L’art de la guerre sainte : Poutine et Kirill ouvrent un front en Serbie

« Il faut que notre petite barque, voguant en eaux troubles, reste toujours amarrée au grand navire russe. »

Alors que l’Église catholique pleurait la mort du pape François, à Moscou, sous les ors du Kremlin, le Patriarche Kirill et le président russe accomplissaient une sorte de rituel théologico-politique : la mise en scène du rattachement au « monde russe » de l’Église de Serbie.

Peu remarqué en Occident, ce moment pourrait se révéler décisif.

Le bras armé de la prochaine invasion est désormais la religion orthodoxe.

Le prochain objectif a été énoncé à Moscou ce 22 avril : prendre Belgrade.

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Guillaume Lancereau
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© Gavriil Grigorov

Ce 22 avril, le président Vladimir Poutine et le patriarche de Moscou et de toutes les Russies ont reçu au Kremlin le patriarche Porfirije (Porphyre), premier dignitaire de l’Église orthodoxe serbe. Cette rencontre a été l’occasion de manifester l’alignement politique de la Serbie sur la politique russe, tout en confirmant le rôle de relais idéologique de cette politique exercé par l’Église orthodoxe serbe. 

Symboliquement, Vladimir Poutine et le patriarche Kirill s’y sont exprimés en russe, avec une traductrice russo-serbe, tandis que le patriarche Porphyre s’est adapté à ses interlocuteurs en prenant la parole, sans traduction, dans un russe correct, mais malgré tout hésitant. 

Malgré sa candidature à l’Union européenne, la Serbie d’Aleksandar Vučić mène une politique largement alignée sur celle du Kremlin. Il y a quelques jours, l’ambassadeur de la Fédération de Russie à Belgrade, Aleksandr Botsan-Kharchenko, confirmait que Moscou comptait sur la Serbie pour maintenir sa ligne géopolitique pro-russe, qui se traduit à la fois par un soutien institutionnel et par des résolutions économiques et juridiques, comme l’absence de sanctions vis-à-vis de la Fédération de Russie depuis février 2022, malgré les pressions répétées des Européens, et l’exemption de visas accordée aux citoyens russes, alors même que la candidature à l’Union européenne exigerait de la Serbie qu’elle introduise un régime de visas pour une série de pays, dont la Russie, la Biélorussie, la Chine ou la Turquie.

Si le Kremlin voit dans l’Église orthodoxe un puissant levier diplomatique et idéologique au service de ses jeux d’influence dans l’ancien espace soviétique, cette stratégie est particulièrement nette en Serbie.

Parmi les 1 500 signataires de la « Déclaration de Volos », condamnant comme « hérétique » l’idéologie du « monde russe », on ne trouve que trois citoyens serbes, qui ne font d’ailleurs pas partie du clergé. En retour, la Fédération de Russie et l’Église orthodoxe russe soutiennent activement la politique identitaire et nationaliste menée par la Serbie dans son espace proche, notamment en Bosnie-Herzégovine, au Kosovo et au Monténégro. Elles comptent ainsi parmi les principaux défenseurs des revendications sécessionnistes de la « République de Serbie » (Republika Srpska), en Bosnie. Vladimir Poutine a accordé plusieurs rencontres à Milorad Dodik, principale figure politique de ce mouvement sécessionniste, contre lequel la police fédérale de Bosnie a émis un mandat d’arrêt pour violation de l’ordre constitutionnel en mars dernier, avant d’échouer à l’arrêter dans la nuit du 23 avril. Sputnik Serbia, agence de presse russe en langue serbe, se fait aussi l’écho des discours de Dodik, en faveur de la Grande Serbie, slave et orthodoxe, appelée à s’affranchir de la tutelle d’États artificiels comme la Bosnie. Enfin, l’une des clefs de ce rapprochement a été le véto posé par la Fédération de Russie à la résolution britannique portée au Conseil de sécurité de l’ONU en 2015, tendant à reconnaître le massacre de Srebrenica comme un génocide  : une partie de la population serbe ressent encore aujourd’hui une gratitude sincère à l’égard de cette décision, qui a évité aux Serbes l’appellation infamante de peuple génocidaire.

La situation serait moins alarmante si elle ne rappelait pas celle de l’Ukraine de 2013. 

Comme Viktor Ianoukovytch, Aleksandar Vučić est accusé de liens avec les milieux criminels.

Comme lui, il adopte certains mots d’ordre et méthodes de la Russie, tout en luttant contre un mouvement de protestation où se mêlent des revendications sociales et économiques, une condamnation de la corruption, des aspirations libérales et démocratiques — un mouvement que les autorités russes et serbes n’hésitent pas, comme on le lira ci-dessous, à qualifier de « révolution de couleur », comme la « Révolution orange » de 2004 en Ukraine.

Enfin, comme Ianoukovytch, Vučić s’efforce de jouer sur tous les tableaux, en condamnant l’agression russe en Ukraine, mais sans imposer la moindre sanction à la Russie ; en poursuivant l’intégration européenne, mais sans se plier à l’ensemble des demandes associées. Dans un espace marqué par une expérience de la violence et des détestations identitaires et religieuses sans commune mesure avec les divisions qui pouvaient exister en 2013 entre Lviv et Kharkiv, la Serbie reste l’un des terrains explosifs de l’Europe et l’un des pays où se déterminera l’avenir des relations entre l’Union européenne et la Russie.

Vos Saintetés, permettez-moi de vous souhaiter chaleureusement la bienvenue à Moscou, dans ces pièces où règne une atmosphère toute particulière. Nous nous réjouissons de votre venue. 

Je n’ignore pas que l’Église orthodoxe serbe contribue fortement au renforcement des relations entre nos peuples, qui entretiennent traditionnellement les liens les plus étroits, propres aux relations de confiance entre alliés.

Permettez-moi de vous adresser tous mes vœux pour le dimanche de Pâques, notre fête commune.

J’ai déjà eu l’occasion de souligner que les relations russo-serbes avaient toujours eu un caractère très particulier. C’est encore le cas de nos jours, du fait notamment des solides et profondes racines spirituelles qui nous unissent.

Nous sommes toujours heureux de vous voir. Le 9 mai, nous attendons la visite à Moscou du président de la Serbie à l’occasion des cérémonies de la Victoire dans la Grande guerre patriotique.

Nous savons que la situation dans les Balkans n’est pas des plus simples et avons bien conscience de vos efforts pour renforcer la position de la Serbie, notamment à travers le Concile panserbe que vous avez organisé. Nous sommes toujours ravis de vous accueillir, soyez les bienvenus. 

Le premier Concile panserbe s’est tenu à Belgrade le 8 juin 2024 sous le slogan  : « Un seul peuple, un seul concile  : Serbie et République serbe ».

Il regroupait des représentants des autorités de Serbie, de la République serbe de Bosnie (région à majorité serbe intégrée à la Bosnie-Herzégovine), des Serbes du Kosovo ainsi que de la diaspora serbe de Macédoine du Nord et du Monténégro. L’objectif du concile consistait à diffuser l’idée que les Serbes, quelle que soit l’entité étatique dans laquelle ils résident, constituent un seul et même peuple.

Patriarche Porphyre

Monsieur le Président, pardonnez-moi, je vais dire quelques mots, je ne parle pas excellemment le russe, mais je le comprends très bien. Monseigneur Irénée, qui m’accompagne, le parle parfaitement.

Tous nos remerciements pour votre accueil et tous mes vœux pour la fête de Pâques. Le Christ est ressuscité  ! Je souhaite que cette Résurrection soit notre voie et notre réalité, le pilier de notre foi. Elle signifie que la victoire est connue et qu’elle dépend de la volonté de Dieu. Nous devons faire ce qui dépend de nous.

Je tenais à vous remercier pour toutes les actions que vous entreprenez sur le terrain des valeurs. Car on ne peut vivre sans repères de valeurs, sans valeurs, sans idéologie — non pas une idéologie au sens, psychologique, comme vous l’avez dit, mais au niveau essentiel, au fond de nous. Tout dépend de la foi. De la manière dont chacun croit dépend sa vie, sa parole et tout le reste.

Vous savez, et vous l’avez-vous-même souligné, que par le passé les relations entre l’Église russe et l’Église serbe ont toujours été placées sous le signe de l’amour et de la bonne entente. Je pense qu’il en est encore ainsi aujourd’hui. N’est-ce pas  ?

Patriarche Kirill

Tout à fait.  

Patriarche Porphyre

Mes prédécesseurs, les patriarches de l’Église serbe, ont toujours été très liés à leurs homologues de l’Église russe. Mon prédécesseur direct, Sa Sainteté le patriarche Irénée, disait  : « Il faut que les Serbes… » Comment disait-il  ? 

Métropolite Irénée

Il disait  : « Il faut que notre petite barque, voguant en eaux troubles, reste toujours amarrée au grand navire russe ».

Patriarche Porphyre

C’est bien ce que nous ressentons et ce que nous croyons.

Je dois le dire, pour que vous le sachiez, et vous le savez déjà, mais il est toujours bon de le rappeler, que le peuple serbe se considère comme ne faisant qu’un avec le peuple russe. Il arrive même que les Serbes placent davantage d’espoirs dans la politique russe que dans la politique serbe — peut-être paradoxalement.

Il y a deux semaines, je me trouvais à Jérusalem pour y rencontrer le Patriarche [Théophile III], avec lequel j’ai beaucoup discuté. Il ne savait pas que je devais me rendre à Moscou. Nous avons évoqué la situation globale de l’orthodoxie et il a déclaré  : « Vous savez, nous avons un atout ». Lorsque je lui ai demandé lequel, il m’a répondu  : « Vladimir Poutine ». Avec ces quelques mots, tout était dit.

Nous vous sommes reconnaissant de votre soutien et de la position que vous maintenez sur le Kosovo, la République serbe [de Bosnie-Herzégovine] et, bien sûr, le Monténégro, où se trouvent notre peuple et notre Église. Vous ne l’ignorez pas  : sans votre soutien, et celui de la Chine, je ne sais pas ce qu’il serait advenu du Kosovo. J’y étais pour Pâques, j’y ai célébré la liturgie — c’est, après tout, la capitale du Patriarcat serbe.

L’indépendance du Kosovo vis-à-vis de la Serbie — proclamée par le premier en 2008 — est actuellement reconnue par plus de la moitié des États membres de l’ONU, mais, parmi les membres permanents du Conseil de sécurité, la Chine et la Russie s’y opposent. C’est aussi le cas de plusieurs pays de l’Union européenne (Chypre, Espagne, Grèce, Roumanie, Slovaquie), alors que le Kosovo est considéré comme un candidat potentiel à l’adhésion, après son dépôt d’une demande en décembre 2022.

Nous souhaiterions que vous poursuiviez sur cette ligne et fassiez tout ce qui est en votre pouvoir. Indépendamment de la politique, indépendamment des questions de personnes, de l’actualité, le peuple serbe n’a pas de perspectives d’avenir sans le Kosovo et sans la République serbe.

Bien sûr, nous [les représentants de l’Église] avons d’excellentes relations avec le président [Aleksandar Vučić], qui vous envoie ses salutations et m’a confirmé qu’il serait présent ici le 9 mai, malgré toutes les circonstances en Europe ou ailleurs. 

Le 16 avril dernier, plusieurs porte-paroles de la Commission européenne, dont Anitta Hipper et Guillaume Mercier, ont condamné la décision du président Aleksandar Vučić de participer aux cérémonies du 9 mai à Moscou, rappelant que la procédure d’adhésion de la Serbie à l’Union européenne supposait aussi un alignement sur ses valeurs et sa politique étrangère. Cet argument est toutefois affaibli par le fait que le Premier ministre slovaque Robert Fico a lui aussi fait état de sa décision de se rendre sur la Place rouge le 9 mai.

Dans une interview accordée ce 30 avril à la chaîne de télévision russe RTVI, l’ambassadeur de la Fédération de Russie à Belgrade, Aleksandr Botsan-Kharchenko, tâchait de maintenir une illusion d’équilibre, en soulignant que le choix du président Vučić ne remettait aucunement en cause l’orientation européenne de la Serbie, mais que « l’adhésion et le processus d’intégration devaient se faire dans le respect de la souveraineté et du libre choix de la Serbie ».

Notre position à propos du Kosovo, de la République serbe et du Monténégro, à mon sens, dépend largement de la position de l’État russe, de la Fédération de Russie à l’échelle globale. Mon désir, qui est aussi celui de la majorité de l’Église, est que, si jamais de nouvelles divisions géopolitiques venaient à se produire, nous restions ancrés dans l’environnement russe.

Métropolite Irénée

Dans le monde russe. 

La proximité idéologique entre la Russie et la Serbie est allée jusqu’à l’adoption par certains responsables serbes des principaux mots-clefs du régime de Vladimir Poutine  : ainsi, en 2021, le ministre de l’Intérieur serbe Aleksandar Vulin appelait à la défense du « monde serbe » et à un renforcement économique et militaire de la Serbie propre à lui permettre de « défendre les Serbes quel que soit l’endroit où ils vivent ».

Patriarche Porphyre

Oui, dans le monde russe, dans le monde orthodoxe. Nous venons de parler de la situation de l’orthodoxie avec Sa Sainteté le patriarche Kirill, les choses ne sont pas simples. 

Nous aussi, nous traversons en ce moment une révolution. Comment dit-on, déjà  ?

Métropolite Irénée

De couleur.

Patriarche Porphyre

Une révolution de couleur, vous êtes au courant. J’espère que nous surmonterons cette épreuve, comme vous l’avez dit. Parce que nous savons et sentons bien que les centres de pouvoir en Occident refusent de favoriser l’identité du peuple et de la culture serbes.

Depuis les années 2003-2004, avec la « Révolution des Roses » en Géorgie, la « Révolution Orange » en Ukraine et la « Révolution des Tulipes » au Kirghizstan, la Russie a fait de la prévention des soulèvements populaires dans son espace proche et sur son propre territoire un élément clef de sa politique extérieure et de sa répression intérieure. Le fait que le Kremlin se sente perpétuellement menacé par des mouvements de masse qu’il imagine — ou, du moins, présente comme — ourdis par l’Occident, a été l’un des principaux facteurs du tournant militariste et policier de la Russie de Vladimir Poutine au cours des deux décennies passées.

De ce point de vue, le fait d’ériger en « révolution de couleur » les manifestations de masse contre le président Aleksandar Vučić, déclenchées par l’incident de Novi Sad en novembre 2024, est une manière de les interpréter comme un nouveau danger pour l’équilibre géopolitique du continent et de légitimer la répression du mouvement.

De fait, les manifestants ont accusé le gouvernement d’avoir fait illégalement usage d’un canon à son pour disperser la foule lors d’une manifestation de mars 2025 qui avait rassemblé jusqu’à 300 000 personnes. Les experts appelés par le gouvernement à enquêter sur cet usage ont conclu négativement. L’enquête avait été confiée au Service de sécurité de la Fédération de Russie.

Merci pour vos mots chaleureux et que Dieu nous donne force et sagesse. Nos prières vous accompagnent toujours et j’espère que le Seigneur vous viendra en aide.

Vladimir Poutine

Votre Sainteté, vous venez de parler d’identité et c’est bien une question centrale pour l’Église dans son ensemble, y compris pour l’Église orthodoxe russe sous la direction de Sa Sainteté le patriarche de Moscou et de toutes les Russies. Sa Sainteté le patriarche met en œuvre des efforts considérables pour renforcer nos valeurs traditionnelles, nos fondements spirituels. À chaque fois que je le rencontre, nous ne manquons pas d’évoquer nos frères dans l’orthodoxie. C’est la position de Sa Sainteté le patriarche, et je ne doute pas qu’il en fasse état régulièrement dans vos échanges. Votre Sainteté  ?

Patriarche Kirill

Très estimé Vladimir Vladimirovitch, je suis très heureux que cette rencontre ait été organisée.

Parmi l’ensemble des églises autocéphales, celle de Serbie est la plus proche de l’Église russe, à la fois par la culture et par la langue, et même sur le plan historique  : nos pays ne se sont jamais fait la guerre. S’ils ont combattu, c’était toujours côté à côté, contre un ennemi commun.

Cet amour pour les Russes, pour le peuple russe, pour l’Église russe, est profondément enraciné dans la culture de la Serbie, du peuple serbe. C’est pourquoi il s’agit de nos amis les plus proches, de nos frères par l’esprit et par la philosophie de vie. Tout cela est d’une importance capitale à la fois lorsque nous discutons des problèmes courants et lorsque nous nous rencontrons dans des cadres inter-orthodoxes. L’Église serbe est la plus proche de nous, et je ne l’affirme pas simplement parce que le patriarche serbe est parmi nous, mais parce que c’est la pure vérité.

Si nous nous plaçons sur le plan de l’histoire, nous constatons que le peuple serbe et l’Église serbe n’ont jamais trahi la Russie, alors que d’autres peuples slaves, qu’il n’est pas besoin de nommer, ont parfois changé d’orientation, au moins pour un temps, sous la puissante influence des pressions militaristes de l’Occident. Ils ont changé d’orientation, puis s’en sont repenti, mais cela ne change rien au fond du problème. Or, la Serbie ne l’a jamais fait. Cet amour de la Russie est presque, pourrait-on dire, inscrit dans les gènes du peuple serbe. Il ne peut donc pas manquer de se refléter dans les relations entre nos Églises. Nous sommes toujours en accord sur les questions de fond. Lorsque des dissensions surgissent en terrain inter-orthodoxe, nous ressentons toujours le soutien amical de l’Église serbe.

Certes, il faudrait bien sûr ajouter que les Serbes sont plus occidentaux que nous — c’est ainsi que Dieu en a décidé. L’Église serbe est une Église qui fait directement face au monde occidental, dont elle a pu recevoir et continue sans doute de recevoir beaucoup d’enseignements utiles, dans le monde scientifique comme culturel. En revanche, ce qui se passe aujourd’hui au niveau des valeurs, de la morale en Occident, je vous le dis franchement, il n’y a pas de raisons de se cacher  : tout cela est démoniaque. 

Patriarche Porphyre 

Absolument.

Patriarche Kirill

Pourquoi « démoniaque »  ? Parce que faire perdre à l’être humain le sens de la différence entre le bien et le mal est l’œuvre du démon. Cette différence n’existe plus, elle a été remplacée par des choix d’attitudes. L’Église affirme  : « Il ne faut pas agir ainsi ». Et la parole divine dit, de même  : « Il ne faut pas agir ainsi ». Mais la culture séculière d’aujourd’hui répond  : « Et pourquoi pas  ? L’être humain est libre d’agir comme il l’entend, cela relève de son choix libre ».

Cette disposition sape directement les fondements moraux de l’existence humaine, jusqu’à nous menacer d’une catastrophe civilisationnelle inimaginable. En effet, si l’intégrité de la personne humaine se dissout, alors tout le reste s’effondre du même coup. C’est ce que professe, comme vous le savez, l’Église orthodoxe russe, y compris sur la scène internationale. Mais nous avons besoin pour cela d’alliés bien disposés. […] 

Les personnes présentes autour de cette table, Sa Sainteté, Monseigneur Irénée, sont les véritables guides spirituels de leur peuple. Je connais l’amitié profonde qu’ils cultivent vis-à-vis de la Russie et de vous personnellement [Vladimir Poutine]. Cette rencontre d’aujourd’hui est donc pour moi un moment émouvant, un moment de véritable élévation spirituelle. J’ai bon espoir qu’elle ouvre des perspectives bénéfiques pour le développement futur des relations entre l’Église russe et l’Église serbe ainsi qu’entre la Serbie et la Russie.

Vladimir Poutine

Votre Sainteté, vous avez évoqué les événements qui se déroulent à l’Ouest et nous avons été témoins de vos rencontres avec le pape, qui nous a quittés en cette période de Pâques. Cela me semble confirmer qu’il reste encore en Occident des personnes, des forces, y compris des forces spirituelles, attachées à la restauration des relations et des fondements spirituels. 

Patriarche Kirill

C’est assuré.

Vladimir Poutine

La culture occidentale, quoi qu’on veuille en dire, repose sur des fondements chrétiens. 

Patriarche Kirill

Vous évoquez à raison le défunt pape. C’était un homme aux idées et aux convictions fortes, prêt à défendre sa vision malgré toutes les pressions qu’il subissait, notamment pour le forcer à prendre ses distances avec l’Église russe.

Comme le rappelle dans ces pages Jean-Louis de la Vaissière : « Soucieux de mener à bien le laborieux chemin de dialogue avec l’Église orthodoxe russe, François aura tardé à prendre ses distances avec Kirill, ex-agent du KGB, grand soutien de Poutine. Ce rapprochement œcuménique, initié par une rencontre à Cuba en 2015, était pour François un enjeu considérable, car le patriarcat de Moscou représente géographiquement la plus importante partie de l’orthodoxie. Après avoir mené en visio avec lui en 2022 un dialogue de sourds, il fallut à François du temps pour arriver à ce constat  : « le patriarche ne peut pas se transformer en enfant de chœur de Poutine » et critiquer « l’instrumentalisation du sacré ». Un vague projet de sommet entre François et Kirill était remis aux calendes grecques. »

Maintenant qu’il se trouve dans l’autre monde, je peux le citer sans lui demander sa permission. Quand les pressions de ses collaborateurs proches, qui voulaient le faire changer de ligne, l’éloigner de tout ce qui relevait de la politique russe, quand toutes ces pressions ont atteint leur acmé, il a simplement répondu  : « Ne me tournez pas contre Kirill ». Cette phrase est restée gravée dans ma mémoire et ma conscience tout le temps qu’il était encore en vie. Nous entretenions les meilleures relations. Aujourd’hui, Dieu l’a rappelé dans l’autre monde, mais je n’oublierai pas son attitude bienveillante envers la Russie et l’Église russe. 

Vladimir Poutine

Moi aussi. Nous nous sommes rencontrés plus d’une fois et il est évident, je peux le confirmer moi-même, qu’il a toujours conservé une attitude de sympathie vis-à-vis de la Russie. Compte-tenu de ses origines latino-américaines et des dispositions de l’immense majorité de la population d’Amérique Latine, tout le portait à ressentir la nécessité d’entretenir les relations les plus bienveillantes avec la Russie.

Si le président russe utilise ici l’expression fixe d’écrasante majorité (podavljajuščee bol’šinstvo), on ne peut s’empêcher d’y lire en filigrane une référence au concept-phare de « majorité mondiale » (mirovoe bol’šinstvo) par lequel le poutinisme désigne, depuis des années maintenant, l’ensemble des espaces de la planète qui suivent un cours divergent ou contraire à celui de l’Occident, parfois aligné sur la politique russe.

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