Raul Hilberg, The Destruction of the European Jews, Chicago, Quadrangle Books, 1961
Que The Destruction of the European Jews soit le seul livre de cette liste à avoir été publié avant les années 1990 dit bien toute son importance, comme le souligne son histoire éditoriale. D’une part, Hilberg n’a jamais cessé de réviser et d’augmenter son œuvre au cours des décennies, la rééditant à deux reprises, en 1985 et en 2003. D’autre part, sa parution fut longtemps retardée en Allemagne — ce n’est qu’en 1982 qu’une première édition vit le jour.

The Destruction of the European Jews est considéré comme l’une des premières études historiques à vouloir donner une vision exhaustive de la Shoah. Hilberg identifia quatre étapes essentielles dans le processus d’extermination : l’identification des juifs comme ennemis de l’État ; leur expropriation, qui poursuivait dans le domaine économique leur exclusion de la communauté nationale ; leur concentration dans des ghettos ; finalement, leur exécution dans des actions mobiles de tueries et, à partir de 1942, dans des centres de mise à mort.
Au cœur de ce processus se trouve la bureaucratie nazie, Hilberg soulignant comment des fonctionnaires anonymes exécutèrent leur tâche avec zèle et efficacité.
Cette perspective en fait l’un des précurseurs du courant fonctionnaliste : plus qu’un plan prémédité par Hitler et son entourage, ce serait avant tout les mécanismes administratifs et institutionnels du nazisme qui expliqueraient l’ampleur des violences commises par le régime. Cette étude monumentale est aussi une étape incontournable dans l’historiographie de la Shoah.
Christopher Browning, Ordinary Men : Reserve Police Battalion 101 and the Final Solution in Poland, New York, HarperCollins, 1992

Entre 1942 et 1943, les cinq cents hommes qui composaient le 101e bataillon de réserve de la police allemande déployé en Pologne ont exécuté 38 000 juifs. Ils ont aussi directement participé à la déportation de 45 000 autres vers le centre de mise à mort de Treblinka.
En se fondant notamment sur les interrogatoires d’une partie des membres du bataillon, Christopher Browning fait le portrait de ces bourreaux « ordinaires ».
Si ces tueurs étaient issus de la police de Hambourg, ils n’étaient pas particulièrement engagés au sein du parti nazi (25 % seulement). En présentant l’unité et les crimes qu’elle a commis, il remarque que ceux qui ne participèrent pas aux meurtres, soit qu’ils aient refusé, soit qu’ils aient réussi à se soustraire aux ordres, représentèrent entre 10 et 20 % des membres du bataillon. Christopher Browning souligne surtout qu’aucun d’entre eux ne reçut de sanction disciplinaire, repoussant ainsi l’idée que les bourreaux avaient agi sous la contrainte.
La dernière partie du livre cherche donc à comprendre comment ces hommes se sont transformés en tueurs de masse. Il rejette d’emblée l’idée qu’ils étaient particulièrement brutaux avant guerre : la violence fut plutôt une conséquence progressive de leurs actes, et non leur cause initiale. Et s’ils étaient exposés à la propagande antisémite, ambiante en Allemagne depuis 1933, ils n’étaient pas particulièrement fanatisés.
En passant par la psychologie sociale, et notamment l’expérience, aujourd’hui très contestée, de Milgram, il engage une réflexion stimulante sur les mécanismes d’obéissance à l’autorité et de pression du groupe. En opérant un pas de côté par rapport à un exercice classique de l’histoire militaire — l’histoire d’une unité combattante à travers un conflit —, il inaugure finalement un champ d’étude prolifique sur les groupes déployés dans une logique d’extermination. Plus de trente ans après sa parution, ce classique reste d’une incroyable fécondité.
Wolfram Wette, Die Wehrmacht. Feindbilder, Vernichtungskrieg, Legenden, Frankfurt am Main, S. Fischer, 2002

Cet ouvrage est loin d’être le seul à avoir déconstruit le mythe de la « Wehrmacht propre » au tournant du XXIe siècle — que l’on pense, par exemple, aux travaux fondamentaux de Christian Gerlach à la fin des années 1990. Mais, il est devenu l’un des plus célèbres, participant à changer en profondeur la mémoire allemande de son armée.
Professeur à l’université de Fribourg, Wette s’est appuyé sur des archives militaires et judiciaires pour démontrer l’implication active de l’armée allemande dans les crimes de guerre et la Shoah — tout particulièrement sur le front de l’Est. Jusqu’aux années 1990, de nombreux chercheurs allemands tendaient en effet à minimiser la responsabilité de la Wehrmacht dans ces crimes, les attribuant uniquement aux SS et aux Einsatzgruppen. Wette a prouvé que la Wehrmacht avait non seulement apporté son soutien aux opérations d’extermination, mais qu’elle y avait contribué directement.
Die Wehrmacht. Feindbilder, Vernichtungskrieg, Legenden jette également la lumière sur la manière dont les officiers allemands avaient forgé et diffusé le mythe d’une armée propre dans les années d’après-guerre, un récit largement accepté en Allemagne de l’Ouest, notamment dans le contexte de la Guerre froide.
Un peu plus de vingt ans après sa parution, cette démonstration demeure d’autant plus importante qu’une partie des leaders de l’AfD ne cesse de réinvestir le mythe d’un Wehrmacht « propre ».
Julian Jackson, The Fall of France, Oxford, Oxford University Press, 2003

La « chute de la France » au printemps 1940 a immédiatement fasciné les historiens.
Quelques mois après, Marc Bloch écrivait L’Étrange défaite (publiée de façon posthume en 1946). Un an plus tard, l’historien américain Robert Palmer faisait paraître Twelve Who Ruled dans lequel il analysait la manière dont la France révolutionnaire ne s’était pas effondrée entre 1793 et 1794 — le portrait du « grand Comité » de salut public permettant de réfléchir en miroir à la chute des armées françaises un siècle et demi plus tard.
Au début du XXIe siècle, Julian Jackson écrit un livre extraordinairement accessible et synoptique sur la déroute française : les aspects militaires, politiques, sociaux et culturels sont considérés avec une finesse et une érudition remarquables. Plus de vingt ans après sa parution, ce livre demeure une porte d’entrée essentielle dans un des tournants initiaux du Second Conflit mondial.
Adam Tooze, The Wages of Destruction : The Making and Breaking of the Nazi Economy, London, Allen Lane, 2006

Longtemps, le nazisme a été peu approché dans sa dimension économique. L’histoire politique, culturelle ou encore militaire de l’Allemagne nazie avait la préférence des historiens qui reléguaient souvent l’économie à un arrière-plan technique ou à un simple facteur d’appoint.
Dans The Wages of Destruction, Adam Tooze prend le contrepied absolu de cette vision en faisant de ces questions le cœur de son approche — convaincu que la dynamique du régime nazi, tout comme l’ampleur des violences et des destructions qu’il avait causées, avaient une justification proprement économique. Le réarmement massif de l’Allemagne, sa volonté autarcique, l’obsession pour l’espace vital à l’Est ne répondaient pas seulement à des nécessités militaires, mais traduisaient une vision darwinienne et racialiste du monde, dont les fondements mêmes s’ancraient dans la conviction que la guerre pour les ressources mondiales étaient inévitables. Face à l’ascension des États-Unis, il fallait que l’Allemagne se prépare, et par tous les moyens.
Indissociable du reste du corpus idéologique nazi, la politique économique du régime reflète donc son organisation, c’est-à-dire qu’elle est largement improvisée et dominée par les rivalités entre les différentes factions qui s’affrontent à partir de 1933. De ce fait, Adam Tooze souligne aussi que les contradictions et les apories économiques du Troisième Reich ont directement contribué à son effondrement.
En passant par cette question, il parvient non seulement à démontrer que l’économie était un point d’entrée fondamental dans l’histoire politique, intellectuelle et militaire du nazisme, mais aussi une clé de lecture de la Seconde Guerre mondiale telle qu’elle a été menée par l’Allemagne.
Saul Friedländer, The Years of Extermination : Nazi Germany and the Jews, 1939–1945, New York, HarperCollins, 2007

Lauréat du Pulitzer en 2008, ce livre est la suite de The Years of Persecution (1997), dans lequel Saul Friedländer revenait sur l’antisémitisme nazi avant la Seconde Guerre mondiale. C’est l’aboutissement d’un travail colossal sur la Shoah, qui croise plusieurs échelles d’analyse : les décisions prises par les élites nazies ; les réactions de la société allemande ; le rôle des institutions dans la politique d’extermination ; et, finalement, les voix des victimes, qui sont restituées à travers leurs lettres, leurs journaux ou leurs derniers messages.
À la différence de Raul Hilberg, Saul Friedländer refuse une approche strictement fonctionnaliste de la Shoah.
Il cherche au contraire à démontrer que le projet et l’exécution du génocide sont la conséquence de l’imbrication de l’antisémitisme à caractère messianique d’Hitler et de son entourage, et des dynamiques bureaucratiques et militaires propres au régime nazi. C’est la rencontre de ces phénomènes qui rend possible l’assassinat de six millions de personne dans un passage progressif à l’extermination de masse.
Saul Friedländer démontre aussi combien la politique d’extermination fut publique, inscrite dans les discours, les journaux, les rumeurs. Autrement dit, personne, dans les territoires du Reich, ne pouvait réellement ignorer ce qui se déroulait — très loin d’une idée commodément répétée et reçue.
Wendy Lower, Nazi Empire Building and the Holocaust in Ukraine, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2005

En 2010, Timothy Snyder publiait une étude restée célèbre : Bloodlands : Europe Between Hitler and Stalin (New York City, Basic Books, 2010). Il y réfléchissait au vaste territoire d’Europe centrale et orientale qui, entre le début des années 1930 et la fin des années 1940, fut un terrain d’expérimentation impérial où des dizaines de millions d’êtres humains perdirent la vie.
Quelques années avant la parution de cet ouvrage, Wendy Lower écrivait un livre essentiel sur l’une de ces « terres de sang », l’Ukraine, pendant la période où elle fut occupée par l’Allemagne nazie. En s’appuyant sur des archives allemandes et soviétiques, des journaux intimes, des mémoires et des entretiens personnels, elle y montrait comment les nazis avaient transformé cette région en un laboratoire de la colonisation raciale, de l’exploitation économique et de l’extermination des Juifs.
Alors que la mémoire de la Seconde Guerre mondiale en Ukraine reste un important enjeu de politique intérieure, mais aussi dans les relations qu’elle entretient avec certains de ses voisins — notamment la Pologne — cet ouvrage permet de rester au plus près de ce que fut le conflit sur ce territoire.
Ian Kershaw, The End : Hitler’s Germany 1944–45, London Allen Lane, 2011

Pourquoi les Allemands se sont-ils acharné à combattre jusqu’en mai 1945 alors que la guerre était perdue depuis plusieurs mois ? Pourquoi risquer l’annihilation totale afin de défendre un régime qui les avait menés au bord du gouffre ?
Ian Kershaw n’est pas le premier historien à avoir posé ces questions. En revanche, il est le premier à avoir considéré les dix derniers mois de la guerre du point de vue allemand, en envisageant l’attitude de l’ensemble de la société face à un désastre toujours plus inévitable.
Dans cette longue étude, il croise l’histoire politique, sociale et militaire pour dissiper certaines idées reçues — tout en proposant une interprétation à la résistance qui fut opposée jusqu’au mois de mai 1945. Il montre ainsi que les explications souvent avancées — la popularité résiduelle de Hitler ; l’espoir d’un retournement stratégique des Anglo-Américains contre l’Union soviétique ; la crainte de l’Armée rouge — ne suffisent pas à expliquer l’ampleur de cette obstination.
Pour lui, ces derniers mois de la guerre illustre surtout l’emprise étouffante du parti nazi sur la société allemande. Celle-ci est renforcée par l’allégeance des hauts dignitaires du régime à Hitler, qu’ils se trouvent à Berlin ou de la part des dirigeants locaux, notamment les gauleiters, qui maintinrent un contrôle étroit de la population. De son côté, l’armée n’a joué aucun rôle de contrepoids, soit que certains chefs soient paralysés (notamment par la peur d’être exécuté après l’attentat raté du 20 juillet 1944), soit qu’ils aient éprouvé une fidélité fanatique pour le Führer. De fait, son suicide est suivi par l’effondrement rapide de ces structures.
Ce portrait d’un régime en décomposition est aussi passionnant par sa puissance d’évocation, tant Ian Kershaw parvient à faire éprouver ces mois pendant lesquels la société allemande se disloqua, six ans après le début de la Seconde Guerre mondiale.
Lire notre entretien avec Ian Kershaw
Johann Chapoutot, La Loi du sang. Penser et agir en nazi, Paris, Gallimard, 2011

À la suite des travaux fondateurs de George L. Mosse, Johann Chapoutot a essayé de rendre compte de l’imaginaire nazi. Commencée dans son travail doctoral, publiée en 2008 sous le titre Le National-socialisme et l’Antiquité, cette entreprise se poursuit dans La Loi du sang qui plonge dans un riche matériel documentaire pour reconstituer les sources de la pensée nazie.
Cette approche internaliste, qui pousse Johann Chapoutot à présenter les œuvres de juristes, de biologistes ou d’historiens qui, depuis le XIXe siècle, construisent une vision du monde cohérente, aboutit à une démonstration troublante : le déchaînement de violence déployé par les nazis s’est appuyé sur une rationalité propre, enracinée dans des savoirs scientifiques alors considérés comme légitimes. Johann Chapoutot révèle la logique doctrinale du régime, qu’il présente en trois impératifs : « Procréer », « Combattre », « Régner ». L’obsession de la pureté raciale fonde un droit qui organise l’exclusion, la guerre et l’extermination.
En retraçant avec rigueur cette élaboration idéologique, ce livre donne à voir une pensée structurée, mais, surtout, il montre comment elle résonne avec la culture occidentale de son temps. C’est aussi cette continuité dérangeante entre certains aspects de la modernité occidentale et la radicalité nazie que cet ouvrage parvient à mettre à jour.
Un entretien de Johann Chapoutot dans la revue
Rana Mitter, China’s War With Japan, 1937-1945 : The Struggle for Survival, London, Penguin, 2014

Pearl Harbor, Midway, Iwo Jima… autant de noms qui, vus d’Europe, sont associés à un conflit certes distant, mais relativement familier. C’est que le prisme hollywoodien a incarné la guerre du Pacifique auprès du grand public. Le théâtre chinois de la Seconde Guerre mondiale, en revanche, demeure assez largement méconnu, au point que Rana Mitter n’a pas tort de parler de la Chine comme de « l’allié oublié ».
En faisant l’histoire de la guerre sino-japonaise, il rappelle l’importance stratégique du front chinois qui, pendant huit ans, absorbe une part importante de l’effort militaire japonais, empêchant Tokyo de concentrer toutes ses forces contre les Alliés occidentaux. Ce faisant, Rana Mitter dissipe l’idée reçue selon laquelle l’apport chinois à la victoire contre l’Axe aurait été essentiellement symbolique.
Son livre vient également faire pièce au récit qui voudrait que les nationalistes aient fui pendant que les communistes combattaient — toujours largement diffusé en République populaire de Chine. Rana Mitter cherche plutôt à reconstituer les idéologies et les visions du monde concurrentes des trois grands acteurs chinois du conflit : communistes, nationalistes et collaborateurs avec les Japonais.
Enfin, cet ouvrage est extrêmement précis dans son analyse des dimensions sociales et humaines du conflit. De ce point de vue, China’s War With Japan, 1937-1945 est aussi le récit de la naissance de la Chine contemporaine, ouvrant vers l’histoire de la fondation de la République populaire de Chine, et de l’installation du régime nationaliste à Taiwan.
Christian Ingrao, La promesse de l’Est : Espérance nazie et génocide (1939-1943), Paris, Seuil, 2016

Le nazisme fut aussi une promesse de bonheur.
Au vu des dizaines de millions de morts causés en quelques années par un régime qui est devenu l’incarnation du mal absolu, cette proposition a quelque chose de choquant. Et pourtant, l’un des principaux apports de l’histoire culturelle et intellectuelle du nazisme repose sur sa capacité à rendre en compte d’une vision du monde fondée sur l’espérance d’un monde meilleur, justifiant justement les crimes les plus atroces.
Christian Ingrao démontre que les projets de colonisation de l’Europe orientale – en particulier en Pologne et en Union soviétique – furent portés par une véritable ferveur. C’est l’un des apports les plus originaux de ce livre, qui porte une attention très fine à l’histoire des émotions, et notamment de l’adhésion subjective aux projets du régime. L’analyse des rapports envoyés par les volontaires nazis, souvent recrutés parmi les étudiants, donne à voir un enthousiasme sans limite — ces colons allemands se vivant comme les protagonistes d’une mission exaltante. En réfléchissant aux quatre premières années du conflit, La promesse de l’Est montre qu’une véritable « utopie raciale » était à l’œuvre en Europe orientale, présentée comme une terre vierge, peuplée d’éléments présentés comme dangereux et inférieurs.
Cette vision est l’œuvre de diplômés de l’université, des juristes, des géographes ou des agronomes — ces « intellectuels » nazis que Christian Ingrao a étudié dans un précédent ouvrage. Pour eux, l’Est est une « frontière » à reconquérir pour y faire triompher la « race ». Cet ouvrage fait ressortir un aspect essentiel du projet nazi, qui s’adresse à la part la plus intime de millions d’Allemands : la promesse d’édifier un bonheur collectif, fondé sur l’élimination de millions de vies.
Elisabeth Krimmer, German Women’s Life Writing and the Holocaust : Complicity and Gender in the Second World War, New York, Cambridge University Press, 2018

Le protagoniste de La Zone d’intérêt n’est pas Rudolf Höss, mais bien sa femme, Hedwig, qui jouit de la vie cossue que lui offre son époux, à la tête du camp d’Auschwitz, terrorisant les prisonnières qui sont détachées à son service. Incarnation glaçante d’un personnage historique, qui fut une nazie convaincue, elle aurait pu être l’une des femmes étudiées par Elisabeth Krimmer. Ce n’est pas le cas car Hedwig Höss n’a laissé aucun texte derrière elle. Or, l’un des traits les plus saillants de German Women’s Life Writing and the Holocaust tient justement au matériel documentaire mobilisé par l’historienne : des récits autobiographiques, des mémoires et des œuvres de fiction qui font apparaître la « grammaire » de la complicité féminine à la Shoah.
Pour Elisabeth Krimmer, il s’agit de débrouiller un écheveau complexe où les silences, les justifications ambigües et les ruptures narratives doivent articuler la tension entre la mémoire individuelle et la manière dont les autrices se représentent leur participation à des événements historiques. Mais cette enquête est encore compliquée lorsque certains récits brouillent la frontière entre victimes et bourreaux, ce qui apparaît notamment dans les textes produits par des femmes ayant fait l’expérience du viol à la fin du conflit. Sans jamais minimiser aucune des souffrances subies, Elisabeth Krimmer montre que ces récits servent aussi à relativiser la participation à d’autres crimes.
Cette étude passionnante, qui croise le travail historique à l’analyse littéraire et à la réflexion éthique, réussit une véritable prouesse : redonner une voix et une place aux femmes dans l’histoire du nazisme et de ses crimes.
Jean Lopez, Lasha Otkhmezuri, Barbarossa : 1941, la guerre absolue, Paris, Passés composés, 2019

Ce livre est beaucoup plus qu’un simple récit de la plus vaste opération militaire terrestre de l’histoire contemporaine. Si les amateurs de manœuvres militaires, de cartes d’opérations et de précisions balistiques peuvent y trouver leur compte — tant le livre maîtrise les passages obligés de l’histoire militaire avec un brio indiscutable —, cet ouvrage excède de loin les bornes du genre pour proposer une fresque totale de cette campagne. L’immense finesse d’analyse des auteurs, couplée à un grand souffle narratif, leur permet d’articuler la logique stratégique de l’invasion avec ses soubassements idéologiques et ses prolongements exterminateurs.
Sans tomber dans le raccourci téléologique du « tournant décisif » de la Seconde Guerre mondiale, Barbarossa met en lumière l’ensemble des calculs économiques, diplomatiques et militaires, qui ont fait que les dirigeants allemands aient pu croire dans les possibilités de réussite d’une campagne qui, de manière rétrospective, apparaît parfaitement insensée. Jean Lopez et Lasha Otkhmezuri prouvent notamment combien l’état-major allemand joua un rôle décisif dans cette campagne — loin de l’image d’une Wehrmacht « raisonnable » face à la folie et à l’incompétence stratégique de Hitler. Ils insistent sur son rôle moteur dans l’élaboration d’une guerre de destruction, où la Shoah par balles, notamment, s’inscrivait dans une culture militaire prussienne de la terreur.
En croisant les logiques militaires, les mécanismes de perception erronée des acteurs, et en interrogeant le rôle de la peur dans la décision stratégique, ils démontrent que l’échec de Barbarossa ne fut pas le fruit d’un excès d’hubris mais d’un défaut d’anticipation. Celui-ci était principalement nourri par des illusions sur la faiblesse soviétique et une sous-estimation persistante des ressources humaines de l’Armée rouge. Page après page, le lecteur assiste à l’élaboration — puis à la réalisation — de l’horreur.
Masao Maruyama, Le Fascisme japonais (1931-1945), Paris, Les Belles lettres, 2021

Paru en 2021, en français, cet ouvrage réunit en réalité trois articles dont le plus ancien date de 1949. Il n’en constitue pas moins l’une des perspectives les plus stimulantes sur le régime militariste du Japon pendant la Seconde Guerre mondiale.
Écrit dans l’immédiat après-guerre, à partir de matériaux souvent limités mais avec une grande ambition conceptuelle, Le Fascisme japonais (1931-1945) cherche à saisir les coordonnées de la dérive autoritaire du Japon impérial. Volontairement provocateur, ce titre cherche à rendre compte d’un système qui a de nombreuses affinités avec les fascismes européens, sans être jamais porté par un véritable parti fasciste. Maruyama décrit au contraire une dictature militaire exercée par un groupe d’hommes, qui organise la brutalisation croissante de la société japonaise, en l’enracinant notamment dans un culte de l’obéissance quasi mystique à l’Empereur.
L’ouvrage souligne aussi comment les élites japonaises se sont collectivement déresponsabilisées du désastre en 1945 — l’empereur comme les autres. Par son observation attentive des procès de Tokyo, autant que sa lecture des structures politiques du Japon impérial, Maruyama démontre que la dictature qui s’installe dans les années 1930 a des racines profondes, qui remontent au début de l’ère Meiji. Critiquant le mythe d’une césure radicale, qui permettrait notamment de dédouaner les institutions impériales, il décrit les conséquences de la modernisation autoritaire du pays, qui prépare l’exercice massif de la violence.
De ce point de vue, il annonce les nombreux travaux sur la modernité paradoxale du fascisme, que l’on retrouve par exemple chez Jeffrey Herf ou Emilio Gentile : le progrès, notamment technologique, devant permettre de briser le progressisme en abattant l’expérience démocratique initiée à la fin du XVIIIe siècle. De fait, tous les pays de l’Axe eurent en commun de vouloir restaurer et défendre les hiérarchies sociales et raciales, au nom d’un ordre naturel que l’âge des révolutions n’aurait jamais dû remettre en question.
Claire Andrieu, Tombés du ciel, le sort des pilotes abattus en Europe, 1939-1945, Paris, Tallandier/Ministère des Armées, 2021

Peut-être plus que d’autres, la Seconde Guerre mondiale est un conflit pendant lequel civils et militaires n’ont cessé d’interagir. Parmi ces « rencontres », l’une des plus inédites tient à l’émergence d’une figure nouvelle, celle de l’aviateur abattu et tombé en parachute sur un territoire contrôlé par l’ennemi.
Pendant vingt ans, Claire Andrieu a travaillé à la question de savoir comment les civils avaient réagi à la chute d’un aviateur dans leur environnement immédiat. L’immense diversité des sources mobilisées lui permet d’identifier toute une gamme de comportements — du secours au lynchage — qui varie considérablement d’un territoire à l’autre et d’un moment à l’autre de la guerre. Autrement dit, la réaction des civils permet de saisir l’immense diversité des contextes sociaux, culturels et politiques dans l’Europe en guerre : hostilité farouche des Français contre les pilotes allemands ; civilité des Britanniques à l’égard des ennemis ; solidarité, partout en Europe occupée, vis-à-vis des aviateurs alliés ; violences extrêmes des civils allemands contre les pilotes anglais et américains.
En partant de cette perspective, Claire Andrieu entend déconstruire certaines des dichotomies classiques qui structurent les représentations de la Seconde Guerre mondiale — par exemple celle qui oppose les civils aux militaires, ou encore l’opposition entre les notions d’attentisme et de résistance. À la place, elle introduit l’idée d’une « guerre des civils » qui réinscrit les réactions qu’elle décrit dans l’ensemble des attitudes, des engagements et des positions politiques suscités par le conflit.
Olivier Wieviorka, Histoire totale de la Seconde Guerre mondiale, Paris, Perrin/Ministère des armées, 2023

Il fallait terminer cette bibliographie, nécessairement incomplète, de la Seconde Guerre mondiale, par la somme impressionnante d’Olivier Wieviorka.
Face à ces plus de mille pages qui rendent accessible un sujet d’une complexité redoutable, il serait vain de beaucoup écrire. Signalons néanmoins que ce livre essentiel est réellement total dans la mesure où il donne leur juste place aux fronts « oubliés », notamment en Asie et en Europe orientale.
Avec une rigueur et une érudition époustouflantes, Olivier Wieviorka s’emploie surtout à démystifier et démythifier l’histoire de la Seconde Guerre mondiale en affichant sa maîtrise de l’immense production scientifique sur le sujet. Ce faisant, il donne au lecteur une vision précise, nuancée et décentrée d’un conflit souvent prisonnier des récits nationaux ou des mémoires sélectives.