Grand Tour, notre historique série d’été est de retour pour une nouvelle saison.

Comme chaque année, nous vous invitons à explorer le rapport d’affinité entre des personnalités et des espaces géographiques où elles ne sont pas nés ou qu’elles n’ont pas vraiment habités — et qui ont pourtant joué un rôle crucial dans leur propre trajectoire intellectuelle ou artistique.

Après Nikos Aliagas sur Missolonghi, Françoise Nyssen sur Arles, Gérard Araud sur Hydra, Édouard Louis sur Athènes, Anne-Claire Coudray sur Rio, Edoardo Nesi sur Forte dei Marmi, Helen Thompson sur Naples, Pierre Assouline sur la Corse, Denis Crouzet et Élisabeth Crouzet-Pavan sur Venise ou Carla Sozzani sur Milan, Edwy Plenel sur la Martinique, Mazarine Mitterrand Pingeot sur La Charité-sur-Loire et Jean-Pierre Dupuy sur la Californie, direction l’Islande avec Hélène Landemore.

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L’Islande a joué un rôle particulier dans votre parcours intellectuel : l’observation du processus constituant participatif islandais a été structurant pour vos travaux sur la démocratie. Pourriez-vous revenir sur les raisons qui vous ont conduit à travailler sur ce cas particulier, puis sur votre découverte de l’Islande à cette occasion ?

J’ai découvert l’Islande par hasard. 

Je travaillais sur la démocratie épistémique et plus spécifiquement sur les propriétés d’agrégation de l’information et de production du savoir des procédures démocratiques. J’approchais donc la question de la démocratie de manière très théorique et formelle. 

Pour une raison que j’ignore, j’ai été invitée en 2012, juste avant que paraisse le livre consacré à ces questions Collective Wisdom : Principles and Mechanisms (Cambridge University Press, 2012), à une conférence à Reykjavik sur le processus constitutionnel — plus exactement sur la crise politique en Islande, qui durait déjà depuis près de quatre ans. 

 À la suite de la crise financière de 2008, l’Islande connaît une profonde crise politique, déclenchée par la Révolution des casseroles, qui entraîne la chute du gouvernement à l’automne 2009 et l’élection d’une coalition de gauche dont le programme prévoit la création d’une Assemblée constituante. Cette situation aboutit à l’adoption d’une loi constitutionnelle par le Parlement islandais — l’Althing — le 16 juin 2010, qui conduit à l’élection d’une Assemblée constituante en novembre, qu’on appelle le Conseil constitutionnel, et qui rend une proposition de Constitution à l’été 2011. 

Je suis arrivée à la fin du processus, juste après le référendum sur le projet de Constitution — à l’automne 2011. 

Les universitaires qui m’avaient invitée voulaient que j’utilise mon modèle épistémique pour faire une évaluation du processus constituant et du texte auquel il avait abouti. Ils souhaitaient savoir si cette nouvelle forme de démocratie produisait de l’agrégation de l’information, du savoir, de l’intelligence collective.

J’ai adoré ce pays lunaire, sans aucun arbre.

Hélène Landemore

En présentant mes arguments théoriques à la conférence, j’ai découvert cette nouvelle forme de « processus constitutionnel » qui implique les foules et exclut les politiciens en fonction. Par la loi de 2010, les hommes et les femmes politiques au pouvoir à ce moment-là n’avaient pas le droit de se présenter à l’élection au Conseil constitutionnel.

J’ai alors rencontré les membres du Conseil constitutionnel et lu les documents traduits en anglais, les analyses d’experts, les propositions élaborées par le Conseil constitutionnel ainsi que les versions révisées par le Parlement, qui avaient ensuite été soumises au référendum.

Parmi les membres du Conseil constitutionnel, vous avez notamment rencontré le père de Björk…

Je suis en effet allée voir le père de Björk parce qu’il était l’un des 25 membres du Conseil constitutionnel. Il s’agissait aussi d’une figure publique, non pas en tant que père d’une pop star, mais en tant que chef du syndicat des électriciens. Sa maison modeste, ses manières très simples ainsi que la relation franche et sympathique que nous avons rapidement nouée, exprimaient une simplicité, une absence de hiérarchie implicite, que j’ai tout de suite trouvées délicieuses et révélatrices d’un état d’esprit profondément démocratique.  

La découverte d’un processus constituant est aussi la découverte d’un pays.

J’ai adoré ce pays lunaire, sans aucun arbre. 

Je suis ainsi allée au Blue Lagoon avant que le lieu ne devienne extrêmement populaire  : l’eau, fumante au milieu de l’hiver, dans un décor désertique de laves et de rocs, vide, sublime.

Surtout, après mon travail sur le processus constituant, je suis retournée en Islande, en juin 2014, pour voir le Parlement originel, créé en 930 à Þingvellir. Je ne pensais pas qu’il pût faire aussi froid un mois de juin. Je me tenais, parfaitement frigorifiée, là où, il y a plus de mille ans, les chefs vikings se réunissaient tous les étés pendant deux semaines. 

Þingvellir est situé à l’intersection géologique de la plaque américaine et de la plaque européenne. La profondeur historique du lieu et sa situation géologique unique le rendent particulièrement émouvant.

À côté du Parlement originel se trouve aussi une mare où, apparemment, on noyait les condamnés à mort, car c’était aussi un lieu où l’on rendait la justice. 

Þingvellir a incarné pour moi la radicalité, et aussi la violence originelle et primitive de la tentative démocratique, lointain écho du processus constituant que je venais étudier en tant qu’universitaire. 

À Þingvellir, je me tenais, parfaitement frigorifiée, là où, il y a plus de mille ans, les chefs vikings se réunissaient tous les étés pendant deux semaines. 

Hélène Landemore

Au cours de vos différents séjours en Islande, quels sont les éléments qui vous ont le plus intéressée, ou étonnée, dans la culture politique du pays ?

L’Islande est un exemple fascinant, car ce pays a connu des problèmes que d’autres nations ont rencontrés par la suite. La raison pour laquelle il n’y a plus d’arbres en Islande, c’est parce qu’ils ont tous été coupés par les Vikings autour de l’an 1000. Ils ont créé l’une des premières crises environnementales. Mais l’Islande moderne permet aussi de préfigurer les crises contemporaines et à venir.  

À mon arrivée, j’ai été frappé par un sentiment généralisé de corruption au sein de la classe politique. Les Islandais critiquaient alors leur classe politique, notamment pour sa collusion avec les banquiers, qui avaient conduit le pays au bord de la faillite en 2008. Cette crise financière, lors de laquelle les banques avaient brûlé sept fois le PIB du pays, avait entraîné une crise fiscale et économique majeure, nécessitant l’intervention du FMI. Des signes avant-coureurs existaient, mais les hommes politiques et les banquiers, trop liés, les avaient ignorés. 

En réalité, ils faisaient face aux mêmes défis que nous, mais de manière plus marquée et à une échelle différente. L’Islande, avec ses 320 000 habitants, est comparable à une petite ville où tout le monde se connaît. Cette proximité est frappante : les Islandais sont tous cousins à un degré plus ou moins éloigné. Il existe une application mobile permettant de vérifier les liens de parenté avant d’entamer une relation amoureuse.

Contrairement à des pays comme la France, les États-Unis ou la Serbie, où je me trouve actuellement, l’Islande a su mettre ses personnalités politiques face à leurs responsabilités. Aux États-Unis, personne n’est allé en prison pour la crise financière. En Islande, en revanche, des hommes politiques ont été emprisonnés, fût-ce brièvement, ce qui constituait déjà une reconnaissance claire de leur responsabilité.

La raison pour laquelle il n’y a plus d’arbres en Islande, c’est parce qu’ils ont tous été coupés par les Vikings autour de l’an 1000. Ils ont créé l’une des premières crises environnementales.

Hélène Landemore

Leur processus constitutionnel était également un effort pour purger ce système et repartir sur des bases plus saines. Leur constitution actuelle n’est pas très adaptée à leur culture politique. Héritée de la monarchie danoise, elle date de 1944, lorsque l’Islande a obtenu son indépendance à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Bien qu’ils se soient affranchis de la tutelle coloniale danoise, ils ont copié la constitution de ce pays, créant une démocratie présidentielle, presque monarchique, avec des formulations très archaïques. Par exemple, elle ne tient pas compte des distinctions de genre, tout est au masculin, et, jusqu’à la réforme de 1995, elle accordait peu de droits. Même aujourd’hui, elle reste centrée sur la figure du président et les droits des citoyens listés en dernier. 

Les Islandais aspiraient donc à créer un nouveau texte, un contrat social reflétant leurs valeurs et la primauté des droits du peuple sur les pouvoirs gouvernants, surtout en période de crise. 

L’une des dimensions les plus originales du processus est qu’avant le début du travail du Conseil constitutionnel élu pour rédiger une nouvelle constitution, un forum national avait rassemblé 950 citoyens tirés au sort pour leur demander quelles valeurs ils voulaient voir figurer dans leur contrat social. 

Cette démarche très originale a conduit à la formulation de demandes comme la nationalisation des ressources naturelles non encore privatisées, qui est devenue le fameux article 34 de la proposition de nouvelle constitution. En Islande, les fonds marins sont exploités par de grandes compagnies de pêche, qui le font sans payer de loyer à la nation islandaise pour le privilège d’exploiter — et souvent de détruire — l’écosystème. Les conséquences de ces destructions sont prises en charge par l’État, mais pas par ces entreprises. 

À côté du Parlement originel se trouve aussi une mare où, apparemment, on noyait les condamnés à mort, car c’était aussi un lieu où l’on rendait la justice.  Þingvellir a incarné pour moi la radicalité, et aussi la violence originelle et primitive de la tentative démocratique, lointain écho du processus constituant que je venais étudier en tant qu’universitaire. © Hélène Landemore

J’ai également été frappée par la remarquable égalité dans les rapports sociaux. Bien que les Islandais se plaignent de la corruption et même de l’existence d’une oligarchie au sommet de leur société, j’ai trouvé leurs relations très égalitaires et plates, typiques de la culture nordique. Comme le pays est petit, il n’y a pas vraiment de hiérarchie marquée entre les individus. Par exemple, le président n’a pas de garde du corps et se déplace à vélo, plus comme un maire que comme un chef d’État. 

C’est un peu choquant pour quelqu’un habitué à de grands pays où l’État est froid, distant et incompréhensible, avec une hiérarchie beaucoup plus forte et une société plus dépersonnalisée et atomisée. En Islande, tout est très humain.

Est-ce qu’en allant étudier l’Islande, un pays de petite taille dans un processus constituant, vous vous imaginiez dans la peau de Jean-Jacques Rousseau écrivant son Projet de Constitution pour la Corse, y voyant un lieu privilégié de mise en pratique de ses théories politiques  ? 

L’Islande, en tant qu’île où vit une population relativement homogène, est le rêve de tout théoricien politique. Toutefois, je n’ai pas vraiment projeté mes idées sur l’Islande. Ce sont au contraire les voyages que j’y ai faits qui ont fait évoluer ma vision de la démocratie. 

À l’époque, j’évoluais dans la tradition de la démocratie délibérative, mais j’étais encore dans un moule orthodoxe. Je pensais que la démocratie directe n’était pas possible et que des représentants élus étaient nécessaires. J’avais commencé à explorer la sélection par tirage au sort, qui a beaucoup de sens d’un point de vue théorique, mais je pensais encore que le peuple devait être représenté, et que donc la participation populaire ne pouvait qu’intervenir de manière ponctuelle et limitée — lors des élections ou des référendums.

L’une des personnes qui m’a inspirée est le politiste Jon Elster. Il avait une théorie très établie selon laquelle une constitution doit être rédigée par des représentants, mais sans la participation directe du peuple, car cela créerait des pressions populaires trop fortes et biaiserait le résultat. Il citait l’exemple des conventionnels américains qui s’étaient barricadés à Philadelphie pour éviter les pressions populaires, contrairement à ceux de la Révolution française, qui travaillaient sous les yeux du peuple de Paris, libre d’assister aux débats depuis les galeries. Selon Elster, l’approche américaine avait conduit à une constitution durable, contrairement à celles de la Révolution française.

Cette vision était la doxa lorsque je suis arrivée en Islande. Mais les Islandais, bien qu’ils la connaissaient, l’ont complètement ignorée. Ils ont décidé de faire confiance au peuple. Ils ne voulaient plus de politiciens et ont choisi des représentants qui n’étaient pas des hommes politiques. Ils ont exclu par la loi les hommes politiques en place et ont sélectionné les personnalités de la société civile qui avaient été très actives pendant la révolution de 2008.

L’article 12 de la proposition de constitution islandaise, qui établit un droit à l’Internet, est directement issu d’une publication Facebook.

Hélène Landemore

Parmi eux se trouvaient des profils variés comme un directeur de musée, un étudiant, deux pasteurs, un professeur de mathématiques, un designer de jeux vidéos… et d’autres qui n’étaient pas nécessairement des juristes ou des personnes bien établies dans le système.

Les Islandais ont décidé d’ouvrir le processus de rédaction de la constitution à l’ensemble de la population, une démarche assez inédite. Utilisant les technologies disponibles à l’époque, ils ont créé une page spéciale où ils ont publié leurs 11 brouillons, permettant à chacun de donner son avis à différentes étapes du processus. Bien que la participation n’ait pas été massive, les retours ont eu un impact significatif. Par exemple, l’article 12 de leur proposition de constitution, qui établit un droit à l’Internet, est directement issu d’une publication Facebook. Ils ont également intégré le droit des enfants, grâce au lobbying d’UNICEF, toujours via Internet. 

Cette expérience m’a fait prendre conscience que la représentation pure, qu’elle soit par élection ou par tirage au sort, n’est pas suffisante, car il y a une perte de granularité et de précision par rapport aux volontés du peuple — en plus, à mon avis, d’une déformation lorsque la représentation se fait par élection.

«  Les Vikings avaient une connaissance limitée, voire inexistante, des pratiques politiques démocratiques et républicaines en vigueur mille ans plus tôt en Grèce et à Rome, et s’en souciaient peu. Partant de la logique d’égalité qu’ils appliquaient aux hommes libres, ils semblent avoir créé leurs propres assemblées. La vivacité de l’idée d’égalité parmi les hommes libres vikings du Xe siècle est attestée par la réponse de Vikings danois lorsqu’ils remontèrent une rivière en France et qu’un messager leur demanda depuis la rive  : ‘Quel est le nom de votre maître  ?’ ‘Aucun’, répondirent-ils, ‘nous sommes tous égaux’.  » © Hélène Landemore

Cette réflexion a inspiré mon livre sur la démocratie ouverte, publié en 2020, huit ans après mon séjour en Islande. J’ai acquis la conviction que la démocratie ne devrait pas se limiter à des moments ponctuels où un petit nombre de personnes prend des décisions pour tous, avec des vérifications occasionnelles par des élections et des référendums.

Pour moi, la démocratie, même dans sa forme représentative, doit rester « ouverte », à tout moment, aux perspectives des citoyens ordinaires. C’est cela que l’Islande m’a enseigné.

Pensez-vous que cet épisode soit désormais un modèle ou un exemple pour d’autres processus de démocratie directe  ? 

Malheureusement, ce processus n’a pas abouti. Les Islandais ont commis plusieurs erreurs, peut-être dues à une certaine naïveté politique, et se sont aliénés une partie de la classe politique. 

Il y avait d’abord un lobby extrêmement puissant opposé à l’article 34 sur la nationalisation des ressources naturelles, touchant à des intérêts économiques colossaux, de l’ordre de plusieurs milliards. Cela a probablement joué un rôle majeur dans l’échec du processus global. Il aurait peut-être fallu une stratégie plus efficace dès le départ, mais l’idée était peut-être vouée à l’échec. Le timing était également un problème : en 2008 et 2010, il y avait une fenêtre d’opportunité qui s’est refermée. 

Le cas islandais était original par son utilisation pionnière de nouvelles technologies et l’ouverture du processus de rédaction de la constitution.

Hélène Landemore

Néanmoins, d’une certaine manière, cela n’a pas été un échec total. En quatre mois et demi, ils ont réussi à rédiger une constitution et ont produit un texte que je considère comme marginalement supérieur à ceux rédigés par des experts. Ce texte a été soumis à un référendum en octobre 2012 et a obtenu les deux tiers des voix exprimées. Normalement, cela aurait dû suffire pour son adoption.

Cependant, la constitution islandaise actuelle, toujours en vigueur, impose des seuils très élevés pour être modifiée, peut-être insurmontables. Il faut à la fois le soutien du Parlement en cours, qui doit ensuite se dissoudre immédiatement, et le soutien du nouveau Parlement. Cela implique beaucoup de contraintes, qui n’ont pas été surmontées. 

De ce point de vue, la taille du pays a joué un rôle ambigu : elle rend une expérimentation de démocratie directe plus facile, mais elle a aussi facilité la sauvegarde de l’économie islandaise. Le FMI a pu mettre en place un plan pour éponger les dettes, et avec l’effondrement de la couronne islandaise, le tourisme a explosé. Si cela a été moins agréable pour les visiteurs comme moi, puisque les sites comme le Blue Lagoon sont devenus surpeuplés, cela a néanmoins permis de relancer l’économie du pays.

Dans quelle histoire des processus constituants le cas islandais se situe-t-il  ? 

L’idée d’un processus où le peuple participe à l’écriture de son contrat social n’est entièrement nouvelle. Dès les années 1990, cette approche des processus constitutionnels participatifs avait déjà été expérimentée dans plusieurs pays, comme le Brésil et le Kenya, où des tentatives avaient été faites pour consulter le peuple en amont de la rédaction par des experts et des hommes politiques.

La différence avec les tentatives des années 1980-90 est que les Islandais ont vraiment donné la plume à des citoyens ordinaires. Par ailleurs, même dans leur aspect consultatif, les tentatives antérieures ont partiellement échoué car les représentants n’avaient pas la capacité de lire et d’agréger toutes les requêtes envoyées par lettres. L’objectif était louable, mais ne peut être mis en œuvre que maintenant, grâce aux outils technologiques comme Internet et l’intelligence artificielle. Ces technologies pourraient changer la donne en permettant d’agréger des masses de commentaires et suggestions.

Par exemple, au Brésil, j’ai vu des lettres écrites pendant le processus constitutionnel. Certaines étaient très émouvantes, comme celles de femmes battues demandant à ce que leurs droits soient protégés. Mais dans quelle mesure ces lettres ont-elles vraiment eu un impact sur la rédaction de la constitution à l’époque ? Le cas islandais était aussi original par son utilisation pionnière de nouvelles technologies et l’ouverture du processus de rédaction. 

Au-delà de cela, le Forum national de 950 citoyens tirés au sort était unique. Ces citoyens étaient conviés comme un échantillon représentatif visant à définir les valeurs islandaises. 

Le résultat auquel il a abouti doit nous inspirer.

En effet, quand on pense à une réécriture du contrat social par la population, on craint de parvenir à des extrêmes comme la charia en Algérie ou le communisme en France. Il est important de démythifier ces craintes et de rassurer les gens sur les bénéfices d’un tel processus.

Ce que j’ai observé est tout à fait différent. Les discussions de personnes tirées au sort conduisent au consensus et à la convergence, parfois sur des propositions innovantes, mais pas extrémistes.

En Islande, j’ai fait l’expérience de certains plats tout à fait étonnants, comme la tête de poisson cuite dans la bouse de mouton.

Hélène Landemore

Je me souviens avoir été invitée à donner un discours, en 2016, au Théâtre de Reykjavik. J’avais cité alors un texte de Robert Dahl, extrait de son livre On Democracy  :

« Les Vikings avaient une connaissance limitée, voire inexistante, des pratiques politiques démocratiques et républicaines en vigueur mille ans plus tôt en Grèce et à Rome, et s’en souciaient peu. Partant de la logique d’égalité qu’ils appliquaient aux hommes libres, ils semblent avoir créé leurs propres assemblées. La vivacité de l’idée d’égalité parmi les hommes libres vikings du Xe siècle est attestée par la réponse de Vikings danois lorsqu’ils remontèrent une rivière en France et qu’un messager leur demanda depuis la rive  : ‘Quel est le nom de votre maître  ?’ ‘Aucun’, répondirent-ils, ‘nous sommes tous égaux’. »

Quelle est votre relation personnelle à l’Islande, à sa culture, à son identité  ? Vous sentez-vous un peu plus islandaise qu’avant  ? 

À l’âge de 49 ans, je commence à m’intéresser à ma propre histoire et à ma propre identité, ce qui n’a pas été le cas pendant des années.

Je trouve intéressant que, étant Normande, je me retrouve à étudier un pays nordique comme l’Islande, d’où certains des colonisateurs de la Normandie étaient probablement originaires. 

J’ai dans tous les cas une affinité inconsciente pour le nord de l’Europe. Cela explique peut-être mon lien avec un philosophe comme Jon Elster, qui est norvégien et possède aussi une franchise très marquée, un trait culturel que je retrouve dans ma famille et mon environnement d’origine.

Par ailleurs, lors de ma première conférence à Reykjavik, j’ai rencontré quelqu’un — je ne mentionnerai pas son nom, mais disons un politologue norvégien — qui est le portrait craché de mon père  : mêmes yeux bleus ronds, même tête ronde, typique des Normands.

Mes affinités avec l’Islande sont donc politiques et culturelles, et peut-être même ataviques ! 

Je crois que vous avez également un certain goût pour la gastronomie islandaise…

J’ai en effet fait l’expérience de certains plats tout à fait étonnants, comme la tête de poisson cuite dans la bouse de mouton. Bien meilleur que la description ne le suggère, mais il faut sans doute un degré de sophistication islandaise qui me fait encore défaut pour l’apprécier à sa juste valeur !