Grand Tour, notre historique série d’été est de retour pour une nouvelle saison.

Comme chaque année, nous vous invitons à explorer le rapport d’affinité entre des personnalités et des espaces géographiques où elles ne sont pas nés ou qu’elles n’ont pas vraiment habités — et qui ont pourtant joué un rôle crucial dans leur propre trajectoire intellectuelle ou artistique.

Après Nikos Aliagas sur Missolonghi, Françoise Nyssen sur Arles, Gérard Araud sur Hydra, Édouard Louis sur Athènes, Anne-Claire Coudray sur Rio, Edoardo Nesi sur Forte dei Marmi et Helen Thompson sur Naples, nous suivons Pierre Assouline en Corse.

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À quand remonte votre relation avec la Corse ?

J’ai découvert la Corse il y a un peu plus d’un demi-siècle. J’avais une vingtaine d’années. Un ami dont la mère possédait une maison sur l’île m’avait invité à l’y rejoindre.

Nous avons  fait un tour de l’île sac au dos, en stop, puis terminé notre séjour dans cette maison. 

Que retenez-vous de cette première fois ?

Ce premier contact fut très stimulant et fécond. La maison de famille de mon ami se trouvait dans un superbe village du nord de la Corse, Sant’Antonino, perché dans les hauteurs, au-dessus de l’Île-Rousse.

C’était une vieille maison de maître, sise au cœur de ce village plein de charme car magnifiquement préservé. Il y avait là un unique bar, où nous allions tous les jours bavarder avec les anciens qui y passaient leurs journées. Je n’y suis jamais retourné car on m’a plusieurs fois mis en garde sur le fait que j’aurai aujourd’hui du mal à reconnaître Sant’Antonino, devenue très touristique. Je préfère donc l’éviter pour conserver intacte l’image que j’en ai — une image qui me rappelle le village dépeint par Lampedusa dans Le Guépard et mis en scène par Visconti dans le film qu’il en a tiré.

Je fréquente la Corse toute l’année, à l’exception de l’été, pour éviter les touristes.

Pierre Assouline

Êtes-vous retourné en Corse régulièrement après ce premier séjour ?

J’y suis retourné de temps en temps à l’invitation de festivals du livre.

Mais je n’ai vraiment retrouvé la Corse que depuis deux ans.

Je suis en effet devenu écrivain en résidence à Ajaccio à l’invitation conjointe du musée Fesch et de l’association Racines de ciel dirigée par Mychèle Leca. Elle y organise de formidables soirées littéraires. Cette invitation était une bénédiction pour moi qui ai pour habitude d’écrire mes articles chez moi, mais jamais mes livres. Dès que j’ai une dizaine de jours de libres, je pars donc pour Ajaccio. Et de là, je réponds à des invitations dans toute l’île. J’étais par exemple récemment en Haute-Corse dans le village de Venaco dans « le Deçà des Monts », à une dizaine de kilomètres de Corte, village qui m’a rappelé Saint-Émilion car comme lui, il possède une grande terrasse surplombant les paysages alentour. J’y ai donné une conférence comme je les aime, pleine de simplicité, au pied du chêne, au centre du village, sur la place de l’Église. De nombreux habitants étaient présents et nous avons ensuite partagé un pique-nique. Ce sont des moments que j’affectionne particulièrement. Je fréquente désormais la Corse toute l’année, à l’exception de l’été, pour éviter les touristes.

Qu’est-ce qui vous séduit particulièrement en Corse ?

Les lieux communs que l’on prête aux Corses sont globalement vrais : ils sont susceptibles, ombrageux, à fort tempérament.

Mais il suffit de les rencontrer et de les appréhender plus intimement, au jour le jour et en profondeur, pour s’apercevoir que l’inverse est tout aussi vrai !

Plus on fréquente la Corse, plus on parle avec ses habitants, et plus on est frappé par ce que Freud appelait le « narcissisme des petites différences ». 

Pour l’observateur extérieur, ce qui sépare les différentes parties de la Corse est minuscule, mais pour les insulaires, c’est considérable. Ils sont tous corses mais chacun est attaché à sa singularité. C’est la même structure mentale que l’on retrouve en Suisse, où l’on est d’abord patriote de son canton. En Corse, on est patriote de son village. Tous les Corses viennent d’un village, ou y vivent encore. Dès qu’ils le peuvent, le week-end, ils quittent la ville pour regagner le village familial. 

Je trouve normal qu’il y ait des nationalistes et des indépendantistes. Mais je suis un républicain et je ne peux imaginer la sécession.

Pierre Assouline

C’est ce que j’apprécie particulièrement : cet attachement aux racines, à la famille même si celle-ci est bien souvent clanique avec ce que cela suppose de fermé. Bien sûr, comme tout territoire, elle change, mais ce qui est permanent est plus important que ce qui est évolutif.

Pour l’observateur extérieur, ce qui sépare les différentes parties de la Corse est minuscule, mais pour les insulaires, c’est considérable. Ils sont tous corses mais chacun est attaché à sa singularité. © Pierre Assouline

Ce « narcissisme des petites différences », qu’illustre la rivalité entre Bastia et Ajaccio,  aboutit d’ailleurs à ce que l’université de l’île soit installée en « terrain neutre », à Corte.

Pour en avoir beaucoup discuté avec des Corses, je crois que la création de cette université était une erreur. Enfin, d’un certain point de vue — que d’aucuns qualifieraient non seulement de pinzutu, mais de continental, français, républicain voire jacobin. 

Fallait-il une université en Corse ? Je crains que non, car cela favorise un entre-soi qui est le contraire de l’esprit d’ouverture et de rencontres qu’est censé encourager une université. C’est un incubateur à nationalistes.

Avant la création de l’université de Corte, les jeunes étudiants corses allaient sur le continent, à Nice surtout, et à Marseille ou Aix. Ils s’y frottaient à des différences. Et c’est évidemment une expérience formatrice.

Je trouve normal qu’il y ait des nationalistes et des indépendantistes. Mais je suis un républicain et je ne peux imaginer la sécession. Ce serait au demeurant invivable pour les Corses eux-mêmes. Si la Corse quittait la France, je serais très triste.

À quoi ressemblent vos journées ajacciennes ?

Quand je suis à Ajaccio, je ne suis pas touriste : je travaille.

Je me lève très tôt puis j’écris.

Ensuite je vais faire un tour au marché, ce qui me permet de m’étonner du prix exorbitant des fromages corses — qui coûtent bien plus cher que ceux du continent ! Allez louer le circuit court après cela… même si c’est leur manière d’en proclamer la qualité supérieure. 

Je vais ensuite faire des longueurs à la piscine municipale Pascal Rossini collée au collège Fesch. L’après-midi, j’écris de nouveau. Et en fin de journée, je lis, pour me détendre mais aussi pour remplir mes obligations liées au prix Goncourt. Le soir, je regarde des séries. Mais je ne vis pas en ermite : j’ai énormément de discussions avec des Corses de toutes conditions qui m’apprennent et m’enrichissent beaucoup.

Si la Corse quittait la France, je serais très triste.

Pierre Assouline

Est-ce qu’écrire en Corse est une expérience spécifique ?

Je ne m’en rends pas compte, mais certainement.

Lorsqu’on m’a proposé cette résidence d’écriture, on m’a dit qu’on espérait que la Corse laisserait une empreinte sur moi. Le fait que je parle aujourd’hui de cette île avec vous prouve que c’est réussi.

Vous écrivez en Corse mais pas sur la Corse. C’est étonnant quand on connaît le caractère inspirant de cette île.

Georges Simenon expliquait qu’il fallait trois ans de décantation pour qu’une expérience passe à la littérature.

Lorsqu’on m’a proposé cette résidence d’écriture, on m’a dit qu’on espérait que la Corse laisserait une empreinte sur moi. Le fait que je parle aujourd’hui de cette île avec vous prouve que c’est réussi.

Lorsqu’il vivait aux États-Unis, ses romans se déroulaient à Fontenay-le-Comte où il avait vécu trois ans plus tôt.

Lorsque j’écrivais un roman ayant pour cadre l’hôtel Lutetia, on m’avait invité à y passer une semaine pour m’imprégner de l’atmosphère des lieux. J’y suis allé, j’ai cru pouvoir y écrire. Mais j’en ai été incapable. Et ce livre dont le Lutetia est le théâtre, je l’ai écrit en de nombreux lieux, à l’exception du Lutetia. C’était impossible, j’étais trop dans le motif, je n’avais pas de recul.

L’important en littérature n’est pas l’inspiration mais l’empreinte, l’imprégnation. Des choses de la Corse ressortiront un jour dans mes romans, mais je ne sais ni quand ni comment.

Quels sont les livres d’auteurs corses ou portant sur la Corse que vous appréciez particulièrement ?

J’aime beaucoup les livres de Jérôme Ferrari, qui a eu le prix Goncourt, dont la plupart des romans se déroulent en Corse.

J’apprécie aussi ceux de Marcu Biancarelli, qui a la particularité d’écrire en corse et en français et qui est également éditeur. 

Marie Susini est aussi une magnifique écrivaine de Corse du sud, de Renno où elle est née et de Vico où elle a été éduquée, dont les romans disent des choses sur le sentiment d’enfermement né de l’insularité et sur la qualité du silence corse que l’on ne lit nulle part ailleurs. 

Et puis il y en a un que je place au-dessus de tous les autres, car il fut mon ami très proche, et qu’il vient de mourir : Angelo Rinaldi. Il a écrit sur beaucoup de choses mais en filigrane, il en revient toujours à sa ville natale, Bastia, aux hontes de son enfance corse et à tout ce qui va avec.

L’important en littérature n’est pas l’inspiration mais l’empreinte, l’imprégnation.

Pierre Assouline

Outre ses écrivains, la Corse rayonne par ses « grands hommes » : Napoléon, Pasquale Paoli…

Le logement que j’occupe à Ajaccio se trouve rue Bonaparte, à l’angle de la place Foch, dite place des Palmiers. C’est un appartement qui fut jadis celui du philosophe Jean-Toussaint Desanti.

Je suis content d’habiter rue Bonaparte et pas rue Napoléon. Et que le café le plus proche de chez moi soit le Café du Premier consul. Mais c’est le peuple corse dans son entièreté que j’apprécie — plus que tel ou tel de ses illustres. C’est un peuple d’une richesse inégalée. Son insularité, son ancienneté, ses traditions, sont exceptionnelles.

Je suis juif. Dès qu’un Corse le sait, il me rappelle que l’île est le seul département français à n’avoir livré aucun juif durant la Seconde Guerre mondiale — à l’exception du tchèque Ignace Schreter. Aidés par la population qui les a cachés dans les villages et le maquis en les appelant officiellement et par prudence « des touristes », grâce aussi aux gendarmes et malgré les dénonciations de certains collabos, ils se sont soustraits tant au recensement qu’à la déportation. Les Corses en sont très fiers. Et ils ont raison même si le controversé préfet vichyste Paul Balley, aidé des maires et sous-préfets, y est pour beaucoup. Ce qui fait dire que parfois, l’omerta a du bon…

Difficile, de fait, d’évoquer la Corse sans parler de la place qu’y occupent le banditisme et la mafia.

C’est une réalité.

Le racket demeure présent et les règlements de compte ne sont pas rares. C’est un sujet qui m’intéresse beaucoup et dont j’ai abondamment parlé avec mes interlocuteurs corses. Pour eux, c’est naturel, il n’y a pas à en parler. Et lorsqu’on en parle, c’est avec une placidité surprenante pour l’observateur extérieur. On m’a d’ailleurs parfois mis en garde sur le fait que je pourrai un jour moi aussi avoir des problèmes du fait de certains de mes écrits quoique sans rapport avec la Corse. Pour mieux me dire dans la foulée de ne pas m’inquiéter, qu’il me suffirait de venir dans tel village où on prendrait soin de moi.

Les Corses sont un peuple replié, mais une fois qu’ils vous acceptent, ils vous protègent.

Vous êtes un amateur de gastronomie corse ?

Je sais surtout ce que je n’apprécie pas : le vin. Quand on est habitué aux vins continentaux, il est difficile d’en trouver un corse qui résiste à la concurrence. Pour le reste, la cuisine corse a un fort accent italien, avec beaucoup de pizzeria. Et d’excellents restaurants de poisson.

Les Corses sont un peuple replié, mais une fois qu’ils vous acceptent, ils vous protègent.

Pierre Assouline

Pourriez-vous pour terminer évoquer pour nous un lieu corse qui vous est particulièrement cher ?

Outre les ruelles du vieux Bastia où l’on ne se lasse pas de se perdre la nuit, il y a encore et toujours le village médiéval de Sant’Antonino en Haute-Corse perché à 500 mètres d’altitude, tel que j’en conserve le souvenir d’un lointain autrefois avec la Balagne et la mer à l’horizon.

Ses galeries voûtées, ses chapelles de confrérie, sa lumière et sa petite centaine d’habitants, aujourd’hui comme il y a un demi-siècle. Ainsi ce nid d’aigle conserve-t-il sa magie granitique dans ma mémoire.