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1 — La France et la Pologne à la recherche d’un nouveau langage de communauté
Le 9 mai 2025, un Traité de coopération renforcée et d’amitié entre la République de Pologne et la République française a été signé à Nancy — un document qualifié de tournant historique dans les relations bilatérales par les milieux diplomatiques.
[Télécharger le PDF intégral du traité de Nancy]
Il s’agit du premier accord d’une telle ampleur signé par la France avec un pays qui ne partage pas ses frontières.
Inspiré des traités précédents conclus par la France avec l’Allemagne (Élysée, 1963/2019), l’Italie (Quirinal, 2021) ou l’Espagne (Barcelone, 2023), ce nouveau pacte franco-polonais remplace l’accord plus ancien de 1991, devenu obsolète après la guerre froide. Il formalise une alliance politique entre deux États majeurs de l’Union européenne, décidés à resserrer leurs liens face aux défis du XXIe siècle.
Le Traité de Nancy revêt une triple signification.
D’abord, il institutionnalise une amitié durable en instaurant des consultations régulières et des initiatives conjointes, donnant un cadre formel stable à la relation.
Ensuite, il marque une évolution dans l’équilibre interne de l’Europe : la France, traditionnellement centrée sur son axe avec l’Allemagne, se tourne vers la Pologne — État clef de la « nouvelle Union » élargie à l’Est.
Enfin, il répond à la crise sécuritaire provoquée par l’agression russe contre l’Ukraine et aux recompositions géopolitiques qu’elle entraîne.
En signant ce traité précisément le jour de la Fête de l’Europe, Paris et Varsovie affirment l’unité du continent face aux menaces.
Il convient cependant d’examiner non seulement ce que le traité contient, mais aussi ce qu’il omet. Cette réflexion, ancrée dans un contexte géopolitique et historique plus large, permettra d’évaluer la portée réelle de ce nouveau partenariat.
2 — Un texte franco-polonais pour une époque de basculement
La guerre en Ukraine a créé un contexte sécuritaire dramatique en Europe.
La Russie a lancé une invasion à grande échelle contre son voisin, niant le droit du peuple ukrainien à exister et tentant de rétablir par la force l’influence de son ancien empire. Le Kremlin proclame ouvertement une idéologie irrédentiste de « rassemblement du monde russe » et laisse entendre sa volonté d’agresser tout territoire où vivent des russophones. La résistance héroïque de l’Ukraine a brisé le mythe d’une armée russe invincible, mais elle a aussi ravivé chez de nombreux Russes, à un niveau rarement vu au XXIᵉ siècle, des ressentiments nationalistes et des rêves de restauration de la « Grande Russie ». Pour la Pologne et les autres pays du flanc oriental de l’OTAN, le message est clair : le révisionnisme russe menace non seulement l’Ukraine, mais l’ensemble de l’ordre européen.
Le traité de Nancy est le premier accord d’une telle ampleur signé par la France avec un pays qui ne partage pas ses frontières.
Maciej Filip Bukowski
Ce n’est pas un hasard si les dirigeants d’Europe orientale et septentrionale tirent la sonnette d’alarme : si l’Ukraine tombait, la Pologne ou les États baltes pourraient être les prochains. Le spectre de 1939 — celui d’une confrontation solitaire de la Pologne avec un agresseur, dans l’indifférence de l’Occident — ressurgit. Le slogan de l’entre-deux-guerres de Marcel Déat, « Mourir pour Dantzig ? », prend aujourd’hui une résonance sinistre sous la forme : Paris serait-il prêt à mourir pour Varsovie ou Kiev ?
Parallèlement à la menace venue de l’Est, l’équilibre global des puissances évolue.
Les États-Unis se concentrent de plus en plus sur leur rivalité avec la Chine dans l’Indo-Pacifique, ce qui implique pour les Européens une responsabilité accrue dans la sécurité de leur propre continent. Le président Emmanuel Macron plaide depuis longtemps pour une « autonomie stratégique de l’Europe » — l’idée que l’Union européenne puisse agir de manière indépendante dans le domaine de la défense, en complémentarité avec l’OTAN, mais sans dépendance totale aux États-Unis. La Pologne, marquée par les trahisons passées de ses alliés et par la domination soviétique, a depuis 1989 fortement misé sur les garanties américaines. Mais même Varsovie reconnaît désormais que le renforcement de l’Europe est dans son intérêt — à condition que cela ne se fasse pas au détriment de l’OTAN.
La convergence des menaces (la Russie) et l’évolution des équilibres (le rôle plus incertain des États-Unis) créent les conditions d’un rapprochement entre partenaires économiques aux intérêts stratégiques autrefois divergents, comme la France et la Pologne.
Il est utile ici de rappeler les réflexions de George Kennan, architecte de la stratégie de containment contre l’URSS pendant la guerre froide. Kennan soulignait que, face à une confrontation prolongée avec une puissance expansionniste, l’Occident démocratique devait faire preuve d’unité, de patience et de fermeté — et non d’hésitations ou de concessions gratuites.
Le nouveau traité franco-polonais peut être interprété comme un tel signal d’unité et de fermeté : un message selon lequel l’Est et l’Ouest de l’Union peuvent surmonter leurs différences et s’unir pour contenir les ambitions déstabilisatrices de la Russie. Mais Kennan mettait aussi en garde contre les escalades précipitées et les promesses irréalistes. À cet égard, le pacte franco-polonais a été formulé avec prudence : il exprime la solidarité, tout en évitant des engagements que les deux parties ne pourraient assumer concrètement.
Le nouveau traité franco-polonais peut être interprété comme un tel signal d’unité et de fermeté.
Maciej Filip Bukowski
3 — Une communauté improbable mais nécessaire : l’alliance de deux logiques étatiques
Dans les relations franco-polonaises, les tensions les plus intéressantes surgissent là où se rencontrent deux cultures stratégiques profondément différentes et deux trajectoires historico-institutionnelles radicalement opposées.
D’un côté, Paris — capitale d’une puissance dotée d’un héritage étatique millénaire et dont l’administration a survécu aux révolutions, aux guerres mondiales et à la décolonisation.
De l’autre, la Pologne — dont l’État a disparu pendant un siècle et demi, et qui, depuis le recouvrement de son indépendance en 1918, n’a connu que trois générations d’existence étatique, dont près de la moitié sous domination extérieure.
Cette divergence de trajectoires complique la construction d’une communauté stratégique durable, malgré des liens économiques et politiques croissants.
Aujourd’hui, la Pologne est souvent perçue, surtout de l’extérieur, comme un État dynamique, ambitieux et conscient de ses objectifs. Pourtant, sur le plan institutionnel et stratégique, elle souffre d’un déficit chronique : absence de vision nationale pérenne au-delà des clivages partisans, confusion décisionnelle, faible capacité de planification à long terme. Un symbole frappant en est l’absence de célébration digne du millénaire du couronnement de Boleslas le Vaillant — événement fondateur pour la souveraineté nationale, largement ignoré. Le problème plus profond réside dans l’incapacité à créer des mécanismes institutionnels capables de porter des politiques au-delà du cycle électoral — pourtant condition essentielle de la résilience et de la crédibilité de l’État.
Le pacte franco-polonais a été formulé avec prudence : il exprime la solidarité, tout en évitant des engagements que les deux parties ne pourraient assumer concrètement.
Maciej Filip Bukowski
Dans ce contexte, la comparaison avec la France est douloureuse. Même si la Cinquième République est critiquée, l’État français — avec son corps préfectoral, ses grandes écoles de formation des élites, et son administration imprégnée d’un sens de mission — offre des structures stables, en fin de compte relativement peu sensibles aux variations politiques.
En France, la politique s’articule autour des institutions ; en Pologne, elle les défie.
C’est une donnée clef lorsqu’on conçoit une coopération telle que celle visée par le traité de Nancy : l’asymétrie institutionnelle rendra l’application des engagements plus difficile, plus fragmentaire, et moins prévisible côté polonais qu’on pourrait l’imaginer à Paris.
Cela dépasse la seule question de gouvernance : il s’agit aussi de représentations profondément ancrées de l’État et de la stratégie.
4 — Projeter sa puissance en Europe, deux histoires : articuler les ambitions de Varsovie au rôle de Paris après la guerre d’Ukraine
La Pologne, bien qu’elle consacre près de 4 % de son PIB à la défense et ambitionne de disposer de la plus grande armée terrestre d’Europe, ne possède pas encore de stratégie cohérente, de système de réserves, ni de doctrine durable de défense totale. La démographie et l’instabilité juridique freinent la construction d’une armée professionnelle et d’une défense civile efficaces. Elle ne dispose pas non plus d’un écosystème d’innovation capable de transformer l’effort militaire en modernisation industrielle pérenne.
La Russie, affaiblie par la guerre et les sanctions, conserve en revanche une capacité de projection stratégique : elle agit dans un état de tension permanent, hybride ses instruments et redéfinit les règles du jeu. Contrairement à l’Occident, elle ne distingue pas strictement la guerre de la paix, ni le droit de l’illégalité. Elle opère dans la zone grise, en testant, en déstabilisant, en occupant les vides.
Dans cette confrontation, la puissance militaire compte, mais la capacité à ancrer durablement sa politique dans ses institutions et son identité est encore plus importante. Or la Pologne ne dispose pas encore de cet avantage — et c’est là que se situe le plus grand défi pour la durabilité de son alliance avec la France.
Car malgré une coopération économique impressionnante — avec plus de 23 milliards d’euros d’investissements français, environ 1200 entreprises et 200 000 employés — la Pologne, sans ossature institutionnelle robuste, reste un partenaire à risque élevé. Un risque que toute politique réaliste, même teintée de solidarité, prend nécessairement en compte.
Dans ce contexte, l’alliance entre Paris et Varsovie n’est ni géographiquement évidente ni exempte de passif historique. Elles sont séparées par la distance et par des expériences divergentes du XXe siècle. La France, puissance nucléaire marquée par l’héritage d’un empire mondial, adopte parfois un ton condescendant envers la « nouvelle Europe ». La Pologne, pays de frontière trahi à Munich, longtemps méfiant vis-à-vis des garanties occidentales, a porté une mémoire de solitude stratégique.
L’alliance entre Paris et Varsovie n’est ni géographiquement évidente ni exempte de passif historique.
Maciej Filip Bukowski
La Pologne aspire de facto à un rôle de leader en Europe centrale et orientale. Sa croissance économique rapide — selon le FMI, elle dépassera en 2025 le Japon en PIB par habitant en parité de pouvoir d’achat — sa montée en puissance militaire, son rôle central dans l’aide à l’Ukraine : tout cela renforce sa position. Pourtant, un décalage persiste entre la perception polonaise de sa puissance et celle des acteurs majeurs à l’Ouest. Il y a peu, les relations franco-polonaises étaient encore froides : tensions sur l’état de droit, annulation de contrats comme celui des hélicoptères Caracal, divergence sur la Russie — la France prônant le dialogue, la Pologne appelant à la vigilance.
L’agression contre l’Ukraine a rebattu les cartes. Le président Macron semble avoir pris conscience que la sécurité européenne se jouait d’abord aux « périphéries » : à Kiev, à Vilnius, à Varsovie. La Pologne, de son côté, a compris qu’elle ne pouvait tout miser sur Washington. Elle a besoin de liens solides au sein de l’UE — pour coordonner efficacement les sanctions, pour soutenir l’Ukraine. L’idée d’un partenariat stratégique avec la France répond aux intérêts des deux capitales : la France y gagne un relais dans une région où ses intérêts économiques sont forts mais son influence politique faible ; la Pologne obtient la reconnaissance d’un acteur-clé de la « vieille Europe » — non plus comme suppliante, mais comme alliée à part entière.
À ce titre, il convient de rappeler la figure de Jerzy Giedroyc, visionnaire de la politique orientale polonaise. Giedroyc — homme d’exil, rédacteur de la revue Kultura à Maisons-Laffitte — répétait que « la Pologne ne sera pas libre sans une Ukraine, une Biélorussie et une Lituanie indépendantes ». Sa vision plaçait la Pologne fermement ancrée à l’Ouest, mais engagée pour la liberté de l’Est, perçu comme zone tampon face à la Russie.
Le nouveau traité franco-polonais semble matérialiser cette intuition : la Pologne ancre son appartenance occidentale en s’alliant à Paris, tout en soulignant l’importance de ses voisins orientaux. La France — peut-être sous l’influence polonaise — reconnaît dans le texte l’importance stratégique de l’Europe de l’Est pour les deux pays. On pourrait dire que l’esprit de Giedroyc plane sur cet accord : la Pologne, avocate des causes orientales, rallie à son projet l’une des principales puissances de l’Union.
Cela ne signifie pas pour autant que toutes les divergences ont disparu. Comme l’écrivait Carl Schmitt, l’essence du politique est la distinction entre l’ami et l’ennemi.
Une alliance est durable si elle définit clairement un ennemi commun et un intérêt partagé.
Dans le cas franco-polonais, l’ennemi implicite est aujourd’hui le néo-impérialisme russe, et l’intérêt commun — une Europe démocratique et sécurisée. C’est toutefois dans la réponse aux menaces concrètes que l’on mesurera la profondeur des engagements du traité. En attendant, Paris et Varsovie ont décidé de renforcer leur lien dans de nombreux domaines — défense, économie, culture — ce qui, en soi, indique déjà clairement qui est « des nôtres ».
La Pologne, avocate des causes orientales, rallie à son projet l’une des principales puissances de l’Union.
Maciej Filip Bukowski
5 — Le traité de Nancy : une analyse des engagements clefs et des orientations de coopération
La Pologne et la France ont opté pour la formule du « traité d’amitié ». S’il s’agit certes d’un instrument de mise en scène politique, c’est aussi, en l’occurrence, un possible tournant stratégique.
Ce texte propose à la fois une vision large de valeurs et d’intérêts partagés, et laisse dans le même temps de nombreux espaces pour les omissions ou les ambiguïtés. Il invite à construire une alliance systémique, mais sa portée réelle dépendra moins des articles que de leur mise en œuvre — ce qui exige volonté politique, cohérence institutionnelle et coûts concrets à assumer dans les décisions, non sur le papier.
Coopération bilatérale
Le traité débute de manière ambitieuse en invitant à construire des cadres institutionnels durables.
Des sommets annuels entre le président français et le Premier ministre polonais, des consultations régulières entre ministères des Affaires étrangères et la création de formats interministériels spécialisés doivent constituer un mécanisme de dialogue permanent et de synchronisation politique (Art. 1). Cela évoque les modèles de coopération franco-allemands éprouvés. Comme en témoigne l’expérience du Triangle de Weimar, ce type d’architecture peut toutefois échouer sans leadership politique fort. La question n’est donc pas tant celle de la structure que de son usage réel.
Engagement européen
Sur l’Union européenne (Art. 2), le traité reprend les engagements classiques : promotion d’une Europe souveraine, démocratique et réformée, soutien à l’élargissement et à la réforme institutionnelle, défense des valeurs communes, notamment l’État de droit. Cela fait écho aux tensions assez récentes entre Varsovie et Paris sur la justice, la migration ou le climat. Reste à savoir si la Pologne est prête à adopter non seulement la rhétorique, mais aussi la pratique d’une logique communautaire, notamment si cela implique de céder certaines prérogatives souveraines dans des secteurs clés.
Pour Paris, le traité pourrait servir d’outil d’influence sur l’alignement progressif de la Pologne sur les normes de l’Europe de l’Ouest. Mais les attentes mutuelles sont-elles compatibles — ou bien le traité risque-t-il de devenir un catalogue de frustrations réciproques ?
Politique étrangère
La section sur la politique étrangère et de sécurité (Art. 3—4) est plus sensible et stratégique.
Les deux pays s’engagent à coordonner leurs positions, à analyser conjointement les menaces — notamment en Europe de l’Est — et à coopérer dans les régions d’intérêt français : Afrique, Méditerranée, Indo-Pacifique. C’est une tentative de reconnaissance mutuelle des priorités géostratégiques. Si elle est louable en théorie, elle sera difficile à mettre en pratique. La France aborde l’espace post-soviétique avec distance ; la Pologne, quant à elle, n’a ni les moyens ni la volonté d’un engagement militaire en Afrique ou en Asie. Pour que l’Europe de l’Est devienne réellement une « priorité commune », il faudra des engagements tangibles : du matériel, du personnel et des financements.
Pour Paris, le traité pourrait servir d’outil d’influence sur l’alignement progressif de la Pologne sur les normes de l’Europe de l’Ouest.
Maciej Filip Bukowski
Défense
En matière de défense (Art. 4), le ton est celui d’une intégration sérieuse : réunions annuelles entre ministres de la défense, chefs d’état-major, directeurs d’armement ; exercices conjoints, interopérabilité, échanges d’officiers, coopération industrielle, y compris dans le cyberespace et l’espace extra-atmosphérique. Ce schéma évoque le modèle franco-britannique de Lancaster House, mais sans sa rigueur. La clause d’assistance militaire en cas d’agression (Art. 4.2) reste conditionnée aux traités de l’Union et de l’OTAN et n’introduit aucune garantie nouvelle. L’absence de toute mention à la dissuasion nucléaire française ou au dialogue stratégique sur ce sujet est aussi révélatrice que sa présence dans d’autres partenariats de Paris, notamment avec Londres. Autrement dit, la Pologne n’obtient aucun statut particulier — elle reste un partenaire stratégique, mais sans accès à la codécision sur les enjeux majeurs.
Sécurité intérieure et migration
Sur la sécurité intérieure et la migration (Art. 5), le traité prévoit là encore une coopération renforcée : police, renseignement, lutte anticorruption, menaces hybrides, trafic d’êtres humains, criminalité environnementale, cybersécurité. Ces engagements sont justes et pertinents : la France et la Pologne partagent des préoccupations sur les frontières, les crises et les flux migratoires. Toutefois, cette coopération existe déjà à l’échelle de l’Union (Europol, Eurojust) et en bilatéral. Le traité consolide ces cadres, sans révolutionner l’existant.
Énergie
L’énergie — et notamment le nucléaire — devient un pilier parallèle (Art. 7, 9).
Les deux pays s’engagent dans une transition énergétique coopérative, fondée sur la neutralité technologique. Pour la Pologne, c’est une ouverture vers le savoir-faire français, les technologies de réacteurs et la coopération industrielle. Il est question dans le traité de SMR (petits réacteurs modulaires), de chaînes d’approvisionnement et de matières critiques. Là où Paris gagne des marchés et de l’influence, Varsovie peut combler son retard structurel. Encore faudra-t-il que la Pologne transforme l’achat de technologie en véritable partenariat de compétences — et que la France soit prête à partager. Si celle-ci promeut son nucléaire dans toute l’Europe, la Pologne doit veiller à ne pas rester simple cliente.
Numérique
Le volet qui va le plus loin concerne probablement les technologies et l’innovation (Art. 11).
La Pologne offre des talents, une infrastructure scientifique croissante, une flexibilité institutionnelle. La France met de son côté l’accent sur le capital, les institutions, la stratégie et l’ambition de dominer l’IA en Europe.
Là où Paris gagne des marchés énergétiques et de l’influence, Varsovie peut combler son retard structurel.
Maciej Filip Bukowski
Les informaticiens polonais sont de classe mondiale — deux des cofondateurs d’OpenAI (Wojciech Zaremba, Greg Brockman) sont d’origine polonaise. Varsovie attire régulièrement l’attention de la Silicon Valley, notamment via ses hackathons militaires. Paris, autour de Station F et d’initiatives nationales, se cherche un nouvel élan. L’alliance du capital français et de la créativité polonaise pourrait faire de ce domaine le plus prometteur du partenariat bilatéral si elle se traduit en laboratoires, incubateurs, programmes R&D, accords universitaires. Une telle coopération renforcerait la souveraineté technologique européenne face au duopole américano-chinois. Reste à savoir si la Pologne saura bâtir des institutions capables d’en tirer parti et si la France acceptera de partager un espace qu’elle considère comme un domaine régalien.
Culture
Enfin, les volets sociaux et culturels (Art. 12—14) ne sont pas non plus négligés à travers les thématiques de l’identité, de la mémoire et de l’éducation. Échanges scolaires et universitaires, apprentissage linguistique, programmes jeunesse, « Journée de l’amitié » sont autant d’outils pour ancrer le partenariat dans l’imaginaire collectif. Aucune alliance ne dure sans enracinement émotionnel et rituel. Mais ces gestes doivent encore s’incarner dans des budgets, des projets, des institutions.
Un traité de soft power
Le traité de Nancy est donc particulièrement dense et multidimensionnel.
Il couvre la politique, la défense, l’économie, l’énergie, la jeunesse et la culture. Ce n’est pas un pacte défensif circonstanciel, mais une tentative de partenariat presque civilisationnel. Paris et Varsovie veulent montrer qu’ils ne sont pas seulement unis par la peur de Moscou, mais par une vision positive d’une Europe à construire ensemble. Comme l’avait pressenti en son temps Jean-Baptiste Duroselle, la puissance ne peut plus se limiter aux armées ou aux traités, elle se diffuse dans tous les champs du soft power — économie, culture, valeurs. Le traité rappelle, à bien des égards, les relations fondatrices franco-allemandes.
On pourrait même avancer qu’avec ce traité, la Pologne devient pour la France un partenaire stratégique d’un poids comparable à l’Allemagne — sans la remplacer — tandis que pour Varsovie, il s’agit de sortir de la périphérie pour intégrer la « première division » de la politique européenne, au moins symboliquement : entrer dans le cercle restreint, à l’essai.
6 — Ce que le nouveau traité franco-polonais ne dit pas : des silences significatifs
Après avoir dressé un tableau des engagements du traité de Nancy, un regard critique s’impose : que laisse-t-il volontairement dans l’ombre ? Quels oublis pourraient affecter l’efficacité réelle de l’alliance ?
Dissuasion nucléaire
L’omission la plus flagrante concerne l’absence explicite d’un « parapluie nucléaire » français pour la Pologne.
Bien que la France soit le seul État membre de l’Union à disposer de l’arme nucléaire, le texte ne contient aucune allusion à une extension de cette dissuasion sur le territoire polonais.
Le traité de Nancy n’est pas un pacte défensif circonstanciel mais une tentative de partenariat presque civilisationnel.
Maciej Filip Bukowski
Le traité mentionne bien une aide militaire en cas d’agression (Art. 4.2), mais dans les strictes limites des traités existants de l’OTAN et de l’Union.
Autrement dit, aucune garantie supplémentaire n’est accordée : l’OTAN offre certes une défense collective — et donc, en pratique, une dissuasion nucléaire principalement américaine — mais contrairement aux États-Unis, la France n’a jamais formulé une doctrine d’« extended deterrence » pour ses alliés. Comme le rappelait Raymond Aron, l’arme nucléaire reste l’attribut ultime de souveraineté : un État ne délègue pas la décision de l’utiliser.
Pour la Pologne, ce silence est porteur d’ambiguïté.
Les déclarations de solidarité, d’interopérabilité et de coopération militaire sont toujours bienvenues, mais si la Russie devait un jour brandir une menace nucléaire contre Varsovie, seule l’OTAN — c’est-à-dire surtout les États-Unis — offrirait en fait une garantie ferme de réponse. La France, fidèle à son autonomie stratégique, n’est pas tenue de réagir : si une volonté politique pourrait l’y conduire, il n’y aurait rien d’automatique.
Il n’est pas non plus fait mention d’une présence permanente des forces françaises en Pologne — bien que leur stationnement soit désormais possible, aucune annonce n’a été faite concernant la création d’une base ou d’une brigade commune. Encore une fois, la comparaison est parlante : le Royaume-Uni et l’Allemagne disposent de bataillons déployés en permanence sur le flanc est de l’OTAN — respectivement en Estonie et en Lituanie. La France, de son côté, n’a jusqu’à présent envoyé que des compagnies en rotation pour des exercices et est davantage impliquée en Roumanie dans le cadre du dispositif de l’OTAN dit de présence avancée renforcée (eFP). À cet égard, le traité ne répond donc pas aux attentes de certains en Pologne qui espéraient voir s’installer durablement des soldats français comme garantie vivante de l’alliance.
Des mécanismes de consultation sont prévus, mais en cas de menace, la décision restera fondamentalement politique. Autrement dit, si une crise devait éclater demain, aucun document ne remplacerait la volonté politique de Paris d’intervenir ou non au secours de la Pologne et le traité ne va pas au-delà des engagements existants.
L’absence de « parapluie nucléaire » peut être considérée comme une lacune compréhensible car il serait illusoire d’attendre de la France qu’elle accorde unilatéralement des garanties qu’elle ne formule pas non plus formellement au sein de l’OTAN. On peut d’ailleurs interpréter de manière positive le fait que la France ait au moins réaffirmé l’importance de l’article 5 de l’OTAN et de l’article 42.7 du TUE dans un cadre bilatéral. Autrement dit, elle les a reconnus comme fondement de l’entraide mutuelle.
Il y a quelques années à peine, le président Macron marginalisait l’OTAN, évoquant la « mort cérébrale » de l’Alliance — aujourd’hui, il inscrit l’Alliance expressis verbis dans un traité d’amitié bilatéral. Pour la Pologne, c’est un point crucial, car cela signifie que toute coopération se déroule non pas en marge de l’OTAN, mais dans son cadre. Paris a accepté ce fondement, ce qui constitue un geste à l’égard de la sensibilité polonaise.
Économie
Autre angle mort : les divergences économiques potentielles.
Le traité évoque la défense du marché unique, mais n’aborde pas les différences d’approche entre le libéralisme économique polonais et un certain penchant français pour le protectionnisme.
La Pologne a jusqu’à présent défendu une approche plutôt libérale du marché et s’est opposée aux idées jugées trop protectionnistes portées par Paris au sein de l’Union — tandis que la France promeut volontiers le concept de « préférence européenne », qui peut s’apparenter à une forme de protectionnisme. Certes, le texte mentionne l’établissement de « règles de concurrence équitables », mais le diable est dans les détails : les deux parties s’accorderont-elles toujours sur ce qui est équitable ?
Il y a quelques années à peine, le président Macron marginalisait l’OTAN, évoquant la « mort cérébrale » de l’Alliance — aujourd’hui, il inscrit l’Alliance expressis verbis dans un traité d’amitié bilatéral.
Maciej Filip Bukowski
Énergie et transition écologique
Même chose en matière de politique climatique : si la Pologne et la France défendent ensemble le rôle de l’énergie nucléaire, leurs positions divergent sur le charbon.
La France a fermé ses centrales à charbon depuis longtemps, tandis que la Pologne doit encore franchir cette étape. Cela influe sur leurs divergences politiques quant à la sécurité énergétique de l’Union européenne.
Le traité, bien entendu, ne tranche pas les différends à venir : il part du principe de la bonne volonté des deux parties. La Pologne sera-t-elle par exemple en mesure de suivre le rythme de la politique industrielle et climatique ambitieuse de la France ? Ou bien la France fera-t-elle preuve de compréhension à l’égard des besoins polonais en matière de transition ? La question reste ouverte.
Le document ne mentionne aucun soutien financier ou technologique concret que la France pourrait apporter à la Pologne, par exemple pour la construction de centrales nucléaires ou la transition énergétique. On sait que l’énergéticien français EDF envisage de participer aux appels d’offres pour de nouveaux réacteurs en Pologne — le traité crée un climat politique favorable à cette perspective, mais il n’offre aucune garantie de succès. Varsovie a déjà choisi un partenaire américain pour sa première centrale, laissant plutôt à la France une marge de manœuvre pour les projets suivants — ainsi que pour la mise en œuvre d’initiatives connexes visant à développer les capacités industrielles polonaises dans le domaine des technologies nucléaires. Autrement dit, dans le champ économique et énergétique, tout dépendra de la mise en œuvre concrète des promesses. Le traité énonce des intentions générales, mais les contrats, investissements et projets doivent encore être réalisés pour éviter de rester lettre morte.
Industrie de défense
Il en va de même dans le domaine de la défense. La Pologne a récemment effectué d’importants achats d’armement auprès des États-Unis et de la Corée du Sud, en écartant les offres européennes, y compris françaises, portant sur des chars, des hélicoptères et des systèmes avancés. Or si le traité annonce une coopération entre les industries de défense, cela ne signifie pas automatiquement que la Pologne se mettra soudainement à acheter des armes françaises. Ce sera un test : l’amélioration des relations permettra-t-elle, par exemple, de relancer les discussions sur les sous-marins français pour la marine polonaise ou sur d’autres équipements ? Peut-être que des projets communs de recherche et développement dans le cadre de l’Union (PESCO) connaîtront un nouvel élan avec la participation active de la Pologne, qui jusqu’à présent est restée en marge des grandes initiatives franco-allemandes, comme le char de nouvelle génération MGCS ou l’avion de combat SCAF ? Le traité ne tranche pas ces questions mais il ouvre la porte à la discussion.
Reste à savoir si le rapprochement politique permettra aussi de surmonter une froideur persistante sur le plan militaro-industriel.
7 — Plus de politique à droit constant : l’art du compromis à Nancy
L’absence de déclaration explicite sur la dissuasion nucléaire ou l’omission de certains éléments concrets peut être interprétée de deux manières.
De façon positive : comme un signe de réalisme et d’évitement des promesses creuses. Une telle retenue est légitime — mieux vaut s’en tenir à un minimum réalisable qu’annoncer des engagements maximalistes dont le non-respect affaiblirait la crédibilité de l’alliance.
Le traité reste prudent et s’inscrit dans des limites que les deux parties sont en mesure d’assumer.
Mais on peut aussi y voir une lecture plus négative : considérer que l’alliance reste en grande partie politique, et non militaire. Autrement dit, elle ne crée pas une nouvelle qualité en matière de garanties de sécurité concrètes. En cas de scénario extrême, la Pologne devra toujours compter d’abord sur les États-Unis et sur l’OTAN dans son ensemble, tandis que la France — comme elle l’a elle-même précisé — agira « conformément à ses engagements », c’est-à-dire comme elle le ferait déjà en tant que membre de l’OTAN.
Alors, la Pologne est-elle réellement plus en sécurité depuis le 9 mai 2025 ? Sur le plan juridique, pas nécessairement plus qu’elle ne l’était la veille. Mais en politique internationale, ce sont la perception et la volonté qui comptent le plus. Or il paraît clair que cette alliance augmente le coût politique d’une éventuelle agression contre la Pologne car elle envoie le signal qu’un tel acte pourrait aussi porter atteinte aux intérêts vitaux de la France également. Et cela contribue à renforcer la dissuasion sur le plan psychologique.
Dans ce sens, l’absence de clause de défense formelle peut ne pas être décisive si, dans les faits, Paris et Varsovie affichent un front commun et coopèrent militairement de manière crédible.
8 — S’allier contre un ennemi : l’ombre russe du pacte franco-polonais
Il convient également de souligner que le traité ne désigne pas explicitement l’adversaire. Le mot « Russie » n’apparaît dans aucun article opérationnel. Seul le préambule évoque l’agression de la Fédération de Russie contre l’Ukraine. Le reste du texte parle de manière plus vague de menaces à la sécurité ou de révisionnisme, sans nommer l’agresseur. C’est évidemment le langage de la diplomatie — la France a toujours préféré laisser une porte ouverte au dialogue. Pour la Pologne, ce type d’ambiguïtés rhétoriques peut être frustrant, elle qui préfère appeler les choses par leur nom. Force est pourtant de reconnaître que l’ensemble des dispositions vise précisément cette menace particulière, bien que formulée de manière indirecte. C’est ici que s’exprime un certain compromis entre deux styles : le pragmatisme élégant de la France et le besoin stratégique de clarté de la Pologne.
Pour que l’alliance perdure, les deux parties devront accepter ces différences.
Cette alliance augmente le coût politique d’une éventuelle agression contre la Pologne car elle envoie le signal qu’un tel acte pourrait aussi porter atteinte aux intérêts vitaux de la France
Maciej Filip Bukowski
La solidité d’une alliance ne repose pas sur la force de sa rhétorique, mais sur sa capacité à survivre aux circonstances changeantes.
Zbigniew Brzeziński écrivait que, sur le plan structurel, la subjectivité géopolitique d’un État d’Europe centrale exige à la fois un ancrage dans les structures de l’Occident et une capacité à influencer ces structures de l’intérieur.
L’alliance franco-polonaise pourrait être un tel outil — mais à une condition : qu’elle ne soit pas une simple réaction à la guerre en Ukraine, mais un choix stratégique conscient et durable.
9 — Les questions ouvertes du traité
Le Traité de Nancy, à lui seul, ne garantit rien.
Les alliances parfaites n’existent pas — ce sont toujours des unions entre deux souverainetés aux intérêts distincts. Leur succès repose sur la capacité à faire primer l’intérêt commun sur les divergences. Dans cette nouvelle alliance, l’intérêt commun — une Europe stable et à l’abri de la guerre, le frein à l’agressivité russe, le renforcement de l’Union — est puissant. Mais les différences, qu’elles soient d’ordre historique ou liées aux priorités politiques actuelles, ne disparaîtront pas du jour au lendemain — elles ne disparaîtront probablement jamais.
Le véritable test viendra avec la première grande divergence d’intérêts.
La France soutiendra-t-elle sans hésitation un nouvel élargissement de l’Union vers l’Est — par exemple, une adhésion rapide de l’Ukraine — que la Pologne appelle de ses vœux, mais que Paris pourrait redouter ? La Pologne, de son côté, appuiera-t-elle tous les aspects de l’approfondissement de l’intégration européenne proposés par la France (telle qu’une politique de défense commune de l’Union, idée qui suscite encore du scepticisme au sein de l’opposition polonaise actuelle) ?
Le traité annonce ces intentions, mais ne résout pas ces dilemmes.
Tout dépendra de la bonne volonté et du sens du compromis. Si l’une ou l’autre partie manque d’imagination et d’empathie stratégique à l’égard de son partenaire, l’alliance risque de grincer.
10 — La France et la Pologne dans le laboratoire du futur européen
La nouvelle alliance franco-polonaise incarne à la fois un symbole de l’Europe qui se ressaisit face au danger et un projet résolument pragmatique. Pour le continent, c’est un signal encourageant : les clivages entre la « vieille » et la « nouvelle » Europe s’estompent — le Nord et le Sud, l’Est et l’Ouest unissent leurs efforts. L’Europe se resserre autour de ses valeurs et intérêts fondamentaux. Face aux défis autoritaires posés par la Russie et ses alliés, ce front d’unité pourrait s’avérer décisif pour l’avenir de l’ordre régional.
Les alliances parfaites n’existent pas — ce sont toujours des unions entre deux souverainetés aux intérêts distincts.
Maciej Filip Bukowski
Pour Varsovie et Paris, ce traité n’est pas un simple document : il est une tentative d’écrire un nouveau chapitre dans une relation marquée à la fois par la fraternité et par l’amertume.
En août 1920, alors que les troupes bolchéviques menaçaient Radzymin, c’est le général Maxime Weygand, envoyé par le Premier ministre Alexandre Millerand, qui assista l’état-major polonais dans l’organisation de la défense. Vingt ans plus tard, après la défaite de 1939, des milliers de Polonais — comme le général Bortnowski ou le colonel Maczek — se battirent sur le sol français. Puis, au sein de l’armée polonaise en Grande-Bretagne, ils combattirent aux côtés des Forces françaises libres du général de Gaulle à Tobrouk, en Normandie, au Mont Ormel.
Cette mémoire est glorieuse. Mais elle en côtoie une autre — celle des garanties trahies.
Le traité franco-polonais de mai 1921 et sa confirmation en 1939 devaient assurer un soutien en cas d’agression. Or quand l’Allemagne attaqua le 1er septembre et que l’Armée rouge envahit la Pologne le 17, la France, malgré l’alliance, se limita à une offensive symbolique en Lorraine avant de se retirer. Ce traumatisme, nourri par le sentiment d’abandon, a longtemps pesé sur l’imaginaire politique polonais. Le spectre de la « trahison de l’Ouest » est devenu non pas un mythe, mais un paradigme de méfiance.
Jerzy Giedroyc, sans doute, verrait dans ce moment une source de satisfaction : la Pologne, démocratique et souveraine, parvient à nouer des relations d’égal à égal avec un pilier de l’Occident, sans renoncer à sa vigilance envers l’Est. Si Bronisław Geremek écrivait aujourd’hui son Kaléidoscope franco-polonais, il considérerait probablement le traité de Nancy comme une étape logique et naturelle.
En Pologne, le spectre de la « trahison de l’Ouest » est devenu non pas un mythe, mais un paradigme de méfiance.
Maciej Filip Bukowski
Bien que le spectre de l’époque soviétique plane encore sur certaines facettes de la vie politique et institutionnelle polonaise, la vigueur que projette aujourd’hui Varsovie — et la force géopolitique de sa position, coincée entre l’irrédentisme russe et l’ambition hégémonique allemande — en font non un simple demandeur, mais un partenaire incontournable dans la définition de l’avenir du continent.
La France, de son côté, a fait preuve d’imagination stratégique en sortant du cadre habituel de l’axe Paris-Berlin pour investir politiquement dans sa relation avec Varsovie.