ce Grobert, qui sont les plus intéressants. Il est certes un peu trash, mais pas du tout idiot. Au contraire, je pense qu’il a perçu des choses que d’autres n’ont pas vues. Il a peut-être mis le doigt sur un secret fondamental du pays : cette relation très particulière au temps.

On n’est jamais vraiment en face de quelqu’un, en Albanie, qui serait entièrement en phase avec notre temporalité. Il a aussi en lui la mémoire de tout ce qui précède — et cette mémoire n’est pas enfouie. Elle est là, disponible, susceptible de revenir à tout instant.

Cela donne une impression d’énigme permanente.

L’énigme permanente de l’Albanie qui ne peut être résolue qu’en référence à quelque chose du passé.

Il existe un syndrome de Stockholm diplomatique : à force de vouloir plaire, on en vient à surjouer l’enthousiasme — parfois au détriment de la lucidité.

Jean-Christophe Rufin

Et ce passé est double : il s’agit à la fois du passé personnel du personnage, et celui d’un canon, d’un héritage culturel, de traditions plus larges.

Alma — qui est albanaise — dit à un moment : « Comme beaucoup d’Albanais, je ne suis rien. Ou tout. » (p. 191). Il y a une sorte de tension entre une logique verticale avec la temporalité et une logique horizontale avec les autres d’une certaine façon.

Ils ont été tellement méprisés, marginalisés, écrasés, qu’ils entretiennent aujourd’hui un rapport très modeste au reste du monde. C’est très frappant. 

Pourtant, en parallèle, ils portent en eux une conscience aiguë de leur histoire — une histoire puissante, enracinée, qui leur confère une forme d’universalité qu’ils n’ont peut-être pas dans le présent.

L’Albanie n’est pas un pays qui pèse lourd sur la scène internationale ; il n’y a en lui aucune forme d’impérialisme. Mais ce pays contient en lui une référence historique d’une profondeur et d’une ampleur remarquables.

Dans le livre, le narrateur évoque à plusieurs reprises les traits des visages des personnages albanais qui peuvent avoir une expression qui change très rapidement presque d’un extrême à l’autre en passant d’un aspect très rude à des airs plus avenants — et inversement.

Les Albanais sont assez étonnants. Souvent, le premier contact est un peu rude, voire hostile. Par la suite, peu à peu, on découvre une grande gentillesse.

C’est un contraste assez fort — presque à l’inverse d’Acapulco, où les gens peuvent sembler très sympathiques, mais risquent de vous tirer dessus à tout moment… 

En Albanie, il y a une forme de gravité. C’est lié à l’histoire profondément tragique des Albanais. Il ne faut pas oublier qu’ils ont vécu cinquante ans de communisme extrêmement dur. Ce régime a imposé une sorte de face : il ne fallait pas rire, il fallait se montrer obéissant, sérieux, soumis.

Dans la continuité de ces strates, diriez-vous que l’Albanie est un pays de contrastes : entre Tirana et les montagnes, entre modernité et tradition ? 

Le rapport que les Albanais entretiennent avec leur diaspora est fascinant. Presque chaque famille a un proche à l’étranger.

On le voit dans les rues l’été : les plaques d’immatriculation étrangères se multiplient, les gens reviennent. Ce sont des personnes qui connaissent très bien d’autres cultures, parlent plusieurs langues, vivent ailleurs une grande partie de l’année. Mais dès qu’ils reviennent, ils se réinsèrent immédiatement dans leur quartier, leur village, leur ville. Ils font cohabiter les deux mondes de manière naturelle.

Ensuite, il y a la question du territoire. Tirana est une ville qui se développe rapidement. Mais elle a un côté un peu artificiel. D’autres villes du pays portent un poids historique bien plus fort.

En Albanie, il y a une forme de gravité.

Jean-Christophe Rufin

Lesquelles ?

Au nord, il y a Shkodër, proche de la frontière monténégrine. À l’ouest, Durrës, ville portuaire à l’influence très italienne, qui fut un centre névralgique sous le fascisme. Et dans le sud, des villes comme Gjirokastër sont extrêmement vivantes.

En réalité, malgré la petite taille du pays, Tirana n’absorbe pas toute l’énergie humaine ou symbolique. On ne peut pas dire que ce soit une capitale écrasante. C’est, au fond, une ville parmi d’autres, même si elle concentre aujourd’hui un certain engouement — notamment en raison de son architecture éclectique, avec des bâtiments fascistes, staliniens, modernistes…

L’Albanie reste donc un pays relativement décentralisé, malgré sa petite superficie.

Et la montagne ?

De l’autre côté, il y a la montagne. 

Le climat y est rude, et les montagnes ont toujours conservé une vie et des traditions propres. Ce sont des régions marquées par des équilibres paradoxaux. Dans certaines zones, on trouve une vraie coexistence religieuse : musulmans et chrétiens y vivent côte à côte depuis longtemps. D’autres zones, notamment celles qui s’étendent vers la Serbie et le Kosovo, sont beaucoup plus dures, plus tendues.

Ce petit pays forme un véritable patchwork, avec des régions dont les caractères sont profondément différenciés. 

L’expliquez-vous en raison de l’emplacement et de l’histoire de chacun de ces espaces ? 

Oui, cela s’explique probablement par les influences extérieures : le sud-est marqué par l’influence grecque, le nord-est, tourné vers le Kosovo, fait face à la Serbie, comme un château fort face au monde slave, et Durrës regarde vers l’Italie et l’Adriatique.

Ces couleurs régionales sont une des grandes particularités de l’Albanie.

Malgré la petite taille du pays, Tirana n’absorbe pas toute l’énergie humaine ou symbolique.

Jean-Christophe Rufin

C’est notamment dans les montagnes que vos personnages se trouvent confrontés au Kanun, ce corpus de lois colligé au XVe siècle qui régit le système des vendettas dans les montagnes albanaises. On sent que ce mécanisme — face auquel vous adoptez presque une approche d’ethnologue — vous a beaucoup intéressé. 

C’est tout de même extraordinaire de découvrir un pays où les vendettas — ce phénomène malheureusement répandu ailleurs aussi — sont fondées sur un texte. Un texte réel, structuré, avec des règles précises : le Kanun. Si ce texte a eu une telle importance — peut-être plus encore que ce qu’on a souvent reconnu — c’est sans doute parce qu’il a fonctionné comme une loi sous la loi.

Au fil des siècles, l’Albanie a connu plusieurs dominations : ottomane, fasciste, stalinienne — avec, à chaque fois, une loi officielle imposée de l’extérieur. Mais la véritable loi, celle qui était respectée dans la société, était en dessous — enfouie, mais active. 

Ce texte faisait à la fois office de code civil et de code pénal. Il est d’une grande simplicité formelle, mais paradoxalement très difficile à appliquer. Ce qui semble clair en théorie devient souvent incompréhensible dans la pratique. C’est cette tension entre la rigueur des principes et la complexité du réel qui le rend à la fois fascinant — et presque incompréhensible.

Certains personnages du roman essayent même d’en faire une exégèse afin de tirer profit d’une certaine interprétation… 

Bien sûr, on peut essayer de désamorcer les choses : il existe des mécanismes, comme le rachat du sang, par exemple. C’est écrit, c’est prévu par le texte. Mais en même temps, ces règles peuvent être contestées, discutées, contournées.

Quoi qu’il en soit, cela existe et on ne peut pas faire comme si ce n’était rien. 

Je ne suis pas ethnologue, évidemment. Mais faire de ce corpus une sorte de lieu fondateur des comportements, des relations entre les gens, me semble inévitable.

On pourrait choisir de s’en passer, de regarder l’Albanie sans tenir compte de cela. Mais à ce moment-là, on perd quelque chose d’essentiel. On passe à côté d’une part profonde, structurante, de la culture et de la société.

C’est tout de même extraordinaire de découvrir un pays où les vendettas sont fondées sur un texte. Un texte réel, structuré, avec des règles précises : le Kanun.

Jean-Christophe Rufin

Vous avez prononcé le mot « hostile » tout à l’heure et il revient plusieurs fois dans la description de ces montagnes desquelles semble se dégager une convergence entre cette ambiance pesante et une violence naturelle. Pourriez-vous revenir sur le climat qu’on peut y trouver ?

Il y a une différence très nette au niveau du climat selon l’endroit où l’on se trouve. Sur la côte, le temps est relativement doux. Nous y étions tout le mois de janvier et je me baignais tous les jours. L’eau était froide, bien sûr, mais on n’avait pas l’impression d’être au pôle Nord.

À la même période, en revanche, la montagne est sous la neige. Certaines zones deviennent presque inaccessibles, prises par le froid. Cela s’est un peu amélioré aujourd’hui grâce aux routes : on a construit des axes qui franchissent les cols dans des conditions bien plus confortables. Mais malgré cela, l’écart reste flagrant.

La montagne a toujours été un bastion de résistance, un refuge contre les envahisseurs successifs. Peut-être un peu moins maintenant, paradoxalement, parce qu’elle est devenue une destination touristique. Ce qui était autrefois un point d’appui est presque devenu l’inverse.

L’esprit décrit dans ces montagnes fait un peu penser à l’ambiance Cordillère des Andes où se pouvait se cacher notamment le Sentier Lumineux… 

Oui, bien sûr. C’est une région à la fois dangereuse et porteuse de résistances comme le Sentier Lumineux au Pérou : cette fusion singulière entre marxisme révolutionnaire et traditions indianistes.

En Albanie, on retrouve une dynamique comparable. La situation politique n’a évidemment rien à voir, mais on perçoit très bien comment les traditions locales pourraient servir de socle à une forme de résistance.

Cela dit, ce n’est pas non plus les Andes. Même si la montagne se distingue de la plaine, rien n’est vraiment inaccessible. On n’est pas face à des sommets de 6 000 mètres : les reliefs sont marqués, mais restent praticables.

Justement, vous qui êtes alpiniste, ces montagnes vous plaisent-elles ? 

Je n’ai pas vraiment eu l’occasion de faire de vraies sorties, mais je suis allé dans des zones de montagne, sur des sentiers accessibles — et j’en ai parcouru quelques-uns.

Le paysage m’a un peu fait penser aux Dolomites, avec ces formations rocheuses très particulières, comme des dents. Sauf que là où le socle des Dolomites est souvent vert, là-bas c’est plutôt un triptyque minéral, des tons blancs, presque crayeux, avec ces dents rocheuses qui jaillissent.

C’est vraiment très attirant. Je suis certain que j’y retournerai, cette fois plus en profondeur dans la montagne que je n’ai fait qu’effleurer jusqu’à présent.

La montagne a toujours été un bastion de résistance, un refuge contre les envahisseurs successifs.

Jean-Christophe Rufin

Vous avez quand même fait quelques randonnées ?

Bien sûr. Nous sommes allés nous promener dans la région de Theth — qui est un peu le centre du tourisme de montagne là-bas — où il y a une vallée, qui n’est pas vraiment une plaine, mais un creux encaissé dans la montagne.

On n’a pas vraiment fait d’escalade, ni de randonnée sportive. On n’est pas montés très haut. D’ailleurs, je ne sais pas comment ils sont équipés localement pour l’escalade. Il y a des sentiers bien plus raides, plus exigeants, qu’on n’a tout simplement pas eu le temps d’explorer.

Mais j’y retournerai, c’est certain. J’aime beaucoup.

Diriez-vous qu’il y a un côté réalisme magique par moments ? Vous écrivez notamment dans la postface du Revenant d’Albanie : « L’Albanie est un pays qui permet de mesurer, plus qu’ailleurs je pense, l’écart entre ce que l’on observe et ce que l’on est prêt à croire. L’histoire de ce pays, ses traditions, les personnes qu’on y rencontre réservent tant de surprises que la réalité y paraît souvent, au sens propre, incroyable. »

C’est tout le problème du roman — et peut-être même le problème des romans en général. Le véridique est l’objet le plus dangereux à manier dans un roman : très souvent, ce qui est vrai n’est pas vraisemblable. C’est d’ailleurs ce paradoxe qui permet de mieux comprendre ce qu’on appelle le réalisme magique. En décrivant des choses exactement telles qu’elles existent, on finit parfois par créer un univers qui paraît fabuleux, presque irréel.

J’ai été confronté à ce problème depuis mes débuts en tant que romancier. Je n’ai jamais voulu faire du réalisme magique — ce n’est pas mon chemin. 

Mais très souvent, c’est la réalité elle-même, les choses telles qu’elles sont, qui produisent une sorte d’effet fabuleux. Il faut donc s’en méfier. C’est particulièrement vrai avec l’Albanie. Il faut toujours essayer de rester dans le vraisemblable, mais avec ce pays cela est difficile tant les réalités semblent parfois invraisemblables.

C’est pour cela notamment que vous mettez des postfaces dans vos romans ?

Absolument, je mets toujours une postface à mes romans — cela fait des années que je procède ainsi. C’est une manière de prendre mes distances. 

C’est aussi un moyen d’ancrer ce qui est raconté dans une certaine réalité. Par exemple, j’ai tenu à expliquer que le Kanun existe vraiment. Il est fou de penser qu’un texte puisse codifier à ce point la vie et la mort. Mais cela existe — il faut donc le raconter.

En décrivant des choses exactement telles qu’elles existent, on finit parfois par créer un univers qui paraît fabuleux, presque irréel.

Jean-Christophe Rufin

Dans le livre, vous soulignez à plusieurs reprises la « tolérance religieuse » qui règne en Albanie, visible notamment dans l’organisation spatiale, où une mosquée peut cohabiter avec une église orthodoxe et un couvent de franciscains en face. C’est quelque chose qui vous a marqué ?  

Cela m’a frappé, surtout quand on a connu la guerre en Bosnie — et plus largement en ex-Yougoslavie. La segmentation religieuse y était très marquée ; parfois déjà présente, parfois en train de se former sous nos yeux. J’ai vu à Sarajevo l’époque du nettoyage ethnique et religieux avec des tensions communautaires très fortes.

En Albanie, on est dans une configuration complètement différente. Ce n’est même pas une question de tolérance ; pour beaucoup, la religion n’est plus un sujet. Le communisme a désislamisé, déchristianisé, interdit toute forme de religion. Il y a donc des générations entières qui ont grandi sans cette référence.

La proximité géographique des lieux de culte est aussi, en effet, quelque chose d’intéressant. À Tirana, par exemple, la grande mosquée, la cathédrale et d’autres édifices religieux sont situés à quelques pas les uns des autres. 

Et cela fonctionne ? 

Aujourd’hui, cela fonctionne. Mais il faut rester prudent : il suffit de quelques extrémistes d’un côté ou de l’autre pour faire basculer les choses. 

Cela dit, contrairement à la Yougoslavie, les communautés religieuses en Albanie ne se superposent pas à des territoires bien définis. Il n’y a pas cette équation entre religion et appartenance géographique.

Y a-t-il un endroit en Albanie que vous recommanderiez en particulier ? 

Je trouve que Butrint est l’un des lieux les plus poétiques d’Albanie. C’est une ville qui se trouve tout au sud, à la frontière grecque. Ce sont des ruines superbes, face à l’île de Corfou. 

On est à la fois déjà en Albanie et encore dans une zone d’influence grecque. Il y a là une forme de cohésion fondatrice : on a l’impression que quelque chose est né ici, que cette civilisation a émergé dans ce lieu précis. 

Corfou n’est qu’à trois kilomètres à la nage.

Jean-Christophe Rufin

Ce n’est pas forcément par là qu’il faut commencer une découverte de l’Albanie, mais il faut absolument y aller pour comprendre cet ancrage méditerranéen, cette interaction constante avec les autres.

On en revient aux strates du pays… 

C’est un paradoxe très albanais : ils ont longtemps été isolés, et pourtant, ils sont au milieu de tout, traversés d’influences très fortes. Pendant la période communiste, le régime a tenté de couper le pays du reste du monde, mais il n’a jamais pu empêcher, par exemple, la réception des stations de radio italiennes. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles de nombreux Albanais parlent italien encore aujourd’hui. Et Corfou n’est qu’à trois kilomètres à la nage.

En vérité, les différentes zones du pays sont très contrastées. Il est difficile de n’en choisir qu’une. Mais globalement, le sud, avec ses vestiges antiques et son héritage grec, a une tonalité particulière, presque alexandrine comme si tout partait de là — à l’image d’Alexandre le Grand.

Que représente ce pays maintenant pour vous ? Vous avez développé avec l’Albanie un rapport assez fort — jusqu’à vous y marier récemment…

C’est assez curieux parce que rien ne me prédestinait à développer un lien avec ce pays. Et pourtant, je crois que je ne suis ni le seul ni le dernier à en être profondément séduit. 

En apparence, quand on l’observe de manière superficielle, on pourrait se demander pourquoi. Mais peu à peu, l’Albanie s’est imposée comme un motif récurrent dans ma vie, un peu comme un thème revient dans une symphonie.

Aujourd’hui, je suis attaché à ce pays — de manière inattendue, presque intime. Aurel aussi d’ailleurs, mais je doute qu’il y retourne : il a été mis dehors.

La prochaine fois, il ira autre part.

Le sud, avec ses vestiges antiques et son héritage grec, a une tonalité particulière, presque alexandrine comme si tout partait de là.

Jean-Christophe Rufin

Vous savez déjà où ?

Il ira à Sainte-Hélène. Il va voir Napoléon.

Nous savons que notre consul Aurel n’aime que le vin blanc mais voudriez-vous pour finir nous conseiller une boisson et un plat albanais ? 

Pour ce qui est des boissons, le raki est bien sûr incontournable. Personnellement, je ne suis pas un grand amateur — disons que j’ai connu pire, notamment avec ce qu’on buvait en service… Je pourrais aussi mentionner la bière albanaise, la Korça. 

Et pour les plats, peut-être des petites boulettes de viande qu’ils font, les qofte ou les Ćevapčići. Mais je n’en garde pas un souvenir extraordinaire — j’ai connu mieux, j’ai connu pire.