Politique

Le discours de la fin : Viktor Orbán et Peter Thiel à Esztergom

Alors que Trump et le trumpisme explosent, Viktor Orbán implose.

Le Premier ministre au pouvoir depuis le plus longtemps en Europe n'a jamais été aussi faible sur le plan interne : lors du festival d'été de son think tank, en présence de personnalités clefs du monde transatlantique néo-réactionnaire venues lui rendre hommage, il a dû se pencher sur sa fin — et sur la fin.

Nous publions la traduction intégrale, commentée ligne à ligne, de cette intervention importante.

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Le Grand Continent
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© MCC Feszt

Le Mathias Corvinus Collegium, ou MCC, organise depuis cinq ans un festival d’été dans la capitale médiévale du Royaume de Hongrie entre le Xe et le XIIIe siècle, Esztergom à la frontière avec la Slovaquie.

Cette fondation politique est depuis quelques années le bras armé de Viktor Orbán dans le monde de la réflexion stratégique et de l’éducation. À la manœuvre, le principal conseiller du Premier ministre hongrois, son homonyme Balázs Orbán a été placé à la tête du conseil d’administration de ce think tank qui cherche de plus en plus bruyamment et avec de plus en plus de moyens à s’imposer aussi à Bruxelles. 

Ayant déjà reçu plus d’1,3 milliard de dollars de la part de l’État hongrois, le MCC est présent sur de nombreux fronts et s’internationalise depuis le retour de Trump à la Maison-Blanche : il est un organisme clef dans le canal ouvert entre les conservateurs hongrois et les trumpistes. Le 11 mars dernier, s’associant à un autre institut polonais d’extrême droite, Ordo Iuris, le MCC avait soumis à Washington un plan radical pour subvertir l’Union européenne, très vraisemblablement téléguidé par la Heritage Foundation à l’origine du « Project 2025 ».

Pour les participants réunis ce 2 août à Esztergom le projet de « Great Reset » institutionnel européen est un objectif affiché.

Parmi les invités, on trouve l’ancien chancelier autrichien Sebastian Kurz — ayant démissionné en 2021 après un scandale de corruption, après avoir gouverné avec l’extrême-droite entre 2017 et 2019 —, le spin doctor du Brexit Dominic Cummings ou encore la cheffe de file de l’AfD Alice Weidel.

Contacté par la revue, l’architecte du rapprochement entre Budapest et Washington, Gladden Pappin, présent sur plusieurs panels du festival, le décrit de la manière suivante : « Au lieu d’imaginer une conférence, pensez à un festival à l’échelle de toute la ville, le long des rives du Danube, où les places baroques baignées de soleil se transforment en scènes accueillant les voix les plus marquantes des affaires internationales — de Viktor Orbán et Peter Thiel à Douglas Murray et Ayaan Hirsi Ali. Le soir venu, l’événement prend des allures de grand festival de musique pour tous les âges, avec les chanteurs les plus populaires de la région et, bien sûr, des DJ jusque tard dans la nuit. C’est à la fois un forum intellectuel et une fête culturelle — avec notamment des danses folkloriques hongroises auxquelles participent familles et invités étrangers jusqu’aux premières heures du matin. »

Pourtant, la véritable invitée d’honneur de ce rassemblement était la nouvelle élite de l’accélération réactionnaire trumpiste.

La présence de Peter Thiel au festival d’été organisé par le Mathias Corvinus Collegium (MCC) s’inscrit dans une convergence de longue durée — préparée et construite par des figures clefs comme Gladden Pappin ou Patrick Deneen — qui a fait de la Hongrie de Viktor Orbán le laboratoire européen du post-libéralisme et la capitale du trumpisme néo-réactionnaire.

Pour Pappin, « le fondateur de Palantir, Peter Thiel, a exposé ses réflexions en cours d’élaboration sur l’Apocalypse et l’avènement de « l’Antéchrist » — une figure qui pourrait surgir en exploitant les puissantes nouvelles technologies d’aujourd’hui, ou être empêchée par un retour en force des normes traditionnelles et par une approche différente de l’usage de la technologie. » Il précise qu’une convergence peut avoir lieu en Hongrie : « Comme le MCC Feszt n’est pas une conférence idéologique, il a attiré des penseurs qui, bien que ne partageant pas toujours le même cadre de référence, se retrouvent de plus en plus dans le même espace, en quête d’un autre horizon intellectuel. Pour certains, cet horizon est post-libéral ; pour d’autres, il est plus techno-futuriste ; et l’on y retrouve, en filigrane, des accents d’orientation nationale et de patriotisme. »

Elle semble également marquer un infléchissement de la stratégie de soutien à la campagne électorale hongroise en vue des élections d’avril prochain.

Il y a en effet un paradoxe dans cette relation : le triomphe de Trump et du trumpisme à Washington s’accompagne d’une faiblesse historique d’Orbán en Hongrie. 

Le Premier ministre au pouvoir depuis le plus longtemps en Europe n’a jamais été aussi faible sur le plan interne — malgré un système électoral verrouillé, il paraît de plus en plus possible pour l’opposition menée par l’ancien membre du Fidesz, Péter Magyar, de parvenir à renverser Viktor Orbán.

C’est dans ce contexte qu’il faut lire ce discours, marqué par un double horizon de la fin.

Après l’imposition de tarifs asymétriques par l’administration Trump, qui a d’ailleurs vu la France et la Hongrie adopter une position ferme et minoritaire, il est devenu évident que le soutien de la Maison-Blanche à ses alliés ne passera pas par le partage de ressources et la promesse d’une abondance partagée.

Son emprise sera asymétrique et brutale, mais elle pourra cependant encore offrir quelque chose de substantiel : une tension narrative globale, la peur de la fin comme instrument politique commun.

Dans sa prise de parole au festival MCC le 2 août, Peter Thiel aurait ouvertement évoqué l’Apocalypse en parlant de la connaissance et des choses cachées depuis l’origine du monde — un thème girardien par excellence 1.

Et dans ce discours aux tons sombres Orbán semble continuer ce psychodrame eschatologique.

Les spectres de la guerre : « une guerre mondiale, quand elle commence, ne ressemble pas à une guerre mondiale ». 

Les spectres d’un « grand remplacement » : dans quinze ans, affirme-t-il, l’Occident ne sera plus reconnaissable ; dans trente, encore moins. 

Alors que ses alliés sont au pouvoir et que son idéologie semble s’imposer dans la métropole d’un nouvel empire, Orbán conclut par un message étonnant :  il y aura toujours une opposition politique — « voilà la triste réalité. Il faut préparer la prochaine génération à cette tâche. »

Bonjour à toutes et à tous, bienvenue à vous. Un grand merci à chacun d’être ici à Esztergom pour le MCC Fest, dont c’est déjà la 5ᵉ édition. Le poids, la force et l’importance du festival se reflètent aussi dans le fait que cette année le Premier ministre lui-même a accepté l’invitation des organisateurs. Merci beaucoup d’être avec nous, Monsieur le Premier ministre. Nous allons discuter ici pendant environ 60 minutes, alors je ne vais pas faire durer le suspense plus longtemps, entrons directement dans le vif du sujet. Le festival en est à son troisième jour, avec des soirées, des concerts, de nombreux intervenants — mais jusqu’ici, on n’a pas encore entendu de « mocskos Fidesz » (« Fidesz pourri »). En revanche, on a eu droit à « Vesszentrianon », « Riaria », « Hungária » et même « Nélküled ». Alors, Monsieur le Premier ministre, pourquoi êtes-vous venus aujourd’hui ?

Alors que le premier panel — modéré par Balázs Orbán — a vu l’intervention du principal théoricien du « postlibéralisme », Patrick J. Deneen, proche de la cheville ouvrière du rapprochement hongro-américain, Gladden Pappin, un keynote était réservé à Peter Thiel. Sur le site du festival — aux couleurs jaune et rose, dans une esthétique légère rappelant l’été et les vacances — le fondateur de Palantir est présenté comme un philanthrope et son intervention, qui reprend son antienne sur la « stagnation », est introduite comme suit : « Peter réfléchira à une prophétie tirée du Livre de Daniel — « la connaissance s’accroîtra » – et à sa signification à une époque de stagnation scientifique et technologique. »

Le modérateur, attablé sur la scène avec le premier ministre hongrois, est un journaliste proche du pouvoir. Ancien rédacteur en chef du magazine national-conservateur Mandiner, il a interviewé plusieurs fois Orbán, qu’il semble bien connaître — comme le laisse entendre la familiarité de certaines questions. Il est aujourd’hui pleinement intégré à « l’écosystème » MCC : comme l’a révélé une enquête du journal d’investigation 444.hu en janvier 2025, il pourrait être en ce moment en train de structurer une nouvelle branche d’activité du MCC centrée sur les médias. Outre ce festival et ses opérations d’influence à Bruxelles, le think tank d’Orbán possède également une maison d’édition et multiplie les initiatives éducatives à destination de la jeunesse.

Bonjour à toutes et à tous. Pour être honnête, j’aurais déjà dû venir lors des éditions précédentes. Ce n’est pas pour me vanter, mais plutôt pour justifier ma présence : je suis citoyen d’honneur de cette ville, ce qui est l’objet d’une grande fierté.

Et j’ai reçu ce titre prestigieux en raison de mes glorieux faits d’armes de jeunesse — lorsque nous avons reconstruit le pont Mária Valéria. C’était encore sous le premier gouvernement civil.

Quant au « Fidesz pourri », ne nous emballons pas trop vite : la soirée est encore longue, le mois aussi, et la jeunesse d’ici est rebelle. On verra bien.

On retrouve l’expression « Mocskos Fidesz », qui signifie littéralement « Fidesz immonde » ou « infâme Fidesz » régulièrement dans les manifestations, sur les réseaux sociaux ou dans les commentaires critiques de l’actualité politique. Le terme « mocskos » est une insulte forte en hongrois, évoquant la saleté morale, la corruption, le mépris des règles ou la brutalité du pouvoir.

Cette formule s’est imposée dans le langage protestataire à partir des années 2010, mais son usage s’est largement intensifié après 2018, atteignant un nouveau pic ces derniers mois, alors qu’Orbán perdait du terrain dans les sondages et que Peter Magyar, un ancien membre du Fidesz, montait en puissance, notamment auprès des jeunes, d’où la plaisanterie d’Orbán.

Les modes changent, plusieurs circulent en même temps… En attendant, je souhaite à tout le monde une excellente soirée !

Comment interprétez-vous le fait que, lors des festivals d’été qui ont eu lieu jusqu’à présent, on ait vu apparaître, même si ce n’était que par vagues et surtout chez quelques jeunes festivaliers, une attitude critique vis-à-vis du gouvernement ? Et que cela concerne surtout une partie des artistes invités à se produire ici ?

C’est un mystère, qu’on peut déchiffrer de différentes manières — chacun choisira l’explication qui correspond à ses goûts. 

Il y a ceux qui voient des théories du complot partout : selon eux, il y a toujours une affaire d’argent derrière, quelqu’un a payé quelqu’un d’autre. Mais il faut creuser un peu…

Une autre explication possible, c’est que ce phénomène existe partout à l’approche des élections. Lors de la campagne présidentielle américaine, tous les artistes libéraux ont voué le président Trump aux gémonies et l’ont traîné dans la boue. Peut-être assiste-t-on ici à une version hongroise de ce phénomène.

Le modèle de domination du Fidesz d’Orbán, typique de ce que Steven Levitsky a appelé « l’autoritarisme compétitif », a été nettement fragilisé par la poussée dans les sondages de son opposant, le renégat Peter Magyar qui a connu une ascension fulgurante avec son parti, le Tisza. 

En se comparant à Trump dès les premières minutes de son interview, le Premier ministre hongrois met en scène une compétition électorale en réalité biaisée en faveur de son parti.

Et puis il y a une troisième explication, sans doute un peu plus sérieuse — et il faut prendre les jeunes au sérieux.

Évidemment, leur situation dans la vie fait que la révolte, la rébellion fait en quelque sorte naturellement partie de leur existence à cet âge-là. Mais ce que je constate en discutant avec pas mal de jeunes, c’est qu’en Hongrie, il existe en fait deux formes de rébellion. Car les jeunes ne sont pas si différents des adultes : certains sont plutôt libéraux, d’autres ont une sensibilité nationale. 

Les jeunes libéraux se révoltent visiblement contre le gouvernement — et plus largement contre toute forme de pouvoir. Or comme nous sommes au gouvernement depuis une douzaine d’années, c’est nous qui sommes leur cible privilégiée. 

L’autre groupe de jeunes, ceux qui pensent en termes nationaux, eux aussi se révoltent — mais contre les réseaux globaux, contre les fondations de George Soros, contre Bruxelles, contre les forces internationales qui, selon eux, cherchent à écraser le pays.

Il ne faut donc pas se méprendre : ce n’est pas les jeunes contre le reste de la population. Non — une partie se révolte contre ceci, l’autre contre cela. Et je crois que tant qu’il y aura des jeunes sur terre, ce genre de divisions existera toujours.

Notre rôle, à nous les parents, c’est d’essayer de comprendre. 

Après tout, ces jeunes, même s’ils nous crient parfois des choses dures, ce sont quand même nos enfants — nous les avons élevés. Il ne faut jamais l’oublier.

Il ne fait pas de mal non plus de se souvenir parfois de ce que nous-mêmes faisions, pensions, criions à cet âge-là. C’est juste qu’à la maison, dans la famille, la poussière avait tendance à retomber assez vite. Quant à moi, je recommande de la sagesse et un peu de tendresse parentale à tous ceux qui m’écoutent.

Y a-t-il un musicien, un artiste dont la prise de position publique vous ait particulièrement attristé ? Quelqu’un dont, par exemple, vous ou vos enfants aimiez la musique — et qui vous a déçu ?

Oui, cela arrive toujours. Mais ce n’est pas pour des raisons politiques qu’on écoute ou n’écoute pas certains musiciens — dans la plupart des cas, on ne sait même pas ce qu’ils pensent.

En général, on les écoute parce que leur musique est bonne. Mais parfois, il y a des artistes dont certaines prises de position vous coupent l’envie de les écouter. Cela peut se comprendre je pense.

Par exemple, le soir, quand je rentrais chez moi et que j’étais de mauvaise humeur, il m’arrivait d’écouter un jeune chanteur dont une chanson me remontait le moral. Je ne peux pas la chanter ici, cela n’aurait pas de sens — cela fait juste « pam pam pam, rá pam pam pam »… Ce petit air me mettait toujours de bonne humeur.

Mais maintenant que ce monsieur a réussi à faire fuir tous les électeurs de Fidesz, eh bien je n’ai plus envie de l’écouter. Cela arrive. C’est une perte, je ne m’en réjouis pas. Mais voilà, cela existe.

Le festival du MCC présente une forme hybride de panels, leçons magistrales et concerts, vraisemblablement dans le but d’attirer à l’événement un public plus jeune. Sur le modèle trumpiste et à l’image de ce que le président américain fait en attaquant Bruce Springsteen ou Taylor Swift pour l’avoir critiqué, Orbán s’en prend à mots couverts à un artiste dont il ne cite pas le nom mais chantonne un refrain de manière à ce qu’il soit reconnaissable.

Cela fait longtemps que le débat public tourne autour de cette question : qu’est-ce que le Fidesz peut encore offrir aux jeunes ? On entend souvent dire que les jeunes se sont détournés du Fidesz, ou encore que le Fidesz n’a pas de message, pas de réponses aux problèmes des jeunes. Il y a en effet toute une génération qui a grandi en ayant toujours connu — depuis qu’elle est en âge de voter — le même Premier ministre à la tête du pays : vous. Et certains, justement, se tournent aujourd’hui vers le parti Tisza, peut-être simplement parce qu’ils veulent autre chose que le Premier ministre qu’ils ont toujours connu. Alors, qu’auriez-vous envie de dire à ces jeunes ?

Que je suis là pour aider autant que je peux.

Quelles sont les mesures gouvernementales qui, selon vous, pourraient faire dire à un jeune — même en dépit de la lassitude que peut engendrer la longévité du gouvernement — que cela influence réellement et positivement son avenir, et qu’en fin de compte, cela vaut quand même la peine de voter pour le Fidesz ou de continuer à le soutenir ?

On pourrait organiser ce genre de discussions. Je pourrais parler de nombreuses choses — si vous le souhaitez, je peux aussi en parler ici — mais cela n’aiderait pas forcément à avancer. Il n’est pas facile de se souvenir. J’ai 62 ans, donc je repense à ce que c’était à 18 ans, quand on était plus jeunes.

La jeunesse, c’est la période où l’on a le plus de soucis avec la vie. Bien sûr, on dirige ces préoccupations contre quelqu’un ou quelque chose, mais la vraie grande question, c’est qu’on est sur le point d’entrer dans l’âge adulte. On ne veut plus que les parents décident pour nous — même à 16 ans je ne voulais pas de cela. Désormais, légalement, c’est officiel. Je me rappelle combien de fois je disais à mes parents : « Bientôt, je serai majeur. » On franchit le cap de l’âge adulte, et tout d’un coup, une multitude de questions surgissent.

La jeunesse d’Orbán est aussi le terrain de sa formation politique, d’abord pendant de longues années dans l’opposition avant d’accéder au pouvoir et d’asseoir son hégémonie. Dans un long format chronologique, nous avions retracé cette trajectoire politique.

Il faut commencer à vivre avec un budget, ou continuer à étudier, il faut se loger quelque part… Et puis, à cet âge, on commence à s’intéresser à qui on va fréquenter, à sortir avec quelqu’un. Et comme les parents ne peuvent plus trop intervenir, arrivent les filles, les copains — il faut aussi s’y retrouver, comprendre ce qui est juste, ce qui est acceptable ou pas, et comment tout cela peut mener à un peu de bonheur, non ? 

Parce qu’au fond, c’est cela, la vraie question.

Ce sont des choses très difficiles. Et si les jeunes ne trouvent pas de réponse auprès du gouvernement, je le répète, il faut essayer de les comprendre. Ne pensons pas que le simple fait de présenter un programme jeunesse suffira à clore le débat ou à convaincre l’opposition. Parce que je peux d’ores et déjà dire que nous avons prévu des choses : pour ceux qui étudient, il y a des bourses ; pour ceux qui veulent travailler, il y a des emplois. Jusqu’à 25 ans, pas d’impôt sur le revenu. Si vous êtes une femme et que vous avez un enfant avant 30 ans : pas d’impôt sur le revenu jusqu’à 30 ans.

En ce moment, si vous avez 18 ans, vous avez, en Hongrie — ce qui n’existe presque nulle part ailleurs en Europe — la possibilité de faire un crédit immobilier dont les remboursements sont moins chers qu’un loyer. Vous pouvez devenir propriétaire à 18 ans, commencer à vous construire un avenir, ou à acquérir un logement grâce à ce crédit. Si vous avez des enfants, vous êtes exonéré d’impôts, vous bénéficiez d’avantages fiscaux pour un, deux, trois enfants — ces avantages viennent même d’être doublés. Et si vous êtes une femme et que vous avez eu deux enfants, alors à partir de janvier, vous ne paierez plus jamais d’impôt sur le revenu. Je le dis aux Américains qui nous critiquent : voilà ce que nous faisons ici.

Derrière ces mesures adressées « à la jeunesse », Orbán détaille ici un programme nataliste, centré sur la crainte du déclin démographique. Il s’adresse également aux « Américains qui nous critiquent » même si ceux présents dans l’assistance sont plutôt des admirateurs du modèle hongrois.

Alors, vous me demanderez : « très bien, mais est-ce que tous les jeunes votent pour vous pour autant ? » Non, pas du tout. Parce que le vote ne dépend pas que de ces questions, pas seulement des avantages matériels. Beaucoup d’autres facteurs entrent en jeu.

Donc je ne pense pas que notre programme jeunesse soit uniquement basé sur un agenda qui rendra notre parti plus attractif pour les jeunes. Ce sur quoi il faut plutôt travailler — comme on le fait en tant que parents, et encore plus en tant que grands-parents — c’est à créer du lien, essayer de se comprendre mutuellement. Il faut vraiment faire l’effort de comprendre ce qu’ils disent, ce qui mérite d’être pris en compte. Et ce qu’on leur dit à notre tour — car il y a aussi des choses qu’ils devraient écouter.

Mais bien se faire comprendre n’est pas facile. J’ai moi-même beaucoup d’enfants et de petits-enfants. Ils n’ont pas tous un fort sentiment national et il n’est pas toujours facile d’arriver à un accord, à une entente avec eux.

Pour ma part, je privilégie la paix, le calme, la compréhension, la discussion. Qu’on puisse s’immerger dans la pensée des autres, et qu’on arrive d’une manière ou d’une autre à se connecter.

Si l’on y parvient, alors les jeunes se révolteront beaucoup plus contre les ennemis du pays, et pas contre le gouvernement nationaliste qui défend la patrie.

Depuis environ un an, de nouvelles enquêtes d’opinion sortent presque chaque semaine. Certaines montrent un avantage pour le Fidesz, d’autres donnent des résultats différents, au point que les chiffres se contredisent souvent : est-ce un avantage de 10 %, 15 % ou même 20 % ? Quand vous voyez cela le matin, Monsieur le Premier ministre, en consultant la presse ou en lisant Magyar Nemzet, que pensez-vous ?

Que l’adversaire est très actif. Et que la campagne a commencé.

Alors que les prochaines élections législatives hongroises doivent se tenir en avril 2026, le parti d’Orbán est sondé à son plus faible niveau depuis au moins 2014

Il y a un terme en anglais qu’on utilise souvent : le « push polling » — un type de sondage qui n’a pas pour but de décrire la situation, mais d’influencer ceux qui regardent les résultats. 

C’est une technique bien connue, qu’on enseigne même dans les écoles de science politique. Je ne dis pas qu’il ne faut pas y prêter attention, mais il ne faut pas non plus lui accorder trop d’importance. En revanche, ces sondages peuvent donner une idée de ce qu’est réellement l’opinion publique — et c’est important de connaître la réalité de l’opinion publique.

Une façon de gérer cela, c’est de faire soi-même régulièrement ce genre de sondages. 

Non pas de ceux dont parlait Churchill quand il disait « je ne crois qu’aux statistiques que j’ai falsifiées moi-même » : cette phrase est drôle, mais ce n’est pas une vraie solution. Il faut des mesures fiables, qui donnent une image réelle de la situation, de la popularité ou des chances de succès aux élections, ou sur un sujet particulier qui préoccupe l’opinion publique.

Il est toujours utile d’avoir ce type d’information. Et comme nous travaillons avec ces études, j’ai une image claire de notre position actuelle. À partir de là, je peux me faire une idée réaliste des objectifs pour la prochaine élection.

Nous allons travailler beaucoup et dur — je peux vous le dire. 

Il y a cependant un phénomène nouveau — dont je parlerais volontiers si vous m’interrogez dessus, mais peut-être avez-vous déjà compris où je veux en venir —, c’est que la politique n’est plus ce qu’elle était.

L’information politique et les débats politiques se sont déplacés dans la sphère numérique.

On pourrait penser que c’est une simple extension, mais il ne s’agit pas de cela. C’est tout le champ politique qui a migré vers un nouveau lieu. Et ce nouvel espace a ses particularités : son langage, sa logique argumentative, la rapidité de diffusion de l’information. C’est une nouveauté qu’il faut apprendre.

Si le camp national ne maîtrise pas cela, et laisse ce terrain aux forces de gauche, globalistes et libérales, qui y évoluent depuis des années quasiment sans entrave et de manière agressive, alors nous perdons sur un terrain crucial. Nous devons comprendre qu’il faut être capable de tout dire aussi dans cet espace numérique, et pas simplement de recopier les mêmes phrases qu’on lit dans Magyar Nemzet. Cela ne suffit pas. C’est une autre langue. Si on ne sait pas s’exprimer là-bas, notre force de persuasion diminue. Et sans persuasion, il n’y a ni sympathie, ni soutien, ni victoire.

C’est pourquoi le camp de la droite fait face à un grand défi : il lui faut une « conquête numérique », pour être chez soi dans cet espace, s’y sentir à l’aise, y mener ses débats et y exposer ses idées.

Cela fait maintenant plusieurs années que le parti d’Orbán a identifié son point faible et qu’il essaye d’y remédier.

Par contraste, c’est à partir d’une interview devenue virale sur Youtube en quelques jours seulement que Peter Magyar est parvenu à s’imposer comme une figure incontournable de l’opposition lui permettant de se lancer en politique.

En 2024, le Fidesz, qui exerce une solide emprise sur les médias audiovisuels et une partie de la presse, avait tenté d’étendre la tactique du « tapis de bombes » aux algorithmes : pendant la seule campagne des Européennes, le parti de Viktor Orbán avait dépensé plus de 5 millions d’euros uniquement en publicités sponsorisées sur les réseaux sociaux.

Peut-être que cela nous rapproche un peu plus des jeunes, qui passent quasiment tout leur temps sur les écrans et sont presque toujours connectés à cet univers — c’est ce que je constate. Mais attention, cela ne concerne pas seulement les jeunes : quand je suis en sommet à Bruxelles, nous sommes 27 pays, et en regardant autour de moi, presque tout le monde est rivé sur son smartphone. Je ne vois quasiment personne qui ne soit pas sur les réseaux à suivre une actualité quelconque.

Il y a donc une sorte d’addiction à la politique, tout est devenu accéléré, condensé, et si vous ne réagissez pas, si vous ne connaissez pas ce tout ce qui se passe en permanence, vous ratez quelque chose. Cela nous touche tous, même jusqu’aux plus hauts niveaux, là où je me trouve. C’est un grand changement : on ne comprend pas encore tout à fait toutes les conséquences — et moi non plus d’ailleurs — mais il faut y réfléchir, suivre cela de près, surtout que l’intelligence artificielle arrive aussi. Tout va changer.

Dans ce flux permanent, on risque de ne pas comprendre qu’on a réalisé plusieurs choses importantes au gouvernement, qu’on a tenu nos engagements.

Il nous faut donc aussi être présent dans cet espace numérique. C’est un véritable défi intellectuel pour nous tous, pas seulement pour moi, le Premier ministre, mais pour tous ceux qui tiennent à la défense de la patrie, à la protection du pays, et à la souveraineté nationale.

J’invite donc tout le monde à rejoindre les cercles citoyens numériques.

Voilà, c’était un court discours de campagne mais je tenais à le partager avec vous. 

Mobilisons-nous !

En réponse à ce phénomène, sont nés le « Club des Combattants » et les « cercles citoyens numériques ». Je pense aussi que c’est en réponse à cela que vous avez lancé votre podcast Kurányi ces derniers mois. Je l’ai suivi de près, regardé tous les épisodes, il n’y a presque plus de sujets à aborder tellement c’est dense. Par ailleurs, un politologue, Gábor Törölg, souligne que ces cercles citoyens numériques et le Club des Combattants sont des outils de communication politique. Mais il pose une question intéressante. Celle de savoir quel sera le vrai défi en termes de communication politique : la stratégie numérique du Fidesz en 2025, ou plutôt le contexte économique actuel, marqué par une stagnation en Europe et en Hongrie ? Si l’on regarde toutes les élections depuis la transition démocratique en 1990, un gouvernement n’a pu se maintenir qu’à condition que l’année précédant l’élection et l’année électorale, la Hongrie connaisse une croissance économique située entre 3 et 5 %. Une seule exception confirme la règle : l’année 2002 : en 2001 et en 2002, la croissance économique d’environ avait été de 3 % et le MSZP avait malgré tout perdu les élections. Cependant, chaque fois qu’un gouvernement en place a réussi à se faire réélire, c’est parce qu’il y avait une conjoncture économique favorable. Aujourd’hui, nous en sommes déjà à la troisième année en Hongrie sans une véritable croissance économique de 3 à 5 %. On peut donc comprendre les opposants qui pensent que la conquête du terrain numérique ne suffira pas — et que le véritable risque pour le Fidesz ne vient pas de la communication numérique mais de la conjoncture économique.

Le « Club des combattants » est une initiative lancée par Viktor Orbán en mai 2025. Présentée comme une plateforme numérique, elle a pour objectif de mobiliser en ligne des « patriotes hongrois » afin de lutter contre les ennemis de la Hongrie : George Soros mais aussi l’Ukraine, dont il faudrait empêcher l’adhésion à l’Union européenne. Cette adhésion est décrite comme une menace pour les agriculteurs hongrois, risquant de transformer le « pays le plus sûr d’Europe » en un « repaire de mafias ».

Lancés au même moment et ayant un objectif similaire, les « cercles citoyens numériques » ont pour objectif de permettre à une « communauté de droite, citoyenne, chrétienne, conservatrice et nationale » d’investir l’espace virtuel avec l’ambition est de s’opposer à la gauche en luttant avec leur même armes : construire un  « contrepoids à la culture de la dévastation ». Ils se distinguent du « Club des combattants » par leurs méthodes qui ne reposent pas sur des « batailles politiques directes » mais cherchant plutôt une logique d’ « édification ».

Je pense qu’il y a une part de vérité dans ce que vous dites, mais ces problèmes ne s’excluent pas mutuellement. Ces dangers coexistent. Il y a bien un sujet sur le numérique, tout comme il y a un sujet économique.

Je parle des « cercles citoyens » parce qu’il faut aller là où se trouvent les gens. Ainsi, si l’on écoute des podcasts, il faut aller là où ils sont produits. Aujourd’hui, il y a le « Club des Combattants » et les « cercles citoyens numériques ». 

Organiser une communauté nationale, chrétienne et citoyenne est une tâche complexe.

Je ne veux pas me plaindre — ce n’est pas ce qu’on attend de moi — mais le monde est tellement diversifié que le maintenir uni, le coordonner, parvenir à agir de concert au bon moment est une mission extrêmement difficile.

Ainsi, dans le « Club des Combattants », il y a ceux qui sont combatifs, qui crient, qui s’insultent, qui se disputent, se donnent des claques, et pensent que c’est l’ordre naturel du monde : ils se battent. Mais la majorité de notre peuple n’est pas comme cela. La plupart des Hongrois ne sont pas comme cela. Ils n’aiment pas les conflits, les disputes inutiles, ne veulent blesser personne ni être blessés. Ils veulent parler de choses sensées, et vivre en paix.

Ils aiment leur ville, leur famille, leur pays, veulent agir et vivre en paix. Leur monde n’est pas celui du « Club des Combattants » mais celui des cercles citoyens numériques, où se trouvent surtout des gens qui aiment leur patrie, qui sont engagés et agissent. Mais la vie publique s’enfonce dans d’autres mondes, et ceux-ci doivent aussi exister, avoir leur place et leur influence. Les « combattants » sont nécessaires aussi, bien sûr — et j’y prends volontiers ma part, mais j’en vois aussi les limites. À un moment donné, il faut aussi parler aux autres.

Heureusement, il y a encore quelques personnes qui réfléchissent et, lorsque c’est nécessaire, s’occupent d’économie. 

C’est un sujet sérieux qui mérite qu’on s’y arrête : il concerne l’avenir de 10 millions de Hongrois. C’est aussi un problème politique qui a un impact sur les élections.

Commençons par l’essentiel : si l’on veut que l’économie hongroise devienne forte et entre sur une trajectoire de croissance, il faut d’abord parvenir à la paix.

Or dans un contexte de guerre à nos frontières, avec des prix de l’énergie élevés, et des pays de l’Union qui consacrent beaucoup d’argent à la guerre en Ukraine, il est impossible d’avoir une forte croissance économique.

Il faut donc déjà se réjouir de pouvoir protéger ce que nous avons.

Ce que j’essaie de faire, c’est justement cela : protéger ce que nous avons et, même sans forte croissance économique, ne pas abandonner certains grands objectifs importants pour tous, mais essayer de les réaliser.

Cela fait six mois que je travaille dur sur ce programme de création de logements à 3 %. 

Le taux avantageux de crédit pour l’accès au logement, dont le Premier ministre hongrois a déjà parlé quelques minutes avant, est présenté comme l’une des mesures phares du gouvernement hongrois avant les législatives de l’an prochain. Elle fait partie d’une série d’annonces électoralistes auxquelles Orbán est contraint par la poussée de l’opposant Peter Magyar dans les sondages.

Nous l’avons conçu en début d’année en pensant que nous allions avoir une année de paix, ce qui aurait permis une forte croissance économique, mais ce n’est pas le cas. Alors maintenant, soit on abandonne l’idée de progresser dans la création de logements, et donc l’objectif que chaque Hongrois possède son propre logement au prétexte que ce ne serait pas possible en temps de guerre, soit on trouve une solution pour que ce soit possible malgré tout. Depuis six mois, mes collègues et moi travaillons pour trouver cette solution, et je vous annonce qu’il est désormais possible d’aller à la banque et d’obtenir un crédit logement avec un taux à 3 %, sans condition liée au lieu de résidence. Autrement dit : même les plus jeunes pourront devenir propriétaires de leur logement.

La guerre en Ukraine constitue pour Orbán une aubaine électorale : en concentrant ses attaques contre ce qu’il qualifie d’attitude belliciste de l’Union européenne — tout en ménageant Poutine — le Premier ministre hongrois trouve un bouc émissaire parfait pour ne pas affronter directement les questions politiques.

Peut-être n’est-ce pas un objectif suffisamment motivant, mais je peux affirmer qu’il n’existe nulle part en Europe une telle possibilité : à 18 ans, si vous décidez de vivre dans votre propre maison, c’est possible. Si vous travaillez en Allemagne, cela ne sera jamais possible là-bas. Ils peuvent gagner plus, même économiser un peu, mais devenir propriétaire là-bas, c’est très rare. Cette offre n’existe nulle part ailleurs en Europe.

En temps de guerre et sans croissance, nous l’avons pourtant fait. 

De même, je n’ai pas voulu abandonner la réforme fiscale, un sujet de long terme. Ici il s’agit vraiment des familles, des femmes, des mères. Depuis longtemps, je voulais que les femmes qui ont au moins deux enfants et travaillent ne bénéficient pas seulement d’une réduction d’impôts tant que leurs enfants sont mineurs, mais qu’elles soient exemptées de cotisations sociales toute leur vie. Cela non plus n’existe pas ailleurs. Ce n’est pas juste mon idée, c’est le fruit de nombreuses consultations et discussions impliquant des milliers de personnes.

Je pense qu’il existe différents types de familles, certaines stables, d’autres moins. Mais on ne peut pas attendre des femmes qu’elles aient plusieurs enfants dans des conditions difficiles, alors que le taux de divorce atteint 50 % et que les enfants se retrouvent seuls dans l’insécurité. C’est pourquoi, selon moi, les femmes qui ont des enfants doivent absolument être protégées, quoi qu’il arrive.

C’est une réforme fiscale forte. Certains collègues disent : « d’accord, mais qu’en est-il des hommes, eux aussi ont besoin qu’on leur donne quelque chose ». Ce à quoi je réponds que les hommes se débrouilleront, car ils vivent plus longtemps, sont en meilleure forme pour travailler et qu’en général, ce ne sont pas eux qui s’occupent des enfants, mais les femmes. Les hommes trouveront toujours la manière de se débrouiller.

Sous couvert de « protéger » les femmes avec une politique fiscale nataliste, Orbán présente ici une vision profondément imprégnée des stéréotypes de genre, dans la lignée du masculinisme qui constitue désormais un déterminant clef du conservatisme qui a porté Trump au pouvoir.

Sur le marché du travail, ce sont surtout les femmes et les familles qu’il faut soutenir. Nous n’avons pas abandonné cet objectif, malgré l’absence de croissance à 3 %, malgré la guerre, malgré la situation difficile de l’économie. Je suis convaincu qu’il faut y parvenir et que nous y arriverons.

Nous avons déjà augmenté de 50 % l’abattement fiscal pour les enfants au 1er juillet, et en janvier nous l’augmenterons encore de 50 %. En octobre, les mères ayant trois enfants ne paieront plus d’impôts, en janvier celles ayant deux enfants de moins de 40 ans non plus, en juillet celles de moins de 50 ans, puis celles de moins de 60 ans.

Parlons aussi de la dimension politique de l’économie. Je ne peux pas dire que tout va bien et que cela doit continuer ainsi. Partout dans le monde, en Europe, on voit que la liberté est menacée, tout est bouleversé. Dans ces circonstances, nous avons protégé ce que nous avions durement acquis, et même réalisé quelques choses importantes.

C’est tout ce que je peux assumer. Je ne peux pas en dire plus. Si cela suffit, tant mieux — sinon, ce sera une autre histoire.

En même temps, si l’on regarde aussi le récit de l’opposition, elle essaie de surfer sur cette ambiance de protestation, sur les difficultés économiques, en disant que l’État ne fonctionne pas parce que le Fidesz a tout volé. Pratiquement tous les jours, je ne lis que cela dans les journaux : seuls les proches du gouvernement s’enrichiraient en Hongrie, pendant que les services publics s’effondrent. Face à ces accusations, quelle est la réponse du Premier ministre ?

Sur la corruption, j’ai toujours répondu que depuis que nous sommes au gouvernement, en 15 ans, la richesse publique hongroise a doublé. Il ne s’est pas réduit de moitié, il a doublé. Aujourd’hui, votre patrimoine collectif, qui vous appartient aussi, est deux fois plus important qu’en 2010. Si de l’argent avait été volé, ce ne serait pas le cas. Cette somme serait au contraire divisée par deux. Or elle n’a pas été divisée par deux — mais multipliée par deux.

Deuxièmement, il se passera encore plusieurs années avant que nous ne soyons pleinement satisfaits des services publics car leur amélioration implique d’investir des sommes colossales. Par exemple, dans le domaine de la santé publique, l’année prochaine nous allons dépenser 280 milliards de forints de plus que cette année. Et ce n’est pas suffisant. On verra peut-être des résultats quelque part, mais nous sommes encore très loin du moment où l’on pourra dire que le système de santé est en ordre. 

Il est vrai que le ministre Lázár mène un programme fantastique pour la réorganisation du transport ferroviaire, il achète wagons et locomotives les uns après les autres ; jamais le transport ferroviaire n’a été aussi bon marché en Hongrie qu’avec le système de location qu’il a introduit. Mais de là à dire que les chemins de fer sont en ordre, nous en sommes encore très loin. Les services publics resteront longtemps l’objet de critiques.

Si je devais l’exprimer en pourcentage — ce qui est toujours risqué — je dirais qu’en 2010, comme vous vous en souvenez, le pays était au bord du gouffre. 

Aujourd’hui, je dirais que nous avons accompli quelque part entre 70 et 75 % du travail. 

Plus de la moitié donc, mais nous ne sommes pas encore là où nous le souhaiterions. Je calcule que si l’on nous donne encore quatre à six ans, dans le domaine des services publics, on pourra dire que la Hongrie n’aura pas à rougir face aux pays occidentaux les plus développés. Mais pour l’instant, nous n’avons accompli que 70 à 75 % du travail, il faut encore du temps.

Vous avez formulé les choses ainsi : pour avoir de la croissance économique, il faut la paix. Or cela fait trois ans que tout le monde attend la paix. Si l’on regarde les déclarations officielles des Russes ou des Ukrainiens, de Poutine ou de Zelensky, eux aussi affirment vouloir la paix. À Bruxelles, longtemps, on a cru que les sanctions allaient arrêter les Russes et forcer la paix. Ici à Budapest, depuis l’élection de Trump, on espérait qu’un président américain partisan de la paix arriverait et que la paix viendrait. Mais cette paix ne veut pas venir. Pire, on en est désormais au point où les États-Unis continuent à livrer des armes à l’Ukraine en en faisant payer le prix à l’Union. Par-dessus le marché, un ultimatum de 50 jours a été donné à Poutine par Trump. Quand aura-t-on enfin la paix ?

Pour tenter de répondre à ces questions difficiles, il faut d’abord clarifier deux points. 

Le premier point est le suivant : quelle est la cause de la guerre ? 

Le second : qui est en guerre contre qui ? 

Commençons par la cause de la guerre. Dans toute guerre, l’une des armes préférées des belligérants est de dire tout et son contraire sur ses intentions et celles de l’adversaire. Si l’on écoute ceux qui se battent, on n’avance jamais. Nous sommes donc contraints de faire notre propre analyse pour comprendre la cause réelle de cette guerre. Sur ce sujet, les avis sont très partagés. Je peux vous donner le mien. Nous, les pacifistes, ceux qui avons déjà connu la guerre, avons toujours tendance à croire que le principe organisateur de la politique mondiale repose sur ce qui est juste ou injuste, sur ce qui est bon ou mauvais.

Mais j’ai une mauvaise nouvelle : les choses ne se passent pas du tout comme cela dans la vraie vie.

En réalité, dans la politique mondiale, le principe organisateur le plus important est l’équilibre des forces. Il y a des États, des puissances, qui disposent de forces, et ces forces s’équilibrent à un certain niveau, créant une stabilité, un équilibre des puissances.

Cet équilibre est ce qui garantit la paix, le développement, l’économie — et permet d’éviter la guerre.

Lorsque cet équilibre est rompu, alors, en général, la guerre surgit.

Que s’est-il passé dans la guerre russo-ukrainienne ? Tout est lié à l’OTAN. 

Les Occidentaux, comme les Ukrainiens, ont décidé de mettre fin au statut dans lequel se trouvait jusqu’alors l’Ukraine, un statut très inconfortable : celui de zone tampon, un « no man’s land » situé entre l’Est et l’Ouest. Jusqu’alors, l’Est et l’Ouest s’entendaient tacitement sur leurs sphères d’influence dans cette zone tampon. En rompant cet équilibre, les Ukrainiens ont choisi de se rapprocher de l’Ouest. Ils ont affirmé qu’ils avaient le droit, en tant que peuple libre, d’intégrer l’OTAN et l’Union européenne. Ce faisant, l’équilibre des forces entre la Russie, l’Est et l’Ouest s’est trouvé bouleversé.

Comme d’autres soutiens de la Russie en Europe et aux États-Unis, Orbán finit par arriver aux éléments de langage du Kremlin par un détour sur le « réalisme », la paix et une mention cavalière de l’équilibre des puissances qui le place directement dans la critique qu’avait formulé Henry Kissinger en discutant cette théorie : « les théories de l’équilibre des puissances donnent souvent l’impression qu’il s’agit là de la forme naturelle des relations internationales. En réalité, les systèmes d’équilibre des puissances n’ont existé que très rarement dans l’histoire. » 2

La question était de savoir si les Russes accepteraient cela ou s’ils y répondraient par une action. 

«  Peter réfléchira à une prophétie tirée du Livre de Daniel  » (extrait de la brochure du festival)

Nous avons connu nous-mêmes ces jours difficiles, en Hongrie, de 1989-90 jusqu’en 1999, quand nous avons rejoint l’OTAN. Nous avons eu de la chance : la Russie était alors trop faible pour réagir, et ils ont laissé faire. Ainsi, la Hongrie, la Pologne, la Slovaquie, puis la Roumanie ont rejoint l’OTAN. Mais depuis, la Russie s’est renforcée, et la réalité aujourd’hui est que si quelqu’un s’approche militairement trop près de la Russie, l’OTAN doit s’attendre à une réaction russe. C’est ce qui s’est passé avec la Géorgie à la fin des années 2000.

Dès qu’on rompt l’équilibre, il y a une réponse.

Les Russes disent : oui, l’Ukraine a le droit d’adhérer à l’OTAN et à l’Union. Mais ils considèrent qu’ils ont aussi le droit de ne pas accepter que des armes de l’OTAN soient déployées près de leurs frontières.

Sur le plan du droit international, les Russes ont tort, et les Ukrainiens ont raison. 

En revanche, du point de vue de l’équilibre des forces, les Russes agissent selon leur logique, et ils l’ont clairement exprimé : ils établiront une zone tampon, que ce soit sur l’ensemble de l’Ukraine ou sur la partie proche de la Russie, occupant autant de territoire qu’il faudra pour empêcher que leur pays soit menacé depuis l’intérieur de l’Ukraine. C’est clair. C’est la réalité de la situation.

Nous pouvons compatir avec les Ukrainiens et il est compréhensible que nous le fassions. Nous pouvons aussi regretter qu’ils ne se comportent pas toujours correctement avec nous. Mais c’est la réalité. Si on la nie, il y a des conséquences — par exemple, le risque d’une guerre mondiale. Voilà où nous en sommes.

Il faut donc comprendre que la paix viendra quand les Américains, les Occidentaux et les Ukrainiens accepteront que la Russie ne permettra pas la présence d’armes occidentales militairement stratégiques à proximité de ses frontières

Ce long développement sur les « causes » de la guerre d’Ukraine passe en réalité sous silence la principale : l’invasion des armées de Poutine n’est nullement d’une « réaction » de la Russie mais bien une tentative de conquérir par la force un pays souverain.

Ensuite, qui combat avec qui ?

Visiblement, il s’agit d’une guerre russo-ukrainienne. Mais personne ne pense que les Ukrainiens pourraient tenir un seul jour sans le soutien occidental. Or un tel soutien a pour conséquence une implication dans cette guerre. 

Autrement dit, toute l’Union européenne — sauf la Hongrie et peut-être les Slovaques— est aujourd’hui en guerre avec la Russie.

Depuis le début de la guerre d’Ukraine, la Hongrie n’a de cesse de saper les efforts de l’Union en soutien à Kiev.

Mais ce n’est pas une guerre ouverte. En politique, on parle de guerre par procuration (proxy war) : une guerre qu’un pays mène à la place d’un autre. Ici, les Ukrainiens combattent à la place des Occidentaux et ne doutez pas que la plupart des pays de l’Union européenne le prennent très au sérieux. J’assiste à ces réunions, ce ne sont pas des discours en l’air, ce n’est pas de la propagande : les dirigeants européens veulent vraiment vaincre la Russie sur le territoire ukrainien. Ils fournissent armes, argent, tout ce qu’il faut aux Ukrainiens.

C’est leur position. Quand j’en parle, ce n’est pas un simple débat. Si la Hongrie disposait d’armes et s’impliquait militairement, il est possible que je ne puisse même plus rentrer chez moi en toute sécurité. C’est une question grave, un vrai enjeu. Et dans ce contexte, nous sommes isolés, il faut bien le reconnaître.

La position de la Hongrie est qu’il ne faut pas vaincre la Russie sur le territoire ukrainien, mais revenir à la situation initiale et s’entendre sur l’avenir de l’Ukraine, avec un accord acceptable pour l’Ukraine, mais aussi pour l’Ouest et la Russie. Pourtant, nous sommes les seuls à le dire. Tout le monde veut la guerre. C’est la vérité.

C’est pourquoi notre tâche, puisque je ne peux pas changer leur mentalité ni leurs territoires, est de garder la Hongrie à l’écart de ce conflit extrêmement risqué. Nous devons rester en dehors de la guerre.

Pour illustrer la difficulté, lors de la Première et de la Seconde Guerre mondiale, nous voulions rester en dehors, mais cela n’a pas réussi, ni la première fois ni la deuxième. 

On pourrait dire que parler de guerre mondiale est exagéré, mais je rappelle qu’une guerre mondiale, quand elle commence, ne ressemble pas à une guerre mondiale. Une guerre commence, elle s’élargit, et à la fin elle devient mondiale. Elle ne naît jamais mondiale.

En faisant planer la menace d’une guerre mondiale si les Européens continuent à soutenir Kiev, Orbán continue d’avaliser des éléments de langage du Kremlin et des propagandistes du régime de Poutine qui, eux, présentent bien la guerre d’Ukraine comme l’épicentre d’un affrontement mondial.

Je ne sais pas comment on appellera la guerre russo-ukrainienne dans cinq ans.

Si ce sera « la guerre russo-ukrainienne » ou simplement la première phase d’une guerre plus large. Je sais une chose : la Hongrie doit rester en dehors de ce conflit. Et je sais aussi que rester en dehors d’une guerre n’est pas qu’une question de volonté. Cela demande de la force. Pas une petite force. Il faut des conditions, il faut s’y préparer.

Depuis le 22 février, depuis le début de la guerre russo-ukrainienne, je ne fais rien d’autre que rassembler des forces en Hongrie : économiques, industrielles, militaires, financières, des forces qui nous soutiendront et nous permettront de rester en dehors d’une éventuelle extension de ce conflit.

Ici, Orbán semble parler du « 22 février » en référence au premier jour de l’invasion russe de l’Ukraine, qui a en fait eu lieu le 24.

C’est sur cela que nous travaillons en Hongrie aujourd’hui. J’espère que vous comprendrez mon message : ne prenons pas de risques, y compris en vue des élections.

Mais cela ne répond pas encore à votre question — « quand y aura-t-il la paix ? » — que je ne voudrais pas donner l’impression d’éviter. J’ai une opinion bien à moi à ce sujet, que voici : connaissant bien les deux parties, je pense que cette guerre ne se terminera pas tant que le président des États-Unis et celui de la Fédération de Russie ne se seront pas assis ensemble pour négocier et se seront mis d’accord.

Ni le droit international, ni une diplomatie subtile et complexe ne mèneront à un tel résultat. Ces deux puissants leaders militaires, sans doute les plus puissants du monde, doivent s’asseoir et conclure un accord, pas seulement sur la guerre russo-ukrainienne, mais sur tous les sujets importants pour le monde. Par exemple, le désarmement. 

Vous avez sans doute remarqué que nous sommes entrés dans une course aux armements. 

Des sommes énormes sont dépensées pour acheter des armes. La nation consacre désormais 5 % de son PIB aux dépenses de l’OTAN. L’Union européenne s’endette massivement pour acheter des armes. Or acheter des armes à crédit, c’est s’endetter pour quelque chose qui doit rapporter : mais comment cela peut-il rapporter si ces armes sont utilisées ?

Il est symptomatique qu’Orbán ne mentionne pas les dépenses de défense mais les dépenses « de l’OTAN » alors qu’il s’agit d’un objectif national. 

Nous sommes donc engagés dans une dangereuse course aux armements qu’il convient d’arrêter.

Cela ne peut se faire qu’avec des accords de limitation des armements. l’Occident doit s’entendre avec la Russie sur la limitation des principaux types d’armements, avec des contrôles mutuels.

Il faut aussi s’entendre sur l’approvisionnement énergétique mondial. Parce que si le système de sanctions qui exclut la Russie du commerce de l’énergie peut sembler bon pour ceux qui vendent leur pétrole et leur gaz à des prix plus élevés, à long terme, il détruira l’économie mondiale.

Il faut aussi un accord sur les sanctions contre la Russie : les investisseurs étrangers peuvent-ils entrer en Russie ? Dans quels secteurs ? La Russie peut-elle investir dans l’économie d’autres pays ? Toutes ces questions doivent être réglées.

Cela ne peut pas se régler par des négociations militaires bilatérales russo-ukrainiennes. 

Tant que ces questions ne seront pas réglées, la guerre continuera. Pour parvenir à la paix, ces deux dirigeants doivent conclure un accord global, un « paquet ». Je ne pense pas que cela soit probable. Car nous sommes dans une phase de menace, mais à la fin, il faudra bien s’entendre.

Vous avez mentionné tout à l’heure que la Russie s’était renforcée. C’est précisément ce que soulignent les dirigeants de l’Union qui soutiennent l’Ukraine : ils parlent d’une intention géopolitique bien réfléchie. Selon eux : c’est justement parce que la Russie s’est renforcée qu’il faudrait l’arrêter en Ukraine — car ils craignent qu’après l’Ukraine, elle n’attaque les pays baltes, par exemple. Monsieur le Premier ministre, que pensez-vous de cette lecture géopolitique ? On entend aussi souvent l’argument moral : on dit qu’il faut défendre les agressés, protéger les Ukrainiens — mais il existe également des analyses géopolitiques très sérieuses affirmant qu’il est crucial de battre la Russie en Ukraine, parce que sinon elle pourrait ensuite s’en prendre aux pays baltes ou à la Pologne.

Il ne faut pas esquiver la question morale.

Moi aussi, je pense que lorsqu’un pays est attaqué — quelle qu’en soit la raison, et l’Ukraine a bel et bien été attaquée —, si on peut aider, il faut aider. Lorsque des dizaines de milliers de réfugiés ont commencé à fuir chaque jour depuis l’Ukraine, nous les avons d’ailleurs tous accueillis. Nous les avons pris en charge, nous les avons aidés.

Aujourd’hui encore, plusieurs dizaines de milliers d’Ukrainiens vivent en Hongrie. Il est vrai que nous sommes le seul pays à avoir déclaré qu’ils ne recevront de l’État que ce qu’un citoyen hongrois recevrait. Il n’y a pas d’argent gratuit. Si un Hongrois est au chômage pendant trois mois, il bénéficie d’une aide, puis il doit effectuer un travail d’intérêt général. Eh bien, cher ami ukrainien, pour toi, ce sera pareil ! Nous partageons ce que nous avons, mais pas davantage. Nous ne pouvons pas tout donner.

C’est la première chose. Voici la deuxième : bien sûr que nous aidons ceux qui sont en difficulté. Mais je rappelle à tout le monde que les Ukrainiens ne nous ont pas demandé notre avis sur la manière dont ils devaient répondre à l’attaque russe. Il n’y a pas eu de consultation, ils n’ont pas sollicité de conseils, ils ont pris leur décision sans nous inclure.

En assimilant la résistance de l’Ukraine à une « entrée en guerre », le Premier ministre hongrois suggère en fait que Kiev n’aurait pas dû répondre à l’agression russe.

Nous n’avons pas eu l’occasion d’influencer leur réponse à l’agression russe : guerre, cessez-le-feu, paix partielle ou autre. Puisqu’ils ne nous ont pas associés à leur décision d’entrer en guerre, ils ne peuvent ensuite nous demander qu’une aide correspondant à un devoir humanitaire élémentaire. En revanche, ils ne peuvent pas nous demander de nous sacrifier pour eux. Et pourtant, c’est ce qu’ils font : ils voudraient qu’on leur envoie de l’argent, puis des armes, puis peut-être des soldats — or cela nous mènerait à notre propre ruine. Et ça, on ne peut pas le leur accorder.

Il faut le dire clairement et sans ambiguïté : je ne prendrai pas la responsabilité qu’un seul jeune Hongrois meure pour l’Ukraine. Et je ne la prendrai jamais.

Cette phrase de l’intervention d’Orbán a été très commenté en Hongrie : comme en d’autres endroits, le Premier ministre hongrois instrumentalise la guerre d’Ukraine pour sa campagne électorale en suggérant une vision fantasmée : l’Union voudrait envoyer au front les jeunes Hongrois et Orbán protègerait sa population face à un diktat imposé de l’extérieur.

Quant à la question de savoir si la menace d’une invasion russe au-delà de l’Ukraine est réelle — si les Russes pourraient venir ici et nous « avaler » — c’est une vraie question. Après tout, cela s’est déjà produit dans le passé. Il faut donc la prendre au sérieux. Mais ce n’est pas une question à laquelle on peut répondre par des faits. 

Comme on dit en anglais the proof of the pudding is in the eating — or, ici, on ne peut pas tester la menace. On est donc contraint de répondre par une analyse intellectuelle, un raisonnement.

Et mon raisonnement part d’un fait assez simple : la Russie, c’est environ 140 millions d’habitants. 

L’Union européenne, plus de 400 millions. Sans compter les Britanniques (près de 70 millions), et encore moins les Américains. Si l’on regarde les budgets militaires, ceux des pays de l’Union européenne sont plusieurs fois supérieurs à celui de la Russie. 

Alors, comment les Russes pourraient-ils nous vaincre ?

Nous sommes bien plus nombreux, nous avons bien plus de moyens, et notre industrie de défense est bien plus développée. Sans compter que les Américains nous soutiennent.

Comment les Russes pourraient-ils nous « avaler » alors qu’ils ne parviennent même pas à prendre le contrôle des quatre oblasts ukrainiens qu’ils revendiquent ? Selon moi, l’idée que les Russes pourraient venir nous envahir est une hypothèse irréaliste. Et si l’on base nos décisions politiques sur une prémisse irréaliste, on ne peut aboutir qu’à de mauvaises décisions.

Je pense que la Russie n’est pas dans une situation lui permettant de constituer aujourd’hui une menace pour l’Europe.

Contrairement à ce qu’avance le Premier ministre hongrois, la Russie est bel et bien engagée dans une guerre contre l’Europe. Plusieurs services de renseignement européens — au Danemark et en Allemagne notamment — jugent ainsi crédible une attaque russe à grande échelle sur le continent d’ici la fin de la décennie sans soutien américain. Le Secrétaire général de l’Alliance atlantique, dont est membre la Hongrie, estime que la Russie « pourrait être prête à attaquer l’OTAN d’ici cinq ans ».

En revanche, pour une partie de l’Ukraine, oui. Pour l’ensemble de l’Ukraine, peut-être. Car si les Occidentaux cessent de fournir des armes aux Ukrainiens, alors Russes et Ukrainiens seront contraints à une paix qui impliquera très probablement des concessions territoriales. Or les Russes ont des revendications territoriales claires.

Mais c’est une autre discussion. Une discussion qui ne concerne la Pologne, la Hongrie, la Roumanie ou l’Autriche. Ces pays ne sont pas militairement menacés, selon moi.

Ce que le ministre des Affaires étrangères a dit plus tôt repose sur la logique suivante : si un pays quelconque attaque un des États baltes, alors l’Union européenne et l’OTAN se rangeront automatiquement derrière ce pays balte attaqué. On en est sûrs. Donc si n’importe quel pays est attaqué — même un petit État balte —, l’Union et l’OTAN interviendront militairement. Mais posons franchement la question : est-on vraiment certain que l’Union européenne et l’OTAN iraient faire la guerre pour un petit État balte ?

Vous avez raison : parlons franchement. La vraie question n’est pas de savoir si la Russie attaquera un autre pays à l’ouest de l’Ukraine, mais plutôt de savoir dans quelle mesure on peut prendre au sérieux la promesse mutuelle entre les membres de l’OTAN : que si l’un d’entre eux est attaqué, tous réagiront comme s’ils avaient eux-mêmes été attaqués. 

Voilà la vraie question.

Si cette promesse n’est pas crédible, alors il faut tout remettre à plat. Mais pour l’instant, toutes les décisions de la Hongrie — les décisions sur la modernisation de l’armée, sur l’industrie de défense — partent du principe que nous appartenons à une alliance qui garantit une protection mutuelle.

Et votre question est légitime, historiquement parlant. Rappelez-vous de vos études — ou, pour les plus âgés, de vos souvenirs personnels : comment la Seconde Guerre mondiale a-t-elle commencé ? Par l’invasion de la Pologne par l’Allemagne. Et, après un accord secret, l’Union soviétique a attaqué à son tour la Pologne. Puis ces deux-là se sont partagé le pays.

Or la Pologne avait des traités d’assistance mutuelle avec la France et la Grande-Bretagne. Selon ces accords, ces deux pays auraient dû immédiatement porter secours à la Pologne. Mais ils ne l’ont pas fait. C’est ce qu’on a appelé la drôle de guerre — elle a duré des mois sans véritable action militaire.

C’est pourquoi les Baltes et les Polonais peuvent se demander, aujourd’hui : certes, nous sommes dans l’OTAN, certes, il y a un traité qui nous garantit une protection… mais cela se traduira-t-il vraiment par une aide militaire concrète si nous sommes attaqués ?

La solution à ce doute ne réside pas dans une guerre contre la Russie. Ce qu’il faut, c’est renforcer l’Alliance elle-même pour que cette garantie soit plus crédible qu’elle ne l’est aujourd’hui.

Pour ma part, je pense qu’aucun pays occidental ne pourrait aujourd’hui se permettre de ne pas défendre un membre de l’OTAN s’il était attaqué. Depuis que l’OTAN existe, aucun de ses membres n’a jamais été attaqué. Et selon moi, cela ne se produira pas non plus à l’avenir, parce qu’il n’existe pas d’homme assez fou pour prendre le risque d’entrer en guerre contre tous les membres de l’OTAN, les États-Unis inclus — et la Turquie aussi. 

C’est pourquoi, malgré certains chapitres sombres de l’histoire, les Baltes et les Polonais ont des raisons de croire que la garantie de l’OTAN est une vraie garantie.

Il y a tout de même un changement dont je dois vous parler — pardonnez-moi cette digression, je ne veux pas alourdir votre après-midi, mais cela mérite réflexion. 

Permettez que je glisse cette idée dans votre esprit.

Nous avons pris l’habitude, depuis la Seconde Guerre mondiale, de vivre dans une Europe où l’Allemagne n’existe pas en tant que puissance militaire.

Elle a perdu la guerre, on l’a divisée, on l’a désarmée, et elle n’a pas eu le droit de maintenir une véritable armée.

Ce qui change aujourd’hui, c’est que l’Allemagne vient d’annoncer qu’elle allait se réarmer. 

Cela change la donne. Dans quelques années, l’armée la plus nombreuse d’Europe sera allemande. Le plus grand nombre d’équipements militaires sera allemand. Et les soldats allemands détiendront les armes les plus puissantes. L’Allemagne aura aussi, de loin, la plus grande industrie de défense du continent.

Qu’est-ce que cela signifie ? Ce n’est pas un sujet pour une conversation légère, sous un soleil de plomb, par une après-midi comme celle-ci — mais il faut réfléchir à ce que cela veut dire. Il se passe quelque chose de nouveau, quelque chose qui n’existait pas auparavant, et dont l’importance est considérable. Dans les années qui viennent, nous verrons à quel point cela aura un impact profond.

Cette nouvelle donne peut transformer tout ce que nous pensions savoir sur l’Europe — surtout si l’on admet, comme je l’ai dit, que l’axe de la politique internationale ne repose pas sur le bien et le mal, mais sur l’équilibre des puissances. Cet équilibre existe aussi à l’intérieur de l’Europe. Je referme ici cette parenthèse. Mais cela mérite réflexion.

Tout en ne remettant pas en cause la garantie de l’article 5 du traité de l’Atlantique Nord, Orbán se livre à une digression, largement allusive, sur le réarmement allemand. Là où l’on aurait pu attendre du Premier ministre hongrois qu’il se félicite des annonces de Merz, il mentionne, sur un ton qui n’est pas sans rappeler celui de la « révélation » de Peter Thiel, autre participant du festival MCC, une nouvelle ère : « Il se passe quelque chose de nouveau, quelque chose qui n’existait pas auparavant… C’est quelque chose de complètement nouveau, qui peut transformer tout ce que nous pensions savoir sur l’Europe. »

Puisque vous avez évoqué les études historiques et les guerres mondiales, en ce bel après-midi ensoleillé, glissons vers un autre foyer de conflit potentiel. L’un des foyers centraux du déclenchement de la Première Guerre mondiale, que vous mentionniez, a été les Balkans, souvent considérés comme une poudrière. Et justement, voici une actualité d’hier en provenance des Balkans : votre bon ami, le président serbe de Bosnie, a été condamné en appel à un an de prison. Je parle bien sûr de Milorad Dodik. Dodik rejette cette condamnation et se tourne vers Washington et vers Moscou. Que se passe-t-il actuellement dans les Balkans ? Et cette affaire autour de Dodik, en quoi pourrait-elle affecter la stabilité régionale ? Quelles conséquences cela pourrait-il avoir pour la Hongrie ?

Parlons maintenant un peu des Balkans, puis descendons encore plus au sud.

Ce qui provoque aujourd’hui tous ces problèmes dans les Balkans, c’est que l’Union européenne a manqué une occasion historique : celle d’intégrer les nouveaux États nés de l’éclatement de la Yougoslavie. Si ces pays des Balkans faisaient aujourd’hui partie de l’Union européenne, alors le niveau d’intensité et de tension des conflits dans cette région serait bien plus bas. C’est une erreur que nous avons commise.

Regardez une carte : du point de vue de l’Union européenne, la carte montre qu’au sud de la frontière hongroise, il n’y a plus de territoire européen — puis tout au bout des Balkans, on retrouve à nouveau un membre de l’Union : la Grèce. La carte elle-même est criante d’évidence, tout comme l’histoire et les statistiques : il aurait fallu intégrer cette région jusqu’à la Grèce. Or cela ne s’est pas produit. On le réclame, on le réclame encore, mais rien ne se passe.

C’est pourquoi il y a aujourd’hui une rivalité dans les Balkans.

Toutes les grandes puissances y sont présentes : les Russes, l’Union européenne, les Américains, les Turcs, et même des pays arabes – car en Bosnie, il y a des musulmans. Cette région n’est pas stabilisée, elle n’est pas ancrée quelque part. Les problèmes viennent de là.

À mon avis, la Hongrie doit conclure une alliance historique avec les Serbes

La Hongrie ne pourra pas rester debout, rester forte, sans parvenir à une alliance avec les Serbes. Et les Serbes ont eux aussi besoin de coopérer avec la Hongrie : qu’il s’agisse de construction de routes, de développement ferroviaire, de coopération militaire. Ce n’est pas une politique nouvelle : entre les deux guerres mondiales, une tendance politique hongroise allait déjà en ce sens vis-à-vis de la Serbie. Cela ne s’est pas bien terminé, mais cette idée a toujours existé.

Et une partie des Serbes ne vit pas en Serbie, mais en Bosnie — dans la Republika Srpska, la république serbe de Bosnie. Son président élu est Monsieur Dodik. Ce qu’on voit aujourd’hui, c’est que des sortes de rois délégués par l’Union européenne, venus de l’extérieur, veulent destituer le président élu des Serbes de Bosnie et le condamnent — non pas pour corruption, mais parce qu’il refuse d’exécuter certaines décisions venant de l’Union. Cela est inacceptable. Nous ne devons pas l’accepter.

C’est pourquoi la Hongrie ne reconnaît pas la décision judiciaire qui a condamné le président Dodik. Pour nous, cette décision n’existe pas. Milorad Dodik reste le président élu des Serbes vivant en Bosnie, et nous continuerons à baser notre politique sur ce fait.

Président de la République serbe de Bosnie, Milorad Dodik a été condamné, le vendredi premier août 2025 par la Cour d’Appel de Bosnie, à un an de prison et 6 ans d’inéligibilité. 

Depuis les accords de Dayton, la Serbie est divisée en deux entités : la fédération de Bosnie-et-Herzégovine et la République serbe de Bosnie. Bien qu’ existe, à l’échelon supérieur, une présidence collégiale, un gouvernement central et une assemblée parlementaire, le pouvoir ultime revient à un haut représentant international chargé de préserver la démocratie multiethnique. Ce poste est aujourd’hui occupé par l’allemand Christian Schmidt. 

Milorad Dodik a été condamné pour avoir promulgué, en 2024, deux lois interdisant l’application, sur le territoire serbe, des décisions du haut représentant et de la cour constitutionnelle. Sa condamnation a été rendue possible par la modification du code pénal par le haut représentant prévoyant des peines de prison et d’inéligibilité en cas de rejet, par des élus, de sa décision. 

L’Union européenne — à laquelle la Bosnie Herzégovine souhaite adhérer — a appelé à respecter l’arrêt de la Cour d’Appel. Le soutien du premier ministre hongrois à Dodik est donc à comprendre dans le cadre plus large d’une remise en cause de l’autorité de l’Union dans ses États membres. 

Voilà pour les Balkans.

Les Balkans sont devenus d’autant plus importants qu’une partie de la migration qui arrive en Hongrie passe par là. C’est très important, nous y reviendrons. Comme je l’ai dit, nous avons une alliance stratégique avec les Serbes. Observez aussi ce que nous construisons avec les Macédoniens — officiellement, il faut appeler leur pays « Macédoine du Nord », parce qu’on leur a même enlevé leur nom. Nous essayons également d’établir une alliance avec les Albanais, et plus au sud encore avec les Bulgares.

Notre objectif, c’est de construire la meilleure relation possible avec chaque pays situé sur la route migratoire des Balkans, afin d’arrêter le plus au sud possible la prochaine vague migratoire. Car elle viendra. Quiconque croit qu’elle est évitable se fait des illusions.

Des dizaines, voire des centaines de millions de personnes vont se mettre en route depuis l’Afrique vers l’Europe. Ce n’est pas une théorie : ceux qui y ont voyagé ou étudié la question le savent. Et au lieu d’envoyer notre argent vers l’Ukraine, ou de le promettre à Trump — car on parle maintenant d’envoyer 600 milliards d’euros aux États-Unis —, alors même que nous-mêmes sommes en difficulté, nous devrions investir cet argent en Afrique, pour stabiliser ces pays — comme le Tchad ou la Libye — d’où part la migration. Sinon, dans quelques années, l’Europe se retrouvera dans une situation catastrophique.

Même si elle ne constitue qu’un point anecdotique dans les réponses d’Orbán, cette prise de position est intéressante en ce qu’elle se distingue de l’attitude américaine ayant consisté à couper de facto presque toute aide au développement. Le Premier ministre hongrois appelle à un usage géopolitique de l’aide de développement — avec toutefois un agenda bien précis : mettre fin à tout mouvement migratoire vers l’Europe.

L’Afrique ne s’est même pas encore vraiment mise en mouvement. Jusqu’à présent, la plupart des migrants venaient du Proche-Orient — de Syrie et des environs. 

L’Afrique, c’est le prochain sujet.

Il nous faudra une force immense pour empêcher que cette vague migratoire, en provenance des Balkans, nous submerge. Sinon, ce sera une invasion. Il ne faut pas qu’ils puissent traverser, il ne faut pas qu’ils puissent entrer.

Je le dis calmement : un autre problème se profile. 

D’ici une décennie, l’une des principales tâches de la prochaine génération de responsables politiques sera d’arrêter la vague migratoire qui viendra non plus du sud, mais d’Autriche. 

Aujourd’hui, elle vient encore des Balkans, mais les pays d’Europe occidentale sont déjà tombés. Ils reçoivent un nombre croissant de migrants. Les conséquences économiques sont imprévisibles, les équilibres ethniques changent complètement. Regardez les statistiques à Vienne. Si vous en avez l’occasion, demandez à Sebastian Kurz, l’ancien chancelier, quel est l’état des lieux. Ce qui se passe là-bas se rapproche de nous.

Sebastian Kurz a participé à la table ronde inaugurale consacrée aux élections européennes, intitulée « What the 2024 European Parliamentary Election Results Mean for the Future of Europe », aux côtés de Balázs Orbán, directeur politique du Premier ministre hongrois, et de Ján Figeľ, ancien commissaire européen slovaque. Sa présence témoigne de l’ambition du MCC de fédérer une nouvelle élite conservatrice capable de provoquer l’unité des droites, dont le trumpisme est l’un des exemples — ainsi que de l’intérêt d’une certaine frange du PPE à ce projet.

Tôt ou tard, nous devrons aussi protéger nos frontières occidentales contre la migration. Comment en est-on arrivés là en Europe ? J’ai déjà tenu un long discours à ce sujet, je n’y reviens pas maintenant. Ce que je veux dire, c’est que nous devons conclure des accords avec les chrétiens orthodoxes des Balkans, avec les Roumains, qui sont eux aussi orthodoxes, et avec les Slovaques et les Polonais, qui sont catholiques.

Sinon, nous ne pourrons pas préserver l’Europe centrale comme communauté chrétienne européenne. Les protestants, les catholiques et les orthodoxes doivent conclure une alliance politique pour la préservation de leurs racines et des traditions chrétiennes. 

Autrement, dans dix à quinze ans, nous serons écrasés, et nous ressemblerons aux pays d’Europe occidentale. Nous ne nous reconnaîtrons plus.

Se faisant le chantre de la théorie complotiste du « grand remplacement », Orbán reprend l’un des éléments de langage trumpiste et vancien : « l’Europe occidentale » serait désormais méconnaissable — une trajectoire de laquelle il pourrait protéger les Hongrois s’ils votent pour lui. 

Et ses enfants, dans quinze ans, ne reconnaîtront plus leur propre pays non plus. Voilà la triste réalité.

Il faut préparer la prochaine génération à cette tâche.

Après cette triste réalité, changeons un peu de ton.

Ce que je dis ici n’est pas un discours désespéré mais profondément optimiste. J’essaie seulement de rappeler que dans le monde, il se passe des choses mauvaises, indépendamment de nous. Et un optimiste ne croit pas naïvement que ces choses indépendantes vont soudainement évoluer dans un sens favorable. Peut-être que oui, peut-être que non.

Les chiffres indiquent plutôt que cela ira en empirant. Mais là n’est pas la question. La vraie question est de savoir si nous avons en nous la force nécessaire. Si, malgré les circonstances défavorables, nous parvenons à rester nous-mêmes. Or je vois en la Hongrie cette force. Parce que nous sommes toujours là. Parce que nous formons une communauté nationale capable de résister.

C’est pourquoi, même si le ton que j’ai adopté n’était peut-être pas des plus légers, ce discours, je le considère comme fondamentalement optimiste et porteur d’espérance. Parce que je crois que nous serons capables de construire une alliance centre-européenne qui permettra à nos petits-enfants de grandir dans une Hongrie semblable à celle dans laquelle nous avons grandi, et que nous transmettrons. Une Hongrie qui donnera aussi à leurs propres petits-enfants une chance de vivre dans un pays libre.

L’un des plus anciens et constants objectifs politiques de Viktor Orbán est la constitution d’une force politique alternative en Europe qui pourrait « prendre Bruxelles » pour imposer à l’Union un agenda « national-conservateur ». C’est en ce sens qu’il faut comprendre l’appel à création d’une « alliance centre-européenne ».

Il y a cette idée selon laquelle, tôt ou tard, il faut bien capituler, que face à une pression démographique immense, il serait impossible de résister. Mais je ne crois pas à cela. Je crois au contraire qu’il faut regarder les films sur Hunyadi, se replonger dans notre histoire, avoir confiance en nous-mêmes. Nous sommes beaucoup plus forts que nous ne le pensons parfois.

Janos Hunyadi est un noble et chef de guerre hongrois de la période de l’interrègne, célèbre pour avoir repoussé les percées ottomanes en Europe centrale, notamment à Belgrade, en 1456 contre Mehmet II. Figure emblématique de l’histoire nationale, il est par ailleurs le père du roi Mathias Corvin, qui donne son nom au MCC, le think tank organisateur du festival.

Si nous savons bien nous organiser, si nous n’acceptons pas que Bruxelles nous impose le pacte migratoire, alors nous avons une chance. Car ce pacte signifie concrètement qu’il faudrait construire d’abord, dès le mois prochain, des centres capables d’accueillir 30 000 migrants. Et ensuite, quand les flux migratoires reprendront, ce ne sera pas la Hongrie qui décidera de qui entre ou pas, ce sera Bruxelles qui répartira les migrants entre les États membres — et Bruxelles nous en enverra ici.

Orbán fait une présentation biaisée et sensationnaliste du Pacte sur les migrations et l’asile — qui entrera en application en juin 2026 et qui prévoit bien un volet sur l’amélioration des conditions de traitement des réfugiés dans les centres d’accueil afin de se conformer aux droits fondamentaux et à la dignité de traitement de la personne humaine — en évoquant le chiffre de 30 000 migrants : il s’agit du nombre total de personnes qui seraient relocalisées par l’Union entre les États membres et non un chiffre valant pour la seule Hongrie « dès le mois prochain ». Le Pacte a été adopté le 14 mai 2024 malgré l’opposition hongroise et polonaise — ainsi qu’autrichienne et slovaque pour certains de ses textes.

C’est pour cela que nous avons dit clairement que nous ne mettrons pas en œuvre ce pacte migratoire. Car il enlèverait de nos mains le contrôle de notre destin.

Sur la question migratoire, il n’y a que deux voies : la soumission ou la résistance. 

L’Occident a choisi la soumission. Nous, je crois que nous devons choisir de résister. Protégeons ce que nous avons. C’est possible.

Pour finir sur une note un peu plus légère : vous avez récemment confié que vous partirez en vacances dans la deuxième moitié du mois d’août. Vos vacances passionnent toujours la presse libérale, qui s’enflamme à chaque rumeur à ce sujet, alors préparons-nous dès maintenant à quelques articles d’été bien croustillants. Pouvez-vous nous dire, Monsieur le Premier ministre, où vous comptez partir cette année pour vous ressourcer dans la nature ?

À mon âge, on ne change pas vraiment ses habitudes. Moi, je pars en vacances en Croatie chaque été. J’ai cette conviction — peut-être pas universelle, mais je pense qu’elle s’applique à presque tous les Hongrois — que si on ne voit pas la mer au moins une fois par an, c’est un grand problème.

Pour moi, c’est une sorte d’infini, de liberté, c’est ce dont j’ai besoin, en tout cas. Sans parler du fait que j’ai un petit voilier… Alors à bientôt, on se reverra dans deux semaines ! C’est la dernière occasion chaque été pour moi de me retrouver un peu avec moi-même. Vous pouvez imaginer comme ce travail pèse sur un homme. Je ne veux pas me plaindre — mais ce travail vous ronge. Et cela fait longtemps que je le fais.

La fin de l’entretien est assez révélatrice de la mise en scène électorale : après des questions de fond obligeant Orbán à se positionner sur des sujets d’actualité vient un moment dédié à sa vie personnelle où il peut évoquer ses vacances en Croatie sur son voilier.

Bientôt, il y aura sans doute quelqu’un de mieux qualifié pour ce rôle, parce que pour gagner, notre camp politique doit avoir un leader plus fort, et alors je pourrai me permettre des vacances plus longues. 

Mais pour l’instant, notre sagesse populaire dit que tant que je suis à la tête, c’est la meilleure chance qu’on ait de gagner les élections. 

Sans parler du fait que je suis justement dans la meilleure période de ma vie — un peu vieux, peut-être, mais dans la meilleure forme — mais laissons cela de côté.

Je pense donc que je vais prendre deux semaines pour me remettre d’aplomb. La presse libérale s’intéresse à tout cela : si je prends un avion d’État, c’est mal ; si je prends la classe affaires, c’est mal ; si je prends un vol low cost, c’est mal aussi.

J’ai renoncé à faire quelque chose qui plairait à la presse libérale. Je n’ai aucune ambition là-dessus, même pour mes vacances. Mais je vous souhaite à tous de pouvoir prendre quelques jours, au moins deux semaines, pour vous reposer et revenir en forme. Dans la vie de famille, au travail, on a tous besoin de cela.

Nous avons devant nous six à sept mois très intenses. Il faudra « être au top » si nous voulons gagner ce combat honnête et dur contre la vieille opposition, qui se renouvelle, et contre laquelle nous avons toutes nos chances. Nous devons devenir plus forts, et le plus fort, c’est celui qui travaille le plus. Si l’adversaire travaille plus que nous, alors on ne mérite pas la victoire. Pour bien travailler dans les mois qui viennent, il faut qu’on se remette en forme pendant l’été. Je recommande à tout le monde de combiner vacances et entraînement intensif. Merci de votre attention.

C’est souvent le milieu de l’été, juste avant ses vacances, que Viktor Orbán choisit comme moment privilégié pour ses longs discours de doctrine.

L’an dernier, il s’était invité dans la campagne électorale américaine depuis l’université d’été de Balvanyos — à laquelle il a aussi fait une apparition cette année.

Une dernière question, Monsieur le Premier ministre, les livres font toujours partie intégrante de vos vacances. Quels livres recommandez-vous pour la lecture estivale, et quel livre lirez-vous pendant vos vacances ?

György Spiró a publié un livre intitulé Padmaly, assez épais, qui parle de Táncsics, cet homme dont on sait au fond peu de choses. Tout le monde connaît son nom, mais on sait peu de lui. Je l’ai commencé et me suis dit que j’avais là un roman assez volumineux que je pourrais peut-être terminer d’ici la fin de l’été. J’ai une obligation à la fin de chaque été, ou au début de chaque automne, la saison politique du camp national commence toujours par un pique-nique civique où se réunissent quelques centaines de personnes, et on a l’habitude de m’y inviter. Moi aussi, j’y tiens un discours d’ouverture — cette année ce sera le 6 ou le 7 septembre, à peu près à cette date-là, je peux m’en souvenir. Je dois y faire une intervention et pour cela je dois lire deux ou trois livres pour préparer un discours de qualité. Je vais lire deux ou trois livres politiques et je finirai en parallèle Padmaly — même s’il est très épais.

György Spiró est l’un des plus grands écrivains hongrois vivants. Traduit dans de nombreuses langues, il reste aussi très populaire en Hongrie. Son dernier roman, Padmaly, publié en 2025 est comme le souligne Orbán une volumineuse fresque historique de 600 pages couvrant près de cent ans d’histoire.

Il raconte la vie de l’écrivain Mihály Táncsics, l’un des pionniers du socialisme hongrois de la deuxième partie du XIXe siècle et figure mythique du pays, à travers la voix de son épouse, Seidl Teréz, narratrice et témoin de plusieurs épisodes d’histoire hongroise jusqu’à la naissance des mouvements ouvriers.

Compte tenu de la popularité de l’auteur et du thème, le choix d’Orbán est relativement consensuel — tout en voulant montrer une certaine érudition — et s’inscrit toujours dans la volonté de créer un effet de sympathie avec le public.

Merci beaucoup pour votre intérêt, merci pour votre attention, et je souhaite à tous un très bel été.

Sources
  1.  « La connaissance s’accroîtra », en anglais avec traduction hongroise, le 2 août 2025 de 14h50 à 16h20 sur la scène principale du festival (voir lien du Festival).
  2. Henry Kissinger, Diplomacy, Simon & Schuster, 1994, p. 21.
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