En France, les discussions parlementaires sur le projet de loi sur l’accompagnement des malades et de la fin de vie — interrompues abruptement par la dissolution hasardeuse de l’Assemblée nationale — ont repris en commission des affaires sociales le mardi 25 mars.
Le Premier ministre François Bayrou a, en définitive, choisi d’abandonner le texte gouvernemental d’origine et de passer plutôt par la voie deux de propositions de lois distinctes — la première sur les soins palliatifs, portée par la députée Annie Vidal (Ensemble pour la République) et la seconde sur l’aide à mourir à la française, portée par son collègue Olivier Falorni (Les Démocrates).
La légalisation, sous certaines conditions, de l’assistance au suicide et — dans l’hypothèse où la personne n’est pas en mesure physiquement de s’administrer elle-même la substance létale — de l’euthanasie à la demande de cette personne 1, serait, si elle était votée par le Parlement et validée par le Conseil constitutionnel, un changement important de l’approche de la fin de vie en France.
Cette légalisation suscite depuis de nombreuses années en France des débats complexes et houleux chez les professionnels de santé et dans la société. C’est également le cas dans les autres pays où elle a été mise en œuvre ou pourrait l’être.
Un survol de la géopolitique de la mort et des systèmes de la mort 2 au Nord et au Sud permet d’éclairer utilement la question sous un angle complémentaire de celui qui est habituellement privilégié dans un débat public exclusivement national.
Des morts plus nombreuses mais évitables au Sud — une mort tardive et reléguée au Nord
Si la population mondiale a explosé au cours des soixante-dix dernières années, le nombre total de décès est demeuré étonnamment stable, passant de 50 millions à 60 millions environ de décès par an. C’est le résultat de l’augmentation massive de l’espérance de vie à la naissance dans le monde, de l’ordre d’un trimestre par an au cours des trente dernières années : un terrien né en 1990 devrait décéder, en moyenne, autour de 2054, soit à 64 ans, et son enfant né en 2019 devrait mourir, en moyenne, en 2091 c’est-à-dire à 72 ans.
80 % de ces décès surviennent dans un des pays du Sud, un pourcentage supérieur à leur part dans la population mondiale. En 2019, soit avant la pandémie de Covid-19, sur 58,4 millions de décès dans le monde, 47,2 millions concernaient les pays à revenu intermédiaire et les pays les moins avancés. 32 millions de décès sont survenus en 2019 en Asie et 10,4 millions en Afrique 3 — contre 8,2 millions en Europe.
Si les décès sont dus essentiellement au Nord, et désormais majoritairement dans le monde entier, aux maladies non-transmissibles — maladies cardiovasculaires, cancers… — la situation demeure toujours très différente en Afrique sub-saharienne où les maladies infectieuses dominent encore.
Là où, au Sud, la mort survient jeune — voire souvent même très jeune — au Nord elle frappe essentiellement les personnes âgées : huit décès sur dix concernent des personnes de 65 ans et plus dans les pays occidentaux alors qu’en Afrique subsaharienne, c’est le cas de seulement un décès sur cinq. La quasi-totalité des décès des 4,9 millions d’enfants de moins de cinq ans, dont près de la moitié (2,3 millions) au cours du premier mois de vie, surviennent dans le Sud (données 2022). Ce nombre a certes décru significativement depuis la conférence du Caire en 1994 et des deux tiers depuis 2000 4. Néanmoins, 278 millions d’enfants de moins de cinq ans sont décédés entre 1990 et 2022 5. C’est là une somme immense de souffrances humaines et de pertes de chances inacceptables.
C’est d’autant plus choquant et insupportable pour les familles concernées et pour la communauté internationale qu’une très grande majorité de ces décès — dont 80 % ont lieu en Afrique sub-saharienne et en Asie du Sud qui paient un très lourd tribut 6 — pourrait être évitée pour un coût modique 7. L’objectif de développement durable (ODD) qui vise à limiter la mortalité infantile à moins de 25 enfants pour 1 000 naissances vivantes en 2030 est malheureusement en passe de ne pas être atteint dans un quart des pays du monde faute pour la communauté internationale d’investir suffisamment dans la vaccination et la nutrition. Et cela avant même les mesures désastreuses prises récemment par le gouvernement américain.
278 millions d’enfants de moins de cinq ans sont décédés entre 1990 et 2022.
Louis-Charles Viossat
Par contraste, il y a désormais très peu d’enfants occidentaux de moins de cinq ans qui décèdent : 56 000 en Europe, en Amérique du Nord et en Australie et Nouvelle-Zélande en 2022, dont 30 000 au cours du premier mois, soit 1,3 % du total mondial seulement. Au total, la probabilité de mourir d’un enfant de moins de cinq ans est dix fois plus importante en Afrique subsaharienne qu’en Australie ou en Nouvelle-Zélande. Et l’écart est immense, de 1 à 60 voire 80, entre les pays à plus forte et ceux à plus faible mortalité infantile.
En 2019 — et c’est globalement vrai aujourd’hui aussi — les maladies diarrhéiques, qui sont essentiellement évitables, étaient la cause de plus de décès (1,2 millions) que ceux dus aux suicides (760 000), aux homicides (415 000), aux conflits armés et au terrorisme (63 000), à la chaleur et au froid (36 000) ou aux catastrophes naturelles (9 500) qui mobilisent pourtant au quotidien les médias, l’opinion publique et les gouvernements 8.
Ces chiffres font bien entendu écho aux différences d’espérance de vie à la naissance dans le monde qui sont de l’ordre de vingt ans entre les pays occidentaux (80 ans environ en 2019) et l’Afrique subsaharienne (61 ans environ en 2019), mais bien moindres avec les pays d’Asie et d’Amérique Latine 9.
Comme John Roemer puis Branko Milanovic l’ont montré en matière de revenus 10, il existe une prime — ou une pénalité — de citoyenneté au regard de la mort. La planète est profondément inégale et fracturée : le simple fait de naître à Sydney (Australie) donne l’espoir à un enfant de jouir, en moyenne, de près de trente ans de vie de plus que s’il est né à Maseru (Lesotho) ou à Bangui (République centrafricaine), de vingt ans de plus qu’à Antatanarivo (Madagascar) et de dix ans de plus qu’à Mahé (Seychelles). Le monde de la mort n’est pas plat : c’est un monde d’inégalités encore révoltantes.
Ces inégalités alimentent les facteurs d’instabilité de l’ordre mondial existant, de plus en plus balkanisé et fragile par ailleurs. Ils interrogent aussi sur l’efficacité des politiques de développement conduites par les agences bilatérales, les organisations onusiennes, les banques de développement et le Fonds monétaire international. Ils remettent également en question la qualité de la gouvernance des États les plus concernés eux-mêmes.
Le monde de la mort n’est pas plat : c’est un monde d’inégalités encore révoltantes.
Louis-Charles Viossat
Les différences face aux conditions de vie et à la mort existent aussi au Nord mais elles sont moindres.
Les écarts d’espérance de vie entre personnes aisées et éduquées d’une part et les ouvriers ou les personnes non diplômées demeurent toutefois importantes dans certains pays du Nord. Elles ont même eu tendance, au cours de la dernière décennie, à s’accroître dans plusieurs pays, comme le Royaume-Uni ou les États-Unis, en raison notamment de l’épidémie catastrophique d’opiacés qui sévit toujours. La pandémie de Covid-19 a également eu un impact très différencié sur la mortalité entre groupes sociaux dans la plupart des pays, de révélateur des inégalités profondes qui fracturent les sociétés.
Un autre aspect est important à prendre en compte : au Nord, la mort était naguère apprivoisée et familière. Elle est devenue aujourd’hui, comme l’a montré Philippe Ariès, sauvage, crainte et reléguée. Survenant désormais, sauf exceptions, très tard dans nos vies, elle nous est de moins en moins familière et sa valeur y est de moins en moins comprise et reconnue.

La mort et l’agonie se déroulaient autrefois en présence de la famille et des proches. On ne les regarde désormais plus en face et l’on n’en parle plus, ou presque, avec le mourant ou avec ses proches. Elle est devenue le domaine réservé des services hospitaliers, des EHPAD et des professionnels de santé et du médico-social, puis de l’industrie florissante du funéraire. En raison des progrès des thérapies complexes et des technologies de réanimation notamment, beaucoup de personnes très âgées et de mourants font l’objet, en dépit des règles sur l’obstination déraisonnable, de traitements agressifs et pénibles dans les semaines qui précèdent leur décès — chimiothérapie ou immunothérapie dans le dernier mois de survie du cancer, nutrition et ventilation artificielles… — avec parfois de graves effets secondaires. A contrario, certaines personnes âgées ne sont plus jugées devoir faire l’objet de traitements et sont laissées à elles-mêmes.
Les médecins contemporains privilégient souvent la technique au détriment des relations interpersonnelles et des aspects spirituels. Beaucoup pensent — ou laissent penser aux familles — qu’on peut, qu’on doit même soigner, leurs proches mourants et gagner encore quelques jours ou quelques semaines de survie. La mort et l’agonie sont vues principalement comme des questions cliniques, avec tests et marqueurs biomédicaux à la clef. La mort n’est acceptée — lorsqu’elle l’est — que dans les tout derniers moments.
Ces travers contemporains déshumanisent les derniers mois ou les dernières semaines de vie, créent beaucoup de souffrances personnelles et familiales et suscitent aussi la floraison de cas extrêmes, très douloureux et inextricables comme ceux, en France, de Vincent Humbert ou de Vincent Lambert. Ils accentuent aussi la peur de l’agonie et de la mort chez les personnes et leurs proches.
Les médecins contemporains privilégient souvent la technique au détriment des relations interpersonnelles et des aspects spirituels.
Louis-Charles Viossat
Une fracture béante pour les soins palliatifs
Une autre fracture béante domine la géopolitique de la mort : par rapport à celle des décès, l’inversion de la géographie de l’accès aux soins palliatifs est frappante 11. Globalement très insuffisante dans la mesure où 14 % seulement des personnes qui en ont besoin dans le monde peuvent y accéder selon l’OMS, l’offre de soins palliatifs est essentiellement concentrée au Nord. Selon la Commission du Lancet sur les soins palliatifs et la lutte contre la douleur 12, le fossé qui sépare les pays riches des pays pauvres est abyssal en ce qui concerne l’accès aux opioïdes, médicaments qui permettent d’apaiser la douleur : 96,4 % du volume des opioïdes vont vers les pays développés et seulement un ridicule pourcentage de 0,03 % vers les pays les moins avancés. Pourtant, selon l’OMS, 80 % des personnes requérant des soins palliatifs résident dans les pays à bas et moyen revenu.
En outre, c’est dans les pays du Sud que les besoins en soins palliatifs vont s’accroître — plus particulièrement au cours des décennies qui viennent si l’on tient compte des projections du nombre de décès comportant un épisode de douleur sévère.
La moitié des pays de l’OCDE dépensent moins de 1 % de leur PIB pour la prise en charge de la perte d’autonomie de leur population âgée, qui croît rapidement. Les montants sont bien moindres dans les pays du Sud, qui ont néanmoins l’avantage de disposer de structures familiales plus fortes et plus unies.
96,4 % du volume des opioïdes vont vers les pays développés et seulement un ridicule pourcentage de 0,03 % vers les pays les moins avancés.
Louis-Charles Viossat
Par ailleurs, dans l’OCDE, entre la moitié (Portugal) et les quatre-cinquièmes (Pays-Bas) des habitants voudraient mourir chez eux. Pourtant, la moitié en moyenne meurt à l’hôpital (67 % au Japon et 23 % au Pays-Bas)
L’aide à mourir est réservée à une petite minorité d’Occidentaux
Un autre contraste criant oppose la vigueur des débats sur l’aide à mourir dans les opinions publiques occidentales et le caractère anecdotique de l’accès légal à une forme d’aide à mourir dans le monde.
En effet, celle-ci n’est ouverte légalement qu’à 5 % de la population de la planète environ — soit moins de 500 millions d’habitants. Surtout, les 30 000 décès annuels environ qui surviennent avec une aide à mourir, essentiellement par euthanasie (25 000) et très accessoirement par suicide assisté, représentent une proportion tout à fait infime de la soixantaine de millions de décès dans le monde — soit de l’ordre de 0,05 % seulement, ou un décès sur 2 000 dans le monde.
Là aussi, la fracture Nord-Sud est criante 13. L’euthanasie et le suicide assisté ont été pour l’essentiel légalisés au Nord : dans onze États — Allemagne, Autriche, Belgique, Canada, Espagne, Italie, Luxembourg, Nouvelle-Zélande, Pays-Bas, Portugal et Suisse — et une quinzaine d’États fédérés des États-Unis et d’Australie 14. Deux États du Sud seulement (Équateur et Colombie) l’autorisent 15.
L’aide à mourir dans les législations nationales : trois grandes vagues et une accélération au cours des dernières années
Deux États européens et de culture protestante, la Suisse et les Pays-Bas, ont joué un rôle de précurseurs. La Suisse d’abord puisque le suicide assisté pour un « motif non-égoïste » y a été dépénalisé dès 1937, sur la base d’un projet de code pénal élaboré dès 1918 16. Le recours au suicide assisté s’est significativement accru à partir des années 1980 en raison des cinq associations, constituées à partir de 1982, qui accompagnent les personnes et qui ont elles-mêmes posé des « garde-fous ». Les Pays-Bas ensuite où l’euthanasie et le suicide assisté sont pratiqués depuis les années 1970, d’abord à la suite de plusieurs décisions de justice, reprises à leur compte par la société royale néerlandaise pour la promotion de la médecine puis, en 1985, par une commission gouvernementale.
Une deuxième vague d’expansion de l’aide à mourir est intervenue après la légalisation, entre 1994 et 1997, du suicide assisté par un premier petit Etat fédéré de l’Ouest américain, l’Oregon 17. Puis les Pays-Bas ont été les premiers dans le monde, et en Europe, à inscrire dans la loi le droit à l’euthanasie et au suicide assisté en 2001. Ils ont été suivis, dans les années 2000, par leurs plus proches voisins : la Belgique qui a légalisé peu après, en 2002, l’euthanasie — et implicitement le suicide assisté — puis un peu plus tard le Luxembourg en 2009.
Une troisième vague, la plus nombreuse, s’est déclenchée depuis la fin de la décennie 2000. Elle donne un sentiment d’accélération de la légalisation de l’aide à mourir dans le monde et concerne en particulier le suicide assisté dans une dizaine d’États américains 18 (Washington, 2008 ; Vermont, 2013 ; California, 2015 ; Colorado, 2016 ; District of Columbia 2017 ; Hawai 2018 ; New Jersey et Maine ; 2019), l’euthanasie restant strictement interdite sur tout le territoire des États-Unis. Le Canada a amendé son code pénal en juin 2016, en tirant les conséquences d’une décision de la Cour suprême de 2015 (arrêt Carter) pour dépénaliser l’aide à mourir (suicide assisté et euthanasie), et d’une loi québécoise de juin 2014. Les six États australiens, dont l’État de Victoria le premier, ont voté depuis 2017 des lois de libéralisation de « l’aide à mourir volontairement » qui recouvre euthanasie et suicide assistée. Seuls les territoires du Nord restent encore à l’écart. En Nouvelle-Zélande, une loi sur « le choix de la fin de vie » a été votée en novembre 2019 et est entrée en vigueur en novembre 2021, après un référendum populaire en octobre 2020 ; elle libéralise suicide assisté et euthanasie. Le Royaume-Uni est sur le point d’adopter une proposition de loi à son tour.
En raison de décisions de justice, l’euthanasie est licite depuis 2016 en Colombie et le suicide assisté en Italie depuis 2019 19 comme en Allemagne depuis une décision de la Cour de Karlsruhe en 2020 20. En mars 2021, l’Espagne, qui avait prévu une minoration de peines dans la loi pénale dès 1995, a légalisé l’euthanasie, qui recouvre également là-bas le suicide assisté. Elle a été suivie par l’Autriche qui a légalisé et encadré pour sa part le seul suicide assisté dans la loi « sur le testament de fin de vie », après une décision de dépénalisation rendue par la Cour suprême. L’euthanasie et le suicide assisté sont autorisés par la loi depuis mai 2023 au Portugal. En 2024, la Cour Suprême d’Équateur a dépénalisé à son tour l’euthanasie et le suicide assisté.
La possibilité d’une aide active à mourir, même si celle-ci n’est pas demandée, rassure aussi les personnes en fin de vie : elle est le recours possible face à des situations de souffrance considérées comme insoutenables.
Louis-Charles Viossat
Les motifs de la légalisation de l’aide à mourir sont assez semblables d’un pays à l’autre.
D’abord, l’émotion créée dans l’opinion publique par des situations personnelles extrêmes et très douloureuses qui mettent en cause des personnes qui souffrent un véritable martyr avec des proches qui sont parfois conduits à hâter la mort, ou au contraire à vouloir la retarder à tout prix, et des professionnels de santé pris entre deux feux… Pour s’en tenir aux États-Unis, le cas de Jack Kevorkian est resté dans toutes les mémoires : le« Docteur la Mort » est un médecin qui s’est fait l’avocat du suicide assisté et qui a revendiqué haut et fort d’avoir pratiqué entre 1990 et 1998, grâce notamment à un « Thanatron » de son invention, plus de 130 cas de suicides assistés en commençant en 1990 par celui d’une malade d’Alzheimer de 55 ans 21.
Ensuite, la peur de la souffrance réfractaire tant physique que psychique pendant l’agonie et au décès est manifestement de plus en plus répandue dans la population. D’où la volonté de les accélérer. Prévaut également la peur de situations de fin de vie « invivables », comme un pronostic vital engagé, quel que soit le terme, voire un diagnostic d’incurabilité médicale sans nécessairement que le pronostic vital ne soit engagé. La possibilité d’une aide active à mourir, même si celle-ci n’est pas demandée, rassure aussi les personnes en fin de vie : elle est le recours possible face à des situations de souffrance considérées comme insoutenables.
La légalisation de l’aide à mourir n’est bien entendu pas un sujet neutre politiquement.
Dans les quelques pays où l’aide à mourir a été légalisée, cela a été pour l’essentiel l’œuvre de majorités travaillistes ou socialistes qui en ont fait, la plupart du temps, un argument électoral. C’est le cas des gouvernements du travailliste hollandais Wim Kok, du libéral belge Guy Verhofstadt, de la travailliste néo-zélandaise Jacinda Arden, du socialiste espagnol Pedro Sanchez… C’est vrai aussi au Royaume-Uni où le gouvernement travailliste de Keir Starmer soutient la proposition de loi déposée par Kim Leadbeater et où le Premier ministre lui-même a voté en sa faveur au Parlement.
Parfois néanmoins, l’origine de la légalisation procède d’une décision des juridictions suprêmes des États, comme par exemple en Allemagne, en Colombie ou, aux États-Unis, dans les États du Montana et du Nouveau-Mexique.
Il ne faut pas sous-estimer non plus le rôle du réseau mondial des partisans du suicide assisté et de l’euthanasie. Regroupés dans des associations nationales et une fédération mondiale constituée dès 1980, ces militants partagent des expériences et des cas concrets qui illustrent leurs idées, écrivent et diffusent des publications et des argumentaires communs, ajustent aux différents contextes nationaux les stratégies qui marchent ailleurs et influencent activement les législateurs et les gouvernements des différents pays.
Des débats aux termes identiques autour du monde
Sans grande surprise donc, les partisans de l’euthanasie et du suicide assisté avancent des arguments proches à l’appui de leur légalisation quel que soit le pays où ils s’expriment.
Les arguments des partisans de l’aide à mourir
Le respect de l’autonomie de la personne et de la liberté personnelle et du droit de décider de nos derniers instants est le principal argument pour justifier le recours à l’aide à mourir. Interdire l’aide à mourir serait une violation des libertés individuelles et contredirait le principe de non-nuisance de John Stuart Mill : la décision de mourir ne causerait de tort — c’est-à-dire de dommage injuste — à personne.
Nombreux partisans de l’aide à mourir soulignent son rôle comme une possibilité essentielle de maîtrise et de contrôle de sa propre vie — et de sa mort — face à la souffrance, face aux décisions du corps médical…. Les patients habitués à prendre des décisions sur leur propre état de santé lors de leur parcours de vie et plus généralement les citoyens responsables et libres devraient ainsi, selon eux, être autorisés à contrôler également les circonstances exactes (lieu, calendrier) de leur mort.
Les partisans de l’euthanasie et du suicide assisté avancent des arguments proches à l’appui de leur légalisation quel que soit le pays où ils s’expriment.
Louis-Charles Viossat
L’intégrité de la personne est un second argument.
Dans certaines situations, toute personne pourrait juger qu’il ne lui est plus possible de continuer à vivre conformément aux valeurs ayant inspiré sa vie et qu’il est donc licite qu’elle y mette fin. L’en empêcher et l’obliger malgré tout à rester en vie constituerait selon ce raisonnement une atteinte à son intégrité et sa dignité. Le concept de dignité, largement utilisé dans le débat, est complexe — inutile voire nuisible disent certains philosophes — à double sens en tout cas puisqu’il est revendiqué par les partisans comme par les opposants de l’aide à mourir. Au passage, on fait aujourd’hui un usage différent que faisait Kant de son propre raisonnement en soulignant que si ce qui fait la dignité de l’homme, c’est son autonomie, alors celui-ci doit avoir la liberté de faire ce qu’il veut de sa vie, y compris de la détruire.
Les partisans de l’aide à mourir soutiennent également que des personnes sévèrement malades ou mourantes font l’expérience d’une souffrance intolérable en dépit des meilleurs efforts pour la résorber, et que l’aide à mourir peut être la seule, et même la meilleure solution pour mettre un terme à cette souffrance. Cette situation ne serait pas conforme aux principes fondamentaux de la médecine qui a toujours eu pour objectif de limiter la souffrance des patients due à la maladie. Les patients qui souffrent de pathologies incurables sont logiquement, dans tous les pays, les partisans les plus convaincants de la libéralisation de l’aide à mourir. La légalisation de l’aide à mourir pourrait ainsi réduire la souffrance mais aussi fournir une « assurance émotionnelle » contre la douleur physique ou la souffrance psychologique.
Une troisième famille d’arguments fait référence à la lutte contre une forme d’hypocrisie.
Car de nombreux cas d’euthanasie et de suicide assisté existent en dehors du cadre légal. Comme pour ce qui s’est passé en matière d’interruption volontaire de grossesse, la légalisation permettrait de régulariser les situations existantes de facto et d’éviter des pratiques secrètes et dangereuses pour la qualité de l’agonie et de la mort des personnes. D’autres partisans de la légalisation de l’aide à mourir soulignent que l’arrêt des traitements et la sédation profonde et continue sont, en réalité, déjà des formes d’euthanasie et que la légalisation de l’aide à mourir ne serait, au fond, pas vraiment différente.
Une dernière famille d’arguments utilisés dans les pays où l’aide à mourir est illégale, comme la France, part du constat d’un décalage.
ll s’agit du décalage entre l’état du droit dans les pays n’autorisant pas l’aide à mourir et le mouvement de libéralisation dans des pays prétendument « avancés » comme les Pays-Bas, le Canada ou la Suisse, qui conduirait à voyager à l’étranger pour obtenir une aide à mourir, accentuant les effets de l’inégalité entre citoyens 22. Mais ce décalage concernerait aussi l’écart entre l’état du droit et l’opinion très dominante des citoyens qui, interrogés par les sondages, se montrent systématiquement favorables à l’aide à mourir.
Les arguments mobilisés contre l’aide à mourir
De leur côté, les opposants à l’aide à mourir dans les différents pays avancent des arguments qui sont également proches entre eux 23.
Ils soutiennent ainsi qu’il existe de nombreuses autres options que l’aide à mourir : en particulier le recours à toute la palette des soins palliatifs — y compris, en dernière instance, la sédation profonde et continue jusqu’au décès — et pour les quelques personnes les plus déterminées, l’arrêt volontaire de l’hydratation ou de la nutrition. Ils soulignent aussi que les personnes changent souvent d’avis une fois qu’elles sont bien informées sur la progression de la maladie et ses complications et à l’approche de la mort. Au fond, le suicide assisté et l’euthanasie ne seraient pas nécessaires quand les besoins des personnes en fin de vie sont bien pris en charge. C’est là toute la philosophie de l’école des soins palliatifs.
Un autre argument consiste à dire que légaliser le suicide assisté ou l’euthanasie reviendrait à cautionner un échec moral, social et médical, ainsi qu’à partager le penchant individualiste et hédoniste de la société moderne qui considère la vie comme un fardeau dénué de sens. La valeur intrinsèque de la vie humaine est fréquemment mobilisée : notre vie vaudrait par elle-même, quel que soit notre intérêt à la prolonger ou à l’abréger. Seul le respect de la vie permettrait de faire société. La légalisation de l’euthanasie et du suicide assisté serait une transgression, ou une « rupture anthropologique ».
La thèse de la pente fatale ou glissante revient très fréquemment. Accepter de mettre à mort à leur demande certaines personnes en fin de vie conduirait immanquablement à ouvrir la voie à la mort sans leur consentement d’autres êtres humains, en particulier les plus vulnérables (enfants, personnes handicapées, personnes souffrant de troubles psychiatriques, membres de minorités…), ou à élargir progressivement, peu à peu, la liste des motifs d’aide à mourir ou bien encore à créer une sorte de « devoir de mourir », ou à tout le moins une « incitation à mourir », pour les personnes vulnérables 24.
Les cas canadiens, hollandais et belges : exemples des dérives de la légalisation de l’aide à mourir ?
Au Canada, alors que la décision Carter de la Cour Suprême n’avait fait qu’inviter prudemment le Parlement à légaliser dans certains cas une forme de mort assistée par les médecins, les partisans de l’aide à mourir auraient excipé d’un large « droit constitutionnel à l’aide à mourir » puis le gouvernement fédéral aurait instrumentalisé une autre décision de justice (Truchon au Québec) en s’affirmant contraint de légaliser l’aide à mourir, y compris pour les malades psychiatriques. Le cas canadien illustrerait également comment les professionnels et les institutions de santé normalisent rapidement et auto-justifieraient des pratiques auparavant éloignées des standards de la profession médicale 25. Au Canada toujours, le législateur a effectivement abandonné la condition de diagnostic vital engagé à un terme rapproché pour être éligible en 2021 et les personnes atteintes de troubles psychiatriques sont éligibles depuis 2023. La condition de délai de réflexion de dix jours a également été supprimée pour les personnes dont la mort naturelle est prévisible raisonnablement.
La Belgique est un autre exemple de la tendance naturelle à étendre peu à peu les critères d’éligibilité, avec l’ouverture aux mineurs par une loi de 2014 puis la suppression du pronostic vital engagé à court terme en 2021 26.
Aujourd’hui, le débat aux Pays-Bas, en Belgique et au Canada porte sur la question de savoir si les personnes qui considèrent « leur vie accomplie et ne valant plus la peine d’être vécue » ou qui sont « fatiguées par la vie » ne devraient pas eux aussi avoir accès à l’aide à mourir.
Un premier cas de suicide assisté de détenu a eu lieu en Suisse en février 2023, le prisonnier concerné invoquant la torture psychologique insupportable causée par l’isolement et l’absence de contact extérieur.
Force est de constater qu’il n’y a aucun exemple de pays qui serait revenu en arrière un tant soit peu après avoir légalisé l’aide à mourir que ce soit en interdisant à nouveau le suicide assisté ou l’euthanasie ou en restreignant les publics concernés ou les critères d’accès.
En pratique, la proportion des personnes qui décèdent en recourant à l’euthanasie ou au suicide assisté dans les pays où c’est légal est assez limitée — entre moins de 1 % et 4 % à 5 % des décès annuels. Néanmoins, la hausse du nombre d’euthanasies est forte partout où elle a été autorisée : 24 euthanasies en Belgique en 2002 et 2 966 en 2022, 1 018 aides à mourir en 2016 au Canada contre 10 064 en 2021, 1 882 euthanasies aux Pays-Bas contre 7 666 en 2021… Ce n’est pas vrai dans les cas de suicide assisté — qui est une procédure dont le succès est bien moindre. Il est néanmoins difficile de savoir si la hausse constatée au fil des ans dans plusieurs juridictions — peut-être en partie liée à des questions de sous-déclaration — va se poursuivre et, si elle se stabilise, à quel niveau ce sera.
Pour sa part, le risque d’effet boule de neige sur les suicides non assistés ne semble pas s’être matérialisé, sauf peut-être s’agissant des femmes les plus âgées, même s’il préoccupe de nombreux spécialistes de la prévention en la matière.
La hausse du nombre d’euthanasies est forte partout où elle a été autorisée.
Louis-Charles Viossat
L’aide à mourir : une grande variété de situations
Au-delà des multiples dénominations utilisées — aide à mourir, aide médicale à mourir, suicide assisté ou mort assistée par un médecin, mort dans la dignité, droit à mourir, euthanasie — l’aide à mourir est un concept qui recouvre une très grande diversité de situations d’un pays à l’autre. Il n’y a pas de modèle mondial d’aide à mourir mais de multiples variations possibles pour les législateurs nationaux. Les considérations pratiques sont entremêlées avec les questions éthiques et les contraintes nationales.
Tous les pays prohibent l’euthanasie active directe et volontaire sans consentement clair et conscient de la personne concernée, qui est partout qualifié de meurtre légalement poursuivi et réprimé.
Trois pays (Suisse, Etats-Unis et Allemagne) autorisent uniquement le suicide assisté mais prohibent strictement l’euthanasie active directe et volontaire 27. Les autres pays dans lesquels l’aide à mourir est légal autorisent ces deux modalités à la fois. L’Équateur n’autorise, semble-t-il, que l’euthanasie.
Une question essentielle concerne le périmètre des personnes éligibles. La plupart des pays réservent l’aide à mourir aux seuls adultes. Deux pays seulement acceptent l’aide à mourir pour les mineurs : les Pays-Bas à partir de douze ans avec l’autorisation parentale jusqu’à l’âge de 16 ans et, depuis l’an dernier, pour les « enfants de moins de douze ans atteints d’une maladie ou d’un trouble si grave que la mort est inévitable et (…) attendue dans un avenir prévisible… lorsqu’il s’agit de la seule alternative raisonnable pour un médecin de mettre fin aux souffrances désespérées et insupportables de l’enfant » 28 ; la Belgique où c’est également possible depuis la loi du 28 février 2014 pour les mineurs qui ont, comme les adultes, une capacité de discernement (sont « capables et conscients au moment de la demande ») et remplissent quelques autres conditions (souffrance physique, pronostic vital engagé à court terme) pourvu qu’ils aient une autorisation parentale. En Suisse, le suicide assisté est possible en principe pour les mineurs mais il semble qu’il ne se pratique pas.
La Suisse est le seul pays où l’aide à mourir n’est pas restreinte aux citoyens ou aux résidents depuis un certain nombre de mois ou de trimestres 29. Il est possible néanmoins pour un étranger d’y recourir aux Pays-Bas et en Belgique mais c’est plus compliqué car il faut avoir noué une relation thérapeutique avec un médecin local.
Dans de nombreux États, il faut être atteint d’une maladie en phase terminale pour pouvoir recourir à l’aide à mourir. Néanmoins, ce que cela recouvre et les termes utilisés varient d’un État à un autre et il peut y avoir d’autres critères. Dans les États américains, le suicide assisté est limité à ceux qui ont un pronostic vital engagé à six mois ou moins 30. En Oregon, il faut souffrir d’une « maladie incurable et irréversible qui a été médicalement confirmée et causera la mort dans les six mois selon un jugement médical raisonnable ». Même chose en Nouvelle-Zélande mais il faut aussi connaître un déclin significatif des capacités physiques et avoir des souffrances intolérables et réfractaires. Dans l’Etat de Victoria, il faut souffrir d’une maladie incurable susceptible de causer la mort dans les six mois (douze mois pour une maladie neurodégénérative) qui cause une « souffrance à la personne qui ne peut être pas être soulagée d’une manière que la personne considère comme tolérable ».
Dans de nombreux États, il faut être atteint d’une maladie en phase terminale pour pouvoir recourir à l’aide à mourir.
Louis-Charles Viossat
Certains pays écartent le critère de phase terminale et ouvrent l’aide à mourir aux personnes qui souffrent d’une douleur continue, insoutenable et réfractaire. C’est par exemple le cas en Suisse. Au Canada, pas besoin non plus de phase terminale. L’aide à mourir peut être réservée aux personnes qui souffrent uniquement de maladies physiques graves (Canada jusqu’en 2023) ou ouverte aussi à ceux qui souffrent de pathologies psychiatriques (Belgique depuis 2002, Canada depuis 2023, Pays-Bas, Espagne). Aux Pays-Bas, le critère de « polypathologie », qui est une catégorie fourre-tout, représentait 16 % des cas d’euthanasie en 2022.
Des garde-fous procéduraux existent dans les différents pays. De façon générale, la demande doit émaner de la personne éligible elle-même, être volontaire, formelle et écrite, rédigée et signée en présence de témoins. La personne doit aussi donner son consentement éclairé, c’est-à-dire après avoir été informée des différentes options de traitement possibles. L’État de Victoria requiert que la discussion sur l’aide à mourir émane nécessairement de la personne elle-même.
En Belgique et aux Pays-Bas, une personne peut rédiger une directive anticipée pour demander une euthanasie plus tard.
En Belgique, c’est possible seulement en cas de coma irréversible ou d’état neurovégétatif persistant. C’est en pratique très rarement le cas et cela fait l’objet de controverses éthiques et de difficultés pratiques : les médecins ont souvent du mal à déterminer si les personnes avec une démence à un stade avancé et qui ne sont plus parfaitement conscients connaissent une souffrance réfractaire sans possibilité d’amélioration et s’il faut bien mettre en œuvre ou non la directive anticipée d’aide à mourir. Le Québec a également autorisé, en octobre 2024, « toute personne ayant un diagnostic de maladie grave et incurable menant à l’inaptitude de consentir aux soins, comme la maladie d’Alzheimer, à formuler une demande anticipée d’aide médicale à mourir ».
La loi de plusieurs Etats prévoit une période de réflexion ou d’attente qui varie : dix jours au Canada (sauf exception), un mois en Belgique (sauf si le pronostic est engagé à très court terme).
Dans les États australiens (sauf l’Australie occidentale et Queensland), en Nouvelle-Zélande et en Espagne, le médecin qui accompagne la demande doit obtenir une autorisation a priori délivrée par le ministère de la santé (Australie), un officier d’état-civil (Nouvelle-Zélande) ou une commission régionale (Espagne). Aucune procédure n’est prévue a priori dans les autres pays en dépit des conséquences irrémédiables de la décision d’aide à mourir. Notamment, alors que ce sont des procédés courants pour l’attribution de prestations et obligatoires pour des décisions de placement ou de mise sous tutelle ou curatelle, l’intervention d’un juge pour valider a priori la décision de recours à l’aide à mourir ne semble curieusement exister dans aucun pays 31.
S’agissant de l’administration de la mort, la plupart des pays se bornent à prévoir l’intervention de plusieurs personnes, le plus souvent deux : au Canada, deux médecins doivent confirmer que les critères d’éligibilité sont satisfaits ; en Suisse, il faut un médecin parmi les deux personnes. Néanmoins, aux Pays-Bas par exemple, s’il faut un avis d’un second médecin, son opinion ne lie pas la décision du premier.
Dans tous les pays, c’est un médecin qui doit procéder à l’euthanasie ou être présent lors du suicide assisté. Il y a deux exceptions. Au Canada, cela peut être un « infirmier praticien » c’est-à-dire un infirmier qui dispose d’une formation complémentaire. En Suisse, quand la personne fait appel à une association dite d’autodétermination, c’est un bénévole qui peut apporter la substance létale et qui est présent lors de son administration par la personne elle-même 32. En Nouvelle Galles du Sud (Australie), un infirmier peut aussi assister le médecin et administrer le produit létal. Tous les pays prévoient une objection de conscience pour les professionnels de santé qui ne souhaiteraient pas participer à l’aide à mourir.
La législation de l’État de Victoria fixe des modalités précises de gestion médicamenteuse de l’aide à mourir, y compris le rôle des pharmaciens. Au Canada, ceux-ci ont une obligation d’informer les personnes. Les substances létales utilisées sont quant à elles, en pratique, assez variables selon les pays.
Les différents États prévoient des obligations de reporting et de contrôle qui semblent globalement très peu performantes. Beaucoup d’euthanasies et de suicides assistés ont lieu au domicile des personnes et échappent au reporting et au contrôle. Les cas de sanction de médecins sont excessivement rares bien que des cas troublants soient régulièrement rapportés par la presse dans les pays où l’aide à mourir existe. En Belgique, depuis 2002, sur près de trente mille dossiers examinés par la commission fédérale de contrôle (CFCEE), un seul aurait été transmis au procureur en 2015. Aux Pays-Bas, en 2022, les commissions régionales de contrôle ont identifié treize cas de non-respect des « critères de minutie » pour l’accomplissement d’une euthanasie, soit 0,15 % des cas seulement. Depuis 2002, seul un cas, qui concernait une patiente atteinte de démence et qui avait rédigé une directive anticipée, a donné lieu à des poursuites judiciaires
Partout où l’aide à mourir existe sauf en Suisse, elle est financée comme les autres soins de santé, par la fiscalité, les cotisations sociales, les assurances privées et les patients eux-mêmes.
Tous les pays prévoient une objection de conscience pour les professionnels de santé qui ne souhaiteraient pas participer à l’aide à mourir.
Louis-Charles Viossat
Pas d’inéluctabilité mais un choix
L’aide à mourir va-t-elle se diffuser peu à peu, de façon presque inéluctable, dans les pays d’Europe, de l’OCDE et même les pays du Sud ? Ses thuriféraires le pensent et le souhaitent. Cela ne va pourtant pas de soi.
Des facteurs structurels puissants jouent certainement en faveur de la libéralisation des législations de fin de vie. Cela ressort notamment des analyses de Ronald Inglehart, l’artisan du World Values Survey 33.
Le niveau de vie d’abord : il y a, en effet, un lien étroit entre le niveau du PIB par habitant et l’attitude favorable à l’aide à mourir. Ainsi, sur 24 pays à haut revenu étudiés par Ronald Inglehart, les habitants de 18 d’entre eux considéraient en que l’euthanasie était justifiable. Et tous, sauf un, ont connu une hausse du niveau d’approbation de l’euthanasie sur une période de 15 ans. A contrario, sur les 38 pays à bas et moyen revenu étudiés, les habitants de 36 d’entre eux trouvaient que l’euthanasie n’est pas justifiable. L’élévation graduelle du PIB par habitant devrait donc, y compris dans les pays du « Sud global », favoriser la libéralisation progressive des législations. Mais cela veut dire aussi que les crises économiques auront un effet significatif sur les attitudes vis-à-vis de l’euthanasie également.
La religion ensuite : moins le sentiment et la pratique religieuse sont forts, plus l’euthanasie est vue positivement. Néanmoins, on peut également connaître à l’avenir des périodes au cours desquelles on assistera à un regain de sentiment religieux. Et enfin les indicateurs de santé : plus la mortalité infantile est basse et l’espérance de vie élevée, plus l’euthanasie est justifiable.
Aux États-Unis, un quasi-consensus hostile à l’aide à mourir de l’opinion publique s’est effectivement transformé en un soutien majoritaire dans la population et une légalisation du suicide assisté dans de nombreux États. Le second mandat de Donald Trump, l’élection d’un Sénat et d’une Chambre des représentants alignés sur le mouvement MAGA et l’avènement d’une Cour suprême dominée pour longtemps par des juges (ultra-)conservateurs pourraient néanmoins changer radicalement la donne dans ce pays, et par contrecoup dans de nombreux autres Etats également.
En Europe de l’Ouest, le soutien à l’euthanasie est devenu également majoritaire dans la population. Mais c’est un mouvement inverse qui s’est dessiné dans les pays ex-communistes après la chute du mur à la fin des années 1980 de même qu’en Grèce après la crise financière ou plus récemment en Turquie 34. Au Sud, selon Ronald Inglehart, le soutien à l’euthanasie a même diminué parmi les habitants de la majorité des pays à bas revenu.
Moins le sentiment et la pratique religieuse sont forts, plus l’euthanasie est vue positivement.
Louis-Charles Viossat
L’arrivée de majorités conservatrices et populistes au pouvoir en Europe et en Amérique du Nord pourrait inverser l’évolution constatée jusqu’à présent vers une légalisation du suicide assisté et de l’euthanasie et mettre un coup de frein au mouvement de libéralisation constaté au cours des dernières décennies. Peut-être même assistera-t-on à un retour à la pénalisation de l’euthanasie et du suicide assisté dans certains pays, comme on le voit aux États-Unis en ce qui concerne l’avortement.
En outre, si jamais les États se cantonnent désormais à une libéralisation du seul suicide assisté, sans recours possible à l’euthanasie, comme c’est le cas aux États-Unis ou en Suisse ou en Allemagne par exemple, présentée parfois par certains commentateurs comme une « solution médiane » entre la pensée « pro-life » et le courant « pro-choice », supposée aplanir les difficultés éthiques 35, il est peu probable que le nombre de recours à l’aide à mourir croisse significativement. Seule la légalisation de l’euthanasie débouche, en effet, sur un nombre significatif de cas : le suicide assisté semble beaucoup plus compliqué à mettre en œuvre…
En toute hypothèse, il faut s’attendre à ce que la fin de vie, le suicide assisté et l’euthanasie, soient débattus dans de plus en plus de pays, avec des points de vue certainement très divergents entre le Nord et le Sud comme au sein du bloc occidental 36.
Dans l’immédiat, la priorité des États, des organisations internationales et de la société civile devrait être de financer massivement les programmes d’accès aux opiacés et aux structures de soins palliatifs dans les pays à revenu intermédiaire et à bas revenu comme dans l’OCDE. Elle devrait être aussi et surtout de se consacrer à la réduction de la mortalité évitable sur la planète, en particulier la mortalité infantile, plutôt que de relancer comme aujourd’hui la course mortifère aux armements et à la belligérance.
Sources
- Cf. avis de l’Assemblée générale du Conseil d’État délibéré le 4 avril 2024.
- C’est-à-dire l’ensemble de facteurs sociaux, culturels, économiques, religieux et politiques qui déterminent la façon dont la mort, l’agonie et le deuil sont compris, vécus et gérés : cf. Lancet Commission on the value of death, janvier 2022.
- Selon les chiffres de la division de la population des Nations-Unies.
- Il y avait cette année-là 12,8 millions de décès d’enfants de moins de cinq ans.
- Source : UNICEF.
- La proportion des naissances dans ces deux régions n’est que de 60 % environ des naissances du monde entier.
- Un article publié dans le Lancet estimait en 2005 cette somme à 5,1 milliards de dollars par an. Même en admettant une multiplication par trois de ce coût en vingt ans, les financements nécessaires sont bien inférieurs aux sommes engagées par la communauté internationale dans le seul conflit ukrainien par exemple ou dans le soutien aux prix de l’énergie.
- Max Roser (2021) – “Causes of death globally : what do people die from ?” Published online at OurWorldinData.org. Retrieved from : ‘https://ourworldindata.org/causes-of-death-treemap’ [Online Resource]. Voir aussi Institute of Health Metrics and Evaluation.
- Selon la division de la population des Nations-Unies.
- J. Roemer, Equality of Opportunity, 2000, et B. Milanovic, Global Inequality : A New Approach for the Age of Globalization, 2016.
- Les soins palliatifs sont, selon l’OMS, les soins qui « améliorent la qualité de la vie des patients et de leurs familles qui sont confrontés aux problèmes liés à des maladies critiques, grâce à la prévention de la souffrance et à son soulagement en identifiant tôt les symptômes et en l’évaluant exactement ainsi qu’en traitant la douleur et d’autres problèmes d’ordre physique, psychologique et spirituel ».
- Felicia Knaul et alii. The Lancet Commission on Palliative Care and Pain Relief—findings, recommendations, and future directions. March 2018.
- On ne dispose toutefois pas de données fiables sur le recours illicite à l’euthanasie et au suicide assisté qui existe dans tous les pays du monde.
- Une proposition de loi vient d’être introduite et examinée par le Parlement britannique. Une fois arrivée au terme du processus parlementaire, elle légalisera le suicide assisté en Angleterre et au Pays de Galles.
- Des projets ou propositions de lois sont à des phases plus ou moins avancés également dans d’autres pays du monde.
- « Celui qui, poussé par un mobile égoïste, aura incité une personne au suicide, ou lui aura prêté assistance en vue du suicide, sera, si le suicide a été consommé ou tenté, puni d’une peine privative de liberté de cinq ans au plus ou d’une peine pécuniaire » (article 115 du Code pénal suisse).
- Le Territoire du Nord de l’Australie a légalisé l’euthanasie et le suicide assisté dès le mois de mai 1995, mais la loi a été rapidement annulée par le gouvernement fédéral. Paradoxalement, c’est désormais la seule partie du territoire australien qui n’a pas de législation sur l’aide à mourir.
- Dans le même esprit que la décision récente relative au droit à l’avortement, la Cour suprême a décidé dès 1997 (décision Vacco v. Quill) que la constitution américaine ne garantissait pas de droit au suicide assisté et que la dépénalisation ou non du suicide assisté relevait de la seule compétence des États.
- Néanmoins, la cour constitutionnelle italienne a décidé en juillet 2024 qu’en l’absence de législation sur le suicide assisté, les juges devront se prononcer au cas par cas sur chaque affaire et évalueront de manière indépendante « sur la base des principes décrits dans une décision de 2019 (qui exige d’être atteint d’une pathologie irréversible et de souffrir de douleurs physiques ou psychiques insupportables) si une personne peut être inculpée » ou non.
- En Allemagne, la Cour constitutionnelle a dégagé un « droit à l’autodétermination dans la mort » (« Recht auf selbstbestimmtes Sterben », Cour constitutionnelle fédérale, 6 février 2020), qui conduit à dépénaliser l’assistance au suicide. Au Royaume-Uni, le parquet a édicté des lignes directrices dans le cadre d’une politique pénale préconisant une approche au cas par cas reposant sur une liste de critères non exhaustive.
- Après quatre procès qui n’ont pas débouché, Jack Kevorkian a finalement été condamné en 1999 à une peine comprise entre dix et 25 ans de prison pour avoir euthanasié — et, pour une fois, volontairement, ne pas avoir procédé à un suicide assisté — un homme, Thomas Youk, en se filmant. Il a été relâché, pour bonne conduite, au bout de huit ans de prison.
- En réalité, la mobilité internationale des personnes pour accéder à l’aide à mourir est limitée. Elle l’est d’autant plus que les Etats ayant légalisé l’euthanasie ou le suicide assisté fixent le plus souvent des conditions de nationalité, de résidence ou d’immatriculation à la sécurité sociale, ou bien de relation suivie avec le médecin prescripteur. Seules la Belgique, le Luxembourg et la Suisse, sous certaines conditions, accueillent des résidents étrangers. Selon Dignitas, une organisation suisse, entre 1998 et 2018, seules 2 600 personnes environ, provenant de 53 pays, soit sont venues en Suisse pour mourir. C’étaient principalement des Allemands (1 240), des Britanniques (415), des Français (330) et des Italiens (130) ainsi que des Américains (100). En Belgique, il y a eu 61 personnes, dont plus d’une cinquantaine de Français, qui sont venues en 2022 pour pouvoir bénéficier de l’euthanasie selon la loi en Belgique.
- Des controverses demeurent également dans de nombreux pays à propos de l’abstention ou l’interruption de traitements en fin de vie et sur la sédation palliative.
- Fin mars 2024, sur les 344 Néo-zélandais ayant demandé de recourir à l’euthanasie depuis un an, 11,8 % indiquaient présenter un handicap.
- Cf. Trudo Lemmens, When death becomes therapy : Canada’s troubling normalization of healthcare provider ending of life, The American Journal of Bioethics, 2023.
- Ceux qui réfutent cet argument de la pente glissante nient sa possibilité ou sa probabilité, ou soulignent que le propre des normes est d’introduire des limites.
- Ce sera également le cas de l’Angleterre et du Pays de Galles si la proposition de loi britannique est adoptée par le Parlement.
- Les procédures concernant les mineurs sont rares. En 2022, il n’y a eu qu’un cas qui concernait un mineur atteint de cancer.
- Une infirmière qui avait accompagné sept italiens vers le suicide a néanmoins été condamné en octobre 2024 par le tribunal pénal cantonal de Lugano pour avoir agi pour des « motifs égoïstes » en profitant économiquement de la différence de législation entre l’Italie et la Suisse.
- Ce sera le cas en Angleterre et au Pays de Galles aussi.
- Une telle intervention est néanmoins prévue par la future législation britannique. Ainsi qu’un délai de réflexion de 14 jours suivant la décision du juge.
- En Suisse, six associations proposent désormais le service d’assistance au suicide mais le contrôle des actes pratiqués est minimal, selon un rapport du Sénat en 2023, et aucune autorisation n’est requise pour exploiter une telle association.
- Ronald C. Inglehart et alii, Attitudes toward Euthanasia : a longitudinal analysis of the role of economic, cultural and health-related factors, Journal of Pain and Symptom Management, vol. 62, n°3 septembre 2021.
- Cf. Raul Tormos et alii, Patterns of change in the justifiability of euthanasia across OECD countries, Frontiers in Political Science, June 2023.
- P. Le Coz, De l’euthanasie au suicide assisté : aspects éthiques, Bulletin de l’académie nationale de médecine, 2022.
- Cf. pour les Européens : Loek Halman and Erik van Ingen, Secularization and Changing Moral Views : European Trends in Church Attendance and Views on Homosexuality, Divorce, Abortion, and Euthanasia, European Sociological Review, Vol. 31, No. 5, octobre 2015.