Grand Tour, notre historique série d’été est de retour pour une nouvelle saison.

Comme chaque année, nous vous invitons à explorer le rapport d’affinité entre des personnalités et des espaces géographiques où elles ne sont pas nés ou qu’elles n’ont pas vraiment habités — et qui ont pourtant joué un rôle crucial dans leur propre trajectoire intellectuelle ou artistique.

Après Nikos Aliagas sur Missolonghi, Françoise Nyssen sur Arles, Gérard Araud sur Hydra, Édouard Louis sur Athènes, Anne-Claire Coudray sur Rio, Edoardo Nesi sur Forte dei Marmi, Helen Thompson sur Naples, Pierre Assouline sur la Corse, nous suivons Denis Crouzet et Élisabeth Crouzet-Pavan à Venise.

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À quand remonte votre première rencontre avec Venise ? 

Élisabeth Crouzet-Pavan

Élisabeth Crouzet-Pavan

J’avais, je crois, 13 ou 14 ans. 

Il me semble que ma première rencontre avec la ville a été avant tout un premier rapport à l’eau, ce qui a été déterminant pour la suite de mon rapport à la lagune et, plus généralement, à l’espace vénitien.

Un lieu où l’on arrive par l’eau, donc.

Oui. Des cousins éloignés, que je connaissais à peine, étaient venus me chercher à l’aéroport de Venise, dans une barque traditionnelle vénitienne, une sanpierota — ce qui serait très difficile aujourd’hui vu le trafic tumultueux de taxis dans le canal qui mène à l’aéroport — et m’avaient conduite jusqu’à la place Saint-Marc.

Ma première rencontre avec Venise a donc été aquatique, au ras de l’eau, dans une barque vénitienne. 

Il me semble alors avoir immédiatement pris conscience du lien fondamental entre la ville et les eaux qui l’entourent.

Pour moi, dans mes travaux comme dans mes itinéraires, la lagune compte autant que la ville. Cette première expérience a été d’autant plus marquante qu’elle a été ensuite prolongée par bien d’autres parcours. 

L’espace lagunaire est devenu très rapidement un territoire familier — ce qui est loin d’être donné à la plupart de ceux qui voient Venise pour la première fois.

Cette première rencontre est donc davantage marquée par la dimension lagunaire de la ville que par son paysage urbain ?

Mon arrivée à Venise s’est fait selon ce que les textes vénitiens de la fin du Moyen Âge recommandaient au bénéfice de la mise en scène de leur ville : par la place Saint-Marc, et en voyant cet espace, depuis l’eau, à travers les deux colonnes dressées pour délimiter, à la frontière de la terre et du canal, un seuil symbolique. 

Élisabeth m’avait guidé — mal réveillé — à travers une multitude de calli, jusqu’à une pension qui incarne, dans mon souvenir, la Venise aujourd’hui disparue  : une pension très modeste, où les chambres étaient faites de grands lits avec d’énormes oreillers

Denis Crouzet

Denis Crouzet, votre découverte de Venise est plus tardive, n’est-ce pas ?

Denis Crouzet

Denis Crouzet

Je devais avoir 27 ou 28 ans. 

Auparavant, nous étions souvent partis — ma famille et moi — en Italie à bord de notre Peugeot 403 ou 404. Toutefois ma mère avait décidé que Venise était un lieu où il ne fallait pas aller en famille.

Pourquoi ?

Il fallait y aller mariés comme elle et mon père jadis… 

Nous y allâmes donc avant notre mariage. 

Je me souviens avoir débarqué du Simplon Express, le train de nuit qui reliait alors Paris à Belgrade et qui permettait, quand il était à l’heure, d’arriver à Venise un peu avant 8 heures. 

Élisabeth m’avait guidé — mal réveillé — à travers une multitude de calli, jusqu’à une pension qui incarne, dans mon souvenir, la Venise aujourd’hui disparue : une pension très modeste, où les chambres étaient faites de grands lits avec d’énormes oreillers qu’on n’aurait plus l’idée de proposer à des touristes…

Élisabeth Crouzet-Pavan

…et beaucoup de poussière.

J’ai en fait découvert Venise de la façon qui est celle que les textes vénitiens de la fin du Moyen Âge recommandaient au bénéfice de la mise en scène de leur ville  : par la place Saint-Marc, et en voyant cet espace, depuis l’eau, à travers les deux colonnes dressées pour délimiter, à la frontière de la terre et du canal, un seuil symbolique. © SIPA

Denis Crouzet

En effet. Il ne fallait pas trop regarder sous les lits. D’ailleurs, je ne me souviens pas s’il y avait la douche dans la chambre ou si elle était à l’étage.

C’est un monde qui n’existe plus maintenant, un lieu où aucun touriste n’irait : même les AirBnB de basse catégorie prétendent à plus. Mais c’était très sympathique.

Élisabeth Crouzet-Pavan

C’était surtout très près de l’Archivio di Stato et beaucoup de chercheurs habitués à y travailler y logeaient, pendant des semaines. Évidemment, il fallait que les tarifs soient très bas pour que des jeunes docenti puissent y séjourner pendant de longues durées. Aujourd’hui, on chercherait en vain l’équivalent.

Venise est une ville où l’on se perd et où il faut se perdre.

Denis Crouzet

Quel était le nom de ce lieu ? 

Denis Crouzet

Il s’agissait de la pension De Stefani, près de San Barnabà, calle del Traghetto, qui est aujourd’hui devenue un hôtel « tre stelle ».

Je crois qu’une partie de ma nostalgie de Venise — depuis, monstruosisée, par l’hyper-tourisme — vient aussi de ce que j’ai tout de suite connu près de là une trattoria populaire, la Trattoria Dona Onesta où l’on servait d’énormes plats de fegato alla veneziana et autres choses délicieuses.

Élisabeth Crouzet-Pavan

Elle existe toujours. Sur le Ponte de la Dona Onesta ; mais le style a changé.

Aujourd’hui, comment se perdre avec un téléphone ? On en vient à manquer le decorum urbain et l’on ne voit rien des scènes bibliques sculptées sur les porches.

Denis Crouzet

Vous avez l’air nostalgiques.

Denis Crouzet

Je me rends compte que j’ai tout de suite connu et apprécié Venise pour ce qu’elle n’est plus et ne sera jamais plus.

Est-ce que la Venise que vous découvriez à 27 ou 28 ans correspondait à l’idée que vous vous en étiez faite ?

Je ne m’attendais à rien. Dans cette perspective, j’ai toujours déambulé dans Venise dans le flou, et je ne m’y oriente toujours pas.

Venise est une ville où l’on se perd et où il faut se perdre.

Aujourd’hui, comment se perdre avec un téléphone que l’on regarde en permanence et qui vous dicte où aller pour arriver au plus vite et au plus sûr là où on souhaite se rendre ? On en vient à manquer le decorum urbain et l’on ne voit rien des scènes bibliques sculptées sur les porches.

La vision de la ville qui demeure en moi est celle d’une Venise encore enchantée dans laquelle on allait en devant repartir en arrière pour tenter de retrouver son chemin.

J’ai toujours déambulé dans Venise dans le flou, et je ne m’y oriente toujours pas. © Walter Mori/Mondadori Portfolio/Sipa USA

Élisabeth Crouzet-Pavan

À mon sens, les téléphones sont l’un des problèmes principaux de la Venise d’aujourd’hui. Pendant longtemps — comme un certain nombre d’habitués de Venise continuent à le répéter— certains quartiers de la ville demeuraient relativement épargnés du tourisme.

Il n’y en a plus aucun depuis que les applications permettent à tout le monde de circuler partout. 

Ces applications le permettent d’autant plus qu’elles sont indispensables : il suffit de voir la carte des AirBnB, pour mesurer à quel point elle coïncide avec celle de la ville. Il n’y a pas un endroit dans Venise — même dans les périphéries les plus excentrées — où il n’y ait pas un certain nombre de ces logements touristiques, identifiables grâce aux boîtes à clefs. 

Bien que la circulation se concentre toujours dans les lieux centraux, les touristes ont envahi l’ensemble du périmètre urbain, sans pour autant chercher à « apprendre » la ville.

Où iriez-vous faire une passeggiata ?

Il y a, autour de San Francesco della Vigna, une sorte de micro quartier relativement protégé, mais qui change aussi rapidement.

Il faut aller de plus en plus loin pour trouver des lieux où habitent encore les vénitiens : via Garibaldi, Sant’Alvise ou San Pietro di Castello. Ce sont toutefois des lieux qui se situent à la périphérie de Venise et qui — dans le cas de via Garibaldi —, n’appartenaient d’ailleurs pas à la Venise historique. Ces zones, tout comme l’extrémité nord-occidentale de Venise, autour du rio di Cannaregio, étaient encore il y a 20 ou 30 ans des « lieux incommodes et extrêmes », pour reprendre un terme qu’employaient les vénitiens au XVe siècle pour nommer ces marges urbaines. 

Les lieux encore préservés du tourisme me paraissent de moins en moins nombreux et toujours plus excentrés. © Mario De Biasi/Mondadori Portfolio/Sipa USA

Aujourd’hui, le rio di Cannareggio est jalonné de bars, de trattorie, de terrasses où l’on boit et l’on mange jour et nuit.

Les lieux encore préservés du tourisme me paraissent de moins en moins nombreux et toujours plus excentrés.

Dans vos livres sur l’histoire de la ville, vous écrivez que Venise est une invention, une construction permanente, inlassable, presque absurde. Vous semblez pourtant décrire actuellement une dynamique irréversible.

La muséification a aujourd’hui rejoint un point extrême. Je ne suis d’ailleurs même pas sûre qu’il soit pertinent de parler de muséification, dans la mesure où la plus grande partie des touristes qui visitent Venise ne voient pas la ville et en ignorent les monuments et les musées : ils s’y promènent comme on se promène dans un parc d’attractions.

La ville est devenue un décor dans lequel les touristes évoluent ; elle est une scène qui leur permet de jouer leur rôle de touristes.

Il suffit pour le comprendre d’observer — mais pas trop longtemps car le spectacle est finalement provocateur — les touristes qui envahissent Venise pour le carnaval. 

Beaucoup des habitants préfèrent ignorer le carnaval, ou plutôt ce qu’il est devenu. Certains filent à la montagne durant ce qui est certainement, pour eux, une des semaines les plus éprouvantes de l’année. Des jours durant, déambulent en effet des non-Vénitiens, déguisés en faux XVIIIe siècle, pour certains portant des masques faits en Chine. Ils s’admirent les uns les autres, ils se prennent en photo, ils ne regardent qu’eux-mêmes, sans jamais contempler la beauté de Venise. Il s’opère à cette occasion une appropriation de la ville, encouragée depuis des années par le pouvoir politique local.

Venise, c’est un tourisme-éclair, un Blitz-tourisme !

Denis Crouzet

Denis Crouzet

Cette perte d’identité de Venise, dans laquelle les touristes, multipliant les selfies, se voient sans voir la ville, se traduit par une marginalisation des hauts-lieux : si vous passez devant le musée de l’Académie, qui est l’un des plus beaux musées du monde, vous constaterez que la fréquentation y est faible. 

Élisabeth Crouzet-Pavan

Pendant le mariage Bezos, les journaux italiens ont présenté comme une nouvelle absolument extraordinaire le fait qu’un ou deux invités du mariage se soient rendus à l’Académie, mais uniquement pour voir l’Homme de Vitruve — pas les Carpaccio.

Denis Crouzet

L’une de mes grandes distractions — que j’ai cultivée avec Élisabeth — est de partir au hasard, jusqu’à me retrouver devant une église que j’ai déjà visitée, d’y pénétrer et d’y voir trois ou quatre tableaux extraordinaires de toutes les époques. 

Si vous faites comme moi, vous serez surpris de constater qu’il n’y a personne pour vous accompagner. Vous jouissez d’une paix royale. Et, d’une église à l’autre, vous ferez la même observation.

Je lisais hier dans Il Gazzettino — qui est un des deux journaux vénitiens — un article sur la durée moyenne du séjour des touristes à Venise. Et j’ai été navré de voir que les chinois — qui sont de plus en plus nombreux — ne restent en moyenne pas plus d’un jour et demi — en ce compris une excursion à Burano et une promenade obligée en gondole.

Ils ne restent donc pas à Venise plus de quelques heures.

C’est un tourisme-éclair, un Blitz-tourisme !

Cette perte d’identité de Venise, dans laquelle les touristes, multipliant les selfies, se voient sans voir la ville, se traduit par une marginalisation des hauts-lieux  : si vous passez devant le musée de l’Académie, qui est l’un des plus beaux musées du monde, vous constaterez que la fréquentation y est faible. © Angelo Cozzi/Mondadori Portfolio/Sipa USA

Élisabeth Crouzet-Pavan

La Mairie de Venise publie régulièrement des statistiques sur le tourisme qui sont une mine de renseignements tout à fait désolante. On y apprend par exemple qu’il y a 10 à 12 millions de touristes dans l’année. Quelques centaines de milliers vont au Palais Ducal ; beaucoup moins dans les différents musées. Ce sont des chiffres absolument ridicules si on les confronte la masse de touristes présents chaque jour quelques heures au moins dans la ville : autour de 100 000 soit le double de la population locale. 

Paradoxalement, les traces d’un passé parfois très lointain sont pourtant bien présentes dans Venise, et ne sont pas atteintes par le sur-tourisme.

Comme souvent en Italie, les traces d’histoire sont visibles et facilement déchiffrables, mais le cas vénitien est particulièrement éclatant. Il faut aller jusqu’aux îlots urbains conquis et urbanisés au XXe siècle pour ne pas y voir un habitat datant du XVIe ou XVIIe siècle au moins. Il n’y a pratiquement rien de moderne dans Venise. L’essentiel du patrimoine architectural est celui que les visiteurs pouvaient découvrir à la fin du XVIIIe siècle.

On entre, marchant à travers les calli, très facilement en communication avec le passé : quand on marche dans Venise, on est dans le passé.

Quel rapport entretenez-vous avec les habitants ? Êtes-vous intégrés à la vie universitaire de Cà Foscari par exemple ?

Élisabeth Crouzet-Pavan

Aujourd’hui, la Cà Foscari est devenue une très grande université, bien qu’historiquement, durant la République de Venise, et depuis le XVe siècle et la conquête de la Terre Ferme, la seule université était celle de Padoue. 

Pour autant, la greffe de la Cà Foscari sur la ville n’a pas si bien pris, notamment à cause des conséquences de l’hyper-tourisme. Il est pratiquement impossible pour les étudiants de trouver à se loger à un prix raisonnable et beaucoup doivent venir tous les jours de la Terre Ferme, où ils habitent. Venise, de ce fait, n’est pas une ville étudiante, contrairement à Padoue. L’université aurait pourtant pu représenter une voie alternative à la monoculture touristique… 

En ce qui nous concerne, nous ne fréquentons que des Vénitiens et nous n’entendons, ou presque, que parler vénitien. Notre fille, Guillemette, du fait de vacances d’été vénitiennes, est capable de parler avec l’accent vénitien et connaît toutes les expressions « pesanti » du dialecte.

Je suis moi-même en partie vénitienne de par mon père. Pour nous, la seule façon de rester à Venise est de vivre avec les Vénitiens qui subsistent.

Denis Crouzet

J’ai quant à moi découvert Venise par ses habitants.

Je me souviens avoir pris place dans une grande barque dans laquelle nous étions sept ou huit. Dans une autre barque se trouvaient autant de personnes. À part moi, tout le monde parlait vénitien. © Walter Mori/Mondadori Portfolio/Sipa USA)

Racontez-nous.

Denis Crouzet

Lors de ma première visite à Venise, la famille vénitienne d’Élisabeth m’avait permis de prendre part à la fête du Rédempteur…

Élisabeth Crouzet-Pavan

Jusque dans les années 1970-1980, la fête avait encore un déroulé traditionnel : tout se passait sur l’eau. Depuis le canal de la Giudecca et le bassin de Saint-Marc, les barques allaient au Lido ou, dans une île plus ou moins proche, attendre l’aube dans la lagune. Le soleil levant était le signe de la résurrection de la ville après la peste. Ces rituels ont quasi disparu aujourd’hui et les Vénitiens sont peu à peu remplacés par les touristes venus assister à la fête sur l’eau.

Denis Crouzet

Je me souviens avoir pris place dans une grande barque dans laquelle nous étions sept ou huit. Dans une autre barque se trouvaient autant de personnes. À part moi, tout le monde parlait vénitien : c’était l’occasion pour eux de se retrouver ensemble et de préserver leur identité. 

Les costauds ramaient.

Après avoir vu le feu d’artifice dans le bacino nous sommes allés jusqu’aux Vignole, une île de la lagune, pour attendre le lever de soleil en mangeant des plats traditionnels qui avaient été embarqués et en buvant des quantités astronomiques de vin — je n’étais pas encore formé à la capacité vénitienne d’absorption.

Je me souviens en particulier d’un grand rameur, nommé Bobo, qui avait apporté un gros radio-cassette et qui mettait de la musique à toute force au milieu de la nuit.  

Quelqu’un lui avait fait une réflexion et la situation avait tourné à la semi-bagarre. Finalement le radiocassette a fini dans l’eau : Bobo avait déclaré que, puisqu’on ne voulait pas l’écouter, il ne voyait pas la peine de le garder. 

Il l’avait lancé — et le soleil était arrivé synchroniquement. Il était 5 heures du matin et il nous fallut encore deux heures à coups de rames pour revenir à Venise. Aujourd’hui, ce serait évidemment impossible — à cause des bateaux à moteurs surpuissants qui causent des remous tels qu’il en devient impossible de circuler.  

Une autre fois, toujours durant le petit matin, alors que nous abordions au Lido — où nous étions logés — sautant sur le ponton pour amarrer la sanpierota du cousin, un énorme zodiac passa et les vagues me firent tomber dans la lagune — particulièrement poisseuse en cet endroit. 

En revenant, je me souviens qu’Élisabeth et sa cousine avaient dû me suivre à distance tant je sentais la vase. L’odeur était forte au point qu’on m’avait fait presqu’entièrement déshabiller ! 

Vous avez évoqué des plats typiques. Quel rapport entretenez-vous avec la gastronomie vénitienne ? 

Élisabeth Crouzet-Pavan

Elle reste l’une des plus pauvres d’Italie. Elle peut parfois être intéressante, notamment par ces influences orientales et ses goûts doux-amers, qui sont présents dès la fin du Moyen Âge et le début de la Renaissance. Mais la ville s’appauvrissant, la cuisine s’est également appauvrie. 

Erasme, au début du XVIe siècle, se plaint déjà amèrement de la cuisine vénitienne et parle de crabes qui lui étaient proposés et que l’on aurait pu pêcher dans des latrines, de fromages extrêmement durs…

Quand on marche dans Venise, on est dans le passé.

Élisabeth Crouzet-Pavan

Il reste tout de même quelques spécialités, comme les sarde in saor, une préparation de sardines frites avec du vinaigre, des raisins secs et des oignons qui peut se conserver longtemps. L’on préparait aussi, le jour de la fête du Rédempteur, le canard de la lagune. Mais les canards ont disparu.

Denis Crouzet

Il y avait aussi les spaghetti alle vongole

Élisabeth Crouzet-Pavan

…mais il n’y a plus — ou presque plus — de vongole parce que les crabes bleus les mangent ! Les bateaux spécialisés dans la pêche aux vongole sont désormais à l’arrêt à Chioggia…

Denis Crouzet

Quand on se lève tôt à Venise, on peut voir des livreurs apportant aux trattorie des grands cartons de poissons congelés qui viennent de Thaïlande ou d’Indonésie. 

La pâtisserie reste locale, notamment le petit four, une sorte de long gâteau à la pâte d’amande — qui n’a rien de français malgré son nom. 

Les touristes mangent des menus types dont les ingrédients viennent de très, très loin, bien souvent.

Il reste bien, quand même, l’habitude des cicchetti et du verre de vin sec à l’apéritif, non ?

Élisabeth Crouzet-Pavan

Oui, mais j’observe toutefois une certaine dérive des cicchetti, qui se « tapassisent ».

Les plus traditionnels disparaissent parce que les matières premières, comme les petits poulpes, les moscardini, se font rares.

Au Lido, le temps s’y est arrêté dans les années 1960 à peu près. Et c’est très agréable.  © JAMET PIERRE/SIPA

Vous logez habituellement au Lido. Êtes-vous plus en contact avec une réalité moins marquée par l’hyper-tourisme que vous déplorez ?

Oui parce que le Lido est la plage de Venise — mais c’est une plage où il n’y a quasiment que des Vénitiens. Quelques touristes viennent parfois y prendre un bain ou s’y aventurent pour une promenade mais « l’île », comme l’appelle les locaux, reste un endroit préservé. 

Le temps s’y est arrêté dans les années 1960 à peu près. Et c’est très agréable.

Denis Crouzet

L’hiver, c’est un monde congelé. Il n’y a personne ou presque dans les rues à partir de 6 heures du soir.

Élisabeth Crouzet Pavan

Oui, l’hiver, un petit monde enveloppé d’humidité, de brouillard… Rien à voir avec l’île de Burano, qui a été intégrée aux circuits touristiques à un certain moment, ce qui a entraîné sa transformation profonde : cette île de pêcheurs, comme d’autres micro-îles, connaît aujourd’hui une véritable submersion touristique avec un nombre toujours croissant de trattorie , alors qu’en face, à Torcello, il n’y a que très peu de monde.

Denis Crouzet

Torcello reste une isola préservée parce qu’il faut changer de vaporetto. Il n’y a pas obligatoirement de synchronisation entre les lignes, donc on rate souvent la correspondance. 

Torcello reste le secret le mieux gardé de la lagune ?

Élisabeth Crouzet Pavan

Un secret tout de même un peu éventé !

Denis Crouzet

La Locanda Cipriani étant trop petite pour Jeff Bezos, il n’a pas pu venir à Torcello et aura certainement été regretté !

L’hiver, c’est un monde congelé. Il n’y a personne ou presque dans les rues à partir de 6 heures du soir.

Denis Crouzet

Au-delà de la lagune, avez-vous voyagé en Vénétie ?

Élisabeth Crouzet Pavan

Nous connaissons bien l’État de Terre Ferme — à la fois ses villes et ses villas.

Denis Crouzet

En voiture, c’est très agréable : on peut s’y perdre et arriver jusqu’à une église méconnue où personne ne va.

Élisabeth Crouzet Pavan

Soyons honnêtes : nos expéditions les plus fréquentes nous y conduisent surtout pour acheter du vin, vers les collines du prosecco, à Conegliano ou Valdobbiadene, ou vers le Frioul.

Denis Crouzet

Il est intéressant de constater là-bas comment la destruction de la Venise Ancienne est pilotée en réalité par les Vénitiens, non seulement de Venise, mais aussi de la Terre Ferme : il y a 30 ans, le prosecco était très peu diffusé en Vénétie même. Depuis, il a connu un succès mondial : la vigne est désormais plantée non plus seulement sur les collines sub-alpines mais dans un territoire toujours plus vaste…

Élisabeth Crouzet Pavan

…jusqu’à la mer.

Denis Crouzet

Oui, ce qui fait qu’en même temps la qualité a fortement baissé. Il vaut mieux éviter parfois les bouteilles de prosecco, voire les verres remplis souvent dans les bars avec une tireuse.

Élisabeth Crouzet Pavan

La mondialisation du spritz est en quelque sorte l’image la plus forte de ce qu’est aujourd’hui Venise. 

Un article paru, toujours dans la presse locale, après le fameux mariage Bezos, nous a beaucoup marqués. 

Malgré une série de protestations, l’opinion s’était plutôt ralliée à l’événement, grâce à la pluie d’argent tombée sur les hôtels, les restaurants et les taxis. La semaine suivant le mariage, un professeur d’économie en a vanté les mérites dans un des journaux locaux en expliquant que ce type de manifestations faisait monter en qualité la « marque Venise ». La marque Venise. Tout était dit : Venise est devenue une « marque ». 

Aller à Venise, c’est cultiver une sorte de mélancolie, qui est associée intimement à l’histoire que l’on a devant soi, face à ce bouleversement complet qui ne peut pas faire machine arrière. © Mario De Biasi/Mondadori Portfolio/Sipa USA

Comment fait-on pour voir Venise sans la marque ?

Denis Crouzet

Il faut se lever tôt. 

Aux aurores, les touristes les plus aventureux sont encore à Piazzale Roma, occupés à chercher leur chemin.

À ce moment-là, Venise vous appartient, seule, silencieuse.

Élisabeth Crouzet Pavan

Paul Morand raconte dans Venises des histoires de brouillard où les gens tombaient dans les canaux tous les jours faute d’y voir clair… Mais il y en a de moins en moins de brouillard. Et puis, c’est Paul Morand…

Le matin, on n’entend que les livreurs qui crient « occhio », c’est-à-dire « œil, attention », parce qu’ils poussent leurs diables sur les ponts. C’est un moment particulier où le paysage vénitien est là, bien visible ; quant au paysage sonore, lui aussi, en quelque sorte, reste vénitien.

Venise est prise dans une forme de contradiction profonde. Tous ou presque se plaignent des excès du tourisme alors que les revenus de la ville proviennent du tourisme sans que des alternatives économiques ne soient vraiment cherchées.

Élisabeth Crouzet Pavan

Faut-il parfois sortir de Venise pour retrouver ces paysages ?

Denis Crouzet

En effet. Au Lido, il y a ce petit bourg — ce n’est même pas une vraie ville — qui s’appelle Malamocco. Il possède une église magnifique et garde encore quelque chose de ce moment où il n’y avait presque personne.

Ou bien Murano : là aussi, il y a quelques églises qui sont de véritables trésors. Mais les touristes, eux, sont accrochés aux vitrines, à regarder de la verrerie chinoise : des petits chiens ou des petits canards en verre, ou n’importe quelle babiole. 

Il ne s’agit pas de dire que le tourisme est une catastrophe. Le pouvoir politique local, en réalité, est un pouvoir qui considère Venise comme une sorte de parc dans lequel les touristes doivent déambuler. 

Élisabeth Crouzet Pavan

Venise est une ville fondamentalement schizophrène, aussi bien du côté des responsables politiques que des habitants eux-mêmes. D’un côté, on entend sans cesse un lamento collectif sur la déchéance de la ville. La faute en est imputée aux touristes :  les touristes ne respectent pas la ville qui se vide de ses habitants, qui perd son âme, c’est la « povera Venezia », pauvre victime d’une modernité coupable.

Depuis la fin du XVIIIe siècle au moins, Venise est vécue comme une ville triste.

Élisabeth Crouzet Pavan

Mais, dans le même temps, les autorités politiques, et pas seulement la municipalité actuelle car le phénomène est plus ancien, ne cessent de multiplier les initiatives pour attirer toujours plus de visiteurs : on crée des événements, des festivals, tout pour faire venir toujours et sans répit plus de monde.

Et les habitants eux-mêmes ne sont pas en dehors de cette logique : beaucoup s’accommodent ou profitent du système. Dès qu’un appartement est disponible, on le met sur AirBnb, on cherche à rentrer dans le circuit de la rentabilité qui fait que la « venetianità » est toujours plus à vendre.

Venise est donc prise dans une forme de contradiction profonde. Tous ou presque se plaignent des excès du tourisme alors que les revenus de la ville proviennent du tourisme sans que des alternatives économiques ne soient vraiment cherchées.

 L’UNESCO menace répétitivement de sanctionner Venise mais les menaces restent des menaces…

À vous entendre, on a l’impression qu’on recherche toujours à Venise quelque chose d’une beauté perdue…

Denis Crouzet

C’est vrai. Aller à Venise, c’est cultiver une sorte de mélancolie, qui est associée intimement à l’histoire que l’on a devant soi, face à ce bouleversement complet qui ne peut pas faire machine arrière. 

Mais la mélancolie n’est pas nouvelle, elle faisait déjà partie de ceux qui venaient à Venise dans les années 1890-1900.

L’imaginaire de la mort est indissociable de l’image même de la vie à Venise.

Élisabeth Crouzet Pavan

Élisabeth Crouzet Pavan

Depuis la fin du XVIIIe siècle au moins, Venise est vécue comme une ville triste.

Venise renvoie-t-elle donc constamment à l’idée ou la représentation de sa propre finitude ?

Cette ville a toujours été hantée par le péril de sa mort, parce qu’elle était construite dans un site impropre à la vie et qui ne pouvait être maintenu que par des travaux incessants. Ce péril de mort hante vraiment, je crois, les consciences vénitiennes. 

Même à l’époque de l’apogée économique de Venise, cette peur était présente.

On le voit très bien dans les registres du Sénat ou du Grand Conseil : sur un même folio, on trouve à la fois une décision sur le départ de galères vers Beyrouth ou Constantinople, témoignage de la richesse et de l’ampleur du commerce vénitien et, plus loin, un vote sur la nécessité d’engager immédiatement des travaux de recreusement sur le Grand Canal, parce que la ville était en péril de demeurer à sec et donc de périr car le commerce deviendrait impossible.

Denis Crouzet

Il y a une sorte de métamorphose de la figure de la mort.

Élisabeth Crouzet Pavan

La mort menace toujours Venise. Mais ce qui m’étonne et me fascine, c’est que Venise, condamnée à disparaître selon certaines projections concernant l’élévation du niveau des océans, ne serait certainement pas la seule ville en danger. Pourtant, c’est encore et toujours Venise qui cristallise l’angoisse. 

L’imaginaire de la mort est indissociable de l’image même de la vie à Venise.

Elle en serait presque une fonction ?

Denis Crouzet

Voilà : on pourrait dire qu’on a besoin de Venise comme on a besoin de la fin du monde.

Mais aujourd’hui la mort de Venise — à la différence de ce qu’elle put être au temps de Thomas Mann — ne serait pas loin d’une mort collective volontaire…