Ces dernières semaines ont été riches en sommets, déclarations d’intention et propositions pour « réarmer l’Europe ». Face au rapprochement inattendu entre Vladimir Poutine et Donald Trump, les Européens semblent enfin comprendre qu’ils doivent réussir la transition géopolitique du continent. Confrontés à une Russie agressive, à un allié américain imprévisible et à une Chine à l’offensive, le réarmement de l’Europe est sur toutes les lèvres et dans tous les esprits. Force est toutefois de constater qu’il a le plus souvent, jusqu’à présent, donné lieu à des débats avant tout focalisés sur le montant des augmentations de dépenses de défense à prévoir, ou encore les arbitrages entre dépenses sociales et militaires, comme si réarmer se limitait à des achats d’armes de préférence européenne.
Il semble pourtant que l’on oublie l’essentiel dans ce débat, à savoir la question de la souveraineté. La souveraineté doit être le curseur d’un réarmement tous azimuts de l’Europe. En effet, si l’Europe doit se réarmer, c’est d’abord et avant tout parce qu’elle est menacée non seulement par un pays agressif sur son flanc Est, mais aussi par certaines déclarations et actions américaines. Les rapports de force qui en découlent imposent à l’Europe de se donner les moyens d’être, dans tous les champs, pleinement libre de son avenir et de ses moyens (ce qui ne signifie d’ailleurs pas, comme semble le penser le président des États-Unis, être isolé et replié sur soi).
L’Union européenne et ses pays membres ont fait la preuve, face aux crises de nature diverse qui les ont frappés ces dernières années, d’une forte capacité de résilience qui leur a permis de surmonter tensions géopolitiques, pandémie et crises financières.
Dans le nouveau désordre mondial, où la coopération semble céder chaque jour un peu plus le pas à la compétition, voire à la prédation, cette capacité de résilience risque, seule, de s’avérer insuffisante. C’est pourquoi les Européens doivent franchir une étape supplémentaire : celle de la construction d’une souveraineté européenne solide et ambitieuse.
Les cinq dimensions de la souveraineté européenne
La souveraineté peut se définir comme la capacité à décider librement de son destin, à faire respecter ses choix et à être reconnu comme légitime dans ce rôle, que ce soit au niveau d’un État ou d’une entité plus large — comme l’Union européenne — lorsqu’elle agit au nom de ses États membres. Dans ce contexte, construire une souveraineté européenne, c’est s’attacher à agir sur cinq dimensions.
1 — Se défendre sans les États-Unis
Il s’agit tout d’abord de prendre en main la sécurité et la défense de l’Union et du continent européen et de construire l’indépendance stratégique de l’Union vis-à-vis des États-Unis (autrement dit, bâtir la souveraineté militaire de l’Union).
Plusieurs défis sous-jacents sont ici posés, telle la nécessité d’accroître massivement les capacités de défense de l’Union, de la doter de capacités de supériorité stratégique, de bâtir une politique de défense commune fondée sur les complémentarités de chacun (les efforts doivent être répartis de façon optimale) et d’adopter une culture stratégique nouvelle. Pour paraphraser Louis Gautier, directeur de la Chaire Grands enjeux stratégiques contemporains de l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, il faut à l’Union de bons programmes et des projets pour dépenser juste. Naturellement, il est essentiel de donner la priorité aux acquisitions d’équipements européens afin de construire progressivement une préférence européenne. Enfin, la création d’un marché commun pour l’industrie de défense, telle que préconisée par Enrico Letta dans son rapport Much More Than A Market (avril 2024), contribuerait au renforcement des capacités industrielles collectives de défense au sein de l’Union, en permettant des effets d’échelle et réduisant les coûteuses fragmentations et duplications. Antoine Bouvier, ancien PDG du missilier européen MBDA, expliquait clairement début avril, qu’il nous fallait enfin décider si nous souhaitions adopter au sein de l’Union une approche « best athlete » ou une approche « best team » — qui est celle de la vraie coopération entre partenaires.
Les Européens doivent franchir une étape supplémentaire : celle de la construction d’une souveraineté européenne solide et ambitieuse.
Agathe Cagé et Sylvie Matelly
2 — Réduire nos dépendances stratégiques
Construire une souveraineté européenne, c’est aussi garantir la souveraineté de l’Union en matière de sécurité humaine par la réduction des dépendances stratégiques, c’est-à-dire garantir la souveraineté agricole et alimentaire, la souveraineté en matière de santé (la sécurisation des approvisionnements en médicaments critiques en tout premier lieu) et la sécurisation de l’approvisionnement en eau de l’Union.
La pandémie de Covid-19 en 2020 et la crise énergétique de 2022 ont mis en évidence des dépendances fortes (s’agissant à la fois des masques, des composants électroniques, du gaz, de médicaments, etc.) qui ont fragilisé la capacité de l’Union à gérer ces crises et à protéger ses citoyens. Forte de ces expériences difficiles, l’Union doit aujourd’hui s’attacher à établir et affirmer son leadership en matière de sécurité humaine. Celui-ci est indispensable à son attractivité dans un monde en crises climatiques et géopolitiques, et cette attractivité est un facteur clé du futur de l’Union. Les projections démographiques actuelles sont en effet inquiétantes : le décrochage entre la progression démographique de la population active de l’Union et celle des États-Unis s’accroît et, selon les projections d’Eurostat, la population de l’Union âgée de 75 ans ou plus passera de 43,8 millions de personnes en 2020 à 75,4 millions de personnes en 2050. Or, seule une Union européenne plus jeune et attractive peut s’imposer comme puissance humaine et économique sur la scène mondiale. Par ailleurs, un tel renforcement démographique de l’Europe est indispensable pour garantir l’avenir de ses systèmes de protection sociale et de retraite.
3 — Une souveraineté numérique, technologique, industrielle
Garantir la souveraineté numérique, technologique et industrielle est le troisième pilier de la construction d’une souveraineté européenne. Ce volet de la souveraineté de l’Union est indispensable au soutien de sa croissance et de sa compétitivité et constitue également, par conséquent, un socle pour les politiques nationales de progrès social — et peut-être, demain, pour la politique sociale européenne.
Plusieurs défis sont ici sous-jacents : définir les stratégies industrielles de l’Union pour construire une politique industrielle européenne compétitive ; financer les investissements d’avenir vers la neutralité carbone et les transformations digitales ; réguler l’IA et les plateformes numériques ; réduire la dépendance aux énergies fossiles et garantir l’autonomie énergétique ; réduire la dépendance aux approvisionnements en métaux critiques ; développer de nouvelles chaînes d’approvisionnement et de valeur, notamment dans un voisinage aux intérêts partagés (en ce sens, de nouvelles relations sont à bâtir entre l’Union et les pays d’Afrique) ; filtrer, enfin, les investissements et protéger les actifs stratégiques.
L’Union doit, autrement dit, à la fois améliorer sa compétitivité, augmenter sa force de production industrielle, réduire ses vulnérabilités et ses dépendances et s’imposer dans le domaine de la conception, de la fabrication et de l’exploitation des infrastructures numériques et de la Data. S’agissant des approvisionnements, alors que la Chine domine aujourd’hui près des deux tiers de la chaîne de valeur mondiale des technologies zéro-carbone mais aussi quasiment toutes les technologies et capacités de traitement et d’affinage des métaux nécessaires à cette transition, il est possible, selon certaines projections, de diminuer de 140 milliards d’euros par an les importations de matériaux et de technologiques vertes de l’Union. Réduire ces dépendances est aussi l’une des ambitions du Critical Raw Material Act européen.
Si l’Europe ne possède pas demain ses propres infrastructures, il lui sera difficile — voire impossible — de faire respecter ses valeurs et ses normes.
Agathe Cagé et Sylvie Matelly
Par ailleurs, dans un monde de plus en plus digitalisé, l’Union ne peut se permettre d’être dépendante des GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) ou des BATX (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi) pour ses technologies stratégiques.
Elle a su être pionnière de la protection des citoyens en adoptant dès 2018 le Règlement général sur la protection des données (RGPD). Mais si l’Europe ne possède pas demain ses propres infrastructures (cloud, logiciels, réseaux), il lui sera difficile — voire impossible — de faire respecter ses valeurs et ses normes. La maîtrise des données est le nerf de la souveraineté économique. L’Union doit de toute urgence passer à la vitesse supérieure s’agissant des services de cloud, de l’implantation des grands data centers, des couches infrastructurelles, logicielles et servicielles des modèles d’intelligence artificielle, etc.
4 — Être le continent leader de la transition écologique
Continuer à assumer un leadership mondial dans la conduite de la transition climatique, c’est-à-dire affirmer sa souveraineté environnementale, constitue le quatrième pilier de la construction d’une souveraineté européenne.
Les défis sont ici en lien directs avec les enjeux de l’affirmation de la souveraineté technologique et industrielle de l’Union. Celle-ci doit poursuivre la transition vers une économie décarbonée et une énergie propre et bâtir une puissance industrielle verte. Elle doit à ce titre soutenir les investissements dans l’économie circulaire, dont les modèles les plus performants reposent souvent sur des innovations technologiques de pointe et qui participe de la réduction de la dépense aux importations de matières premières. La conduite de la transition climatique a, par ailleurs, un lien direct avec la protection de la santé humaine. Les dégradations de cette dernière provoquées par les changements climatiques sont en effet massives et de quatre natures : celles liées aux vagues de chaleur, celles liées à la dégradation de la qualité de l’air, les tensions sur les ressources (notamment la disponibilité d’une eau de qualité et les risques d’insécurité alimentaire), ainsi que l’exacerbation des maladies chroniques et la propagation des maladies infectieuses.
5 — Défendre la démocratie face au retour des empires autoritaires
L’autonomie stratégique de l’Union doit, enfin, viser à protéger et à promouvoir son modèle démocratique et social, autrement dit sa souveraineté démocratique.
Bâtir la souveraineté européenne ne retirera pas de souveraineté aux États-membres : cela leur permettra d’en regagner dans des champs où, de fait, ils l’avaient perdue.
Agathe Cagé et Sylvie Matelly
Une Europe souveraine pourra mieux résister aux ingérences étrangères — qu’elles prennent la forme de propagandes, de campagnes de désinformation, de cyberattaques ou de campagnes d’ingérence numérique, etc. — qui visent à déstabiliser nos sociétés et nos processus démocratiques. Plus l’Europe sera solidaire et souveraine, plus elle pourra être force de proposition en matière de droits humains, de régulation du commerce mondial, de coopération au développement et de lutte contre le changement climatique. Plus elle s’affirmera également, ce faisant, comme un modèle à l’échelle mondial pour ses valeurs et sa puissance normative.
Une stratégie globale : concilier souveraineté et dépendances mutuelles pour défendre la démocratie en Europe
Afin de relever ces cinq défis, l’Union doit penser stratégiquement sa relation au reste du monde et construire rapidement les relations qui découleront de cette vision stratégique.
Le deuxième mandat de Donald Trump à la tête des États-Unis rend caduque la logique de souveraineté relative de l’Union défendue par certains des États-membres du fait des coups portés à l’atlantisme (à la fois en tant que communauté de valeurs et en tant que communauté de destin). Dans la redistribution en cours de puissance à l’échelle planétaire, l’Union doit s’affirmer sans faillir comme une puissance qui s’impose par elle-même et pour elle-même à la table des puissances états-unienne, chinoise et russe. Cela passe par la définition de ses intérêts stratégiques d’une part, l’adoption des moyens nécessaires pour les défendre d’autre part.
Une telle adoption passe également, et sans attendre, par un renforcement de sa relation aux pays du Sud, au premier rang desquels les pays d’Afrique — la stratégie Global Gateway lancée en 2022 constitue un premier pas en ce sens. Il est l’heure pour l’Union européenne et ses États-membres d’assumer une ambition géopolitique commune.
L’Union doit penser stratégiquement sa relation au reste du monde et construire rapidement les relations qui découleront de cette vision stratégique.
Agathe Cagé et Sylvie Matelly
Pourquoi les États-membres de l’Union s’attacheraient-ils à bâtir cette souveraineté européenne ? La réponse est simple : pour les États-membres de l’Union, la souveraineté européenne pourrait être demain un outil de reconquête de leur autonomie stratégique — et donc de leur souveraineté nationale — dans les secteurs clefs que sont la sécurité (militaire et humaine), l’autonomie énergétique, les approvisionnements critiques, etc. La souveraineté européenne renforcera les souverainetés nationales, plutôt que l’inverse, dans un contexte où l’Europe doit faire face aux visées impérialistes des grandes puissances mondiales. C’est très probablement à la condition de la souveraineté européenne que l’Union poursuivra son intégration et, surtout, convaincra dans les années et les décennies à venir.
Rappelons une évidence : ce sont d’abord les États qui décident des avancées européennes. Construire une souveraineté européenne suppose que les États-membres acceptent dans certains domaines des « dépendances mutuelles » — pour reprendre l’idée introduite par le Livre blanc français sur la défense et la sécurité nationale de 2013. C’est particulièrement vrai en matière de réarmement militaire, où non seulement aucun pays en Europe n’a les moyens de construire une défense totalement autonome, mais aussi parce qu’il ne faut pas remonter bien loin dans notre histoire pour appréhender les conséquences dramatiques d’un réarmement des pays sur le continent européen. C’est tout aussi exact en matière de politique industrielle et d’infrastructures technologiques. Pour paraphraser le Livre blanc de 2013, il s’agit d’organiser des discussions visant « à substituer à des dépendances subies des interdépendances organisées, et à concilier ainsi souveraineté et dépendances mutuelles » (et mutuellement acceptées).
Autrement dit, bâtir la souveraineté européenne ne retirera pas de souveraineté aux États-membres : cela leur permettra d’en regagner dans des champs où, de fait, ils l’avaient perdue. L’histoire de l’euro permet d’illustrer la dynamique susceptible de se mettre en place. Sur le papier, l’euro a privé les États qui l’ont adopté de leur souveraineté monétaire, mais de fait ceux-ci en avaient été dépossédés dans les années 1990 par la dérégulation des marchés financiers et les attaques spéculatives contre toutes les monnaies européennes, attaques spéculatives que la mise en place de la monnaie unique a permis de stopper. La crise grecque de la décennie 2010 a été d’une gravité extrême pour le pays et ses habitants. Mais elle a également constitué un stress test pour la Banque centrale européenne (BCE) et elle a permis à la zone euro de se réinventer. En juillet 2012, Mario Draghi, qui était à la tête de la BCE, a prononcé les trois mots « Whatever it takes » (« Tout ce qu’il faudra ») qui ont permis de sauver l’euro en mettant fin quasi-immédiatement à la spéculation des marchés. La BCE post-20212 a su créer le Mécanisme européen de stabilité, le Fonds de résolution unique, multiplier les nouveaux outils, acheter quand cela était nécessaire la dette des États et, pendant la pandémie de Covid-19, contourner ses statuts pour prêter aux États.
Rappelons une évidence : ce sont d’abord les États qui décident des avancées européennes.
Agathe Cagé et Sylvie Matelly
Par conséquent, la question décisive qui est aujourd’hui posée à la fois à l’Union et à ses États-membres est celle-ci : quel degré de dépendances mutuelles êtes-vous prêts à accepter pour garantir l’indépendance au niveau de l’Union et bâtir une puissance européenne ?
Les citoyens européens, quant à eux, expriment présentement un très haut niveau de confiance dans l’Union et dans sa capacité à défendre les intérêts économiques de l’Europe dans l’économie mondiale. Mesuré par l’Eurobaromètre 2024 à 51 %, le niveau de confiance des Européens envers l’Union n’a jamais été aussi élevé depuis 2007 — ce pourcentage est, de plus, à mettre en regard d’un niveau de confiance de 33 % dans les gouvernements nationaux. Le niveau de soutien à la monnaie unique n’a historiquement jamais été aussi élevé, que ce soit au sein de l’Union dans son ensemble (74 % des Européens se disent favorables à l’euro) ou au sein de la zone euro (82 % d’opinions favorables). Enfin, toujours selon les résultats de l’Eurobaromètre 2024, trois citoyens européens sur quatre estiment que l’Union est plus efficace pour défendre les intérêts commerciaux de ses États membres dans le monde que les États membres agissant seuls.
En mars 2025, la grande enquête Eurobazooka commandée par le Grand Continent a quant à elle mesuré que les Européens ont plus confiance en une armée commune européenne (60 %) qu’en leur armée nationale (19 %) pour assurer la sécurité de leurs pays.
Désormais hors de l’Union, le Royaume-Uni n’a paradoxalement peut-être jamais été aussi près de l’Europe.
Agathe Cagé et Sylvie Matelly
Au moment même où le Président des États-Unis Donald Trump proclame que l’Union a été créée pour « arnaquer » son pays, les citoyens européens affirment leur confiance dans l’Union pour défendre leur continent. Les frontières de ce soutien massif de l’opinion publique à l’Europe dépassent même les frontières de l’Union, car les Britanniques paraissent s’éloigner de plus en plus de l’opinion publique américaine. Le Royaume-Uni est pour l’Union un allié proche partageant une communauté de valeurs et un point d’appui essentiel dans le réarmement de sa souveraineté. Désormais hors de l’Union, le Royaume-Uni n’a paradoxalement peut-être jamais été aussi près de l’Europe.
Le réarmement de la souveraineté européenne peut se faire à grande vitesse et à cadre institutionnel constant — ou presque — si l’Union continue à savoir faire preuve de pragmatisme et à accélérer lorsque nécessaire ses processus de décision.
Penser une souveraineté européenne est un défi démocratique.
Les citoyens européens le réclament.
Dans le nouveau désordre mondial, il appartient plus que jamais aux gouvernements de se montrer à la hauteur de l’histoire.