Plus discrète que la guerre commerciale, la réorientation de la politique étrangère des États-Unis vers un désengagement financier vis-à-vis des pays en développement et des institutions multilatérales pourrait avoir des conséquences lourdes et durables. À peine entamée, l’ère Trump 2 fait déjà planer une menace sans précédent sur la finance du développement, pilier de la stabilité économique et politique d’une large partie du monde.

Le recul d’un pilier historique du multilatéralisme

Jusqu’à la réélection de Donald Trump, la finance du développement était l’un des mécanismes par lesquels l’hégémonie américaine se déployait.

Son soutien financier aux pays en développement se faisait par de l’aide bilatérale au développement, principalement déployée par le canal de l’agence d’aide américaine, USAID, désormais quasi défunte, et par une influence décisive sur les organisations multilatérales, en particulier les institutions de Bretton Woods — à savoir le FMI, dont la mission principale est d’assurer la stabilité financière internationale en assistant les pays subissant des tensions externes, financières ou d’endettement et la Banque mondiale, qui soutient le développement des pays à revenus faibles et moyens en allouant des prêts à long terme pour des investissements.

L’aide bilatérale des États-Unis a traditionnellement été soutenue de manière bipartisane au Congrès.

Elle s’est concentrée sur certains « biens publics mondiaux », au premier chef desquels l’éradication des maladies infectieuses et les urgences humanitaires déstabilisatrices. Ces dépenses sont loin d’être de la pure générosité : elles incluent souvent des objectifs géopolitiques ou géo-économiques. Même sous le premier mandat de Donald Trump, l’aide américaine n’avait pas décliné — la Banque mondiale ayant même bénéficié d’une augmentation significative de son capital en 2018. À cette époque, le Congrès et le Sénat avaient résisté aux propositions les plus radicales de l’administration. 

Mais le ton a changé.

De la destruction d’USAID quelques jours après l’inauguration en passant par les coupes drastiques dans les actions du département d’État — fermeture massive de bureaux en Afrique par exemple —, les pays pauvres semblent faire l’objet du plus total désintérêt.

Une onde de choc pour les pays en développement

Ce revirement est un choc majeur et immédiat : avec 60 milliards de dollars par an dont 40 milliards fléchés vers USAID, l’aide américaine était de loin la plus importante des pays avancés, représentant entre un quart et un tiers de l’aide totale 1. Pour une quinzaine de pays, souvent parmi les plus pauvres, ces sommes représentaient plus de 10 % de leurs recettes fiscales, les obligeant d’ores et déjà à réduire des services essentiels de santé, nutrition ou éducation 2. À cela s’ajoute bien sûr le recul fort de l’aide de nombreux pays européens  : France (-2,5 milliards), Royaume-Uni (2,5 milliards également) et l’Allemagne qui pourrait aller jusqu’à une réduction de 8 milliards. 

Dans le climat actuel, le risque d’un arrêt brutal des flux de capitaux vers les pays en développement est réel, faisant des banques multilatérales et du FMI des acteurs encore plus centraux qu’ils ne l’étaient déjà.

Martin Kessler

Les droits de douane annoncés le 2 avril avaient été fixés à des niveaux absurdement élevés pour un certain nombre de pays pauvres.

Revus, au moins de manière temporaire à 10 % pour tous, ils ne devraient pas nuire à la plupart des économies en développement, qui exportent assez peu vers les États-Unis. En revanche, les effets de second tour liés à la guerre commerciale avec la Chine pourraient quant à eux être importants. Le ralentissement de la croissance en Chine aurait des effets beaucoup plus dévastateurs sur de nombreux pays africains, latin américains et asiatiques dont elle est le premier partenaire économique. Par ailleurs, le climat d’incertitude générale va freiner, sinon complètement geler, les investissements directs dans de nombreux secteurs exportateurs tout en contribuant à la hausse des taux d’intérêts auxquels empruntent les pays les plus fragiles, renchérissant le coût de leur dette. Tous les effets ne sont pas négatifs pour tous cependant : la réduction des prix du pétrole, conséquence de l’incertitude généralisée et de la stratégie conciliante de l’OPEC bénéficient aux pays importateurs de pétrole, même s’ils ajoutent un poids supplémentaire pour les exportateurs, déjà menacés par le poids de leur dette, comme l’Angola ou le Nigéria. 

Dans le climat actuel, le risque d’un arrêt brutal des flux de capitaux vers les pays en développement est bien réel, faisant des banques multilatérales et du FMI des acteurs encore plus centraux qu’ils ne l’étaient déjà. C’est pourquoi les « Spring Meetings » qui ont eu lieu à Washington D.C. fin avril étaient guettées avec une anxiété inédite par les gouvernements du monde entier

Scott Bessent aux Spring Meetings : le grand soulagement  

Le temps était typiquement printanier à Washington quand une grande partie des participants aux assemblées de printemps du FMI et de la Banque Mondiale, ont poussé, de manière unanime, un soupir de soulagement.

Le 23 avril, devant les représentants de la finance privée rassemblés à la conférence de l’Institute for International Finance, le Secrétaire du Trésor américain, Scott Bessent, a annoncé que les États-Unis ne comptaient pas rompre avec les institutions de Bretton Woods, et en a même réaffirmé la « valeur durable ».

Que l’option d’un retrait du pays hôte de ces institutions, leur principal architecte, leur actionnaire principal et le plus influent, ait été considérée comme possible reste sidérant — mais le pire semble avoir été évité.

Le message est clair  : les États-Unis ne se retirent pas des institutions de Bretton Woods — mais ils imposent leurs conditions.

Martin Kessler

Quelques semaines plus tard, les États-Unis continuaient à montrer un soutien parfois inattendu : l’administration Trump a alloué dans son budget une partie du financement promis sous la présidence Biden pour le fonds de la Banque mondiale dédié aux pays les plus pauvres (IDA). La somme est 20 % en deçà de ce qui avait été promis, mais le signal est néanmoins important qu’ils continueront à soutenir et à avoir leur mot à dire.  

Scott Bessent a accompagné ce soutien de critiques claires à l’encontre des institutions de Bretton Woods.

Certaines étaient en droite ligne avec celles déjà formulées par l’administration précédente, en particulier à l’encontre du FMI critiqué pour avoir excessivement renfloué des pays surendettés ou encore pour sa retenue vis-à-vis des politiques mercantilistes chinoises. D’autres étaient nouvelles, avec une ligne « trumpienne » plus claire : Bessent a ainsi fustigé le FMI et la Banque Mondiale de s’être détournés de leurs missions essentielles, respectivement la lutte contre les crises et le développement, au profit de « causes idéologiques » — le climat, les inégalités sociales, et le genre.  

Le message est clair  : les États-Unis ne se retirent pas mais imposent leurs conditions. L’administration américaine réclame des réformes, dont certaines trouveront sans doute un écho parmi certains autres pays membres, mais d’autres mèneront probablement à des clivages majeurs. Elle exige par exemple que la Banque mondiale réintègre le pétrole, le gaz et même le nucléaire — un tabou dans cette institution — dans sa stratégie d’investissements dans l’énergie. 

Les institutions multilatérales : un terrain d’affrontements géopolitiques

D’autres demandes vont créer des clivages plus clairs au sein des conseils d’administration de ces institutions.

L’une des citations importantes du discours — «  America First is not America alone  » — réaffirme un engagement timide pour un certain type de multilatéralisme. Pourtant, le pouvoir américain a clairement signalé son intention de repousser l’influence chinoise en commençant par restreindre les prêts de la Banque Mondiale à la Chine, jugée trop riche pour en bénéficier puis en limitant l’accès des entreprises chinoises aux marchés publics des bailleurs internationaux, dont les critères d’attribution favoriseraient excessivement les offres moins-disantes.

Autre indice de cette stratégie de porter les intérêts américains dans les institutions :le récent prêt du FMI de 20 milliards de dollars à l’Argentine de Milei, allié déclaré de Donald Trump, porte clairement les marques de l’influence américaine directe.

Le risque est aujourd’hui de voir les institutions de Bretton Woods affaiblies à la fois financièrement et dans leur légitimité à fixer les règles du jeu.

Martin Kessler

Il est toutefois peu probable que d’autres positions américaines — comme l’abandon des ambitions de soutenabilité climatiques — soient porteuses pour les pays européens et les pays émergents les plus vulnérables au changement climatique. 

Les conseils d’administrations de ces institutions sont plus habitués au consensus et aux négociations feutrées pour régler les désaccords qu’à des oppositions frontales. Néanmoins, les exigences du Trésor américain pourraient mener à des confrontations majeures.

Un multilatéralisme affaibli : trois scénarios

Le risque est donc aujourd’hui de voir les institutions de Bretton Woods affaiblies à la fois financièrement et dans leur légitimité à fixer les règles du jeu. 

Face à cette situation, trois scénarios se dessinent : 

  • Un « multilatéralisme moins un »  : désormais moins probable pour les institutions de Bretton Woods, ce scénario existe pour certaines institutions onusiennes. Le retrait américain n’empêcherait pas certaines institutions de continuer de fonctionner, voire permettrait d’obtenir des avancées impossibles jusqu’alors. C’est le cas dans le domaine de la santé, où le retrait annoncé des États-Unis de l’Organisation mondiale de la santé a ouvert la voie à l’accord sur la prévention des pandémies en avril 3.
  • Le régionalisme renforcé   : les différents acteurs pourraient s’appuyer sur les institutions qu’ils contrôlent — la Banque Asiatique d’Investissement dans l’Infrastructure (AIIB) et la Banque Nouvelle de Développement (NDB) sous influence chinoise et des BRICS  ; la Banque Européenne d’Investissement (BEI) pour les européens en fer de lance du « Global Gateway », la réponse européenne à la stratégie chinoise, etc. Des sphères d’influences bien délimitées réduisant ainsi la concurrence au sein de chaque bloc.
  • Le retour d’un bilatéralisme pur, au prix d’une concurrence accrue pour les zones les plus attractives économiquement et géopolitiquement. Les pays du Golfe ont par exemple considérablement augmenté leurs investissements non seulement en Afrique du Nord et au Moyen-Orient, mais aussi en Afrique sub-saharienne et en Asie. Autrement dit, ce n’est pas parce que l’aide est en recul partout que cela empêcherait nécessairement une approche beaucoup plus transactionnelle et commerciale des relations financières entre les pays riches et les pays en développement.

Ces modèles ne sont pas exclusifs l’un de l’autre : on peut très bien imaginer que l’action multilatérale demeure dans certains domaines, créant des « pré-carrés » régionaux et des zones disputées à coups de promesses d’investissements, le tout sans réelle coordination globale.

Un espace d’opportunités pour les émergents 

Mais l’affaiblissement du multilatéralisme laisse aussi entrevoir des opportunités.

Quoique les effets immédiats des réduction de l’aide au développement soient importants pour les populations les plus vulnérables, ces retraits correspondent également avec un rejet de l’idée de dépendance à l’aide internationale.

Pour les pays les plus pauvres, les réductions drastiques de l’aide vont forcer les gouvernements à prendre en charge des services, et à lever des recettes nouvelles dans des contextes de fragilité institutionnelle majeure.

Mais paradoxalement, les voix des gouvernements et intellectuels dans les pays en développement ont été souvent moins inquiètes que les commentaires des ONG dans les pays du Nord. Plusieurs voient dans la réduction de l’aide une opportunité symbolique d’une part — celle de remettre en cause le clivage et le langage de « l’aide au développement », avec ses connotations néocoloniales — mais également une impérieuse nécessité de renforcer la capacité des états à maîtriser les services publics essentiels, en levant plus d’impôts et en renforçant les capabilités administratives.

La dépendance aux organisations internationales a aussi pu être délétère — le cas typique est celui du Pakistan, où les soutiens répétés du FMI avec 22 programmes depuis 40 ans et des banques de développement pour assurer la stabilité économique et politique a été nuisible à la croissance de long terme.

Si les clivages — nombreux — demeureront, les pays en développement ne peuvent pas se permettre d’entrer dans une nouvelle « décennie perdue » du fait de l’attitude de Washington.  

Martin Kessler

Même le protectionnisme américain est porteur d’opportunités : pour de nombreux pays africains, le développement du marché continental et d’une industrie locale deviennent encore plus essentiels, et un monde plus protectionniste peut — par effet de contrainte — y aider. À plus court terme, la baisse des moyens externes pourraient pousser les gouvernements à faire davantage d’efforts pour capturer une partie de la fuite de capitaux — souvent illicites, et estimées à plusieurs milliers de milliards de dollars — pourrait rapidement dégager des ressources pour faire face à la crise actuelle. 

Enfin, il n’est pas exclu que même les pressions accrues sur la dette des pays pauvres puissent créer les conditions pour une initiative majeure. Sous le premier mandat de Trump, la cause de la dette était devenue importante comme moyen de mettre en lumière les pratiques de prêts chinois. Elle pourrait le devenir de nouveau, et permettre au pouvoir américain de montrer qu’il peut chercher à aider les pays en développement tant qu’il y trouve un avantage géopolitique. 

Éviter une décennie perdue 

Le 30 juin, la conférence de Séville qui dessinera les contours du Financement pour le Développement pour les dix prochaines années — succédant ainsi à celle d’Addis Abeba en 2015 — ne sera sans doute pas marquée par le reflet d’un enthousiasme débordant.

Elle pourrait toutefois amorcer une refondation autour de « coalitions des volontaires », des partenariats dont émergeraient des stratégies ambitieuses articulant stratégie industrielle, investissements publics et privés, et soutiens coordonnés par des financements multilatéraux et bilatéraux, ainsi que des allègements de dette si nécessaire.

Pour l’Union européenne et ses États membres, il s’agit là probablement d’une opportunité d’action  : dans le contexte de réduction du soutien au développement, concentrer les moyens financiers sur des secteurs et régions essentielles, avec d’autres partenaires multilatéraux et bilatéraux semblent être le seul moyen d’avoir un impact majeur.

Si les clivages — nombreux — demeureront, les pays en développement ne peuvent pas se permettre d’entrer dans une nouvelle « décennie perdue » du fait de l’attitude de Washington.