Vladimir Poutine est-il en train de lâcher l’Iran ?
La Russie a « fermement condamné » l’attaque américaine de la nuit dernière.
Mais il suffit de lire attentivement les dernières prises de parole de Vladimir Poutine au Forum de Saint-Pétersbourg — que nous traduisons et commentons ici — pour comprendre qu'un ajustement stratégique est en cours.
Incapable de soutenir l’ouverture d’un nouveau front au sud, la Russie pourrait, par réalisme, voir à nouveau sa stature internationale diminuée en décidant d’abandonner le régime iranien à Israël et aux États-Unis — en soulevant des interrogations sur sa solvabilité géopolitique.
- Auteur
- Guillaume Lancereau

Vladimir Poutine parle beaucoup, mais il suffit de quelques mots pour comprendre où il veut en venir. Il en a encore fait la démonstration lors de la séance plénière du Forum économique international de Saint-Pétersbourg, lors d’un discours fleuve de près d’une heure, suivi d’une série de répliques plus ou moins approfondies aux questions de ses interlocuteurs, dans une mise en scène plutôt ratée de sa nouvelle prétendue centralité sur la scène internationale 1.
Nous vous épargnerons la transcription et la traduction de ces quelques six heures d’échanges entre Vladimir Poutine, ses partenaires et des représentants de la presse internationale 2. Nous avons toutefois pensé qu’il était utile d’extraire une série de questions-réponses portant sur la guerre entre Israël et l’Iran.
À la veille de l’entrée en guerre des États-Unis, le message qui en ressortait était extrêmement clair : Vladimir Poutine était en train de lâcher l’Iran.
Le président russe, qui a encore signé un accord stratégique avec l’Iran en janvier, ne semblait en effet pas vouloir soutenir l’Iran au-delà des démarches diplomatiques et informelles aux Nations unies, auprès de Benyamin Netanyahou, et dans ses échanges avec Donald Trump, en faveur du nucléaire civil iranien, un domaine dans lequel la Russie a directement un intérêt, puisqu’elle participe à la construction de plusieurs réacteurs sur le territoire iranien.
En revanche, concernant les opérations militaires en cours, la Russie informait son partenaire iranien ainsi que l’ensemble de la planète de sa décision de se retirer du jeu.
Comment pourrait-il agir autrement ? La Russie n’a pas d’intérêts suffisants en Iran pour se permettre d’ouvrir un nouveau front — et on se demande bien avec quelles ressources elle le ferait, puisqu’elle n’a pas même les moyens de réaliser une percée décisive en Ukraine et que les membres du gouvernement russe annoncent un risque de récession.
Le discours de Vladimir Poutine se veut donc une déclaration de réalisme : à ses adversaires, il indique que la Russie reste du côté de l’Iran et que la guerre contre ce dernier n’est jamais qu’un autre avatar de celle qu’ont déployée, selon lui, les ennemis de la Russie sur le front ukrainien.
À ses partenaires — qui peuvent commencer à se poser quelques questions sur la solvabilité géopolitique russe —, la Russie assure qu’elle reste un allié fiable et qu’elle n’a en aucune manière trahi ou abandonné l’Iran à son sort, puisque la République islamique elle-même ne lui a demandé aucune aide militaire.
Alors que Medvedev annonce qu’un « certain nombre de pays » seraient prêts à fournir des ogives nucléaires à l’Iran et que plusieurs nationalistes remarquent « la coïncidence extrêmement inquiétante » entre les frappes contre l’Iran du 22 juin avec le début de la Grande Guerre patriotique, on constate une fois de plus que la politique étrangère de Vladimir Poutine n’est pas mue par des postulats idéologiques inébranlables, mais par l’intérêt et le calcul le plus froid, qui commandent de se retirer lorsqu’il n’y a pas grand-chose à gagner et tout à perdre.
Vladimir Poutine, quand on voit un pays imposer ses règles à un autre, décréter qui a le droit d’enrichir de l’uranium et qui ne l’a pas, et aller jusqu’à déclarer qu’il est en droit d’assassiner le président d’un autre pays, peut-on justifier de telles « valeurs » ?
C’est tout sauf un fait inédit. Premièrement, donc, je ne vois ici rien de nouveau. Par ailleurs, je tiens à souligner que la Fédération de Russie a toujours défendu le droit de chaque pays à garantir sa sécurité, à condition que cela ne se fasse pas au détriment de la sécurité d’un autre pays. C’est notre position fondamentale, elle n’a pas changé.
On pourrait croire que c’est une réponse dans l’absolu, mais je vous assure que non : c’est la politique concrète que mène la Fédération de Russie.
Une question tout aussi concrète, concernant la crise qui se déroule actuellement au Moyen-Orient. Peut-on dire qu’il s’agit d’une sorte de mise à l’épreuve de la capacité du Sud Global à influer sur le règlement des conflits armés internationaux ?
C’est tout à fait possible. Dans les faits, de nombreux pays de la région entretiennent des relations à la fois complexes et relativement stables avec les deux parties du conflit, Israël et l’Iran. Cela nous amène à supposer, penser et espérer que les pays du Sud Global dans leur ensemble, et les pays de la région en particulier, seront en mesure d’exercer une influence et d’aider à sortir de cette phase aiguë du conflit.
J’ai rappelé la position de principe de la Russie, à savoir que la sécurité d’un pays ne doit pas se faire aux dépens de celle des autres, et nous en avons ici un exemple parfait. Sans entrer dans les détails, puisque tout le monde ici voit très bien de quoi je veux parler, disons qu’il est tout à fait possible de trouver une solution mutuellement satisfaisante entre, d’une part, l’enrichissement de l’uranium par l’Iran et son droit au nucléaire civil, et, d’autre part, les exigences d’Israël en matière de sécurité. Les pays du Sud Global, à commencer par ceux de la région, peuvent sans aucun doute exercer une influence bénéfique dans ce processus de recherche d’une solution qui, je le répète, existe.
Aujourd’hui même, le représentant de la Russie à l’ONU a déclaré qu’il fallait trouver une solution au conflit en cours entre l’Iran et Israël pour avancer. Existe-t-il déjà des éléments qui permettraient d’avancer dans ce sens ?
Dans ce genre de situation, il est toujours sain de ne pas se précipiter : cela ne ferait qu’envenimer les choses. Toutefois, je pense qu’il existe aujourd’hui certains points de convergence.
Notre position a été présentée aux deux parties en conflit. Comme vous le savez, nous sommes en contact à la fois avec Israël et avec nos amis iraniens. Nous avons formulé quelques propositions lors de ces discussions. Pour autant, et je vous invite à y prêter attention, nous ne cherchons pas à jouer le rôle de médiateurs. Nous nous contentons de proposer des idées. Si les deux pays estiment qu’ils peuvent en retirer quelque chose d’utile, alors nous en serons ravis.

Les médias occidentaux écrivent régulièrement que la guerre en Iran est une bonne chose pour la Russie, car elle détourne l’attention de l’Ukraine et donne aux pays occidentaux un nouveau problème à gérer. Beaucoup de commentateurs ont également souligné que la Russie s’était révélée être un partenaire peu fiable, puisqu’elle ne s’est pas portée au secours de l’Iran. Que répondez-vous à ces insinuations ?
Ceux qui propagent des récits propres à mettre en doute la fiabilité de la Russie en tant qu’allié ne sont rien d’autre que des provocateurs. Ils n’ont pas d’autre objectif que de provoquer une escalade du conflit. Mais ils n’y parviendront pas.
La première raison tient au fait que deux conflits sont toujours différents, quelles que puissent être leurs similitudes apparentes. Comme l’a très justement déclaré un ancien ministre de la Défense, qui a contribué à la théorie des conflits armés, des affrontements militaires — mon très estimé collègue, le président indonésien, dont nous venons de publier en russe le livre sur l’art militaire — « Chaque pays a la responsabilité de ce qui se passe sur son propre territoire ».
Les mémoires du président indonésien, Prabowo Subianto, viennent effectivement de paraître en russe, en deux tomes, sous le titre suivant : L’art du commandement militaire. Rappelons que M. Subianto est accusé de crimes contre l’humanité pour ses activités militaires dans les années 1990 par diverses ONG et commissions d’enquête, bien qu’aucune procédure officielle n’ait été engagée à son encontre.
En ce qui concerne la fiabilité de la Russie en tant qu’allié, nous avons évoqué aujourd’hui même les exigences de solidarité, qui sont bien réelles. Cependant, chaque conflit reste unique en son genre.
Je voudrais attirer votre attention sur le fait qu’en Israël vivent aujourd’hui presque deux millions de personnes issues de l’ex-Union soviétique ou de la Fédération de Russie. Israël est presque un pays russophone aujourd’hui. La Russie a toujours été un facteur à prendre en compte dans l’histoire récente de la Russie. C’est la première chose.
D’autre part, nous entretenons traditionnellement des relations très chaleureuses, amicales, de confiance et même d’alliance avec les pays arabes et le monde islamique. La Russie, qui compte 15 % de musulmans parmi sa population, est observatrice au sein de l’Organisation de la coopération islamique. Il s’agit également d’un élément à prendre en considération.
Nous entretenons des relations amicales avec l’Iran et avons toujours respecté nos engagements dans ce cadre. Nous soutenons l’Iran dans sa lutte pour la défense de ses intérêts légitimes, y compris dans le domaine du nucléaire civil. Telle est notre position de principe, telle a toujours été notre position, et elle n’a pas évolué.
Certains disent que nous devrions en faire davantage. En quoi cela consisterait-il ? Faut-il que nous lancions des opérations militaires ? C’est cela qu’on attend de nous ? Nous sommes déjà engagés dans des opérations militaires contre ceux que nous considérons comme les ennemis des idées qui nous sont chères, ceux qui représentent une menace pour la Fédération de Russie. Fondamentalement, ce sont les mêmes forces, dans le cas iranien comme dans le cas russe, qui agissent à l’arrière-plan, loin du champ de bataille, en coulisses — d’autres forces, donc, que celles qui se trouvent aujourd’hui sur la ligne de front.
Nous avons pris certains engagements et nous défendons le droit de l’Iran au nucléaire civil : nous le défendons, non pas seulement en paroles, mais en actes. Qu’est-ce que je veux dire par là ? Malgré les difficultés de la situation iranienne, nous avons construit un réacteur atomique à Bouchehr et signé deux autres contrats pour la construction de réacteurs nucléaires. Malgré tous les obstacles et tous les risques, nous persévérons dans cette voie et n’avons pas évacué notre personnel sur place.
Plus encore : nous nous sommes appuyés sur nos relations avec Israël et sur nos contacts, désormais restaurés, avec les États-Unis, pour aborder la question avec eux. Nous avons expliqué à Israël et au président Trump que nous continuons à agir en Iran selon notre position de principe (le droit de l’Iran au nucléaire civil) et dans le respect absolu des normes internationales, et que nous demandons de garantir la sécurité de notre personnel en Iran.
Je tiens à dire que le Premier ministre Netanyahou est tombé d’accord sur ce point et que le président Trump a promis de soutenir nos demandes légitimes. N’est-ce pas là du soutien de la Russie à l’Iran ? À mes yeux, c’est un soutien direct. Sans même parler de la position que nous avons adoptée aux Nations unies. La position que défend la Russie, notamment à l’ONU, correspond à la fois aux intérêts d’Israël et de l’Iran, j’en suis convaincu.

Le Premier ministre Netanyahou a justement déclaré que l’offensive israélienne pourrait entraîner un changement de régime en Iran, tandis que Donald Trump a appelé le pays à se rendre sans condition. Êtes-vous d’accord avec ces deux issues possibles du conflit ?
Comme vous le savez, je suis en contact avec le Premier ministre israélien et le président Trump au sujet de ce dossier.
Dans toutes les configurations, lorsqu’on entreprend quelque chose, il faut toujours se demander si les objectifs sont atteints.
À ce jour, malgré toute la difficulté des processus politiques internes qui s’y déroulent (nous le savons tous, il n’est pas nécessaire d’en dire davantage), ce que nous observons en Iran, c’est une forme d’unification de la société autour de la direction politique du pays. C’est une tendance qui se produit partout, presque inévitablement, et l’Iran n’y fait pas exception.
Et si, demain, Israël, avec ou sans l’aide des États-Unis, venait à tuer Ali Khamenei, quelle serait votre réaction ? Et qu’en serait-il de la réaction de la Russie ?
Si vous me le permettez, et je pense que c’est la réponse la plus juste à apporter à votre question, je ne veux même pas discuter d’une telle possibilité.
Pourtant Donald Trump et Benyamin Netanyahou en discutent, et ouvertement…
J’entends bien et je suis parfaitement au courant, mais je n’ai pas l’intention, pour ma part, d’en discuter.
Il n’en reste pas moins qu’un traité de partenariat stratégique existe entre la Russie et l’Iran. S’il ne prévoit pas d’obligation de défense de l’Iran par la Russie, il évoque toutefois la question des armements. La Russie est-elle prête à fournir à l’Iran de nouveaux systèmes d’armes pour l’aider à se défendre contre les frappes israéliennes ?
Vous savez, il y a quelque temps, nous avons proposé à nos amis iraniens de travailler ensemble dans le domaine des systèmes de défense anti-aérienne. Nos partenaires n’ont pas manifesté un grand intérêt pour cette proposition et nous en sommes restés là.
Quant au traité de partenariat stratégique que vous évoquez, il ne contient aucune disposition en matière de défense.
Enfin, nos amis iraniens ne nous ont adressé aucune demande de ce genre. Il n’y a donc pas lieu d’en discuter.
La Russie a tout de même livré des systèmes S-300 et S-200 modifiés, ce qui prouve qu’elle joue bel et bien un rôle dans la protection anti-aérienne iranienne.
Ce n’est pas du tout la même chose. La proposition que nous avons faite à l’Iran ne portait pas sur quelques livraisons isolées, mais sur la création de véritables systèmes de défense intégrés. Comme je l’ai dit, cette proposition n’a pas retenu l’intérêt de la partie iranienne et le projet a été abandonné.
Concernant les livraisons ponctuelles, il est vrai que nous en avons effectué par le passé. Mais cela n’a aucun rapport avec la crise actuelle. Il s’agissait d’une coopération de fond dans les domaines technique et militaire, dans le respect des normes internationales. L’Iran ne nous a jamais demandé de quoi que ce soit qui violerait les règles en vigueur, les engagements formels pris par la Fédération de Russie, et nous nous sommes toujours attachés, de notre côté, à respecter le cadre normatif international.
Sources
- Étaient présents le président indonésien, Prabowo Subianto, ainsi que le représentant du Bahreïn, Nasser ben Hamad Al Khalifa, mais la Chine et l’Afrique du Sud avaient dépêché des figures de second plan — le vice-Premier ministre du Conseil des affaires de l’État de la République populaire de Chine, Ding Xuexiang, et le vice-président de l’Afrique du Sud, Paul Mashatile.
- En marge du forum, l’agence de presse russe TASS a organisé une rencontre entre le président de la Fédération de Russie et les directeurs de plusieurs grandes agences internationales, dont DPA pour l’Allemagne, Xinhua pour la Chine et Reuters pour le Royaume-Uni.