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Le 14 mai, sous les auspices du prince héritier saoudien Mohammed Ben Salmane, le président américain Donald Trump a serré la main d’Ahmad Al-Charaa, président de la Syrie.
Quelques heures plus tôt, Trump avait annoncé suspendre les sanctions contre Damas.
Il y a encore quelques années, tout cela aurait été impensable.
Al-Charaa — longtemps mieux connu sous son nom de guerre Al-Joulani — faisait l’objet d’une prime de 10 millions de dollars en tant qu’ancien dirigeant de l’EI et d’Al-Qaïda, jusqu’à ce qu’il prenne le pouvoir avec l’organisation HTC 1 en Syrie, en décembre 2024.
Cette rencontre à Riyad avait été précédée d’une visite à Paris où le nouvel homme fort de la Syrie avait été reçu par Emmanuel Macron, ainsi que de nombreux entretiens avec le président turc Erdogan et des chefs d’État arabes.
Les anciens djihadistes autour d’Al-Charaa, comme le ministre syrien des Affaires étrangères Asaad al-Shaibani, n’ont pas attendu d’être au pouvoir pour mener une diplomatie active et habile afin de rendre l’organisation HTC respectable et de réintégrer la Syrie dans la communauté internationale après la tyrannie d’Assad.
La prise et l’exercice du pouvoir par Al-Charaa ont eu un effet de « signal » pour les groupes djihadistes à travers le monde.
Asiem el Difraoui
Peut-on faire confiance à la transformation de l’organisation djihadiste qui affirme aujourd’hui s’être autodissoute ? Les nouveaux dirigeants instaureront-ils un État tolérant pour mosaïque ethnique et religieuse, respecteront-ils les droits des femmes syriennes souvent très instruites ?
Beaucoup de spéculations circulent à ce sujet, en particulier en Syrie, où règne une grande incertitude — notamment après les attaques meurtrières contre les Alaouites dans la région côtière en mars dernier. Car ces attaques ont certes impliqué des groupes djihadistes comme Saraya Ansar al-Sunna mais aussi certains éléments de HTC. Les Alaouites, déshumanisés par la terminologie djihadiste de propagande, ont été qualifiés de kuffar (« mécréants ») ou de murtaddun (« apostats de l’islam ») : ces expressions servent, dans l’idéologie djihadiste, à justifier des exécutions. Les attaques contre les Druzes fin avril ont encore accru l’insécurité.
Mais une chose semble assez claire à ce stade : la prise et l’exercice du pouvoir par Al-Charaa ont eu un effet de « signal » pour les groupes djihadistes à travers le monde — probablement plus encore que la chute de Kaboul et l’arrivée au pouvoir des Talibans en Afghanistan.
Le cas syrien est clef non seulement parce qu’il est en train de bousculer la région mais aussi parce que la « jurisprudence » Al-Charaa pourrait faire école. L’exemple de la transformation institutionnelle d’un chef de guerre terroriste internationalement recherché converti en chef d’État respectable pourrait inciter certains djihadistes à une modération pragmatique : il montre que la prise de pouvoir est toujours possible à condition de mener une action politique habile — même après dix ou quinze ans d’attente. À la lumière de la longue patience d’Al-Joulani à Idlib, le proverbe taliban « les Occidentaux ont des montres, nous avons le temps » retrouve toute sa pertinence.
Les anciens djihadistes autour d’Al-Charaa ne sont certainement pas les partenaires rêvés de l’Europe — et les questions soulevées, notamment par les droites populistes, sur la coopération européenne avec la nouvelle Syrie, ne sont pas tout à fait sans fondement. Toujours est-il que le changement de régime en Syrie représente un développement « positif » et une opportunité.
Comment nommer cette nouvelle transformation du djihadisme international ?
Dans sa monographie de référence sur le mouvement HTC, le chercheur américain Aaron Y. Zelin parle de « djihadisme politique » 2.
Le futur sahélien du djihadisme politique
Al-Joulani a réussi à établir une forme de légitimité non religieuse, fondée notamment sur une certaine tolérance, la mise en place de structures administratives efficaces et la prise en compte des besoins de la population locale. Ce n’est pas un hasard s’il a repris, depuis sa prise de pouvoir, son nom civil : Ahmad Al-Charaa.
HTC n’est d’ailleurs pas le premier groupe djihadiste à s’impliquer dans des processus politiques.
Dès le début des années 2000, des djihadistes libyens s’étaient officiellement détachés de l’idéologie d’Al-Qaïda, condamnant notamment les attentats-suicides et la violence contre les civils — y compris les attentats du 11 septembre. Ils ont contribué à la chute de Kadhafi et font aujourd’hui partie du processus politique complexe d’un pays profondément divisé. Bien que l’EI ait contrôlé temporairement la ville de Syrte, la Libye n’est plus un foyer central du djihadisme — même si le pays reste déchiré par des divisions et soumis à la prédation de parrains régionaux qui s’y livrent une guerre par proxy.
Les mouvements djihadistes sahéliens sont à un tournant : soit vers une modération pragmatique, soit vers une radicalisation accrue.
Asiem el Difraoui
Les développements en Libye n’ont cependant pas eu le même impact symbolique que ceux de Syrie.
L’impact du djihadisme politique pourrait être particulièrement manifeste dans des pays de la zone sahélienne — cette bande large de 600 kilomètres qui s’étend sur 6 500 kilomètres, de l’Atlantique à la mer Rouge et à l’océan Indien. Entre onze et treize pays y sont partiellement situés, pour une superficie totale comparable à celle de l’ensemble des États membres de l’Union : à partir de l’Atlantique, on y trouve la Mauritanie, le Sénégal, le Mali, le nord du Burkina Faso, le sud profond de l’Algérie, le Niger, le nord du Nigeria, le Tchad au centre, puis le Soudan, l’Érythrée et l’Éthiopie sur la mer Rouge ; certains géographes y incluent également Djibouti et certaines parties de la Somalie.
Plus d’un demi-milliard de personnes vivent dans ces pays, parmi les plus pauvres du monde.
Le djihadisme y a progressé continuellement au point que certains États sont devenus des bastions majeurs.
Or les mouvements djihadistes du Sahel sont aujourd’hui à un tournant.
Ils observent de près la situation en Syrie et pourraient changer de cap : soit vers une modération pragmatique, soit vers une radicalisation accrue.
Si la branche d’Al-Qaïda au Sahel, Jama’at Nusrat al-Islam wal-Muslimin (JNIM) 3 n’a pas encore eu de déclaration officielle en ce sens, elle a manifesté un grand intérêt pour la Syrie, notamment au Burkina Faso, au Mali et au Niger, où le groupe pourrait bientôt s’emparer de grandes villes et fonder des émirats islamiques. Au Mali, le JNIM a ainsi annoncé qu’il souhaitait former une coalition avec d’autres groupes d’opposition à la junte militaire. Il est possible que les djihadistes se soient inspirés de l’exemple syrien et, comme l’explique bien Wassim Nasr, expert du Sahel et de la Syrie, la branche d’Al-Qaïda prend acte de ce qu’elle ne pourra pas prendre le pouvoir seule à Bamako et « qu’il existe une voie politique et diplomatique pour sortir du djihad global, obtenir une reconnaissance mondiale et accéder à l’aide internationale ».
Les djihadistes ont également observé de près la manière dont HTC a gouverné Idlib de manière efficace et s’est attiré la sympathie de la population.
Pour se présenter comme concurrente du modèle Al-Charaa, l’organisation État islamique pourrait être tentée de miser à nouveau sur la stratégie du chaos total
Asiem el Difraoui
Mais le Sahel n’est pas la Syrie. Les pays de la bande sahélienne sont nettement plus pauvres et le niveau d’éducation y est plus faible.
Et même si les filiales locales d’Al-Qaïda sont impressionnées par l’art du gouvernement des Syriens, elles restent très sceptiques face à la politique intérieure et à la tolérance du régime d’Al-Charaa, notamment en ce qui concerne les droits des femmes et pourraient pencher davantage vers le modèle ultra-conservateur des Talibans. Ces derniers ont d’ailleurs salué la prise de pouvoir en Syrie sans pour autant se prononcer sur sa politique intérieure.
Terreur et radicalité : l’État du djihad et son alternative violente
Le changement de régime en Syrie pourrait aussi inciter certains groupes djihadistes à encore plus de violence, comme par exemple l’État islamique dans le Grand Sahara (ISGS). Cette branche régionale de l’EI critique vivement la domination de HTC en Syrie. Dans son bulletin officiel Al-Naba, l’EI qualifie les membres de HTC d’« ex-djihadistes devenus politiciens » et les accuse d’avoir trahi les idéaux islamiques et de s’être alliés aux ennemis de l’islam. L’EI craint — à juste titre — que le modèle HTC ne délégitime son propre modèle de domination brutale, et cherche donc à se présenter comme le seul véritable groupe djihadiste œuvrant pour le califat global.
Fidèle à la stratégie du « management de la barbarie » — décrite dans le pamphlet éponyme du djihadiste Abu Bakr al-Naji 4 — l’EI n’a pas abandonné sa stratégie de prise de pouvoir par la création d’un chaos total. Paradoxalement, pour se présenter comme concurrente du modèle Al-Charaa, l’organisation pourrait être tenté de miser à nouveau sur cette approche.
Des attentats ont d’ailleurs déjà été commis non seulement en Afghanistan ou au Sahel, mais surtout aussi en Syrie et l’EI cherchera probablement à continuer de frapper des cibles symboliques — comme en 2003 à Bagdad contre le siège des Nations unies 5.
Le « modèle syrien » dans les guerres du Moyen-Orient
Les nouveaux dirigeants syriens suivent-ils un modèle taliban « allégé », adapté à une société syrienne nettement plus éduquée ?
Restent-ils une coalition de groupes islamistes dont certains éléments sont très radicaux, désireux d’islamiser la société syrienne ?
L’organisation adoptera-t-elle un modèle inspiré des États du Golfe — où les étrangers sont les bienvenus, mais où le pouvoir reste partiellement islamiste et autoritaire ?
Ou bien la Syrie deviendra-t-elle un exemple de tolérance islamique ? Après tout, Al-Joulani vient d’une famille éduquée et aisée…
Quoi qu’il en soit, les développements en Syrie auront un impact mondial sur l’avenir du djihadisme et de l’islamisme. Et ils montrent que ni le djihadisme ni l’islamisme ne sont des blocs monolithiques ou figés.
Le Premier ministre israélien ne semble pas enclin à accepter une Syrie stable et unifiée sous un régime ex-djihadiste, craignant une forme d’islamisme « à la Hamas ».
Asiem el Difraoui
Une grande partie des djihadistes s’est éloignée des horreurs des attentats du 11 septembre ou du pseudo-califat de la terreur en Irak et en Syrie et pourrait être amenée à renoncer à la violence politique. Cette hypothèse dépend largement de la réussite de l’expérience syrienne. Celle-ci s’appuie en grande partie sur notre soutien conditionné à la reconstruction de ce pays dévasté. Mais pas uniquement. De puissants acteurs régionaux ne voient pas d’un bon œil une Syrie passée sous le contrôle d’un ancien leader djihadiste.
Ainsi l’Iran, aujourd’hui acculé par l’attaque massive lancée par Israël le 13 juin mais qui veut garder une certaine influence en Syrie, s’est historiquement opposé aux islamistes sunnites. Et Téhéran n’a pas complètement abandonné l’espoir de pouvoir réhabiliter le « couloir syrien » pour soutenir le Hezbollah au Liban, également affaibli.
Sous Netanyahou, Israël a lui aussi multiplié les opérations militaires en Syrie et élargi sa présence militaire sur le Golan.
Le Premier ministre israélien ne semble pas enclin à accepter une Syrie stable et unifiée sous un régime ex-djihadiste, craignant une forme d’islamisme « à la Hamas » — organisation qui n’est pourtant plus une référence aujourd’hui pour les partisans de l’Islam politique.
Damas, qui a certes assuré ne pas vouloir de confrontation avec Israël, reste de son côté confronté à la méfiance des islamistes qui, par le passé, ont affirmé vouloir la destruction de l’État juif. Si le pouvoir syrien venait à céder à cette mouvance, les conséquences pour la Syrie et la région pourraient être désastreuses.
Sources
- Descendante de Jabhat al-Nosra, Hayat Tahrir al-Cham ou HTC est une organisation relève d’un djihad national — par opposition à celui d’Al-Qaïda ou de Daech — créée par Al-Joulani. Centrée sur l’opposition au régime de Bachar al-Assad, pragmatique dans son recrutement, l’organisation reposait sur une culture militaire très avancée et une discipline rigoureuse.
- Aaron Y. Zelin, The Age of Political Jihadism. A Study of Hayat Tahrir al-Sham, Washington Institute, 2023.
- Le JNIM (littéralement : Groupe de soutien à l’Islam et aux musulmans) est une coalition djihadiste sahélienne issue de la fusion en mars 2017 d’Ansar Dine, de la katiba Al‑Mourabitoun, de l’aile saharienne d’AQMI et de la katiba Macina. Fidèle à Al‑Qaïda, elle est dirigée par le Malien Iyad Ag Ghali. Le JNIM étend sa présence sur un modèle étatique décentralisé, imposant la charia, taxant les populations et exploitant les économies illicites ; son influence s’est accrue ces dernières années : il est devenu la filiale d’Al-Qaïda la plus armée du Sahel.
- Publié pour la première fois sur Internet en 2004, إدارة التوحش : أخطر مرحلة ستمر بها الأمة est réputé être le « Mein Kampf des islamistes ». Al-Naji y détaille une stratégie de la terreur pour « restaurer le califat » à l’échelle planétaire en passant par une pression violente pour démoraliser et désarmer l’Occident. Ce document a été un manuel de stratégie pour Al-Qaïda et l’État islamique.
- L’attentat de l’hôtel Canal à Bagdad le 19 août 2003 avait fait 23 morts dont le représentant du Secrétaire général des Nations unies Kofi Annan en Irak, le Brésilien Sergio de Mello.