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Vous étiez la plus haute responsable européenne en matière commerciale lorsque les États-Unis, sous la précédente présidence de Donald Trump, ont imposé pour la première fois des droits de douane à l’Union en 2018. Demain, 2 avril, le président américain devrait déclencher une nouvelle avalanche de droits de douane. Qu’est-ce qui a changé entre Trump I et Trump II ?
Cette fois-ci, ce sera pire.
Trump a toujours aimé les droits de douane et sa personnalité n’a pas changé. Mais la différence est qu’il est entouré d’un groupe de personnes très fidèles. Beaucoup d’entre eux ont peu d’expérience dans l’administration ou la politique. Il dispose en outre d’une nette majorité dans les deux chambres.
Le président américain se moque visiblement des alliés et ne respecte pas les organisations internationales. Sur le plan intérieur, il a un agenda clair et il ne laissera personne l’empêcher de le mener à bien. Que ce soit vis-à-vis de ses partenaires internationaux, des tribunaux ou des médias, Trump se comporte de la même façon : comme s’il n’avait rien à perdre.
Les droits de douane promettent cette fois-ci d’être plus importants, plus élevés et de toucher le monde entier. Il a déjà rétabli les droits de douane mondiaux sur l’acier et l’aluminium ; il a annoncé des droits de douane sur les voitures et les pièces automobiles et, le 2 avril, ce qu’il appelle le Jour de la Libération (Liberation Day), je m’attends à ce que les États-Unis lancent une série massive de ce qu’il appelle des droits de douane réciproques. Pas moins de 160 pays pourraient ainsi être touchés et l’Union européenne est bien entendu une cible. Dans ce moment de grande incertitude, une chose est sûre : son point de vue sur les tarifs réciproques inclut tout ce qu’il considère comme injuste — des déficits commerciaux à la TVA.
Que ce soit vis-à-vis de ses partenaires internationaux, des tribunaux ou des médias, Trump se comporte de la même façon : comme s’il n’avait rien à perdre.
Cecilia Malmström
Il voit également le fait que nous pratiquions des tarifs plus élevés sur certains articles comme une attaque directe contre les États-Unis, même si nous ne faisons là qu’appliquer des critères similaires à d’autres pays. Il considère cela comme une agression de la même manière qu’il considère nos règles numériques comme injustes et conçues pour nuire aux États-Unis.
Ajoutons que tout cela pourrait s’inscrire dans un scénario géopolitique plus complexe. Pour les pays européens, ce qui se passe par rapport à l’Ukraine et au Groenland est d’une importance capitale. Or la Maison Blanche a tendance à mélanger les différents sujets. Est-ce une manière de présenter un accord global ? Il n’est pas question de négocier des droits de douane plus bas en échange du Groenland.
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De Musk à Vance, l’administration Trump semble également nourrir une animosité profonde contre l’Union…
Trump a déclaré à plusieurs reprises que l’Union européenne avait été créée pour « entuber les États-Unis », et j’ai l’impression qu’il y croit profondément. Ce n’est pas qu’un slogan. En plus du mépris qu’il éprouve pour certains pays, il méprise les organisations internationales.
Le vice-président J. D. Vance a exprimé très ouvertement cette hostilité lors de la Conférence de Munich sur la sécurité. Lorsqu’on lit les messages publiés sur le groupe Signal auquel il a participé, son mépris personnel pour l’Europe est évident.
Le monde de Trump nous considère comme des profiteurs, un groupe de personnes qui ne se prennent pas au sérieux et ne paient pas leurs factures. Pour l’Europe, c’est un réveil brutal.
Cela signe-t-il la fin de la relation transatlantique ?
Il est encore possible de construire un projet positif. Nous pourrions nous asseoir ensemble, entre adultes, et discuter de ce dont nous pourrions mutuellement bénéficier. Sur la Chine par exemple, nous pourrions aborder ensemble sa politique de subventions, ses violations des règles de l’OMC, le dumping et la surcapacité. Nous pourrions également poursuivre une politique commune de diversification en ce qui concerne les minéraux critiques et réaliser des investissements communs dans d’autres pays afin de réduire notre dépendance vis-à-vis Pékin.
Malheureusement, les signaux émis par la Maison Blanche ne vont pas du tout dans ce sens.
Le monde de Trump nous considère comme des profiteurs, un groupe de personnes qui ne se prennent pas au sérieux et ne paient pas leurs factures.
Cecilia Malmström
Les droits de douane sont élevés, mais le plus dommageable pour la relation transatlantique est la rhétorique du président des États-Unis.
Sur l’Ukraine, il tient le même discours que Vladimir Poutine. Il a humilié Zelensky devant le monde entier. Il a mis l’agresseur et l’agressé sur le même plan. Voilà ce qui a brisé la relation transatlantique. Reste à savoir si elle est seulement gravement endommagée ou si elle est carrément morte. Toujours est-il qu’il faudra beaucoup de temps pour la reconstruire. La confiance est inexistante. Pour notre part, nous devons continuer à défendre l’Ukraine car elle est européenne et qu’elle défend notre démocratie.
Dans un tel contexte, l’Union peut-elle négocier de bonne foi ?
Mon successeur, Maros Sefcovic, est très expérimenté et s’est déjà rendu deux fois à Washington. Je suis sûr qu’il a proposé des mesures constructives.
L’Union est disposée à discuter, mais il y a des limites.
Nous devrons réagir, du moins dans un premier temps, par des contre-mesures pour montrer que ce comportement ne sera pas toléré. Le Canada a réagi avec fermeté et a adopté une approche qui montre qu’il ne se laissera pas intimider, même si cela met le pays dans une position très difficile car il est beaucoup plus dépendant des États-Unis que nous, en tant que partenaire commercial et voisin proche.
Pour l’instant, l’Union a reporté ses contre-tarifs à la mi-avril.
Nous disposons de divers outils : non seulement de contre-mesures mais aussi d’un puissant instrument anti-coercition. Rappelons que ce qui se passe n’est pas seulement mauvais pour l’Europe : les États-Unis seront également touchés. Les entreprises européennes emploient des dizaines de milliers voire des centaines de milliers d’Américains.
La guerre commerciale sera douloureuse pour eux aussi.
Nous devons réagir, donc. Pour autant, cela ne signifie pas que nous devons griller toutes nos cartouches dans la première bataille. Nous avons les anciens droits de douane qui étaient en vigueur lorsque j’étais commissaire, ils ont été suspendus mais ils peuvent être rétablis. La Commission s’est donné deux semaines supplémentaires pour consulter — elle établira une liste et pourra choisir de les introduire progressivement. Mais dans l’état actuel des choses, nous allons devoir être fermes.
L’Union est disposée à discuter, mais il y a des limites.
Cecilia Malmström
L’utilisation de mesures anti-coercitives contre les États-Unis serait-elle justifiée ?
La Commission et son équipe chargée du commerce ont élaboré différents scénarios en fonction de ce que la Maison-Blanche annoncera, y compris l’utilisation de l’instrument anti-coercition. Il est trop tôt pour dire exactement quand et comment l’utiliser, car si nous savons qu’il y aura davantage de droits de douane le 2 avril, nous ne savons pas exactement pourquoi et comment. Je pense que, quoi qu’il arrive, la Commission sera prête à l’utiliser.
Le problème avec l’instrument anti-coercition, c’est qu’il n’a jamais été utilisé auparavant. Sa mise en œuvre devra donc être rédigée avec beaucoup de soin pour garantir son efficacité, mais aussi pour tenir compte du précédent que cela pourrait créer.
J’aurais pensé pour ma part que nous l’aurions plutôt utilisé contre la Chine en premier. Après tout, il a été créé à la suite du différend entre la Chine et la Lituanie, qui était une forme de punition politique par les Chinois par le biais du commerce. Il est ironique que nous en discutions maintenant en vue de l’utiliser peut-être contre les États-Unis. Mais c’est la réalité à laquelle nous sommes confrontés.
Certains États membres se sont prononcés contre l’escalade. La présidente du Conseil italienne Giorgia Meloni a ainsi déclaré que l’Union ne devrait pas entrer dans une spirale de contre-tarifs, arguant que cette approche était « puérile ». Dans quelle mesure est-il important de rester unis ?
La situation est assez inquiétante.
Je peux comprendre que les États membres se préoccupent d’abord de leur propre économie et de l’Europe dans un deuxième temps. Mais soyons sûrs que si des droits de douane sont annoncés sur les pièces automobiles par exemple, cela affectera également l’industrie automobile italienne.
Les 27 pays de l’Union seront touchés.
Il est clairement dans l’intérêt de tous de rester unis et de formuler une réponse commune. L’administration Trump a d’ailleurs déclaré sans ambages qu’elle viserait l’Union dans son ensemble. Face à cette menace, il n’est guère crédible qu’un pays décide de faire cavalier seul.
Ne sous-estimons pas l’impact des droits de douane sur l’économie européenne : une guerre commerciale pourrait frapper l’Europe de plein fouet. Certains membres sont prêts à adopter une approche plus agressive, tandis que d’autres ont une approche différente. C’est compréhensible et cela fait partie du processus que la Commission devra évaluer. Mais une réponse commune est la meilleure et la plus efficace en ces matières.
Soyons sûrs que si des droits de douane sont annoncés sur les pièces automobiles par exemple, cela affectera également l’industrie automobile italienne.
Cecilia Malmström
L’administration Trump a l’impression qu’elle peut sortir victorieuse d’une guerre commerciale mondiale. A-t-elle raison ?
Les États-Unis sont une puissance économique importante, mais ils ne peuvent pas faire cavalier seul. Si l’on prend un produit aussi basique que les chaussures, 85 % de la production se fait en dehors des États-Unis. Elles ne sont pas fabriquées en Amérique, elles sont fabriquées à l’étranger. Or pour autant que je sache, les Américains ont besoin de chaussures. De même si l’on regarde les voitures, il n’y a pas une seule voiture américaine qui soit fabriquée à 100 % aux États-Unis. Pas même Tesla.
Tout cela affectera donc directement les consommateurs américains.
L’administration sous-estime également la réaction du reste du monde. L’Union européenne négocie de nouveaux accords commerciaux avec vigueur. Elle est en négociations avancées avec l’Indonésie, a rouvert les pourparlers avec la Malaisie et travaille sur un accord avec l’Inde. Le Canada a également indiqué qu’il souhaitait travailler beaucoup plus étroitement avec l’Europe et renforcer ses relations avec l’Union. L’impact de ces mesures ne sera peut-être pas immédiat, mais il est important.
L’ironie de la situation est que Trump pourrait finir par relancer le système commercial multilatéral fondé sur des règles sans les États-Unis — ce qui aurait été impensable auparavant.
Cela pourrait également avoir un impact sur la Chine.
Les Chinois violent les règles de l’OMC et leur politique de subventions n’est pas équitable. Mais la Chine défend également l’OMC en tant qu’institution car son économie dépend en grande partie du bon fonctionnement du système commercial.
Nous pourrions assister à une coalition économique de volontaires pour faire respecter les règles et normes fondamentales que nous avons tous acceptées et qui ont si bien servi le monde jusqu’à présent, y compris les États-Unis.
Sur la Chine, la Commission semble adopter une position plus conciliante. Le Premier ministre espagnol Pedro Sánchez se rendra bientôt à Pékin. Pourtant, les Chinois ont mené une politique commerciale agressive qui nuit aux intérêts de l’Europe. Sommes-nous en train de tomber dans un piège ?
Non, je ne pense pas.
Nos relations économiques avec la Chine sont importantes et 80 % de nos échanges commerciaux avec ce pays ne nous exposent pas. Le de-risking est en train d’être déployé. Le ton est peut-être moins ferme qu’avant mais les enquêtes sur les subventions chinoises et les pratiques déloyales se poursuivent. Il y a 24 affaires en cours. C’est une action significative qui montre que l’Europe reste sur ses gardes.
Si la Chine est exclue du marché américain, elle sera tentée de vendre à bas prix sa surcapacité en Europe. Nous ne pouvons pas laisser faire cela. En même temps, les Chinois ne veulent pas d’une guerre commerciale simultanée avec les États-Unis et l’Europe, nous devrions donc profiter de cette opportunité pour les pousser à se réformer et à coopérer.
L’administration Trump sous-estime la réaction du reste du monde.
Cecilia Malmström
Enfin, nous ne devons pas ignorer que la Chine soutient la Russie de diverses manières contre l’Ukraine, prolongeant ainsi la guerre. Or quiconque soutient directement ou indirectement la Russie de Poutine contre l’Ukraine agit contre les intérêts de l’Europe. Je ne sous-estime pas l’importance du commerce pour l’Union, des millions d’emplois et d’entreprises en dépendent, mais les implications géopolitiques sont considérables.
Le retour des droits de douane est la manifestation dans le commerce mondial du fait que nous vivons dans un monde cassé. Qu’est-ce que cela signifie pour l’avenir de l’Europe ?
Ce qui vient s’annonce trouble. Le monde est dans le chaos et ce qui se passe aux États-Unis n’est rien de moins que l’érosion de la démocratie et des droits fondamentaux. C’est effrayant.
En Europe, cela nous rapproche. Et en termes de sécurité, cela rapproche le Royaume-Uni du continent — ce qui est une bonne chose.
Sur la construction européenne, nous devons nous ressaisir. Ce sera difficile et coûteux, mais c’est déjà en cours. Nous devons être conscients que les pressions extérieures ne vont pas disparaître. Elles vont même augmenter, ce qui signifie que nous devons être plus forts en interne. Nous devons promouvoir les réformes structurelles, la compétitivité et l’innovation. Nous avons des atouts : nous avons construit un réseau de partenaires et d’alliés, dont beaucoup sont perplexes face à ce qui se passe aux États-Unis.
Nous devons profiter de cette occasion pour renforcer notre coopération avec davantage de pays et diversifier notre dépendance commerciale vis-à-vis des États-Unis. Le Mercosur, l’Accord de partenariat transpacifique, l’Inde, le Mexique, l’Indonésie, pour n’en citer que quelques-uns, sont tous des partenaires importants pour l’Europe et nous devons continuer à les renforcer.
Enfin, nous ne pouvons pas laisser l’Ukraine seule. Elle se bat pour l’Europe. Un mauvais deal pour l’Ukraine est un mauvais deal pour nous.