Aujourd’hui paraît en librairie le quatrième numéro du Grand Continent chez Gallimard. Avec une introduction de Giuliano da Empoli et une postface par Benjamín Labatut, il rassemble les contributions de Daron Acemoğlu, Sam Altman, Marc Andreessen, Lorenzo Castellani, Adam Curtis, Mario Draghi, He Jiayan, Marietje Schaake, Vladislav Sourkov, Peter Thiel, Svetlana Tikhanovskaïa, Jianwei Xun et Curtis Yarvin.
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Partons d’un point qui peut paraître anecdotique. Contrairement au sous-titre — Guerre et terre au temps de l’IA — que nous avions choisi assez tôt, le titre L’Empire de l’ombre est arrivé tardivement. Le titre initialement prévu était en effet Révolutions invisibles. Mais à mesure que le temps passait, nous nous sommes rendu compte qu’il n’y avait au fond plus grand-chose d’« invisible »… et le mot d’« empire » s’est imposé. Pourquoi ce mot ancien, qui paraît désuet, revient-il aujourd’hui au centre du discours politique ?
Pour expliquer ce changement de titre, je pense à la seule chose qu’ait dite Henry Kissinger — qui restait toujours assez prudent — sur Donald Trump lorsqu’il a été élu la première fois en 2016 : Trump serait l’agent, plus ou moins conscient — mais on comprenait bien que Kissinger voulait dire qu’il n’était pas conscient du tout — d’un basculement d’époque, d’une véritable transformation.
C’est peut-être l’analyse la plus pertinente que l’on peut faire de ce personnage et de cette époque, qui revêt un caractère apocalyptique, au sens originel du terme, que les lecteurs du Grand Continent ont redécouvert sous la plume de Peter Thiel — l’« apocalypse » non pas comme la fin du monde, mais comme la révélation soudaine de quelque chose qui avait déjà essaimé pendant longtemps.
Il n’était donc plus question d’une révolution mais de la révélation d’un empire de l’ombre. C’est le problème qui apparaît toujours quand on s’intéresse à Trump : comment trouver le juste équilibre entre la perception du phénomène, et son interprétation ou sa surinterprétation ?
D’un certain point de vue, le volume peut presque paraître absurde. C’est une sorte de fantaisie un peu délirante d’essayer d’attribuer à Trump toute une série de réflexions et d’éléments de pensée sous-jacents qu’il n’a pas du tout.
C’est là qu’est tout le défi que nous avons cherché à relever.
Le dossier central du volume — et nous l’avons mis au centre afin de l’« encercler » physiquement — fait ce pari en réunissant les textes de quatre personnes clefs, d’ailleurs assez différentes et souvent peu alignées : Sam Altman, Peter Thiel, Marc Andreessen et Curtis Yarvin. Concentrons-nous pour l’instant sur les trois premiers. Avec eux, la Silicon Valley cesse de passer par le Bureau ovale, mais cherche à s’y établir de façon prolongée — voire peut-être à s’y installer pour toujours.
En effet. D’ailleurs à l’époque du premier mandat Trump, Peter Thiel était le seul représentant de la Silicon Valley à le soutenir explicitement.
Il faisait déjà partie du comité de sélection des nouveaux membres de l’administration, et il avait placé assez rapidement quelques personnes de son entourage — mais beaucoup moins que ce qu’il aurait espéré. Une rencontre avait été mise en scène avant l’investiture officielle de Trump, sous l’égide de Peter Thiel, au cours de laquelle il avait rencontré un certain nombre de patrons de la Silicon Valley. Mais cela n’était pas allé beaucoup plus loin.
Aujourd’hui, nous assistons je crois à quelque chose de beaucoup plus profond — et c’est la chose essentielle à comprendre : par un phénomène étrange — que Kissinger avait déjà pressenti — l’avènement de Trump coïncide avec l’arrivée à maturité politique de la tech.
Les seigneurs de la tech ont progressivement établi une forme d’empire, de plus en plus visible et puissant, non seulement sur la sphère publique et sur la sphère politique, mais aussi dans la vie de chacun d’entre nous.
Giuliano da Empoli
C’est ce que vous appelez l’« insurrection numérique ».
Pendant longtemps, l’insurrection numérique a été un phénomène que l’on n’a pas très bien compris — surtout chez les politiques, l’establishment, les vieilles classes dirigeantes — et qui aujourd’hui nous apparaît finalement évident : je veux parler de la dimension brutalement politique de la tech.
Quand on a vu apparaître, dans la deuxième moitié des années 1990, ces personnages en sweats à capuche, très jeunes, et totalement différents des élites économiques qu’on connaissait jusqu’alors, ils ont été accueillis avec circonspection. L’apparition de ces personnages-là a été vue comme un débarquement d’extraterrestres sur la terre — ou celle des Aztèques face aux conquistadors pour reprendre une métaphore que j’emploie dans mon dernier livre.
Leur emprise leur a permis progressivement d’établir une forme d’empire, de plus en plus visible et puissant, non seulement sur la sphère publique et sur la sphère politique, mais aussi dans la vie de chacun d’entre nous.
Sous la direction de Giuliano da Empoli. Postface par Benjamín Labatut.
Avec les contributions de Daron Acemoğlu, Sam Altman, Marc Andreessen, Lorenzo Castellani, Adam Curtis, Mario Draghi, He Jiayan, Marietje Schaake, Vladislav Sourkov, Peter Thiel, Svetlana Tikhanovskaïa, Jianwei Xun et Curtis Yarvin.
Aujourd’hui en librairie.
C’est cette puissance écrasante dont les dirigeants n’ont pas perçu la dimension politique. La plupart n’ont vu tout au plus que l’aspect économique et, à la limite, technologique, de cette transformation, mais ils n’ont pas compris qu’il s’agissait de proposer un nouveau modèle de société et de gouvernance qui, à terme, allait les balayer.
Assisterait-on à une sorte de nouveau « coup d’État permanent » pour reprendre le titre de la contribution de Marietje Schaake au volume ?
Il est clair et explicite que cette nouvelle élite de la tech, portée par la machine technologique qui gouverne chacun d’entre nous dans nos comportements quotidiens et dans notre rapport à la réalité, a décidé — de façon plus ou moins consciente — de se libérer des vieilles élites politiques. Que ces élites soient de droite ou de gauche n’a pas vraiment d’importance. Ce sont celles qui ont gouverné nos sociétés pendant les dernières décennies, à la place desquelles ces seigneurs de la tech veulent imposer — mais à mon avis de façon provisoire, avant le dévoilement définitif de leur projet — des personnages qui leur ressemblent beaucoup plus.
Quelle est la logique des gens comme Sam Altman, Peter Thiel, Marc Andreessen dont nous publions dans le volume trois textes presque canoniques ? Ce sont au départ des outsiders, qui se sont affirmés en ne respectant pas les règles, en essayant de ne pas se les voir imposer — d’ailleurs avec beaucoup de succès — et quand les règles existaient, en les brisant — on pense notamment au droit d’auteur.
Contre un establishment de vieux messieurs qui représentaient le savoir, les médias et le pouvoir à l’ancienne, ils ont adopté exactement la même logique que des leaders politiques à la Trump, Milei ou Bolsonaro. Leurs insurrections ont été largement portées par la machine des algorithmes et ne sont compréhensibles qu’en tenant compte de ce nouvel écosystème numérique.
Trump est-il l’agent de cette convergence ou n’est-il qu’un idiot utile, une simple marionnette ?
Trump n’est pas leur marionnette pour une raison assez simple : il reste opposé à quiconque voudrait l’asservir à un dessein en particulier. Contrairement aux rêves monarchistes de Curtis Yarvin, je ne suis d’ailleurs pas sûr que le couple Trump-Musk soit une dyarchie et qu’elle puisse durer très longtemps. Mais au fond cela n’a aucune importance, parce que la dynamique est déjà lancée. Nous sommes simplement à un palier supplémentaire de celle-ci, qui préfigure un basculement possible.
Dans le numéro, nous avons cherché à nous orienter dans l’insurrection numérique qui est aujourd’hui opérée à Washington, en prenant au sérieux la dimension impériale dont elle se pare et qu’elle désigne, à travers des textes canoniques et de nouvelles analyses. Ce qui est étonnant, c’est qu’elle semble tenir sur des courants hétérogènes : une partie plus politique se concentre sur le dépassement de « l’échec de la démocratie » décrit par Curtis Yarvin, une autre structure l’ambition mondiale de Trump, en cherchant à consolider l’empire numérique américain par la vassalisation de l’Occident. Comment ces différentes fonctions peuvent-elles se concilier ?
J’aimerais revenir sur la dimension plus politique de cette mouvance.
Il s’agit de personnalités très marginales à l’origine, mais souvent intéressantes. Comme on le découvre en lisant l’entretien fleuve du Grand Continent, Curtis Yarvin est ainsi une sorte d’autodidacte, très bizarre, avec une histoire familiale particulière : il avait un grand-père communiste trotskiste, ce qui est peu fréquent — aux États-Unis bien entendu, moins bizarre à Paris !
J. D. Vance lui-même, avant d’être désigné comme candidat à la vice-présidence, a théorisé de façon assez explicite ce passage de la fin de la République romaine à l’Empire. Les États-Unis ont d’ailleurs cette hantise depuis très longtemps — il suffit de circuler dans Washington pour le comprendre : l’architecture de la capitale américaine nous met sur cette piste.
Ce qui m’amuse — je ne sais pas si c’est véritablement amusant, mais j’ai des critères un peu bizarres — est que ce projet fonctionne en étant porté par un personnage qui demeure assez périphérique dans cette logique.
Pourquoi ?
Dans la tête de Trump, je pense que toutes les séquences peuvent être lues à un autre niveau, selon trois degrés d’importance décroissante.
Le premier degré, son véritable moteur, c’est l’argent.
C’est choquant à dire pour quelqu’un d’aussi puissant — mais on a connu d’autres exemples, sur une échelle plus réduite, comme Berlusconi en Italie, qui agissait en vue de son enrichissement personnel y compris lorsqu’il avait un pouvoir exorbitant qui le mettait en dehors de toute préoccupation économique. Selon moi, pour Trump, l’argent pour lui-même et pour sa famille reste, au-delà de tous les autres desseins, la motivation première.
On l’a bien constaté quand, la veille de son investiture, il lance son arnaque à la crypto-monnaie en récupérant 300 millions de dollars et en ouvrant un canal pratiquement officiel de corruption — ce qui est quand même assez extraordinaire ! On dit que Trump traite très mal ses alliés, mais il faut se rappeler que les premiers qu’il arnaque sont toujours ceux qui le soutiennent le plus. Les tout premiers acheteurs de sa monnaie sont quand même des pauvres électeurs de Trump, qui ont vu leurs investissements disparaître en quelques jours.
Même les guerres commerciales doivent être lues par ce prisme : la spéculation est absolument colossale — conduisant à des envolées puis des effondrements des bourses. C’est catastrophique pour les épargnants, pour les entreprises, et pour tous ceux qui doivent planifier quelque chose. Mais c’est extraordinaire pour les spéculateurs, et c’est encore mieux pour les spéculateurs bien informés.
On dit que Trump traite très mal ses alliés, mais il faut se rappeler que les premiers qu’il arnaque sont toujours ceux qui le soutiennent le plus.
Giuliano da Empoli
Et la deuxième dimension ?
La deuxième dimension à prendre en compte dans l’analyse, c’est ce que Trump avait dit après sa rencontre avec Zelensky — il faut faire « de la bonne télévision » : la projection colossale de son ego et la tension mondiale qu’il capture. Le spectacle et ses logiques : avec Trump, cela se joue à un niveau véritablement primaire et réellement fondamental.
Et la troisième dimension ?
Au dernier degré — que je place sous les deux autres — il y a le dessein impérial dont on parle.
C’est le niveau essentiel — car c’est effectivement là que les choses basculent — mais par rapport auquel Trump lui-même a un degré de conscience et de cohérence qui reste selon moi limité. Trump est l’instrument de ce mouvement mais il peut, très rapidement et très facilement, devenir un saboteur de toute opération coordonnée — parce qu’il n’aura pas la constance, la stratégie, la culture et la vision nécessaires pour la faire perdurer.
Trump est en même temps l’instrument et l’ennemi de tous ceux qui veulent construire un projet structuré autour de cette expérience impériale.
Il faut en effet rappeler que cette tension impériale est portée par un élément fondamental : l’importance presque vitale des données — il y a d’ailleurs un papier remarquable qui est sorti à ce sujet dans le Grand Continent.
La dimension de l’impérialisme numérique est strictement liée au fait qu’il faut élargir le bassin captif des données et d’une manière intéressante, tout cela se développe autour de — et à travers — Trump. Avec une dimension de chaos et de frénésie absolument centrale.
Cette frénésie relève de ce que Curtis Yarvin appelle l’« énergie monarchique ». Or il y a aujourd’hui à Washington des personnes, beaucoup mieux structurées par rapport à 2017 qui avancent d’une manière hétérogène mais particulièrement forte pour essayer de canaliser cette énergie en construisant un projet global. Dans ce contexte, contrairement à 2017, il ne sera sûrement pas suffisant de donner « un peu plus d’argent » ou de faire une opération « un peu plus spectaculaire », pour désenclencher le mouvement. Du côté de la France et de l’Europe, il est nécessaire d’en prendre la mesure — et c’est d’ailleurs ce que vous écrivez dans l’introduction.
Tout à fait. Ce projet commence d’ailleurs à devenir tout à fait visible, la Maison-Blanche agit explicitement dans un monde post-démocratique. On bascule dans quelque chose de différent, notamment derrière l’idée essentielle de l’inefficacité de l’humain et de l’efficacité de la machine — dont on s’est déjà préoccupé dans le Grand Continent.
Je pense qu’il y a véritablement des similarités — extraordinaires d’ailleurs — entre l’idée que se fait le Parti communiste chinois du gouvernement d’un vaste ensemble d’êtres humains, et les conceptions à l’œuvre chez Google et les seigneurs de la tech aux États-Unis.
C’était déjà l’objet d’un article que vous aviez signé en ouverture du premier numéro papier de la revue il y a quatre ans…
C’est l’idée que vous ne pouvez pas gouverner un être humain seul — ce qui serait trop complexe — mais que, si vous disposez de suffisamment de données et d’instruments, vous pouvez gouverner des collectivités entières, à travers des systèmes incentives/disincentives, de façon extrêmement efficace.
Ce modèle s’est révélé extrêmement rentable jusqu’ici pour la Silicon Valley et il apparaît comme un exemple de gouvernance politique, potentiellement plus efficace que le système démocratique tel qu’on le connaît, et qui devrait finir par s’imposer à sa place.
La tension impériale est portée par un élément fondamental : l’importance presque vitale des données.
Giuliano da Empoli
D’ailleurs, quand J. D. Vance se présente à la conférence de sécurité de Munich, il ne parle au fond que d’algorithmes. Il le masque sous d’autres termes mais n’a en tête en réalité que de gouvernance du numérique. Il nous met face à ce défi.
C’est là que je trouve le débat européen actuel assez insupportable.
Pourquoi ?
Pour l’instant, il ne pose pas du tout la question dans les bons termes.
Il s’agirait de faire face à l’idée que notre souveraineté, à tous les niveaux, est aujourd’hui explicitement remise en cause — d’une manière différente de ce qu’on avait connu précédemment.
Certes, nous savions que la souveraineté européenne était limitée. Nous savions que le projet européen s’était développé au cours des soixante-dix dernières années sous couverture américaine. Quand vous gouverniez dans n’importe quel pays européen — et j’en ai fait l’expérience directe en tant qu’observateur en Italie, où c’est encore plus frappant qu’en France — vous vous heurtiez assez rapidement aux limites de votre souveraineté. Vous arriviez à un moment où l’on vous rappelait qu’il y avait des limites à ne pas franchir. Mais tout cela se faisait dans l’implicite, d’une façon beaucoup plus polie. On n’en parlait pas beaucoup et cela nous permettait de garder une forme de dignité.
Aujourd’hui, nous faisons face à une humiliation non seulement permanente mais, qui plus est, extrêmement violente.
On peut d’ailleurs s’interroger sur l’intensité du « dégoût » pour l’Europe exprimé par Vance et d’autres figures clefs du dispositif trumpiste. D’où vient-il à votre avis ?
Je pense que c’est en raison de ce que nous représentons aujourd’hui que ces nouveaux impérialistes nous détestent. Je pense même aux institutions européennes, qui semblent bien démunies pour trouver les mots justes face à cette situation. Nous sommes un contre-modèle insupportable pour les États-Unis de Trump.
Comme le dit bien Sloterdijk, notre modèle naît de la faillite de nos modèles impériaux passés : nous sommes la tentative d’après.
L’Union est donc, de façon tout à fait naturelle, l’ennemi de cette nouvelle tentative impériale qui se déploie aujourd’hui aux États-Unis — de la même manière qu’elle se déploie dans d’autres contextes : d’où le papier triomphal de Vladislav Sourkov, publié dans le volume, selon lequel le modèle impérial russe serait en train de s’imposer partout.
Nous publions en effet dans la première partie du numéro un texte important de Vladislav Sourkov dans lequel l’ancien conseiller de Poutine a une formule assez précise et utile pour comprendre la phase dans laquelle nous nous trouvons. Il affirme que le Kremlin aurait réussi à opérer non pas une « Translatio » mais une « Retranslatio Imperii ». En stylistique, on définit la « retraduction » comme la nouvelle traduction d’une même œuvre, dans la même langue — il y a eu par exemple plusieurs traductions en français de l’Odyssée, suivant les évolutions de la langue et de la littérature française, pour rendre l’énergie du grec ancien aux contemporains. Selon Sourkov, ce qu’a fait Poutine aurait été de retraduire — non pas Les Frères Karamazov comme André Markowicz — mais l’Empire, afin de rendre cette forme contemporaine. Peut-être est-ce là que se définit l’horizon dans lequel un rapport de force peut être engagé aujourd’hui ? S’il est assez évident que cette tentation impériale est en train de contaminer le monde, il est aussi clair que des formes de résistance sont possibles — bien qu’encore fragiles. Et qu’il faudrait sans doute partir de notions qui paraissent aussi désuètes, poussiéreuses mais que nous pourrions chercher à « retraduire » : la « république », la « démocratie »…
Je suis parfaitement d’accord… mais encore faut-il le vouloir.
Ce que je trouve choquant dans la phase actuelle, c’est l’incapacité — en partie volontaire et très largement tactique, présentée comme une forme de maîtrise adulte supérieure — de la part des responsables européens à tous les niveaux à répondre aux événements. Je suis consterné par la pauvreté des mots et des arguments qu’ils utilisent pour interpréter la phase présente.
Du Canada au Brésil, en de nombreux endroits du monde, on a vu des responsables politiques savoir trouver les mots pour faire face à Trump — y compris tactiquement.
Quand J. D. Vance se présente à la conférence de sécurité de Munich, il ne parle au fond que d’algorithmes.
Giuliano da Empoli
Ils ont expliqué qu’ils étaient pragmatiques, aimaient faire des affaires, et ont cherché une possibilité d’accord à conclure avec Trump, qu’ils désignaient comme « seigneur du deal », tout en traçant des lignes rouges et en montrant qu’ils étaient prêts à se battre.
L’offensive trumpiste, pour l’instant, est surtout rhétorique, avec une agressivité très puissante. De ce point de vue, la méthode Trump est un peu similaire à celle de la SAVAK — l’ancien service de renseignement iranien. Lorsqu’ils vous prenaient pour cible, ils vous arrêtaient dans la rue puis vous emmenaient dans une cave et vous tabassaient, sans poser aucune question, pendant 24 heures. Ce n’est seulement qu’après vous avoir amoché qu’ils commençaient à vous cuisiner. C’était une façon d’imposer immédiatement une violence tellement forte, et inattendue, qu’elle ne pouvait que produire un choc avant même de commencer la discussion.
Or nous ne répondons pas à cela. Il n’y a pas en Europe une seule voix qui se soit élevée — à part celle de ce valeureux sénateur français, Claude Malhuret…
Que faites-vous des prises de position d’une dureté inhabituelle de Friedrich Merz la veille de son élection ?
C’est vrai qu’il l’a fait — d’ailleurs de façon très largement inattendue pour quelqu’un qui a dirigé la branche allemande de BlackRock pendant dix ans.
C’est peut-être de cela dont nous avons besoin : quelqu’un qui connaît très bien les États-Unis, qui a suivi un parcours parfaitement atlantique jusqu’ici, mais comprend parfaitement ce qui est en train de s’y jouer.
Je pense également au discours important, inspiré d’ailleurs par les arguments développés dans le Grand Continent, du Président de la République italienne qui avait employé cette formule extraordinairement efficace de la « vassalisation heureuse » qui a essaimé très largement et pas seulement en Italie. Cette réaction a été l’une des rares réponses intellectuelles et politiques à cette déferlante impériale.
Or nous sommes en droit de nous dire que c’est un vrai problème.
De même qu’appréhender l’IA sous un prisme purement économique est une erreur, de même considérer les derniers évènements sous un prisme purement technique — considérant qu’il s’agirait d’une négociation qu’il faudrait, d’une façon ou d’une autre, mener à bien pour atténuer les dommages — est très insuffisant.
Ce n’est pas juste en croyant qu’on peut négocier qu’on pourra faire face à la déferlante impériale.
Cette question de l’IA est au cœur du volume. L’idée de réarticuler le progrès technique et le progrès social autour de l’IA ne va pas de soi et, comme le montre le prix Nobel d’économie 2024 Daron Acemoğlu dans ce numéro, cela implique de faire à nouveau intervenir des rapports de force sociaux et politiques dans le domaine apparemment pur de la technologie. Est-ce que cela rejoint votre constat de reconnaissance d’une impuissance publique aujourd’hui surjouée en Europe ?
Nous sommes face à une situation absolument extraordinaire.
La gouvernance de l’IA est quelque chose d’effarant. Selon moi, c’est sur elle plus que sur l’IA que devrait porter le débat. Il y a presque une lutte de libération de la technologie à mener, pour la sortir des griffes de ses kidnappeurs. C’est d’ailleurs ce qu’a relevé Jake Sullivan, principal conseiller en politique étrangère de Joe Biden, en quittant l’administration, dans un entretien qui a été très peu remarqué mais que j’ai personnellement trouvé assez choquant.
Le vrai roman d’anticipation de l’IA a déjà été écrit : c’est l’œuvre de Kafka.
Giuliano da Empoli
Sullivan disait presque de façon littérale qu’il y a aujourd’hui aux États-Unis au moins trois ou quatre projets ayant l’envergure et l’impact potentiel sur le futur de l’humanité qu’avait eu le projet Manhattan. Simplement, poursuivait-it, ces « nouveaux projets Manhattan », au contraire du projet original, ne sont soumis à aucun contrôle public, ni à aucune gouvernance.
Ce type de projets se développe dans le monde entier, dans des entreprises dont on voit d’ailleurs plus ou moins qui sont les patrons — et quel est leur profil psychologique… Il n’est pas anodin que Jake Sullivan, la personne en théorie la plus informée de la présidence Biden, lance ce message à son départ. Cela rencontre peu d’écho, mais j’estime que c’est un sujet gigantesque.
C’est sur ce front que se jouera, à votre avis, notre futur ?
Le vrai roman d’anticipation de l’IA a déjà été écrit : c’est l’œuvre de Kafka. Dans Le Procès, il y a non seulement le prévenu, mais aussi les juges et le système entier qui ne comprennent pas véritablement quelle logique règle leur monde. Non gouvernée, l’IA pourrait mener à quelque chose d’assez semblable — elle ne pourra jamais rendre compte de ses décisions.
C’est le principe même de l’IA. Les experts expliquent à ce propos : « Vous n’aurez jamais la motivation d’une décision prise. Vous aurez un niveau d’efficacité croissant. Ce sera de plus en plus performant, et vous devrez vous contenter de cela. » Autrement dit, quand vous confierez à l’IA des décisions de plus en plus importantes dans tous les secteurs, vous devrez vous contenter de son efficacité — mais vous n’aurez jamais la justification du procédé.
C’est ainsi que se refermerait l’expérience démocratique de l’État de droit et que l’on entrerait dans un nouveau régime, potentiellement terrifiant ?
La démocratie, l’État de droit, ce sont des procédures qui garantissent un résultat légitime. La décision peut être bonne ou mauvaise, mais elle se justifie sur la base de la légitimité de la procédure qui a conduit jusqu’à ce point.
Avec l’IA, c’est exactement le contraire.
Tout cela peut être gouverné et il y a un potentiel extraordinaire à exploiter pour continuer le développement humain — il ne s’agit pas d’être des luddites.
Cependant, le type de gouvernance avec lequel on est en train d’aborder cette dimension est pour l’instant assez inquiétant.
Je regrette que le sommet sur l’IA de Paris n’ait d’ailleurs pas permis d’élever le niveau du débat sur cette question.
En quel sens ?
Merci de me pousser à dire une chose qui me tient à cœur.
L’interprétation qui a été donnée à la suite des travaux du sommet sur l’IA de Paris a fini par produire l’effet contraire de ce dont nous aurions besoin, à savoir une prise de conscience de l’importance d’aborder l’IA du point de vue philosophique, démocratique et politique, plutôt que par le prisme purement économique et technique de la chose.
Il aurait fallu développer la question exactement dans le sens opposé : c’est un véritable dommage. Nous sommes confrontés à un risque existentiel et nous ne devons pas perdre davantage de temps.
Sous la direction de Giuliano da Empoli. Postface par Benjamín Labatut.
Avec les contributions de Daron Acemoğlu, Sam Altman, Marc Andreessen, Lorenzo Castellani, Adam Curtis, Mario Draghi, He Jiayan, Marietje Schaake, Vladislav Sourkov, Peter Thiel, Svetlana Tikhanovskaïa, Jianwei Xun et Curtis Yarvin.
Aujourd’hui en librairie.
Vous écrivez en introduction : « puisque le défi est philosophique et culturel, toute résistance commence par la connaissance. » À cet égard, nous devons absolument aborder une dimension de ce volume qui s’ouvre et se referme sur deux expériences d’écriture signées par le dispositif philosophique Jianwei Xun et Benjamín Labatut, en présentant un texte d’Adam Curtis. La postface de Labatut est sans doute l’un des plus beaux textes de littérature contemporaine et nous sommes extrêmement heureux de pouvoir le publier pour la première fois en français. Pourquoi avez-vous voulu que l’on explore plus nettement dans ce quatrième volume papier des formes qui peuvent paraître assez étonnantes, quand on prend en compte la nette séparation du savoir qui est faite entre la fiction et la non-fiction ?
Le texte de Labatut est effectivement extraordinaire. Il est d’ailleurs publié sous forme de volume autonome partout ailleurs — notamment en Espagne et en Italie. C’est un privilège remarquable de l’avoir en tant que longue contribution, à la fin du volume.
Labatut est un auteur encore trop peu connu en France, dont j’ai particulièrement aimé, encore plus que Maniac (2024) le livre précédent Lumières aveugles (2020). C’est un ouvrage de fiction qui porte sur les scientifiques faisant des découvertes qui les font basculer dans la folie — Labatut part de la réalité et introduit des doses de fiction de manière croissante.
Il suffit de lire ce texte de Labatut pour comprendre pourquoi nous avons besoin d’écrivains pour notre travail de compréhension de la réalité.
Lorsque l’on souhaite interpréter ou prévoir le réel, il faudrait donc sortir du cadre purement quantitatif et chercher à élargir les moyens de connaissance.
Giuliano da Empoli
Pour des temps inquiétants et bizarres, faut-il des idées nouvelles et étranges ?
Nous vivons dans un monde dans lequel il y a de plus en plus de données qui devraient — en théorie — nous permettre d’interpréter la réalité de façon de plus en plus fine.
Pourtant nous en sommes de moins en moins capables et nous vivons dans une réalité de plus en plus imprévisible pour ceux-là mêmes qui devraient être en capacité de l’interpréter.
Il y a vingt ou trente ans, un analyste politique avait une capacité de prévoir les événements bien supérieure à celle de ses collègues d’aujourd’hui, alors même que la masse de données ne cesse de croître.
Nous sommes là face à un dysfonctionnement structurel.
Lorsque l’on souhaite interpréter ou prévoir le réel, il faudrait donc sortir du cadre purement quantitatif et chercher à élargir les moyens de connaissance — parce que c’est finalement de cela dont il s’agit.
Le grand sociologue américain Howard Becker le montrait très bien : les sciences sociales, les arts, la littérature sont autant de rapports à la réalité qui suivent des codes et des règles différents. Si vous faites un film, par exemple, vous avez le droit de faire des coupes afin de donner une perception différente de la réalité. Si vous faites des sciences sociales, vos protocoles sont autres — mais, contrairement à un cinéaste, vous avez le droit d’être très ennuyeux !
Il s’agit d’une question de codes, variables selon chaque sphère. Cependant, toutes ces sphères entretiennent un rapport particulier à la réalité et permettent d’accéder à une facette différente de celle-ci.
Parce qu’ils sont libres de tester la multiplicité et l’élasticité des possibles, parce qu’ils peuvent entrer dans la réalité par des portes différentes — moins objectives mais peut-être plus perceptives — les écrivains d’aujourd’hui sont intéressants pour nous aider dans cette démarche.
Mobiliser la gamme la plus large d’instruments et de moyens de connaissance pour se confronter à la réalité actuelle est quelque chose de nécessaire — et il est naturel de continuer à le faire dans les pages du Grand Continent.