Depuis l’ouvrage de James Hunter sur les « guerres culturelles » on sait que la question des valeurs a été au cœur des mobilisations politiques aux États-Unis 1. Selon la thèse influente de ce sociologue américain, des fondamentalistes protestants et des catholiques conservateurs ont uni leurs forces à partir des années 1970 pour contester l’hégémonie progressiste sur la culture américaine. Deux camps se sont depuis affrontés : d’un côté « les orthodoxes » pour qui la vérité morale est statique, universelle et sanctionnée par le divin ; de l’autre, des « progressistes » qui considèrent que la vérité morale est évolutive et strictement contextuelle.

C’est dans l’histoire de cette guerre culturelle que nous devons lire le succès de la campagne qui a amené Donald Trump à la Maison Blanche. Entre 2016 et 2024, les idéologues de MAGA ont réussi à prendre le contrôle du Parti républicain, en évinçant la droite libérale. La montée des mouvements de matrice trumpiste et la critique du « wokisme » qui l’accompagne est-elle pour autant l’expression d’un retour à une tradition et à des valeurs conservatrices  ? Et faudra-t-il s’attendre à un effet domino dans l’espace politique européen ?

Il y a trois mouvances à l’œuvre parmi ceux qui se réjouissent de la victoire de Donald Trump  : une droite chrétienne, un populisme identitaire et une tech accélérationniste et libertarienne.

Olivier Roy

En Europe, la droite a, dans les dernières décennies, été plus encline à s’inscrire en continuité avec des références progressistes — elle a presque partout entériné le droit à l’avortement, voire le mariage homosexuel. Dans la plupart des pays et au niveau européen elle a surtout accepté de participer au cordon sanitaire maintenant l’extrême droite à l’extérieur de la gouvernance. 

Mais aujourd’hui, c’est fini. En Europe comme aux États-Unis, on assiste à l’effondrement de la droite libérale — le Parti républicain de la famille Bush, les Tories britanniques, la démocratie chrétienne italienne en passant par la mouvance gaulliste en France de plus en plus tentée par l’extrême-droite — ou à son alignement sur les mouvements nationaux-populistes qui mettent en avant la défense de valeurs conservatrices et d’une identité blanche et chrétienne.

Les principaux idéologues du trumpisme, en l’occurrence Steve Bannon et le vice-président J. D. Vance, tentent de mobiliser les droites européennes autour de la question des valeurs traditionnelles, en marquant une rupture vis-à-vis des thèmes géo-stratégiques comme la défense du monde libre qui permettaient la construction d’une représentation atlantiste commune 2.

La fascination pour Trump est évidente dans cette nouvelle droite européenne, même si elle repose sur un paradoxe bien souligné par les résultats de l’enquête Eurobazooka : comment mettre en place une coalition internationales des valeurs si l’on fait en même temps l’apologie brutale de l’égoïsme national, allant jusqu’à prôner l’ingérence et la vassalisation ?

Que le facteur Trump soit une des raisons de la recomposition des frontières entre droite et extrême droite ou bien qu’il n’en soit que le symptôme importe peu. La question ici est de savoir s’il y a derrière cette montée des populismes une vision cohérente d’un système de valeurs en rupture non seulement avec le progressisme, la défense des droits humains et ce que l’on met sous l’étiquette « woke », mais aussi avec la droite libérale classique. 

Hajime Sorayama. © CFOTO/SIPA

Les droites en France et les valeurs du trumpisme

Pour comprendre cela, on peut reprendre la typologie de René Rémond 3 — légitimistes, bonapartistes et orléanistes, c’est-à-dire, pour ne pas s’en tenir seulement à la France : traditionalistes, césaristes et libéraux — et constater que les deux premières se portent bien sous de nouveaux atours, mais que la troisième est en crise. 

« Par la loi plus que par la foi » : le paradoxe légaliste du légitimisme 

Les « légitimistes » ne sont plus guère royalistes mais ils s’accrochent à un christianisme conservateur dont ils veulent imposer les normes par la loi plus que par la foi puisqu’ils sont confrontés à la chute de la pratique religieuse — plus lente mais tout aussi réelle aux États-Unis. La lutte contre l’avortement, le féminisme et les droits LGBT sont au cœur de leur combat. Paradoxalement, en Europe la France laïque côtoie la Pologne dans l’expression d’un traditionalisme chrétien particulièrement virulent  : Manif pour tous, opposition à l’avortement, aux droits LGBT, défense de la messe en latin et retour à un vieux gallicanisme qui se méfie d’un pape qui ne paraît pas assez européen. 

Que le catholicisme contre-révolutionnaire soit en Europe au cœur de cette nostalgie chrétienne pour l’ancien temps est logique, car le protestantisme soit s’y est sécularisé, soit, dans sa forme évangélique, touche en majorité des milieux immigrés, peu soucieux d’une identité chrétienne blanche. 

Cependant, aux États-Unis, ce sont également des intellectuels catholiques — le plus souvent convertis venus du protestantisme à l’image de J. D. Vance — qui mènent la croisade intellectuelle contre le progressisme. Sur le plan électoral, ce sont cependant les évangéliques protestants qui constituent les gros bataillons du trumpisme. Cette incapacité de l’évangélisme à produire une avant-garde intellectuelle est intéressante et pourrait largement s’expliquer par un certain mépris pour la culture en général et la haute culture en particulier 4. Ce sont donc les pères de l’Église, entre autres saint Augustin et saint Benoît, qui sont convoqués pour rétablir la loi naturelle et l’ancrage de la société dans la transcendance.

Le bonapartisme tech ou l’autoritarisme sans valeurs

La seconde catégorie des droites selon Rémond est le bonapartisme, qui se trouve au cœur de la mobilisation populiste.

On attend d’un leader autoritaire qu’il nettoie avec vigueur les écuries d’Augias, même si le leadership peut être féminisé, dans le contexte actuel. 

Cependant, le bonapartisme n’est pas en soi porteur d’un système de valeurs, sinon celle du respect de l’autorité. C’est d’ailleurs cette dimension qui contribue à la greffe « techno-césariste » portée par la Silicon Valley et sa recherche d’un autoritarisme efficace qui résoudrait les défauts de la démocratie en instaurant une « monarchie geek ».

La mort de l’orléanisme ou l’impasse néolibérale

La grande rupture à droite, c’est la crise profonde du libéralisme politique — l’orléanisme selon Rémond. 

Ce courant était un marqueur dominant des partis de centre-droit qui, de l’Amérique du Nord à l’Europe, ont géré, en alternance avec la social-démocratie, nos sociétés depuis la fin de Seconde Guerre mondiale, prônant la démocratie et l’État de droit, défendant l’économie de marché, sur une ligne anti-communiste et anti-fasciste, atlantiste et pro-européenne. 

Comme la social-démocratie, le libéralisme orléaniste partageait avec la démocratie chrétienne — qui se réclamait aussi du libéralisme politique mais défendait son propre système de valeurs — un humanisme enraciné dans la philosophie des Lumières et un sens de l’éthique. 

Le libéralisme politique a explosé sur une contradiction fondamentale : il n’arrive plus à penser le lien social sinon dans l’abstraction de l’État de droit. Sur le plan économique, il a adopté à partir des années 1980 un néolibéralisme qui a sapé les fondements de l’État et détruit le lien social. Si Margaret Thatcher et Ronald Reagan prétendaient défendre des valeurs traditionnelles, ils ont en réalité endossé la dérégulation qui a commencé à détruire le tissu social. Thatcher déclarait d’ailleurs : « there is no such thing as society », une prophétie auto-réalisatrice 5

Le libéralisme politique a explosé sur une contradiction fondamentale : il n’arrive plus à penser le lien social sinon dans l’abstraction de l’État de droit.

Olivier Roy

En Europe la droite libérale s’est « berlusconisée » avec les mêmes conséquences, mais sans même, cette fois, l’hommage du vice à la vertu  : le droit à la jouissance est devenu un privilège des nouveaux dirigeants, qui, de Berlusconi à Trump, loin de choquer leurs électeurs, leur laissent partager les reflets de leurs frasques.

Le néolibéralisme a donc été très « moderne », il a produit, comme le note Marcel Gauchet, un individualisme exacerbé, obsédé par la réalisation de soi et peu soucieux de faire société 6. Le wokisme, par ailleurs, qui défend un individualisme contractuel, est bien un petit neveu du libéralisme politique. Le monde du business néolibéral, de Walt Disney à Benetton, s’est parfaitement adapté au wokisme  jusqu’au brutal revirement de 2024 en faveur de Trump.

En réaction à ce qu’elle perçoit comme une dérive « droits de l’hommiste » de l’individualisme moderne, la pensée libérale revient sur ses origines : Pierre Manent, ancien assistant de Raymond Aron, déplore l’abandon de la théorie du droit naturel, qui ancrait l’individu à la fois dans la transcendance et dans la nature 7.

Comment redonner un fondement à la valeur, qui ne saurait se ramener à une transaction entre citoyens  ? La politique ne devrait pas connaître de neutralité axiologique  : elle doit œuvrer pour le bien commun. Se pose alors la question de la nature de la communauté politique, de son rapport à la loi comme condition de sa liberté, et donc de sa culture et de son identité. L’auto-critique du libéralisme rejoint ici la protestation légitimiste et le rejet populiste d’une immigration porteuse d’une autre culture, qui ne respecte pas l’identité de la nation. Le libéralisme se perçoit comme une culture particulière et non plus comme une expression de l’universalisme. Les héritiers de Raymond Aron deviennent souverainistes  ; ils ne croient plus à l’assimilation c’est-à-dire à l’universalité de leur propre culture. Ce qui était pensé comme des valeurs universelles — les droits humains, l’évangélisation — se transforment en marqueurs identitaires d’une culture proprement européenne, voire nationale, assiégée et menacée.

Les transfuges du libéralisme repensent désormais l’État dans une vision plus proche de Schmitt que de Locke, car elle suppose l’existence d’un ennemi : l’immigration (et pour l’Europe, l’islam) et les valeurs de 68 (désormais labelisées wokisme) seraient les deux causes majeures de la crise du lien social. L’islam et le wokisme sont les deux ennemis que l’on déclare alliés sous le vocable d’islamo-gauchisme. Il faut pour les combattre non pas un État arbitre, mais un État régalien, un État fort. Ils rejoignent un populisme qui ne veut pas moins d’État, mais un État qui soit leur État et qui les protège. Ils veulent reconquérir l’État — et c’est bien le sens de l’occupation du Congrès à Washington le 6 janvier 2021. L’orléanisme est bel et bien mort 8.

Le nouveau venu : les courants libertariens

Une fois acté le décès du libéralisme politique, on constate que l’espace philosophique qu’il occupait est aujourd’hui pris par un nouveau courant  : les libertariens.

Ils partagent le même individualisme volontariste, mais rejettent le contrat social, c’est-à-dire la délégation à l’État d’un statut d’arbitre. S’ils croient au contrat, c’est à celui de la transaction commerciale. L’État ne peut être qu’un obstacle. On ne le prend pas : on le détruit. 

La déferlante d’executive orders signés par Trump aussitôt après sa prise de fonction révèle une vision schmittienne, où le narcissisme du souverain prendrait la place de l’État souverain. Jusqu’ici le mouvement restait à la marge de la vie politique, avec son éternel candidat aux élections américaines, Ron Paul. Mais il est désormais devenu l’idéologie de la tech et intervient en la personne d’Elon Musk directement dans la vie politique américaine. Avec Trump, les libertariens sont pour la première fois sans doute pleinement associés au pouvoir.

Hajime Sorayama. © CFOTO/SIPA

Le nouveau choc des droites 

On assiste donc aujourd’hui à une nouvelle configuration de la droite, désormais dominée par les populistes, même s’il y a toujours trois mouvances à l’œuvre parmi ceux qui se réjouissent de la victoire de Donald Trump  : une droite chrétienne, un populisme identitaire et une tech accélérationniste et libertarienne. Ils célèbrent ensemble l’élection de Trump et travaillent à exporter le modèle en Europe. 

Cependant, malgré des chevauchements évidents — une commune détestation de la démocratie libérale et de l’État de droit, ainsi qu’un discours anti-immigrés, anti-taxation, anti-woke, anti-régulation et climato-sceptique — ils représentent trois systèmes de valeurs fondamentalement opposés.

Même si les versions européennes et américaines du cocktail trumpiste peuvent mêler ces trois ingrédients dans des proportions différentes, les tensions sont les mêmes et éclateront tôt ou tard. S’il est facile de les unir dans l’opposition, il est plus difficile de les maintenir ensemble quand on est au pouvoir et qu’on décide d’aller radicalement au bout de ses idées  : à ce moment, il faut choisir.

La droite chrétienne et réactionnaire : une vocation minoritaire ?

La droite chrétienne est réactionnaire au sens fort, comme nous l’avons vu  : elle veut revenir sur la philosophie des Lumières et défend une anthropologie bien définie qui devrait être au fondement de la société — famille traditionnelle, refus du féminisme et de l’homosexualité. La liberté n’existe pas en dehors de la reconnaissance de la Vérité. Il faut revenir à la « loi naturelle », théorisée par Thomas d’Aquin. C’est le discours de Vance et de Bannon.

Cette droite intransigeante, néanmoins, ne compte plus guère sur une foi évanescente  : elle n’est pas spécialement prosélyte, car elle identifie identité chrétienne et domination de la civilisation occidentale, voire de la race blanche. Elle parie donc avant tout sur la loi pour imposer ses normes, quitte à singer une sorte de wokisme de droite

La défense de la masculinité n’est pas le retour de la famille traditionnelle, car elle s’adresse à des individus, et non à des couples. C’est une idéologie de célibataires, dont la version la plus radicale est celle des incels et qui s’accommode parfaitement de la polygamie d’Elon Musk.

Olivier Roy

Son combat essentiel est l’interdiction de l’avortement — et accessoirement la défense de la messe en latin. Elle prône une législation punitive et rejette la charité défendue par le Pape. Elle est au cœur du Parti républicain américain avec les évangéliques protestants, mais elle est menée par des intellectuels catholiques, souvent venus du protestantisme comme le vice-président des États-Unis

Cette droite est plus marginale en Europe où elle éprouve des déconvenues électorales à cause de sa difficulté à se transformer en projet majoritaire. Partout, aux États-Unis et en Europe — y compris en Pologne — elle se heurte au déclin continu de la pratique religieuse. Malgré l’activisme de Vincent Bolloré et le succès de public du Puy du Fou, la re-christianisation ne fonctionne pas, sinon dans l’interdit. Elle tente alors de s’allier au populisme identitaire (Zemmour en France), mais bute sur la question des valeurs et de la pratique  : la plupart des leaders populistes ne mènent en rien une vie chrétienne, même en apparence.

La vocation majoritaire : les identitaires de la Fin de l’histoire

Le populisme identitaire, qui a le vent en poupe, est en effet plus nostalgique que réactionnaire. Il défend un mode de vie, celui des « Trente Glorieuses » en France, celui des années cinquante en Amérique et paradoxalement de la République démocratique allemande. 

Ce populisme, dominant en Europe, a largement intégré les valeurs libertaires des années 1960, sinon dans l’énoncé de ses programmes, du moins dans la vie personnelle de ses électeurs et de ses dirigeants. Avec Marine Le Pen, Geert Wilders, Nigel Farage, et Alice Weidel, ils retournent certaines valeurs libérales supposés universelles — comme le féminisme — en marqueurs identitaires occidentaux, opposés aux valeurs médiévales attribuées aux musulmans. S’ils ne remettent en cause ni le droit à l’avortement ni le mariage homosexuel, c’est parce que pour eux la référence chrétienne n’est qu’une métaphore pour défendre un Occident « blanc » et s’opposer au « grand remplacement ». En leur sein on trouve d’ailleurs aussi des néo-païens anti-chrétiens et suprémacistes blancs, qui passent plus facilement à la violence. 

La référence chrétienne, purement rhétorique chez les populistes identitaires, laisse de côté les catho-tradis — comme l’illustre la mise à l’écart de Marion Maréchal par sa tante Marine Le Pen. La liberté, c’est de mener sa vie tranquillement sans être gêné par la réglementation, la taxation et la présence de l’immigré. 

Ils veulent juste continuer de jouir comme avant. Ce sont les usufruitiers d’un monde en décadence  : après eux le déluge, ou plutôt les cassures géopolitiques et le réchauffement climatique.

Le grand recentrement entre dérives du centre et percée de l’extrême droite s’opère ainsi : les sociétés européennes, supposées se droitiser, semblent en fait de plus en plus libérales sur la question des mœurs, tout en votant de plus en plus à droite sur la question identitaire.

L’accélération numérique : organiser la séparation démocratique

Enfin le troisième larron, c’est désormais la tech libertarienne  : quelques hommes, comme Elon Musk, disposant d’une puissance extraordinaire. Ils ne sont évidemment pas populistes mais élitistes donc, à la limite, adeptes d’une forme de césarisme ou de techno-césarisme selon l’expression consacrée par la revue. 

Ils ont une mission : organiser le séparatisme d’une élite blanche et géniale, enfermée dans ses « gated communities » et autres « zones franches », produites par le « capitalisme de fragmentation » si bien décrit par Quinn Slobodian 9, en attendant d’aller sur Mars.

Ils n’ont que faire du peuple, tout juste bon à pédaler pour livrer les pizzas ou pour consommer leurs services numériques. Ils n’ont pas besoin des pauvres. Hyper-riches, ils ne croient pas aux diplômes, mais à la transmission génétique du génie. Il n’y a donc pas de rédemption pour le petit peuple. Il y a certes quelques chrétiens fondamentalistes parmi eux mais leur horizon n’est pas un retour vers l’anthropologie du Concile de Trente ou le droit naturel de Thomas d’Aquin  : c’est l’espace du transhumanisme qui les anime. 

Le ciel dont ils rêvent n’est pas celui du Notre Père mais celui de la fusée qui décolle. Démiurges ou Prométhée, ils n’ont que mépris pour la créature et donc le Créateur. Leur vision du monde est aux antipodes du christianisme — sous toutes ses formes.

Contrairement au capitalisme néo-libéral, qui jouait sur le mythe de la réalisation de soi à portée de tous — et qui était donc parfaitement woke-compatible —, les techno-libertariens assument le fait qu’il y a des damnés de la terre et qu’il faut les abandonner à leur sort. 

Ils n’ont que faire de l’État  : ils cherchent non pas à le limiter, mais à le privatiser et donc à le détruire. Faire du Pentagone une milice privée  : leur rêve devrait être le cauchemar de tous les souverainistes. Préparer un avenir post-humain : leur objectif devrait être anathème pour les chrétiens.

Les techno-libertariens assument le fait qu’il y a des damnés de la terre et qu’il faut les abandonner à leur sort. 

Olivier Roy

Qui perd au jeu ?

Dans ce petit jeu, les premiers perdants sont déjà les fondamentalistes chrétiens. Ils pensent avoir gagné sur le point central  : l’interdiction de l’avortement. Mais ils n’ont pas compris qu’il ne s’agissait nullement d’un retour à la famille chrétienne, mais d’une norme pour la norme. Car le grand discours sur lequel se légitime l’élitisme débridé de la tech, c’est celui de la masculinité sans limite. Il est presque comique de voir Zuckerberg, le patron de Meta, découvrir à l’automne 2024 qu’il est un mâle bridé et qu’il a les pectoraux tombants. Il convient donc de remettre la femme à sa place  : la mise en œuvre de l’interdiction de l’avortement est inquisitoriale et n’est en rien accompagnée, comme le voudrait la tradition chrétienne, d’une politique de charité envers les plus démunies.

C’est le mouvement contraire qui est mis en marche. L’interdiction de l’avortement n’est pas une défense de la famille  : c’est un interdit qui ne fonctionne que comme interdit et laisse intact la liberté sexuelle des dominants. La preuve  : à peine les traditionalistes chrétiens ont-ils célébré ce qu’ils croyaient être une victoire, voici que Trump annonce une étonnante nouvelle subvention pour la fécondation in vitro

Aussitôt les évêques catholiques américains s’indignent : il y aurait contradiction 10. Mais ils n’ont pas compris : l’accélération n’est pas chrétienne, elle est trans-humaniste comme d’autres sont transgenres. S’ils veulent des enfants, ce n’est pas par respect pour la Vie, c’est pour se perpétuer. La défense de la masculinité n’est pas le retour de la famille traditionnelle, car elle s’adresse à des individus, et non à des couples. C’est une idéologie de célibataires, dont la version la plus radicale est celle des incels et qui s’accommode parfaitement de la polygamie d’Elon Musk.

Hajime Sorayama. © CFOTO/SIPA

Anthropologies de l’Empire des normes

Nous sommes donc face à trois « anthropologies » et trois systèmes de valeurs opposés. 

  • Les cathos-tradi sont très gênés par la science-fiction démiurgique des techno-libertariens qui veulent rendre Dieu aussi inutile que le petit peuple. Mais ils ne peuvent pas non plus accepter l’individualisme jouissif des populistes identitaires qui, eux, veulent simplement qu’on les laisse vivre tranquillement, sans vaccins ni migrants, mais aussi sans messe ni confession. 
  • Les populistes identitaires sont par ailleurs souverainistes car, pour protéger leur mode de vie, ils ont besoin de l’État régalien que les techno-libertariens veulent détruire. 
  • Ces populistes ne veulent pas d’une privatisation de la santé et de la sécurité, ils veulent de l’État-nation, au contraire des techno-libertariens qui ne rêvent que de détruire l’État pour le remplacer par un consortium mondial d’entrepreneurs.

Ces trois groupes ne se réfèrent pas à une vision commune de ce que serait la culture occidentale, même si tous expérimentent une forme de déculturation 11.

  • Les chrétiens fondamentalistes se vivent comme extérieurs à une culture devenue païenne 12
  • Les libertariens sont dans l’uchronie de la science-fiction  : un autre monde est possible, mais ailleurs  ; ils sont dans le jeu vidéo en permanence ; Le Seigneur des Anneaux est leur réservoir d’imaginaire ; le passé ne les intéresse et ne les inspire pas. 
  • Les populistes sont dans le « mode de vie », l’immanence permanente, la nostalgie de la jeunesse de leurs parents. 

Ces trois tribus ont cependant deux points en commun  : le ressentiment — donc la haine — et l’amour de la norme.

Les chrétiens fondamentalistes croient en la loi — plus qu’en l’amour — comme condition même de la liberté ; ils se plaignent des tracasseries administratives seulement dans la mesure où elles les empêchent d’appliquer leurs propres normes, comme par exemple exiger l’adhésion de leurs employés aux valeurs chrétiennes. Quand ils parlent de liberté, ils ne disent pas « freedom » mais « liberty », c’est-à-dire non pas la liberté individuelle tant honnie, mais l’autonomie de l’Église — libertas ecclesiae dans la terminologie canonique — ; il est caractéristique que l’executive order de Trump amnistiant des militants chrétiens parle plutôt de « religious liberty » que de religious freedom 13. Tout l’effort des fondamentalistes chrétiens est d’agir par la loi, d’où la centralité du contrôle de la Cour suprême dans leur stratégie politique.

Les populistes et libertariens sembleraient beaucoup plus opposés à toute extension de l’empire des normes qu’ils attribuent au « wokisme » et à l’écologie. Mais c’est le contraire qui se passe : ils veulent simplement inverser la logique normative dans leur sens. L’arrivée de Trump au pouvoir a entraîné un accroissement de la pression normative. Pour mettre fin à une normativité écologique, comme l’interdiction des pailles en plastique, Trump ne répond pas par la liberté de choix, mais par  l’interdiction des pailles en carton. En se plaignant de la censure woke, la nouvelle droite exerce une nouvelle censure encore plus systématique sur les livres et l’enseignement : au lieu de censurer un auteur, on censure une catégorie conceptuelle entière — le genre et la race. On retrouve logiquement ce réflexe dans la droite en France à une échelle plus petite  : la protestation contre la censure woke s’exprime par des demandes d’interdiction, d’éviction et de retrait de citoyenneté.

Pour mettre fin à une normativité écologique, comme l’interdiction des pailles en plastique, Trump ne répond pas par la liberté de choix, mais par  l’interdiction des pailles en carton.

Olivier Roy

Le paradoxe des libertariens est qu’ils sont contre les normes, mais rejoignent un empire où les normes s’appliquent aux autres. Les normes servent alors à permettre à la nouvelle élite de s’affranchir des normes. Elles sont la condition de l’exercice de la toute-puissance. L’homme du ressentiment peut enfin réaliser son rêve nietzschéen  : en finir avec la culpabilité.

C’est pourquoi il faut suivre de près ce débat sur les valeurs. 

Les résultats des élections tant en Europe qu’aux États-Unis montrent depuis longtemps que l’on vote plutôt pour ses idées que pour ses intérêts  : comment expliquer autrement pourquoi des pauvres blancs et des minorités ont voté pour Trump  ? 

Mais cette guerre des valeurs au cœur même de l’électorat populiste est très mouvante. Car quand les valeurs se traduisent en normes mesquines qui touchent à tous les domaines de la société et de la vie privée, sans pour autant alléger « l’insécurité culturelle » ni apporter la prospérité — alors peut-être que la liberté redeviendra désirable.

Sources
  1. Culture Wars : The Struggle To Define America, Basic Books, 1991.
  2. Sur la coalition mondiale des valeurs voir Stoeckl, Kristina and Dmitry Uzlaner (2022). The Moralist International. Russia in the Global Culture Wars. New York : Fordham University Press ; Pasquale Annicchino, Sovranismo religioso, Il Foglio, 17 septembre 2018.
  3. René Rémond, La Droite en France de 1815 à nos jours. Continuité et diversité d’une tradition politique, Paris, Aubier, 1954.
  4. Olivier Roy L’Aplatissement du monde, chapitre 3, Le Seuil, 2023 ; Mark Noll, The Scandal of the Evangelical Mind. Remarquons que la plus grande université évangélique (Liberty university) n’a aucun département de « Humanities », de philosophie ou d’histoire, contrairement aux universités catholiques (Notre-Dame, Georgetown) mais des départements de marketing, communication et psychologie comportementaliste. Voir aussi ici.
  5. Pour le contexte de la citation voir G. R. Steele, There is no such thing as society, IEA, 30 septembre 2009.
  6. Marcel Gauchet, À la découverte de la société des individus, Le Débat 2020/3 n. 210.
  7. Pierre Manent, La Loi naturelle et les droits de l’homme, PUF 2018.
  8. Pour l’anecdote, la Chapelle royale de Dreux, nécropole des Orléans, réunit désormais la famille et ses invités dans des messes en latin où l’on retrouve tout le gotha légitimiste de l’Europe. Le prince Jean, Comte de Paris, ne se distingue de son rival légitimiste, Louis de Bourbon, que par l’accent espagnol de ce dernier.
  9. Quinn Slobodian, Crack-Up Capitalism : Market Radicals and the Dream of a World Without Democracy (p. vi), Henry Holt and Co., 2023.
  10. « L’industrie de la FIV traite les êtres humains comme des produits et congèle ou tue des millions d’enfants », Riposte catholique, 21 février 2025.
  11. Pour les évangéliques, voir : Olivier Roy La Sainte Ignorance ; pour les populistes, Olivier Roy L’aplatissement du monde.
  12. Ruth Graham, He Gave a Name to What Many Christians Feel, The New York Times, 6 mars 2025.
  13. Maison-Blanche, « The Biden Department of Education sought to repeal religious-liberty protections for faith-based organizations on college campuses », 6 février 2025.