Vous avez récemment publié une tribune dans le New York Times 1 dans laquelle vous expliquez que de nombreuses mesures prises par l’administration Trump pourraient nuire aux intérêts politiques et économiques à long terme des États-Unis et ouvrir la voie à un « siècle chinois ». Parmi la multitude de mesures et de décrets mis en œuvre depuis le 20 janvier, lesquels retenez-vous ?

Je me contenterai de souligner celles qui ont été prises dans trois domaines au cœur de ce qui a historiquement fait la puissance des États-Unis et que j’estime que l’administration Trump a récemment sapé.

Le premier domaine est celui de l’investissement dans la recherche et le développement publics.

Il comprend le financement d’agences et d’institutions telles que la National Science Foundation, les National Institutes of Health, le Département de l’Énergie, ainsi que des universités et d’une partie du secteur privé qui participent à créer un écosystème de chercheurs scientifiques de pointe.

Ces mécanismes sous-tendent tout ce que les États-Unis ont construit au cours du siècle dernier. Aujourd’hui, les gens se focalisent davantage sur les grandes entreprises comme Nvidia ou Google, ou mettent en avant certains entrepreneurs, mais toutes ces réussites existent grâce aux fondements scientifiques que les États-Unis ont développés pendant une longue période. L’administration Trump est en train de réduire les financements dans ces domaines, ce qui compromet gravement la recherche scientifique à long terme. 

Il faut aussi noter que les effets ne seront pas visibles immédiatement. Nous ferons évidemment face à des chercheurs contrariés de ne pas pouvoir faire leur travail dans l’immédiat mais l’impact sur l’ensemble des États-Unis apparaîtra au bout d’un certain temps et sera bien plus important que ce que l’on imagine aujourd’hui.

L’impact des mesures prises par l’administration Trump sur l’ensemble des États-Unis apparaîtra au bout d’un certain temps et sera bien plus important que ce que l’on imagine aujourd’hui.

Kyle Chan

Le deuxième domaine est celui de l’immigration. 

Les États-Unis ont un avantage de longue date sur de nombreux autres pays dans ce domaine, en particulier face à la Chine, dans la « guerre des talents » où ils tentent d’attirer les personnes les plus brillantes et les plus qualifiées du monde. 

Or aujourd’hui, l’administration Trump fait fuir les étrangers, y compris les chercheurs et les entrepreneurs, qui sont ceux qui pourraient créer la prochaine entreprise de haute technologie aux États-Unis, ou mener des travaux pionniers dans le domaine de la technologie quantique par exemple. Ces talents pourraient alors envisager d’autres destinations qui leur semblent moins hostiles aux étrangers.

L’incertitude quant au statut des visas aux États-Unis, y compris pour les personnes titulaires d’un permis de séjour qui constituait auparavant une catégorie très stable et protégée par la loi, amène aussi certains à reconsidérer leurs projets de voyage à l’étranger. Je connais personnellement de nombreuses personnes qui craignent désormais de ne pas pouvoir revenir aux États-Unis si elles partent pour une conférence au Royaume-Uni ou ailleurs dans le monde. Tout cela sème la peur dans toute la communauté des étrangers aux États-Unis — une communauté qui a joué un rôle crucial sur beaucoup de plans pour l’industrie et la recherche.

Le dernier élément décisif concerne les droits de douane.

Quel est votre sentiment concernant les droits de douane mis en œuvre par Trump ?

Il y a une place pour les droits de douane, à condition qu’ils soient ciblés de manière sélective et appliqués avec prudence. Mais ce n’est pas ce que fait l’administration Trump. Elle n’a pas de stratégie ni de plan. Elle change constamment d’avis — par « elle », j’entends plutôt « lui », car c’est Trump lui-même qui prend ces décisions. 

En réalité, ces mesures nuisent à la compétitivité des industries américaines. Elles vont à l’encontre de l’objectif même que Trump tente d’atteindre, à savoir relancer l’industrie manufacturière et rendre les États-Unis à nouveau compétitifs dans certains domaines : de la sidérurgie et la construction navale aux industries de haute technologie. 

Les droits de douane rendent beaucoup plus difficile l’achat de matières premières et l’importation de machines et d’équipements provenant d’autres régions du monde, en particulier d’Europe, de Chine et d’autres pays d’Asie. Ironiquement, le retour de l’industrie manufacturière aux États-Unis nécessiterait de prendre de nombreuses mesures qui sont tout à fait opposées à celles actuellement mises en œuvre par l’administration Trump.

Il y a une place pour les droits de douane, à condition qu’ils soient ciblés de manière sélective et appliqués avec prudence. Mais ce n’est pas ce que fait l’administration Trump, qui n’a ni stratégie ni plan.

Kyle Chan

Dans l’ensemble, je pense que cela crée malheureusement une situation idéale pour saper le leadership américain dans de nombreux secteurs.

On peut penser aussi à un quatrième domaine dans lequel le gouvernement américain actuel sape un pilier essentiel de la prospérité des États-Unis : l’État de droit. Ne pensez-vous pas que cela pourrait avoir un fort impact, peut-être même plus que les autres enjeux ?

Absolument. On pourrait dire que l’État de droit est « le pilier des piliers », un élément encore plus décisif que les autres. 

L’État de droit est l’aspect le plus fondamental — avec la démocratie elle-même — des États-Unis. Il est au cœur non seulement de la puissance américaine, mais aussi des valeurs et de l’identité des États-Unis en tant que nation. Les attaques contre l’État de droit, le système judiciaire, ou les cabinets d’avocats contribuent réellement à saper l’un des piliers les plus importants de la prospérité américaine. 

Il en va de même pour les manœuvres de l’administration Trump, qui tente de se rapprocher des zones grises du droit, voire de les outrepasser, puis prétend qu’elle ne faisait rien fait de mal.

Les États-Unis sont-ils en train de ressembler à leur principal rival, la Chine ?

Pour pousser l’analogie un cran plus loin, on pourrait dire que les États-Unis se rapprochent de la Chine dans la mesure où l’influence d’un seul individu sur l’économie politique et le poids que l’État peut exercer sur les entreprises privées et les citoyens augmentent. 

Trump ne peut pas faire arrêter tous les juges et tous les avocats, mais il peut exercer une pression énorme en utilisant les pouvoirs du gouvernement fédéral. Il peut par exemple interdire l’accès des cabinets d’avocats aux bâtiments fédéraux — c’est une mesure qui peut sembler triviale par sa simplicité, mais cela empêche complètement un cabinet d’avocats de pouvoir faire son travail. 

Ce type de levier est familier à tous ceux qui connaissent la Chine et la manière dont l’État exerce tout son pouvoir sur le secteur privé.

Pour autant, dans l’ensemble, en Chine aujourd’hui, le système est plus stable qu’aux États-Unis en matière de politique économique et d’orientation générale des priorités politiques. Je ne pense pas que les droits des entreprises privées soient nécessairement mieux protégés en Chine — certainement pas. Mais je pense que ce type de stabilité offre de nombreux avantages. 

Dans l’ensemble, en Chine aujourd’hui, le système est plus stable qu’aux États-Unis. 

Kyle Chan

Les rôles étaient autrefois bien distincts : État de droit aux États-Unis, « État par le droit » en Chine. Aujourd’hui, Washington semble de plus en plus gouverné au gré des états d’âme et des lubies du Président.

Selon vous, quel pourrait être l’impact à long terme des mesures de l’administration Trump sur les États-Unis ?

Les conséquences restent difficiles à imaginer aujourd’hui, car nous sommes habitués à un monde dans lequel les États-Unis dominent de nombreux secteurs — notamment la recherche scientifique et médicale — et où un grand nombre de leurs entreprises sont des marques mondialement reconnues. 

Pourtant, je considère que si l’on réalisait une projection en prenant en compte les trajectoires actuelles des deux pays — une Chine qui double la mise sur l’industrie manufacturière, la politique industrielle et les industries de haute technologie, face à des États-Unis qui, dans le même temps, se sabotent eux-mêmes — la possibilité d’un « siècle chinois » devient de plus en plus crédible.

Certains de ces effets ne se feront pas sentir avant une décennie ou deux. Mais d’ici là, il sera trop tard pour inverser la tendance. 

Si l’on prend l’exemple des investissements dans la recherche scientifique, on sait que les traitements contre le cancer, ou les remèdes miracles de demain, sont dores et déjà à l’étude dans les laboratoires. Les projets de recherche qui pourraient déboucher sur des traitements médicaux dans plusieurs décennies doivent être lancés dès aujourd’hui.

Comment comprendre que ces attaques contre les piliers de la prospérité américaine soient possibles sur le plan politique ?

Tout se passe comme si nous faisions face à une réaction complètement excessive à des revendications qui préoccupent depuis un certain temps différentes franges de l’électorat américain.

Aujourd’hui, les personnes qui ont voté pour Trump constatent que son administration a enfin donné suite à ces revendications, mais qu’elle est allée bien au-delà de ce que certains de ses électeurs souhaitaient.

Les attaques contre les universités en sont un exemple.

Diverses questions sociales suscitaient déjà des inquiétudes, qu’il s’agisse des manifestations sur les campus ou des problèmes liés à la diversité, au recrutement et à l’admission des étudiants. Certaines de ces questions faisaient l’objet de débats de longue date. Mais l’administration Trump s’attaque aujourd’hui à ces questions sans réfléchir aux conséquences plus larges que cela pourrait avoir — au détriment de l’économie et des institutions américaines. 

Cette attitude est en grande partie motivée par le désir de « punir » les universités et une élite libérale que les électeurs de Trump considèrent comme indifférente à leurs préoccupations ou incapable d’y répondre de manière adéquate. En essayant d’interpréter tout cela de la manière la plus charitable possible, on pourrait y voir une forme de « revanche » contre des institutions dont les gens se sentaient exclus ou qu’ils ne pouvaient pas contrôler directement. 

L’administration Trump s’attaque à la question des universités sans réfléchir aux conséquences plus larges que cela pourrait avoir — au détriment de l’économie et des institutions américaines. 

Kyle Chan

Certaines de ces tendances sont mondiales.

Nous assistons par exemple à la montée de l’extrême droite populiste dans certains pays d’Europe, ou à un très fort mouvement de réaction antiféministe dans certaines régions d’Asie. Il ne s’agit donc pas d’un phénomène uniquement américain, même si Trump représente peut-être une forme d’aboutissement de cette tendance.

Cela semble compréhensible du point de vue des électeurs trumpistes, mais plus difficilement entendable s’agissant de l’élite techno-césariste qui joue aujourd’hui un rôle central à Washington. Alors que Trump prend des mesures défavorables à l’écosystème de la Silicon Valley, notamment la réduction des fonds alloués à la recherche scientifique, comment expliquer la faiblesse des réactions ?

Je pense qu’une partie du « talent » politique de Trump — faute d’un meilleur terme — réside dans sa capacité à faire croire que chaque personne et chaque groupe d’intérêt peut trouver son compte dans ses politiques. 

On pourrait croire que les financiers de Wall Street voudraient en théorie que les marchés financiers soient stables et qu’ils seraient donc opposés à une série de droits de douane. 

Mais ils ont choisi de minimiser cette possibilité — ils ont considéré que Trump ne prenait pas les droits de douane au sérieux et qu’il voulait les utiliser comme un outil de négociation. Ils se sont concentrés sur ce qu’ils voulaient voir : une déréglementation et des règles plus souples pour le secteur bancaire. 

Une partie du « talent » politique de Trump réside dans sa capacité à faire croire que chaque personne et chaque groupe d’intérêt peut trouver son compte dans ses politiques.

Kyle Chan

Ce qui se passe avec la Silicon Valley est similaire.

Il y a eu un débat intéressant au sein du Parti républicain au sujet des personnes étrangères hautement qualifiées. La Silicon Valley est favorable à l’arrivée d’un plus grand nombre d’immigrés hautement qualifiés — elle veut gagner la « guerre des talents » et disposer d’informaticiens capables de créer des modèles d’IA qui l’aideront à triompher. Elle voyait en Trump quelqu’un qui l’aiderait à construire des centres de données, à réduire les formalités administratives et à alléger la réglementation, en particulier pour les entreprises des Big Tech. C’est pour cette raison que tous les PDG étaient présents à son investiture, payant chacun un million de dollars pour y assister. Ils ont choisi de minimiser la probabilité que Trump fasse toutes les autres choses qu’ils ne soutiennent pas nécessairement.

Dans les politiques trumpiennes, chaque groupe d’intérêt a vu uniquement ce qu’il voulait voir et ignoré ce qu’il n’aimait pas.

Pendant ce temps, Trump a fait ce qu’il voulait avec une direction changeant d’un jour à l’autre et ne correspondant en définitive aux attentes d’aucun groupe.

Vous opposez la ligne de conduite de l’administration Trump à celle de la Chine. À vous lire, il semblerait que la Chine soit capable de mener son économie dans la bonne direction. Comment cela fonctionne-t-il ? S’agit-il d’un système décisionnaire purement centralisé, dans lequel les politiques économiques sont mises en œuvre sans la contribution des gouvernements locaux ou des entreprises ?

C’est plus complexe que cela. 

Il ne s’agit pas simplement d’une structure top-down. Le modèle économique chinois s’est éloigné de la structure ancienne et assez basique de l’économie planifiée. Après avoir essayé ce système, les Chinois se sont rendu compte que cela ne leur permettait pas d’atteindre des objectifs comme l’augmentation de la production ou le développement d’industries stratégiques.

Aujourd’hui, le modèle économique chinois repose donc sur plusieurs éléments. 

Il existe un programme industriel, comprenant différentes politiques, qui visent à encourager et à soutenir le développement des gouvernements locaux et des entreprises. Au sommet de la hiérarchie, il y a un signal, ou un plan, voire simplement une liste de souhaits, sur l’orientation générale de l’économie souhaitée par Pékin — avec des plans comme le Made in China 2025. Mais les détails de la mise en œuvre incombent aux gouvernements locaux, aux gouvernements provinciaux et aux instituts de recherche individuels qui cherchent à concrétiser ces plans dans leur dimension scientifique et technologique. 

Les objectifs généraux restent donc assez centralisés. Il y a une vision de ce à quoi devrait ressembler la Chine dans dix ans, dans vingt ans, voire dans plusieurs décennies : une économie high-tech et axée sur l’industrie manufacturière. Mais la plupart des détails de mise en œuvre sont laissés à la discrétion des autres acteurs du système.

C’est ainsi que je décrirais la situation en Chine : un mélange de contrôle centralisé et de mise en œuvre décentralisée. 

Pourriez-vous illustrer le fonctionnement de ce système ?

La politique en matière de véhicules électriques en est un bon exemple. 

La Chine tente depuis longtemps de développer son industrie automobile. Elle a essayé de former des partenariats avec des entreprises étrangères telles que Volkswagen, General Motors et Toyota afin de produire des voitures en Chine pour le marché chinois. Cela a bien fonctionné pendant un certain temps, mais beaucoup l’ont vu comme un échec, dans la mesure où cette politique n’a pas permis à la Chine de devenir un acteur véritablement international mais seulement de produire des voitures pour le marché local. 

Un changement majeur a eu lieu lorsque l’accent a été mis sur les véhicules électriques — qui incluent les véhicules à batterie électrique, hybrides et à pile à combustible à hydrogène. Alors que l’industrie chinoise ne parvenait pas à battre directement les acteurs industriels existants, les dirigeants chinois ont pris conscience que Pékin pourrait peut-être y parvenir en adoptant une nouvelle technologie.  

Au sommet de la hiérarchie, il y a un signal, ou un plan, voire simplement une liste de souhaits, sur l’orientation générale de l’économie souhaitée par Pékin — mais les détails de la mise en œuvre incombent aux autres acteurs du système.

Kyle Chan

Si cet objectif global était celui du gouvernement central, de nombreux détails ont été laissés à l’appréciation des gouvernements locaux, qui ont expérimenté différentes politiques. 

Dans le cadre du programme « Dix villes, mille véhicules », plusieurs villes ont été sélectionnées pour tester différentes mesures. Ces dernières comprenaient des subventions pour l’achat de véhicules électriques, l’installation de bornes de recharge dans les immeubles, les parkings et au bord des routes, mais aussi des stratégies d’achat public. La municipalité de Shenzhen a par exemple acheté des bus électriques BYD pour la flotte de bus publics, ou des voitures électriques BYD pour la flotte de taxis qui était contrôlée par les autorités locales. 

La mesure la plus connue est sans doute l’utilisation de la politique de restriction des plaques d’immatriculation, initialement destinée à lutter contre les embouteillages et la pollution atmosphérique. Il a été décidé que cette mesure réglementait strictement l’accès à la ville, sauf pour les véhicules électriques, qui rendaient alors possible de contourner un obstacle très coûteux à l’achat d’une voiture en ville. Cela a incité les citadins à revenus moyens et élevés à acheter des voitures électriques.

Certaines mesures expérimentées au niveau local ont été étendues à l’échelle nationale. La politique relative aux plaques d’immatriculation, d’abord été mise en place dans des villes comme Pékin et Shanghai, a ainsi été diffusée dans de nombreuses autres villes. 

Ce type de mesure s’accompagne également d’un financement de la recherche sur les batteries électriques et d’une mise en œuvre de droits de douane ou de barrières commerciales à l’encontre des fabricants de batteries japonais et coréens afin de protéger le marché — du moins à court terme.

Diriez-vous que les Européens et les Américains n’ont pas pris la mesure du progrès technologique de la Chine ?

De nombreuses personnes en Occident ont encore une image de la Chine comme celle d’un fabricant low-cost de produits low-tech. C’est ce dont témoigne selon moi la déclaration de Trump sur le fait que les Américains n’ont pas besoin d’acheter autant de poupées ou de jouets en provenance de Chine. Cela traduit l’idée selon laquelle nous n’aurions pas besoin des produits chinois parce qu’ils seraient bon marché et de mauvaise qualité. 

C’est évidemment faux — mais pas totalement toutefois

La Chine tente de préserver certaines industries auxquelles elle est associée depuis vingt ou trente ans — voire cinquante ans — comme le textile et les appareils ménagers. Mais dans le même temps, beaucoup de gens n’ont pas pris conscience que la Chine avait remonté les échelons de la chaîne de valeur pour se lancer dans des industries de haute technologie. 

Auriez-vous un exemple ?

Dans l’industrie des smartphones, cette montée en gamme est criante.

La Chine a commencé au bas de la chaîne, par assembler des iPhones. Une armée d’un million de travailleurs effectue le type de travail que Trump a promis de ramener aux États-Unis. 

Au fil du temps, les entreprises chinoises ont commencé à s’introduire dans certaines parties de la chaîne de valeur et sont devenues des fournisseurs de différentes pièces. Elles ont commencé par les composants bas de gamme, puis se sont orientées vers les composants haut de gamme — notamment les boîtiers d’objectifs, certains capteurs et modules d’appareils photo, les batteries et, finalement, les puces elles-mêmes, en particulier les puces mémoire. 

Beaucoup de gens n’ont pas pris conscience que la Chine avait remonté les échelons de la chaîne de valeur pour se lancer dans des industries de haute technologie. 

Kyle Chan

Il s’agissait d’une stratégie délibérée du gouvernement chinois : le récent ouvrage Apple in China 2 traite de ce sujet. C’est un volume très documenté qui montre à quel point la Chine cherchait délibérément à obtenir de plus en plus de valeur et de technologie sur son propre territoire. 

Ce type de stratégie est sans cesse décliné d’un secteur à l’autre — qu’il s’agisse des trains à grande vitesse, des avions commerciaux ou des équipements médicaux.

Il en va de même pour les équipements de télécommunications et l’essor de Huawei. Au fil du temps, la Chine a progressé secteur par secteur et Deep Seek a probablement été le moment qui a permis à beaucoup de gens en dehors de la Chine, qui ne suivent pas habituellement ce phénomène, d’en prendre conscience.

Cet essor de la Chine semble d’autant plus accentué qu’on a l’impression que les États-Unis sont en train de se saborder… Considérez-vous cependant que certains obstacles pourraient entraver cette percée chinoise ?

Absolument, car la Chine fait face à de nombreux défis.

L’un d’eux est celui des exportations.

La Chine est confrontée à des réactions négatives de la part de l’Europe, des États-Unis, du Brésil et de l’Inde — beaucoup de ses principaux partenaires commerciaux. Ces pays ne voient pas d’un bon œil l’afflux de produits chinois, en particulier lorsqu’ils concurrencent des industries qui sont au cœur de leur économie. 

Le meilleur exemple est encore une fois celui de l’industrie automobile et de l’essor des véhicules électriques chinois. Dans certains cas, des droits de douane et autres mesures sont pris pour tenter de faire face à cette situation et préserver les emplois par crainte d’un éventuel « Choc chinois 2.0 ».

C’est un domaine dans lequel la Chine commence déjà à modifier sa stratégie et où les entreprises chinoises tentent d’investir localement. BYD en est un exemple classique : l’entreprise construit des usines au Brésil, en Hongrie, en Turquie, en Thaïlande et en Indonésie afin de continuer à accéder à ces marchés et de répondre aux inquiétudes concernant un modèle purement exportateur.

Les relations avec les entreprises étrangères et les technologies étrangères constituent un autre défi majeur pour Pékin…

En effet, ce serait une erreur de prendre les messages de Pékin au pied de la lettre et de croire que la Chine est autosuffisante et n’a pas besoin des technologies d’autres pays. La Chine reste très dépendante des entreprises étrangères et des collaborations universitaires internationales, dont elle tire de nombreux avantages. De nombreuses entreprises occidentales telles que Bosch ou Nvidia ont des centres de R&D en Chine — et la République populaire en tire grand profit. 

Si les relations avec les États-Unis, ou l’Occident en général, se détériorent, cela pourrait rendre l’accès aux technologies de pointe plus difficile et entraîner une fragmentation du marché.

Y a-t-il dans cette configuration une place à prendre pour l’Europe ? 

On perçoit beaucoup d’inquiétude et d’angoisse en Europe.

Entre les États-Unis d’un côté et la Chine de l’autre, l’Union s’interroge sur la place qu’elle peut prendre dans un monde dominé par ces deux puissances. 

Je pense pourtant que ce moment représente une incroyable opportunité pour ce continent. 

Alors que les États-Unis se tirent une balle dans le pied et que certains pays hésitent à davantage se rapprocher de la Chine tout en cherchant d’autres partenaires, l’Europe pourrait prendre davantage de place sur la scène internationale.

En matière de recherche scientifique et de technologie, elle possède de nombreuses caractéristiques similaires aux États-Unis : des universités, des instituts de recherche de pointe — certains publics et d’autres privés. Des personnes en Europe, que je connais personnellement, travaillent sur la technologie quantique, la fusion nucléaire et d’autres technologies de nouvelle génération dans lesquelles l’Europe est à la pointe.

En matière de recherche scientifique et de technologie, l’Europe possède de nombreux atouts similaires à ceux des États-Unis.

Kyle Chan

En outre, l’Europe dispose d’une excellente base industrielle manufacturière en matière d’équipements de pointe. Cela vaut pour une grande partie de l’Europe, bien plus que ce que l’on pense généralement — avec les fabricants de machines en Italie, le secteur automobile en Espagne, l’aérospatiale et le nucléaire en France. Tous les secteurs peuvent être couverts en Europe. 

Elle dispose donc déjà d’un riche réservoir scientifique d’une part et de capacités de production d’autre part. 

Reste à savoir comment les mobiliser…

Le facteur le plus important pour ce faire est probablement l’achèvement du marché unique.

La question se posera également de savoir comment protéger ou du moins mettre à l’abri les industries européennes de la concurrence chinoise et américaine de manière à leur donner la possibilité de se développer et d’être compétitives.

Certains pointent du doigt l’échec de Northvolt en en faisant le centre d’une démonstration selon laquelle l’Europe ne pourrait pas réussir. C’est un raisonnement trompeur : en Chine, il y a probablement des milliers d’échecs. Dans le secteur des véhicules électriques, une entreprise fait probablement faillite chaque semaine en Chine — mais ce n’est pas ce qui retient l’attention. On se concentre sur les réussites chinoises en oubliant que c’est une vaste économie confrontée aussi à des échecs cuisants.

Les Européens auraient tout intérêt à adopter une vision plus large et à ne pas se focaliser sur un seul secteur. Northvolt représente un échec très médiatisé, et c’était regrettable, mais les fondements pour faire émerger des entreprises compétitives existent en Europe.

Dans d’autres domaines — comme l’IA — l’Europe compte beaucoup de talents et de nombreux modèles innovants y voient le jour. La France est clairement en tête à l’heure actuelle. Dans ce domaine, les États-Unis sont loin d’avoir l’avance considérable dont ils bénéficient dans d’autres. C’est un champ entièrement nouveau, un territoire à prendre dans lequel aucun pays ne dispose nécessairement d’un avantage naturel. C’est la raison pour laquelle, en matière d’IA, on a l’impression que les gagnants et les perdants changent constamment.

Il y a donc des raisons d’être optimiste. Mais la question est de savoir s’il existe une volonté politique de s’unir — que ce soit face aux défis posés par la Russie ou pour devenir l’un des leaders de la lutte contre le changement climatique après le retrait des États-Unis.

En matière de politique économique européenne, le rapport Draghi est actuellement la principale référence — comment évaluez-vous son impact ?

Il est réel mais insuffisant : or si Mario Draghi ne parvient pas à réveiller l’Europe, on se demande qui le pourra !

Pour quelle raison selon vous ?

En Inde, où j’ai longtemps travaillé, j’ai remarqué qu’il y avait souvent d’excellents rapports sectoriels qui préconisaient des réformes. Lorsqu’on parle avec des gens de la manière de réformer le secteur ferroviaire ou le droit du travail, par exemple, on constate un large consensus parmi les experts et les bureaucrates qui travaillaient dans ces domaines. 

J’aime parfois dire que j’essaie de réveiller l’Europe face aux défis auxquels elle est confrontée. Mais si Mario Draghi n’y parvient pas, personne ne le pourra. 

Kyle Chan

Il est difficile de lire le rapport Draghi sans être d’accord. Bon nombre de ses points semblent très pertinents. Mais le plus difficile, dans ce genre de cas, est de les rendre politiquement acceptables pour assurer leur mise en œuvre.

Non pas ce qu’il faut faire — mais comment le faire ?

Nous aurions besoin de quelqu’un qui soit profondément ancré dans l’économie politique européenne et nationale pour comprendre ce qui pourrait rendre ces politiques non seulement réalisables, mais aussi politiquement souhaitables.

Autrement dit : comprendre l’articulation qui fait que le rapport Draghi pourrait vous faire gagner une élection.

Sources
  1. Kyle Chan, « In the Future, China Will Be Dominant. The U.S. Will Be Irrelevant. », Opinion, The New York Times, 19 mai 2025.
  2. Patrick McGee, Apple in China, Simon & Schuster, mai 2025.