À mesure que la perspective d’une défaite de l’Ukraine pénètre les consciences, le pouvoir russe manifeste sa volonté d’ouvrir de nouvelles perspectives aux entreprises russes. Le dernier discours que Vladimir Poutine a consacré à la question de l’Arctique concernait moins la géopolitique de la région que le développement de la route maritime du Nord et des industries extractives russes au-delà du cercle polaire. Une autre allocution du président russe, devant l’Union des industriels et des entrepreneurs de Russie, soulignait également la dimension politique des transformations économiques du pays.
Concernant les entreprises étrangères, l’heure est donc au décompte des fidèles et des traîtres : le président russe annonce que celles qui ont quitté le pays n’y reviendront pas sans payer leur déloyauté, tandis que celles qui ont poursuivi leurs activités en Russie, voire contribué directement à alimenter l’armée russe — comme en sont accusées Auchan, Bonduelle et Leroy Merlin pour ne parler que du cas français — seront au contraire récompensées pour leur détermination.
Au niveau des entreprises russes, la situation est bien différente mais tout aussi arbitraire comme le montre la dernière étude publiée par les experts du projet « Re : Russia », fondé par le politiste libéral Kirill Rogov 1. La problématique à laquelle est confrontée la Fédération de Russie est la suivante : renationaliser l’oligarchie russe tout en remodelant le monde des affaires selon un principe de fidélité à l’État et de dévotion sans faille aux intérêts de la nation.
Cette importante étude, que nous traduisons ci-dessous, analyse l’ensemble des mécanismes mis en œuvre par le Bureau du Procureur général de la Fédération de Russie pour déposséder les propriétaires de leurs entreprises en arguant de leur « privatisation illégale » au cours de la décennie, houleuse et criminelle, qui suivit l’effondrement de l’URSS. D’autres entreprises sont placées sous gestion temporaire de l’État après avoir été reconnues « d’intérêt stratégique » pour le pays et arrachées à leurs propriétaires au prétexte de leur nationalité étrangère, voire de la possession d’un simple permis de résidence à l’étranger.
Le fait d’avoir rapatrié des actifs en Russie par crainte d’une nationalisation forcée n’est pas même une protection suffisante, car l’objectif de l’État russe n’est pas tant la relocalisation du capital ou de la direction des entreprises que la redistribution des principaux pôles de richesses du pays entre de grands conglomérats aux mains des fidèles du régime poutinien.
Dans ces conditions, il est évident que s’éloignent encore davantage les espoirs, déjà minces, de transition politique du régime sous l’action bienfaisante d’oligarques libéraux, tandis que s’accroît au contraire le risque d’un partage du pays entre quelques dizaines de milliardaires régnant en maîtres sur un secteur de l’économie — du moins tant que leurs convictions et leurs actions demeurent alignées sur celles de l’État, régisseur du social en dernier ressort.
Redistributions de guerre et logiques de loyauté
Comme l’a annoncé le ministre des Finances Anton Siluanov récemment, le moment est venu de commencer une « grande privatisation », appelée à s’étendre aux actifs « entrés en possession du Trésor public par décision de justice ». Quelques jours plus tard, à l’occasion d’une réunion élargie du Parquet, le Procureur général de la Fédération de Russie, Igor Krasnov, a indiqué que ses subordonnés avaient confisqué des propriétés pour une valeur de 2,4 trillions de roubles [environ 26 milliards d’euros] au profit de l’État. Parmi celles-ci figuraient cinq entreprises stratégiques, dont quatre, selon le Parquet, se trouvaient sous contrôle étranger. En présence de Vladimir Poutine, Krasnov a exhorté ses équipes de procureurs à poursuivre la lutte contre « l’utilisation des entreprises privées au détriment des intérêts de l’État ». Ainsi, la redistribution progressive de propriété commencée avec l’invasion de l’Ukraine et la rupture des liens économiques avec les pays occidentaux connaissent désormais une nouvelle mise en application. Cette politique est pensée comme un moyen de renflouer les caisses de l’État, particulièrement au cours de l’année à venir, où la baisse annoncée des prix du pétrole devrait plomber le budget. Plus largement, les « intérêts de l’État » sont manifestement devenus un motif légitime (bien que juridiquement douteux) de confiscation des propriétés.
La redistribution aujourd’hui à l’œuvre en Russie a obéi, au cours de ses phases successives, à des motivations et des logiques différentes. Son mouvement d’ensemble n’en marque pas moins une nouvelle phase dans l’évolution du régime de Poutine — dont les traits les plus saillants sont un éloignement résolu vis-à-vis de l’Occident, l’institution de nouveaux principes de loyauté et la poursuite de la « nationalisation des élites ».
La fraction la plus internationalement intégrée de l’élite d’affaires russe, qui entretenait des liens économiques et personnels étroits avec l’Occident, a accueilli l’annonce de la guerre par un murmure de protestation à peine audible. Seuls une quinzaine d’hommes d’affaires ont retiré leurs fonds des actifs russes et rompu toute relation avec le pays. Lorsque des médias ont rendu publique l’écoute d’une conversation téléphonique entre le producteur musical Iossif Prigojine et l’ancien sénateur et milliardaire Farhad Akhmedov, dans laquelle les deux hommes critiquaient l’invasion, cet échange a pourtant été perçu comme le reflet de l’opinion collective inavouée du grand patronat à l’égard de la guerre et de ses conséquences.
Cette position appelait nécessairement une réponse, qui a essentiellement pris la forme d’une vague de déprivatisations.
Les déclarations de Vladimir Poutine — lui-même un oligarque de l’époque eltsinienne considéré comme l’homme le plus riche du pays — devant l’Union russe des industriels et des entrepreneurs réunie à Moscou la semaine dernière, n’ont fait que confirmer cette nouvelle réalité. En affirmant, en substance, que le monde des affaires russes devait éviter de « s’agiter devant le client » et s’inscrire dans le sillage de la politique de l’État en suivant la ligne politique édictée par le gouvernement et le président, Vladimir Poutine posait les termes d’un nouveau serment d’allégeance et d’un nouveau contrat de loyauté, dont le pilier n’est autre que la redistribution de propriété.
Tout en punissant les éléments jugés peu fiables et en récompensant les plus loyaux, cette redistribution a également pour effet de consolider les secteurs industriels placés sous la direction des représentants les plus fidèles de l’élite poutinienne, tout en préparant cette élite au « transfert générationnel » à venir.
Vladimir Poutine a posé les termes d’un nouveau serment d’allégeance et d’un nouveau contrat de loyauté, dont le pilier n’est autre que la redistribution de propriété.
Une première étape : l’état d’urgence juridique
Dans un premier temps, la redistribution a été alimentée par la nationalisation et le transfert des actifs des entreprises occidentales. Dès ce moment, les avantages politiques offerts par ce procédé étaient évidents : les actifs confisqués étaient aussitôt distribués en guise de récompense aux hommes d’affaires les plus loyaux et aux groupes économiques les plus proches des sphères du pouvoir.
Les actifs des compagnies énergétiques Fortum et Uniper [d’origine finlandaise et allemande] sont passés sous le contrôle de Rosneft [deuxième entreprise pétrolière russe après Gazprom]. La famille de Ramzan Kadyrov [président de la République de Tchétchénie] a récupéré les activités russes du groupe Danone. Taimuraz Bolloev, ancien directeur de Baltika [première entreprise brassicole russe] et ami personnel de Vladimir Poutine, a repris la tête de l’entreprise une fois qu’elle a été reprise au groupe Carlsberg.
Les autorités russes agissaient à ce moment avec une certaine circonspection, peut-être dans l’espoir de ne pas écarter complètement la possibilité d’une normalisation future des relations économiques avec l’Occident, peut-être aussi en raison des avoirs russes, dont ceux de Rosneft, gelés par les pays occidentaux. Ainsi, en 2024, Danone et Carlsberg ont même été en mesure de reprendre temporairement le contrôle sur leurs activités en Russie — mais seulement pour pouvoir les vendre à de nouveaux propriétaires à prix réduit. Carlsberg n’a ainsi pu récupérer que 30 % du montant qu’elle espérait initialement retirer de la vente.
Le deuxième motif de nationalisation, sans lien cette fois avec les actifs étrangers, a été la nécessité de consolider le complexe militaro-industriel.
D’après les analyses de Novaya Gazeta Europe et de Transparency International Russia, réalisées au stade initial de ce processus de nationalisation, les procureurs russes ont ciblé en priorité les entreprises des secteurs de l’industrie de défense, de l’ingénierie mécanique et de la métallurgie. Comme dans le cas des entreprises étrangères, le contexte militaire a servi de justification à la mise en œuvre de mesures juridiques d’exception.
L’un des cas les plus médiatisés a été la confiscation de trois usines du conglomérat électrométallurgique de Tcheliabinsk (ChEMK), propriété du milliardaire Iouri Antipov, jadis bien placé dans le classement Forbes. Principal producteur russe de ferroalliages, dominant 80 % environ du marché, ChEMK fournit directement les entreprises métallurgiques, qui approvisionnent elles-mêmes en acier les usines de défense. En février 2024, le Parquet russe a jugé que la privatisation de l’entreprise, réalisée dans les années 1990, s’était déroulée dans des conditions illégales, faute d’avoir obtenu alors l’approbation spéciale du gouvernement fédéral — une plainte avait été déposée à ce sujet dès décembre 2022.
Entre 2022 et 2023, Novaya Gazeta Europe et Transparency International Russia ont dénombré dix cas similaires, au cours desquels des mécanismes quasi-juridiques ont permis de décréter qu’une entreprise, désormais considérée comme « stratégique », avait bénéficié dans les années 1990 d’une autorisation de privatisation par les autorités régionales, autorisation déclarée illégale à titre rétroactif. Le dernier exemple en date a été la confiscation par l’État de 100 % des actions du complexe minier et métallurgique Dalpolimetall, l’un des principaux producteurs de concentré de plomb.
Les exigences du temps de guerre ont ainsi acquis le statut de nouvelle norme juridique, permettant d’annuler rétroactivement des privatisations, plus de trente ans après les faits et sans aucune forme de compensation.
La nationalisation des élites et les trois piliers de la déprivatisation
En 2023, la spirale des affaires s’est emballée, toute manifestation de déloyauté devenant désormais passible de punition.
L’exemple le plus marquant en a été la saisie du concessionnaire automobile Rolf à son fondateur Sergey Petrov, résidant à l’étranger et connu pour ses liens avec l’opposition. Le mécanisme qui a visé Rolf est le même que celui utilisé pour nationaliser les actifs étrangers : l’entreprise a été placée sous gestion temporaire de l’État par décret présidentiel. À l’étape suivante, le Bureau du Procureur général a demandé la nationalisation de l’entreprise pour des faits de « corruption » concernant son propriétaire, accusé de cumuler la direction de son entreprise avec des fonctions parlementaires. Rolf a fini par être transférée à Umar Kremlev, président de la Fédération internationale de boxe, considéré comme un ami d’Alexey Rubezhnoy, directeur du Service de sécurité de Vladimir Poutine.
On peut également inclure dans cette catégorie des « dossiers de vendetta » la saisie des actifs liés à des hommes d’affaires ukrainiens et à des personnes accusées de soutenir l’Ukraine et son armée. L’un des cas les plus remarquables ici a été la nationalisation de Metinvest Evrazia, appartenant à Rinat Akhmetov, et de la branche russe de l’entreprise Global Spirits, qui produit notamment les vodkas Khortytsa et Morosha. Le fondateur de Global Spirits, l’homme d’affaires ukrainien Evgueny Tcherniak, a été inscrit sur la liste russe des terroristes et extrémistes pour avoir financé les Forces armées ukrainiennes — il est désormais inscrit au fichier des personnes recherchées.
En 2023, en sus du motif instrumental de « privatisation illégale » et des cas de vengeance pour comportement déloyal, la déprivatisation a reçu une nouvelle justification politique systémique, liée cette fois-ci à la stratégie de « nationalisation de l’élite ». Des poursuites ont été engagées contre les entrepreneurs tâchant de « jouer sur les deux tableaux », autrement dit de mener des affaires en Russie tout en conservant les bases légales nécessaires à leurs activités et à leur vie personnelle en Occident. À ce titre, des amendements adoptés en avril 2023 reconnaissent dorénavant comme « investisseurs étrangers » les personnes ayant une deuxième nationalité ou un permis de séjour en plus de la nationalité russe. Ces mêmes amendements simplifiaient par ailleurs la procédure de placement sous gestion de l’État russe des entreprises « d’intérêt stratégique » qui se trouveraient sous la direction de ces « investisseurs étrangers ». La liste des activités « d’intérêt stratégique » comprend 50 points ; elle est régulièrement mise à jour par le gouvernement, qui y a par exemple ajouté le transport maritime et fluvial de certains types de cargaisons.
Parmi les actifs déjà saisis selon ce schéma, on trouve notamment Metafrax, premier producteur russe de méthanol, dont s’est emparé Seïfedine Rustamov, présent lui aussi dans le classement Forbes. Aux critiques concernant la privatisation elle-même, qui n’aurait jamais dû, selon les procureurs, être autorisée en son temps par les autorités de la région de Perm, la plainte ajoutait que Rustamov possédait une carte de résident aux États-Unis et que le contrôle de la société ne lui appartenait pas directement, mais par l’intermédiaire d’une société américaine. Une session de quatre heures a suffi à conclure le procès. Enfin, après l’adoption des amendements de 2023, le motif des « investisseurs étrangers » a été inclus dans les dossiers de « privatisation illégale » précédemment ouverts, comme dans le cas de ChEMK.
D’après les décomptes réalisés par le cabinet d’avocats NSP [pour Nektorov, Saveliev & Partners], la violation des procédures de privatisation était devenue, en octobre 2024, le motif le plus fréquent de saisie des propriétés. À cette date, le Bureau du Procureur général avait déjà ouvert 29 affaires à ce sujet, dont 6 visant des « investisseurs étrangers ». Le deuxième motif, dont NSP a recensé 17 cas, est celui de corruption des propriétaires des entreprises concernées. Ce mécanisme fait office tantôt de levier principal de déprivatisation, tantôt d’argument supplémentaire. Dans les affaires les plus remarquables, le Parquet associe souvent ces trois motifs : la privatisation illégale, la présence d’investisseurs étrangers et la commission de tel ou tel crime économique.
En confrontant les accusés à un pareil éventail d’accusations, le Parquet cherche manifestement à émousser toute volonté de résistance. S’il reste possible dans les cas politiques (privatisation illégale et « investisseurs étrangers ») de conclure un accord permettant de minimiser les pertes à titre personnel, les conséquences peuvent être autrement sévères dans le cas des accusations criminelles pour des faits de corruption. De surcroît, les accusations de corruption restreignent les possibilités de défense des personnes accusées de privatisation illégale, comme l’a montré en octobre 2024 une décision de la Cour constitutionnelle, concernant la nationalisation des actifs du groupe Pokrovski — une entreprise créée par un ancien collaborateur de l’administration du représentant plénipotentiaire du président dans le district fédéral du Sud, Andreï Korovaïko, classé 28e parmi les plus grands propriétaires terriens russes selon le cabinet d’audit et de conseil BEFL. Cette décision disposait, en substance, que les délais de prescription de 10 ans devaient être effectivement pris en compte dans le cas des affaires liées à des violations de privatisation, mais qu’ils ne s’appliquaient pas aux affaires comprenant également des cas de corruption, comme dans le cas du groupe Pokrovski.
Les exigences du temps de guerre ont ainsi acquis le statut de nouvelle norme juridique, permettant d’annuler rétroactivement des privatisations, plus de trente ans après les faits et sans aucune forme de compensation.
Une déprivatisation en quatre vagues
Ce processus de redistribution des propriétés en temps de guerre est allé par vagues.
La première d’entre elles concernait la division des actifs étrangers. La deuxième peut être datée de février-août 2023, lorsque les procureurs ont déposé un total de 20 plaintes pour des cas de nationalisation. Après une courte pause, qui a conduit Vladimir Poutine à rassurer — notamment lors du Forum économique de l’Est — les hommes d’affaires saisis d’épouvante à l’idée d’une déprivatisation générale, ce processus a repris à la fin de l’année, avec le dépôt de 7 nouvelles plaintes, et s’est poursuivi au début de l’année 2024. Dès le mois de janvier a eu lieu, sur ordre de Vladimir Poutine, la nationalisation de l’usine de munitions Klimovsk (KSPZ) ; en février, les procureurs se sont portés sur ChEMK et l’usine de machines lourdes d’Ivanovo ; en mars est venu le tour d’Ariant et de Makfu, les plus grands producteurs, respectivement, de vin et de pâtes. Ariant a été confisquée à son propriétaire Antipov, en même temps que ChEMK et une série d’autres actifs — l’usine de ferroalliages de Serov et celle de Novokouznetsk.
La troisième vague de déprivatisation s’est étendue sur l’année 2024, avec une nouvelle pause puis une série de cas au deuxième semestre dont deux se distinguent par leur ampleur : Raven Russia, spécialisée dans la gestion des complexes d’entrepôts, puis Rodnye Polya, premier exportateur de céréales du pays.
Au cours de la seule année 2024, selon les estimations du Moscow Times, 67 entreprises ont été nationalisées (certaines d’entre elles appartenant à un même propriétaire), pour des actifs évalués à 550 milliards de roubles et des recettes globales dépassant les 800 milliards [respectivement 6 et 9 milliards d’euros environ]. À l’échelle nationale, ces chiffres ne sont pas si considérables : ils représentent à peine 0,4 % du PIB de la Russie. Les actifs les plus importants de cette liste étaient ceux de la banque Yougra d’Alexeï Khotine (100 milliards de roubles), du concessionnaire automobile Rolf (68 milliards) et de ChEMK (plus de 61 milliards). La confiscation la plus importante aux « investisseurs étrangers » attendue pour 2025 sera probablement celle de l’entreprise qui gère l’aéroport de Domodedovo [l’un des principaux aéroports de Moscou, propriété de Dmitry Kamenshchik], dont la valeur avait été évaluée à 5 milliards de dollars en 2013, lorsqu’une vente potentielle avait été discutée — les banques d’investissement américaines avaient donné une estimation semblable avant l’introduction de l’entreprise en bourse, prévue en 2011 à Londres, avant d’être annulée.
Nationaliser sans les élites
Les amendements de 2023 concernant les investisseurs étrangers et la multiplication des affaires juridiques ont été analysées comme un signal à l’attention des hommes d’affaires russes : « il est temps de revenir au bercail ».
Dans les faits, la réalité du régime poutinien s’est avérée à la fois plus complexe et plus obscure. D’un côté, il est évident que de nombreux entrepreneurs russes continuent de « jouer sur les deux tableaux », en Russie comme à l’étranger. De l’autre, l’expérience a démontré que même les meilleurs efforts de rapatriement des entreprises ne garantissaient aucune immunité si un actif représentait un intérêt pour l’État ou un quelconque insider influent du régime.
Ainsi, le fait que Dmitry Kamenshchik, propriétaire de Domodedovo, ait transféré en Russie les actifs liés à l’aéroport (auparavant enregistré auprès de structures chypriotes), n’a pas empêché le Parquet d’y voir une « apparence trompeuse d’absence de contrôle étranger » et d’accuser Kamenshchik et son partenaire Valeri Kogan de s’aligner sur « la politique agressive des États occidentaux visant à infliger une défaite stratégique à la Fédération de Russie en sapant les bases de son économie ».
Le propriétaire de Rodnye Polya, Piotr Khodykin, avait quant à lui rapatrié ses actifs en Russie dès 2023, mais sa double nationalité — avec un passeport du paradis fiscal de Saint-Kitts-et-Nevis — et sa résidence aux Émirats arabes unis l’ont mis en difficulté. De même, Khodykin a argué sans succès que le transfert de ses actifs vers les Émirats avait eu vocation à éviter « la pression croissante des juridictions inamicales » : le procureur a objecté qu’une entreprise d’« intérêt stratégique » ne pouvait pas être structurée à l’étranger.
Enfin, l’affaire de Raven Russia ressemble beaucoup aux deux précédentes, avec une spécificité toutefois : cette entreprise a été confisquée à des personnes qui en sont devenues propriétaires après le déclenchement de la guerre. L’entreprise a en effet été fondée au début des années 2000 par les hommes d’affaires britanniques Anton Bilton et Glyn Hirsch, qui ont introduit une partie des actions sur une plateforme alternative de la Bourse de Londres. Après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, l’entreprise a été « délistée » de Londres et réenregistrée en Russie, où elle a été vendue à deux managers russes, Igor Bogorodov et Yaroslav Shuvalov. Pourtant, le Parquet a prétexté que Raven Russia avait existé jusqu’alors illégalement (des étrangers n’ayant pas le droit d’acquérir des « actifs stratégiques » sans l’accord du gouvernement) et que le transfert à des managers russes n’était qu’un écran de fumée pour permettre à des étrangers de conserver le contrôle factuel de l’entreprise — sans compter que l’un des nouveaux propriétaires, Ivan Bogorodov, a été déclaré « investisseur étranger » pour être en possession de la nationalité américaine.
Parmi les personnalités qui se sont soudainement retrouvées inscrites sur la liste des « investisseurs étrangers », il faut enfin évoquer le cas de Sergey Bogdanchikov, ex-directeur de Rosneft. Bogdanchikov, qui possède lui aussi la nationalité de Saint-Kitts-et-Nevis, et son partenaire Mark Gaber, considéré par la Russie comme « résident étranger », se sont vu confisquer leurs parts dans les projets pétro-gaziers Sakhaline-1 et Sakhaline-2. Comme le révèle le journal Kommersant, ces informations ont fait surface à l’occasion d’une opération de surveillance visant à « identifier les entreprises d’intérêt stratégique pour la Russie qui seraient se trouveraient sous contrôle étranger ». L’accusation est par ailleurs renforcée par les soupçons d’enrichissement illégal dont aurait bénéficié Bogdanchikov en tant que président de Rosneft entre 1998 et 2010, phase au cours de laquelle il aurait acquis les actifs aujourd’hui en cours de saisie.
On observe une logique de consolidation de méga-conglomérats sectoriels, sous la direction de personnes jugées loyales par le régime.
Enfin, et selon une logique approchante, la réimmatriculation de la société de services pétroliers Borets (dont l’équipement est utilisé dans l’extraction de 80 % du pétrole russe) dans une zone économique spéciale de Kaliningrad, véritable « offshore russe », ne l’a pas préservée de la nationalisation. Les procureurs affirment que l’entreprise est toujours contrôlée par l’ex-actionnaire de Yukos, Leonid Nevzlin 2, et ses partenaires Mark Shabad et Gregory Shtulberg, de nationalité britannique et suédoise, bien qu’originaires d’ex-URSS.
Selon le Parquet, ces trois hommes continuent de contrôler l’entreprise depuis l’étranger et contribuent à « la politique agressive des États occidentaux visant à infliger une défaite stratégique à la Fédération de Russie en sapant les bases de son économie » — la même formule, donc, que l’on trouvait dans le dossier monté contre le propriétaire de Domodedovo.
La « chaebolisation » de la Russie de Poutine
Il n’existe donc pas de stratégie unique de déprivatisation.
Ces procédures sont mises au service d’un spectre très large d’objectifs, tandis que des entreprises de taille et de profil variés sont susceptibles d’en faire les frais. On observe toutefois, dans plusieurs cas très médiatisés, une logique de consolidation de méga-conglomérats sectoriels, sous la direction de personnes jugées loyales par le régime.
Selon nos calculs, le groupe qui a obtenu le plus d’actifs (cinq, en l’occurrence) est Roskhim, un groupe que les journalistes relient à Arkadi Rotenberg, un ami proche de Vladimir Poutine, et qui a pris le contrôle, ces dernières années, d’un nombre croissant d’entreprises dans le domaine de l’industrie chimique.
En 2023, la « Compagnie de soude de Bachkirie » et l’usine Koutchouksulfate, nationalisées en 2021, sont passées sous le contrôle de Roskhim. Metafrax, Dolnegorsk GOK et Volzhsky Orgsyntese, qui produisent respectivement du méthanol, de l’acide borique, et de l’aniline, de la méthionine, des réactifs de flottaison et du carbone soufré, ont été nationalisées en 2023, puis transférées à Roskhim l’année suivante.
Dans tous les cas cités, la procédure a été similaire : les entreprises passaient d’abord sous le contrôle de Rosimushchestvo [l’Agence fédérale de gestion des biens publics], qui les transférait à Roskhim pour une gestion temporaire, avant de procéder à une vente aux enchères fermées, où Roskhim était souvent le seul participant. De cette manière, Metafrax a été négociée à 14,7 milliards de roubles [160 millions d’euros], soit la moitié de son chiffre d’affaires annuel.
Dans une logique approchante, les entreprises liées au complexe militaro-industriel ont toutes les chances d’être transférées à Rostec [société d’État spécialisée dans les produits industriels techniques à destination civile et militaire], tandis que les grandes entreprises du secteur agro-industriel comme Makfa et Ariant sont plutôt placées sous le giron de Rosselkhozbank [banque agricole publique russe], avant de se retrouver dans l’orbite du conglomérat agro-industriel qui voit actuellement le jour sous la direction de Patrouchev-fils [Nikita Patrouchev, fils de Nikolaï Patrouchev, ancien directeur du FSB et secrétaire du Conseil de sécurité de la Fédération de Russie]. Enfin, l’infrastructure portuaire semble se concentrer dans les mains de Rosatom, dans le cadre de ses activités de développement de la route maritime du Nord.
Selon notre analyse, ce remaniement de fond des structures de propriété à la faveur de la guerre s’inscrit dans la continuité du processus de « chaebolisation » [du nom des «chaebol», conglomérats d’entreprises de Corée du Sud] de l’économie russe entrepris à la fin des années 2010.
Cette redistribution est loin d’avoir épuisé son potentiel.
De nouvelles configurations du monde des élites sont en train de se dessiner, entraînant avec elles l’effondrement politique de plusieurs groupes industriels et financiers jadis influents, qui n’ont plus désormais d’autre choix que de se résigner à perdre une partie de leurs actifs. Les intérêts fiscaux du gouvernement, exprimés en toute clarté par le ministre des Finances Anton Siluanov, ne feront qu’alimenter ce processus. Bien que la reprivatisation des actifs au profit de personnes de confiance se fasse, le plus souvent, à un prix bien inférieur à leur valeur marchande, la gratuité de leur confiscation ne manque pas de profiter tant au Trésor qu’aux nouveaux propriétaires.
Sources
- La version originale est disponible à ce lien.
- Leonid Nevzlin, homme d’affaires et philanthrope, ancien associé de Mikhail Khodorkovsky, est aujourd’hui l’une des figures de l’opposition russe à l’étranger. Il a renoncé à sa nationalité russe après l’invasion de l’Ukraine. Il est aussi accusé d’avoir commandité plusieurs attaques violentes ayant visé des proches de Navalny, dont Leonid Volkov en mars 2024.