Lors des congrégations générales 1, le cardinal Prevost a impressionné le camp progressiste, en finissant par devenir le successeur de François le plus susceptible d’incarner la continuité avec son pontificat révolutionnaire, tout en proposant un style de gouvernement nettement différent.

  • Comme lors de son premier discours à la Loggia, Prevost aurait insisté sur la nécessité de poursuivre le processus synodal engagé sous François. Il aurait reçu le soutien des cardinaux américains progressistes ou modérés, qu’ils soient électeurs (comme Joseph Tobin, archevêque de Newark) ou non-électeurs (comme Sean O’Malley, archevêque émérite de Boston).
  • Dans le même temps, il a aussi rassuré certains conservateurs qui voulaient éviter un choix identifié. Il serait allé jusqu’à rendre visite au très conservateur cardinal Burke dans son appartement pendant les congrégations générales. Pendant le conclave, le cardinal Dolan, conservateur pivot new-yorkais — parfois présenté comme rallié à Trump, même si la réalité est plus complexe —, aurait fait voter en masse les cardinaux anglophones des pays du Commonwealth en faveur de Prevost.
  • En amont, le cardinal italien Giuseppe Versaldi, non électeur et figure modérée et réformatrice au sein de la Curie (ancien préfet de la Congrégation pour l’Éducation catholique), aurait joué un rôle clef dans la préparation puis la mise en avant de sa « candidature ». Versaldi aurait notamment fait campagne pour Prevost auprès des cardinaux italiens.
  • Son profil « d’Américain des deux hémisphères » a beaucoup marqué : les cardinaux, sensibilisés aux dangers d’une emprise impériale sur le conclave et l’Église (la fameuse option carolingienne formulée dans nos pages par Alberto Melloni), ont été attentifs à la logique du bouclier dont parle Annicchino, ce qui lui a permis, bien qu’il soit américain, de devenir un candidat potentiel.
  • Son excellente réputation d’évêque et missionnaire l’a rendu d’emblée papabile, en marquant sur ce point une rupture avec le style de gouvernement de François. 
  • Le cardinal Vasco a révélé à Famiglia Cristiana : « Bien qu’il soit un homme de gouvernement, ce n’est pas un bureaucrate : c’est un homme de terrain. Ceux qui travaillent avec lui assurent qu’il aime le travail d’équipe. Il sait écouter, puis décider — des qualités qui ont certainement pesé dans notre choix. » 2

Avec le début du conclave, le départ des cardinaux de plus de 80 ans — qui constituaient le groupe le plus critique du pontificat de François — a changé la dynamique.

  • C’est sans doute pour cette raison que le cardinal Filoni avait déclaré pendant les congrégations générales : « le 7 nous parviendrons à savoir quel sera le nom ». 
  • Il s’agissait de comprendre si les 133 cardinaux électeurs auraient décidé de prendre en compte les instances formulées lors des congrégations générales par des cardinaux non-électeurs concernant l’expérience de François, et ainsi donner de la force à un candidat de rupture ou non.

Le positionnement de Prevost, notamment la continuité avec l’Église synodale de François, était loin de faire l’unanimité, mais il aurait suffi à rallier plus d’un tiers des voix lors des trois premiers scrutins du conclave.

  • Comme souvent, les premières voix se sont fragmentées avant de converger vers un candidat. Au premier tour de scrutin, Prevost aurait déjà obtenu un nombre significatif de voix, mais derrière Parolin, Tagle et peut-être même Erdö. Zuppi et Aveline auraient également agrégé quelques voix, pas assez cependant pour rester dans la course. 
  • Les cardinaux Parolin (pour les diplomates de Curie) et Tagle (pour le camp progressiste) se seraient neutralisés lors des premiers tours, chaque bloc empêchant mutuellement l’élection du concurrent. 
  • À la mi-journée du 8 mai, on aurait eu 49 voix pour Parolin, 38 pour Prevost — soit deux tiers des voix réparties sur deux figures 3.
  • Parolin serait donc resté en tête lors des trois premiers scrutins, avec un soutien n’ayant jamais dépassé les quarante voix, alors que le nom de Prevost serait monté progressivement de la première à la troisième votation.
  • Un tiers des électeurs restait en attente ou soutenait d’autres profils, sans doute encore plus géographiquement périphériques que Prevost.

Lors de la quatrième votation, comme en 2013, un basculement s’est produit : 

  • Les voix se sont concentrées sur le cardinal américain qui a très largement dépassé les 89 voix nécessaires pour atteindre la majorité qualifiée d’au moins deux tiers. 
  • Il est probable qu’il se soit agi d’une consigne de Parolin à ses soutiens, face à la convergence d’autres électeurs plus périphériques, dans un réflexe légitimiste unanimiste. 
  • L’ancien Secrétaire d’État de François apparaîtra d’ailleurs à la Loggia aux côtés du nouveau pape Léon XIV.
Le cardinal Parolin sourit à la gauche du pape qui bénit depuis la loggia de la place Saint-Pierre.
  • Le Wall Street Journal explique le contexte de cette convergence, en citant une source, probablement, non-italienne. Lors de la pause déjeuner du 8 mai, « un caucus frustré des cardinaux italiens restait principalement entre eux, parlant leur propre langue. Non loin de là, des cardinaux d’Asie, des Amériques et d’Europe se mêlaient les uns aux autres et discutaient en anglais, ou utilisaient certains pour traduire. »

Le conclave du 7-8 mai a été rapide.

La volonté d’imposer une rupture nette avec François semble s’être retournée contre ses promoteurs.

  • Ce discours a favorisé l’élection d’un candidat perçu comme capable de maintenir le cap, plutôt que d’instaurer une rupture brutale dans la gouvernance de l’Église.
  • Le nouveau pape Léon XIV ne s’est pas présenté comme une simple figure de compromis entre la rupture avec François et la continuité stricte du bergoglisme. Il apparaît plutôt comme un homme de la synthèse qui va prolonger certaines orientations majeures du pontificat bergoglien, mais avec une tonalité plus spirituelle. 
  • En saluant d’une manière appuyée son prédécesseur, il a réaffirmé sa volonté de continuer dans le chemin engagé par François qui, d’une manière comparable à celle du Concile Vatican II, est loin de faire l’unanimité. En choisissant de ne pas apparaître vetu en blanc comme François, mais en rétablissant la mozzetta et les d’autres elements traditionnels de l’habit du pape, il a proposé une voie de continuité qui est tout autant une synthèse réinterprétatrice.

Dans la Curie, Prevost a déjà ses hommes à lui. 

  • On parle notamment d’un homme clef du conclave, le secrétaire du Collège cardinalice et archevêque brésilien Ilson de Jesus Montanari ; mais aussi de l’évêque espagnol Luis Marin de San Martin, un religieux augustin, comme le pape, sous-secrétaire du synode des évêques, pressenti comme futur substitut général (n°3 de la Curie). 

Enfin, si le nom de « Léon » pourrait cacher une référence subtile à l’américanisme, il indique la conscience du nouveau pape de vivre une période révolutionnaire.

  • Comme Léon XIV l’aurait lui-même indiqué au cardinal Chomali au cours du dîner suivant son élection, le nouveau pape considère vivre une période comparable à celle de la seconde Révolution industrielle lors du pontificat de Léon XIII, et à laquelle ce dernier avait répondu en définissant les fondements de la doctrine sociale de l’Église à l’âge industriel, dans l’encyclique Rerum novarum (« au sujet des choses nouvelles »). 
  • Aujourd’hui, nous en sommes à des « Rerum novissimarum », des disruptions : lors du même dîner, le pape aurait notamment évoqué l’intelligence artificielle, l’essor de la robotique, les transformations des relations humaines sous l’effet des réseaux sociaux, etc. Autant de chantiers où Léon XIV compte porter la voix de l’Église, en continuité avec le travail réalisé dans les dernières années du pontificat de François.
Sources
  1. Les congrégations générales sont les réunions des cardinaux préparatoires au conclave ; mais, contrairement à ce dernier, elles réunissent l’ensemble des cardinaux, électeurs et non-électeurs. Plus d’éléments dans notre Observatoire.
  2. « Ecco come e perché abbiamo scelto il cardinale Prevost », Famiglia Cristiana, 9 maggio 2025.
  3. Alberto Melloni, Il vantaggio di Parolin, poi i voti si sono spostati (in poche ore) : così è stato eletto Robert Francis Prevost, Corriere della Sera, 9 mai 2025.