1 — Le projet d’une Grande Amérique : une rupture historique

Au cours des dernières semaines, Donald Trump est revenu à plusieurs reprises sur sa nouvelle promesse : bâtir une Grande Amérique, en mettant en œuvre une politique d’extension géographique par l’annexion territoriale.

En février, lors d’un meeting, il avait déclaré : « Nous allons probablement assister à une expansion considérable de notre pays dans un avenir proche… N’est-il pas agréable de voir que pendant des années, des décennies, nous avons gardé la même taille au mètre carré près, que nous avons même probablement rétréci, mais que nous pourrions bientôt être un pays plus grand ? »

Ce projet marque une rupture historique et un changement stratégique clef pour la Maison-Blanche.

L’historien américain Daniel Immerwahr 1 montre dans ses travaux que les États-Unis se sont politiquement définis en niant leur projet impérial et en rejetant l’annexion territoriale, notamment depuis la Seconde Guerre mondiale.

  • Theodore Roosevelt Jr., ancien gouverneur des Philippines et de Porto Rico — deux territoires annexés —, reconnaissait que les États-Unis n’étaient « pas capables de mener à bien un projet colonial sur le long terme ». Rexford Tugwell, également gouverneur de Porto Rico, partageait ce constat en affirmant que le pays était « inapte à l’administration coloniale ».
  • Plus récemment, George W. Bush déclarait lors de son premier discours de politique étrangère : « L’Amérique n’a jamais été un empire. Nous sommes probablement la seule grande puissance à avoir eu l’occasion de le devenir mais à avoir choisi de ne pas le faire, préférant la grandeur à la puissance et la justice à la gloire ».

2 — Les revendications explicites d’une prise de territoire : Panama, Canada, Groenland, Gaza

Depuis son message de Noël, Donald Trump a explicitement revendiqué : le canal de Panama, le Canada, le Groenland et la bande de Gaza, représentant en tout environ 12,1 millions de km² — soit plus que la superficie du territoire des États-Unis (9,8 millions de km²). 

On assiste ainsi depuis quelques mois à une accélération de la rhétorique du président des États-Unis, visant d’une manière systématique plusieurs espaces territoriaux souverains.

En désignant le Canada comme 51e État et son ex-Premier ministre Justin Trudeau comme gouverneur — ou en déclarant que les États-Unis auraient une « nécessité » géographique au Groenland —, Donald Trump réactive des concepts de la géopolitique nazie tels que « l’espace vital » (Lebensraum) et le « rattachement » (Anschluss).

3 — Le Groenland

Aujourd’hui, vendredi 28 mars, le vice-président J. D. Vance est en visite sur le territoire danois en compagnie de sa femme, Usha Vance. 

En amont de la visite, hautement controversée et qui a été dénoncée par le Premier ministre groenlandais Múte B. Egede, Trump a de nouveau insisté sur la « nécessité » pour les États-Unis de prendre le contrôle du territoire en déclarant : 

« Il s’agit d’une île qui, d’un point de vue défensif et même offensif, est quelque chose dont nous avons besoin, en particulier dans le monde tel qu’il est. Et nous devrons l’avoir […]. Je ne pense pas qu’ils manquent d’enthousiasme, mais je pense que nous devons le faire et que nous devons les convaincre ».

La visite, qui devait initialement amener la femme du vice-président américain, Usha Vance, à « visiter des sites historiques, découvrir le patrimoine groenlandais et assister à l’Avannaata Qimussersu, la course nationale de chiens de traîneaux du Groenland » jeudi 27, a été redimensionnée à la dernière minute. Le couple vice-présidentiel visitera finalement uniquement la base spatiale américaine de Pituffik « pour assister à une réunion d’information sur les questions de sécurité dans l’Arctique et rencontrer des militaires américains ».

Selon la chaîne de télévision danoise TV2, la présence d’Usha Vance à la course nationale de traîneaux à chiens aurait été annulée en raison d’un refus essuyé par des responsables américains ayant demandé en amont à des habitants de Nuuk, la capitale du Groenland, d’accueillir chez eux la femme du vice-président pour une visite.

4 — Le Panama

Trump a fait savoir à plusieurs reprises avant et depuis son investiture le 20 janvier qu’il voulait « reprendre le contrôle du canal de Panama », citant là encore des considérations liées à la « sécurité nationale » des États-Unis. Cet objectif affiché s’inscrit dans la volonté impérialiste du président américain de faire à nouveau des États-Unis une puissance maritime.

Au-delà d’un intérêt commercial et géostratégique certain pour la puissance contrôlant l’ouvrage, les considérations sont également militaires : c’est notamment pour permettre à sa flotte d’éviter de devoir contourner l’Amérique du Sud que les États-unis ont entrepris la construction du canal, notamment suite à la guerre hispano-américaine de 1898 au cours de laquelle plusieurs semaines avaient été requises pour que des bâtiments américains puissent passer du Pacifique à l’Atlantique.

Trump a d’ores et déjà obtenu plusieurs concessions sur les terminaux et infrastructures situées aux deux extrémités du canal.

Les ports de Balboa et de Cristóbal, qui sont actuellement opérés par le hongkongais CK Hutchison, font l’objet d’un projet de rachat par un groupe d’investisseurs mené par le gestionnaire d’actifs américain BlackRock. 

5 — Le Canada

Donald Trump aime regarder des cartes. Selon ses déclarations, le Canada serait, en premier lieu, une aberration territoriale : 

« Visuellement, si vous regardez une carte, ils ont tracé une ligne artificielle en plein milieu, entre le Canada et les États-Unis, juste une ligne droite artificielle. Quelqu’un l’a fait il y a longtemps, il y a de nombreuses décennies, et cela n’a aucun sens ».

Sans la nommer explicitement, Trump fait ici référence à la commission britannico-américaine qui s’est réunie à Washington en 1908 pour tracer la frontière entre le Canada et les États-Unis que nous connaissons aujourd’hui. Pour le président américain, le grand voisin du nord n’a jamais été destiné à être un État indépendant, mais serait « parfait en tant que grand État [fédéré] chéri ».

À cette vision purement territoriale s’ajoute une dimension économique, qui part du constat — évidemment erroné — consistant à présenter le Canada comme étant un État failli dont l’économie serait en déclin. Bien avant que Trump ne mobilise lui-même cet argument, publiquement et lors de conversations avec l’ex-Premier ministre Justin Trudeau, l’éditorialiste d’extrême-droite Tucker Carlson déclarait en janvier 2024 vouloir « libérer le Canada », l’un des « plus beaux endroits au monde » qui mérite « de vivre dans la liberté et la paix et non dans un déclin rapide et répugnant » 2.

Ces derniers mois, Trump s’est saisi de cet argument en mettant en avant les « bénéfices » dont profiteraient les citoyens canadiens si leur pays venait à être annexé par les États-Unis. 

Au lieu des tarifs mis en place par le président américain sur les importations du Canada, sa population jouirait avec Trump de taxes moins importantes, d’un régime fiscal plus avantageux et offrirait à ses résidents une meilleure sécurité, garantie par l’armée la plus puissante au monde 3.

L’insistance et les arguments déployés par Trump soutenant l’annexion du Canada ont conduit certains hommes politiques canadiens mais également des proches du président et membres du parti républicain à prendre au sérieux ces revendications impérialistes, initialement largement perçues comme étant absurdes.

6 — La bande de Gaza

Le 4 février, alors que le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou était en visite à Washington pour parler de l’accord de cessez-le-feu à Gaza et de la normalisation des relations avec l’Arabie saoudite, Donald Trump a suggéré que les États-Unis pourraient « prendre le contrôle » et « posséder » la bande de Gaza.

Le 26 février, le président américain publiait sur son réseau Truth Social une vidéo générée par l’IA le montrant aux côtés de  Netanyahou en train de siroter des cocktails à côté d’une piscine sur le littoral du territoire palestinien — transformé en « Côte d’Azur » boostée aux dollars d’Elon Musk.

Avant cela, Trump avait évoqué l’idée de déplacer les Gazaouis en Égypte et en Jordanie le temps de « faire le ménage » dans la bande de Gaza — provoquant un tollé. 

Cette idée pourrait témoigner de l’influence de Jared Kushner, son gendre, sur l’agenda du président au Levant. Au cours de son premier mandat, c’est Kushner qui avait été chargé par Trump d’élaborer un « plan de paix pour le conflit israélo-palestinien », finalement rapidement rejeté.

En février 2024, celui-ci avait déclaré lors d’une conférence à Harvard que sa « première priorité s’il était en charge d’Israël » serait de : « faire sortir les civils de la ville de Rafah, dans le sud du pays et, avec diplomatie, les faire entrer en Égypte. En plus de cela, je construirai quelque chose au bulldozer dans le Néguev et j’essaierais d’y faire entrer des gens ». Kushner est à la tête depuis 2021 d’Affinity Partners, une société d’investissement soutenue par l’Arabie saoudite, les Émirats et le Qatar.

Pour Kushner, la recherche du profit doit être étranger aux considérations humaines et politiques. Au cours de sa carrière dans l’immobilier, Trump avait lui aussi adopté cette approche « pragmatique », plaçant le deal au-dessus de tout. À la fin des années 1980, alors que la Guerre froide divise toujours le monde, le promoteur d’alors était entré en discussion pour construire une Trump Tower à Moscou, « en face du Kremlin », avec une entreprise touristique soviétique.

Le prophète des Lumières Noires Curtis Yarvin avait, peu après la 7 octobre, publié sa proposition de convertir Gaza en gigantesque projet immobilier, impliquant de vider totalement l’enclave de sa population. Selon le blogueur de la Silicon Valley — proche de Peter Thiel et qui exerce une influence profonde sur les équipes de la Maison-Blanche — l’enclave devrait non seulement devenir un projet immobilier fructueux mais aussi une charter city : une ville-entreprise dont les Gazaouis pourraient posséder des tokens — tout en perdant leurs terres et leurs maisons — ; un pur produit boursier — le stock GAZA sur les marchés ouvrirait avec une valeur nominale très haute — ; et la première corporation souveraine, représentée aux Nations unies, avec le soutien de Washington.

7 — Les terres rares de l’Ukraine

Le président américain cherche à conclure avec Kiev un accord qui permettrait à des entreprises américaines d’exploiter les sous-sols du pays. 

Pour l’administration Trump, l’extraction de ces ressources cruciales pour la fabrication de composants utilisés dans les hautes technologies permettrait à la fois aux entreprises américaines de réaliser d’importants profits, mais également de réduire la dépendance des chaînes de production américaines vis-à-vis de Pékin.

L’extraction en Ukraine de ces ressources minières, qui constitue un processus très polluant — à toutes les étapes : traitement, séparation, concentration… — limiterait également les impacts environnementaux sur le sol américain. Toutefois, selon plusieurs estimations, environ la moitié de la valeur des ressources de l’Ukraine serait sous le contrôle de l’armée russe — dont une partie importante depuis 2014 —, soit environ 12 500 milliards de dollars de minéraux, charbon, pétrole et gaz naturel.

Le nouvel accord proposé par les États-Unis le 27 mars est encore plus brutal que les propositions précédentes, déjà refusées par l’Ukraine. Il transformerait l’Ukraine d’un pays souverain en la propriété d’une société du Delaware ayant un monopole sur ses ressources naturelles et ses infrastructures, ainsi que le pouvoir d’inspecter tous ses bureaux gouvernementaux indéfiniment.

Une telle proposition s’inscrit dans la stratégie de refermer l’étau américain sur Zelensky : dans l’impossibilité de l’accepter, le président ukrainien sera accusé de ne pas vouloir négocier — l’administration Trump pourra ainsi relancer la campagne pour un changement de régime qui l’avait ciblé depuis l’épisode du Bureau ovale.

8 — Aux origines des revendications maximalistes de MAGA

Dans les cercles MAGA, dont les thèses et idées remontent parfois jusqu’aux figures les plus influentes du Parti républicain, le grand projet impérial nourri par le président américain a conduit certains individus à pousser à son paroxysme la logique trumpiste consistant à considérer le monde comme un plateau de Risk, dont les territoires — surtout les moins défendus — appellent à être conquis suivant la loi du plus fort. 

Fin décembre, un mois avant l’investiture de Trump, une carte montrant une Amérique s’étendant jusqu’à la Méditerranée et la mer de Chine méridionale a été visionnée plus de 5 millions de fois sur X, le réseau social d’Elon Musk. 

Sur cette carte, provenant du site de discussion américain Reddit où elle aurait été postée pour la première fois il y a trois ans dans un subreddit consacré à « l’histoire alternative » par le prisme de la cartographie — le courant dit des « Ameriwank » —, on retrouve ainsi le Groenland et le Canada, mais également une expansion planétaire.

Le nord-est de la Sicile, utilisé pour ses ports par l’armée américaine durant la Seconde Guerre mondiale, l’île de Cuba (occupée à la suite de la guerre hispano-américaine de 1898), le port allemand de Brême (utilisé pour l’approvisionnement de la zone d’occupation américaine en Allemagne de 1945 à 1949) ou encore les îles de Mindanao et Luzon aux Philippines (occupées par les forces du général MacArthur en 1945) auraient tous leur place dans le projet de Grande Amérique de Trump sur la base d’un supposé lien historique plus ou moins distant, rappellant l’irrédentisme européen de la fin du XIXe siècle.

9 — La carte avant le territoire : du golfe du Mexique au Canal de Washington

Dès son premier jour, Donald Trump a pris des mesures agressives contre le Mexique. Il a décrété que les cartels mexicains étaient des organisations terroristes étrangères, a déclaré l’urgence nationale à la frontière sud, a ordonné la fermeture des voies légales de migration et a également exigé que le Golfe du Mexique soit appelé « Golfe d’Amérique » par les institutions fédérales et les médias.

Souhaitant marquer des lignes rouges, la présidente mexicaine Claudia Sheinbaum a affirmé que « le monde entier » continuerait d’appeler le Golfe du Mexique par son vrai nom. Elle avait déjà réagi avec ironie le lendemain de la conférence de presse de Mar-a-Lago en proposant de rebaptiser le sud des États-Unis « Amérique mexicaine ».

Le changement du nom du golfe partagé par le Mexique et les États-Unis est considéré par Trump comme l’une des grandes réussites des premières semaines de son deuxième mandat.

Devant le Congrès, le président a mentionné ce nouveau nom aux côtés de la « fin de la censure gouvernementale », du « rétablissement de la liberté d’expression en Amérique » ou encore de la fin de la « tyrannie des politiques DEI ».

Elon Musk a quant à lui suggéré un « nouveau nom pour l’étendue d’eau qui sépare l’Angleterre de la France » : le canal George Washington. 

10 — Contamination impériale : la mise en œuvre technocratique du projet d’expansion trumpien

Dans l’Amérique de Trump, chaque idée, chaque déclaration du président doit être suffisamment prise au sérieux et considérée comme s’inscrivant dans le champ des possibles de la future politique des États-Unis.

Après l’avoir initialement reconnue comme relevant d’une « proposition farfelue », l’offre d’achat — ou de prise par la force — du Groenland par Donald Trump s’est transformée pour Ted Cruz en « un sujet que nous ne pouvons plus ignorer ».

Le président de la commission du Sénat sur le Commerce, la Science et les Transports, vraisemblablement convaincu par les arguments de « sécurité nationale » soulevés par Trump, méritent aujourd’hui, à la lumière de « l’influence croissante de la Chine et de la Russie dans la région arctique », de considérer cette proposition comme une « politique très sérieuse ».

Pour Cruz, l’achat par Washington du Groenland relève « d’intérêts communs » entre Américains et Groenlandais — peu importe si ces derniers sont 85 % à dire ne pas vouloir faire partie des États-Unis. Il s’agit également d’une « question de diplomatie et d’intérêts partagés, de la même manière que nous avons acquis les territoires qui font de nous la nation que nous sommes » 4.

Cruz n’est pas le seul républicain à avoir, avec Trump, réactivé explicitement le concept d’espace vital (Lebensraum). En janvier, le républicain du Tennessee Andy Ogles avait introduit une proposition de loi visant à « autoriser le président à chercher à entamer des négociations avec le Royaume du Danemark pour garantir l’acquisition du Groenland par les États-Unis ». Sur Fox News, Ogles déclarait : « Nous sommes, très franchement, le prédateur dominant ».

D’autres trumpistes, notamment Marjorie Taylor Greene et Dusty Johnson, soutiennent eux aussi le projet impérialiste du président. Pour ces élus, soutenir sur Fox News et au Congrès les désirs d’annexion de Trump revient à témoigner de leur loyauté sans faille à « l’empereur » dans une forme de profession de foi dont la finalité recherchée est souvent un signe d’appréciation du souverain, comme une mention sur son réseau Truth Social ou une apostrophe dans un discours.

Sources
  1. Daniel Immerwahr, How to Hide an Empire : A History of the Greater United States, Farrar, Straus, and Giroux, 2019.
  2. The Trudeau Regime Just Got a Whole Lot Worse, YouTube, 24 janvier 2024.
  3. Publication de Donald Trump sur Truth Social, 11 mars 2025.
  4. Sen. Cruz : Discussing U.S. Acquisition of Greenland Is About Diplomacy and Shared Interests, U.S. Senate Committee on Commerce, Science, and Transportation, 12 février 2025.