L’annonce faite jeudi 13 mars par le président de la République portugaise de convoquer de nouvelles élections législatives anticipées le 18 mai prochain est la suite logique de la crise ouverte le 11 mars par le rejet d’une motion de confiance sollicitée à l’Assemblée par le Premier ministre Luís Montenegro après la révélation quelques jours plus tôt d’une ténébreuse affaire de conflit d’intérêts le mettant en cause avec son épouse et ses enfants. 

Logique au regard des institutions, cette annonce sonne toutefois comme un constat d’échec, sinon un aveu d’impuissance. Elle ouvre une nouvelle période d’incertitude, sur fond de crise politique. Troisième dissolution en trois ans — un record depuis l’adoption de la Constitution en 1976 —, elle est un nouvel avatar de cet interrègne ouvert par la démission surprise d’António Costa en novembre 2023 et la décision surprenante du président Marcelo Rebelo de Sousa de dissoudre l’Assemblée. « Une étape se clôt », avait alors déclaré le Premier ministre démissionnaire, nommé depuis président du Conseil européen. 

Avec des législatives en mai 2025, des municipales fin septembre et la présidentielle en janvier 2026 — le Portugal entre en campagne permanente.

Anatomie d’une chute

Les élections législatives du 10 mars 2024, marquées par une hausse du taux de participation — 66 %, en hausse de 15 points par rapport à celles de janvier 2022 —, par une forte croissance de l’extrême-droite et une courte victoire de la coalition de centre-droit, s’étaient soldées par la formation d’un gouvernement dirigé par le président du PSD — parti social-démocrate — qui avait devancé de deux sièges au parlement le parti socialiste détenteur de la majorité absolue dans la précédente législature. Le nouveau Premier ministre, Luís Montenegro, avait repoussé toute idée d’alliance avec Chega, le parti d’extrême-droite, troisième des élections avec 18 % des suffrages et 50 députés. « Non, c’est non  ! » avait-il martelé.

Le pari que semble avoir fait le Premier ministre démissionnaire serait celui d’une re-légitimation via ces élections.

Yves Léonard

Ce gouvernement minoritaire avait tant bien que mal franchi les premiers écueils qui menaçaient sa survie, principalement le vote du budget, finalement adopté fin novembre grâce à l’abstention du parti socialiste. Si la chute du gouvernement était dans tous les esprits, celle-ci aurait dû avoir lieu lors de la discussion budgétaire. Le budget voté, le risque semblait écarté pour quelque temps. Autant dire que la décision prise par le Premier ministre de solliciter la confiance à l’Assemblée de la République a surpris, plus encore que le rejet de celle-ci le 11 mars au soir. 

Au commencement, le 15 février dernier, il y a cette révélation par le journal Correio da Manhã — un tabloïd proche de la droite radicale populiste — qui rapporte que l’épouse et les enfants du Premier ministre sont associés dans Spinumviva, une « société d’achat et de vente de propriétés », conseil en affaires et gestion, créée par Luís Montenegro début 2021. Compte tenu de ses activités, cette société pourrait bénéficier de la modification de la loi foncière en discussion au Parlement. Le Secrétaire général du Parti socialiste, Pedro Nuno Santos, demande à Luís Montenegro de « donner des explications au pays » sur d’éventuels conflits d’intérêts. Celui-ci réfute toute idée de conflits d’intérêts, déclarant que l’activité de cette entreprise « n’a jamais été, n’est pas et ne fera pas l’objet d’une quelconque affaire immobilière » liée au changement de droit foncier. Il précise que si la société avait bien son siège social dans leur maison familiale à Espinho et que, lors de sa création, il en était l’associé gérant détenteur du plus grand nombre de parts, il avait quitté l’entreprise à l’été 2022 lorsqu’il était devenu président du PSD, sa participation étant alors répartie entre son épouse devenue actionnaire majoritaire et leurs deux enfants.

L’affaire rebondit rapidement. 

Dès le 18 février, le président de Chega, André Ventura, annonce la présentation d’une motion de censure contre le Gouvernement. Trois jours plus tard, celle-ci est rejetée à l’Assemblée de la République. Seuls les députés de Chega votent tandis que les élus communistes s’abstiennent. 

Le 27 février, l’hebdomadaire Expresso rapporte que la société d’exploitation d’hôtels et de casinos Solverde, basée à Espinho, dispose d’un contrat de prestation de services avec la société Spinumviva d’une valeur de 4 500 euros par mois. Solverde est un groupe dont les affaires sont pourtant soumises à ces concessions accordées par l’État. Dès le lendemain, en marge de la visite d’État à Porto du président de la République française, le Premier ministre contre-attaque en annonçant la tenue d’un Conseil des ministres extraordinaire samedi 1er mars et en publiant un communiqué où les figurent les noms des clients permanents et domaines d’activité de la société familiale Spinumviva. Sa déclaration au pays le 1er mars où il annonce que l’entreprise familiale Spinumviva sera dorénavant « entièrement détenue et gérée par les enfants », sa femme cessant d’être la gérante de la société, dont le siège social sera changé. Avant d’ajouter que si les partis politiques ne se satisfont pas de ces précisions, il envisage de présenter une motion de confiance au Parlement.

Alors que le Parti communiste décide de présenter à son tour une motion de censure, le Bloc de Gauche pose par écrit une série de questions au Premier ministre afin de clarifier plusieurs points concernant son entreprise familiale.

Au Portugal, aucun gouvernement n’est parvenu à tenir sur l’ensemble de la législature depuis octobre 2019.

Yves Léonard

Le 3 mars, le Secrétaire général du PS, Pedro Nuno Santos annonce qu’il va demander la création d’une Commission d’enquête parlementaire. Le 5 mars, le débat sur la motion de censure présentée par le PC ne clarifie pas la situation et les explications fournies par le chef du gouvernement ne convainquent pas. Si cette motion de censure est finalement rejetée — PC, Bloc de Gauche (BE), Livre et PAN votant pour, le PS s’abstenant — le Premier ministre annonce alors le dépôt d’une motion de confiance. Le président de la République promet d’agir « au plus vite » en cas de rejet de la motion de confiance, en indiquant deux dates possibles pour des élections législatives anticipées, le 11 ou le 18 mai. 

Le compte-à-rebours est enclenché. Les principaux protagonistes semblent marcher vers le danger comme des somnambules. Chacun jure tout faire pour empêcher de nouvelles élections, perçues comme impopulaires, mais en suspectant l’adversaire de vouloir profiter de la situation. 

Le 8 mars, Luís Montenegro considère qu’il n’y a pas d’alternative aux élections anticipées, garantissant qu’il est de sa responsabilité « d’empêcher le Portugal de s’embourber ». Pedro Nuno Santos lui rétorque qu’il est déjà « dans la boue » où il a entraîné « le PSD, le gouvernement et désormais le pays ». 

Le 11 mars, après trois heures trente de débats houleux et une longue suspension de séance pour une « négociation de la dernière chance » entre le PSD et le PS, seuls les députés de l’Alliance démocratique (PSD-CDS) et d’Initiative libérale (IL) votent la confiance. Les autres formations se prononcent contre, entraînant la chute du gouvernement, moins d’un an après sa formation.

Le Portugal en campagne permanente

Comme la Constitution le prévoit, c’est après avoir consulté les partis représentés au Parlement et recueilli l’avis, consultatif, du Conseil d’État que le président de la République Marcelo Rebelo de Sousa a annoncé sa décision de convoquer de nouvelles élections législatives anticipées le 18 mai. 

Avec cette troisième dissolution, le chef de l’État bat un record qu’il sera difficile de dépasser  : trois dissolutions en un mandat présidentiel, la troisième depuis celle de novembre 2021 consécutive au rejet du budget 2022 présenté par le gouvernement d’António Costa. Le pays semble être dans cette « campagne permanente » dont Sidney Blumenthal avait inventé l’expression il y a plus de quarante ans. Si le scrutin de janvier 2022 avait semblé clarifier la situation avec la majorité absolue obtenue par le PS, celui de mars 2024 n’a pas permis de dégager de majorité. Au contraire, il a conduit à l’émergence d’une troisième force, Chega, désireuse d’en finir avec « le système PSD/PS ». C’est la première fois depuis le début des années 1980 et le PRD, ce parti rassemblé autour du président de la République, le général Ramalho Eanes (1976-1986). 

Si le système politique portugais d’alternance du centre-gauche au centre-droit s’est montré l’un des plus résilients en Europe — 60 % de l’électorat lui a encore apporté ses suffrages au printemps 2024 — aucun gouvernement n’est parvenu à tenir sur l’ensemble de la législature depuis octobre 2019 avec celui qu’António Costa dirigeait depuis novembre 2015 — pourtant brocardé comme un objet politique non identifié, un « bidule » (geringonça) associant PS, PC et Bloc de Gauche, sans participation gouvernementale pour ces deux partis.

PSD et PS semblent miser sur un recul du parti d’extrême-droite Chega qui pourrait avoir déçu une partie de l’électorat ces derniers mois.

Yves Léonard

Alors que personne n’a semblé vouloir assumer clairement la responsabilité de la situation actuelle, rejetant au besoin la faute sur l’autre, au point même de se poser en victime comme le chef du gouvernement, quelles sont les stratégies perceptibles à l’orée de cette nouvelle campagne électorale  ?

Le pari que semble avoir fait le Premier ministre démissionnaire serait celui d’une re-légitimation via ces élections, en misant sur un désir de stabilité dans un contexte international très incertain et en comptant sur le bilan économique de l’année écoulée, conscient que le temps qui passe et l’usure du pouvoir sont finalement le principal ennemi des gouvernants. Mais il parie aussi sur la relative innocuité d’une suspicion pour fautes éthiques et affairisme auprès de l’opinion : plusieurs études en science politique en ont montré les effets ambivalents, tout comme l’élection de Donald Trump aux États-Unis en novembre dernier. Si un manquement à l’éthique n’aide pas à se faire élire, il ne pénalise pas nécessairement 1.

Du côté du parti socialiste — auquel il n’avait manqué que deux sièges et quelques milliers de voix pour remporter une victoire inespérée en 2024 — l’occasion semble belle de rebondir en sortant d’une séquence délicate avec son abstention lors du vote du budget 2025, qui a permis l’adoption de celui-ci au prix de quelques compromis très mal perçus par une partie de l’électorat de gauche.

Cette dissolution ne survient-elle pas un peu trop tôt, avant les élections locales prévues au début de l’automne prochain  ? Les municipales servent souvent de rampes de lancement pour le PS — à l’image de celles de 2014 — en lui permettant de conforter ses positions à gauche, au détriment notamment du PC. Cette inversion du calendrier électoral pourrait au contraire profiter au PSD, dont les dernières élections municipales avaient souligné la relative érosion au plan local. 

PSD et PS semblent miser sur un recul du parti d’extrême-droite Chega qui pourrait avoir déçu une partie de l’électorat ces derniers mois. Les derniers sondages le créditent de 13 % des intentions de vote, soit 5 points de moins qu’aux législatives précédentes, mais trois points de plus qu’aux élections européennes du mois de juin dernier. Le parti qui entend « nettoyer le Portugal », à en croire son slogan en 2024 (« Limpar Portugal »), est embourbé dans plusieurs affaires révélant la probité douteuse de quelques-uns de ses élus, comme ce député — depuis exclu de son groupe à l’Assemblée — inculpé pour vol après avoir dérobé des valises dans des aéroports et revendu les vêtements sur une application en envoyant les colis directement depuis le Parlement… Mais l’onde de choc venue des États-Unis avec l’élection de Donald Trump, auquel André Ventura voue une grande admiration depuis des années, pourrait dynamiser la formation d’extrême-droite qui célébrait à Madrid il y a quelques semaines, aux côtés de Vox et de formations de la même famille politique, le MEGA (Make Europe Great Again) d’inspiration trumpienne. Un Elon Musk pourrait même être tenté d’interférer dans les élections portugaises, comme il l’a fait récemment en Allemagne avec l’AfD ou en Autriche notamment. D’autant que la dénonciation de la corruption est l’un des principaux carburants de Chega

« Renforcer et ne pas affaiblir la démocratie » 

Des stratégies se dessinent déjà autour de possibles coalitions électorales. 

L’Alliance démocratique (PSD et CDS) pourrait être rejointe par l’Initiative libérale. D’aucuns se prennent également à rêver à une éventuelle reconstitution d’une alliance à gauche entre PS, PC et Bloc de Gauche — cette « geringonça » qui fait figure de repoussoir à droite, sinon d’épouvantail. Avec en toile de fond, une possible désaffection d’un électorat lassé de ces consultations électorales incessantes et fatigué d’être pris dans cette « spirale centrifuge si frénétique que les périodes électorales sont devenues indiscernables de la normalité du monde cassé » évoquée par Giuliano da Empoli 2. Une société en attente de réponses très concrètes sur des questions relatives au logement, à la santé et à l’éducation, notamment. En mars 2024, la proximité du 50e anniversaire de la Révolution des Œillets avait incité les électeurs à se mobiliser, d’autant plus qu’une forte progression de l’extrême-droite menaçait. Avec les sondages réalisés ces derniers jours qui font état d’une décrue de Chega, rien ne dit qu’il en ira de même cette fois-ci.

Un Elon Musk pourrait être tenté d’interférer dans les élections portugaises, comme il l’a fait récemment en Allemagne avec l’AfD ou en Autriche notamment.

Yves Léonard

Dans sa déclaration radiotélévisée jeudi 13 mars en début de soirée pour annoncer de nouvelles élections législatives anticipées, le chef de l’État Marcelo Rebelo de Sousa a appelé de ses vœux « un débat électoral clair, frontal, éclairant, mais serein, élevé, tolérant, qui renforce et n’affaiblisse pas la démocratie », avant d’ajouter  : « n’ouvrez pas davantage la porte à des expériences dont on ne sait pas comment elles se terminent. » On sait depuis Hésiode que Pandore ouvrit une jarre laissée à sa garde qui contenait la maladie, la mort et plusieurs maux ainsi libérés dans le monde. Une fois refermée, une seule chose resta à l’intérieur — l’espoir.

Sources
  1. Cf. notamment les travaux de Trevor Incerti, « Corruption Information and Vote Share : A Meta-Analysis and Lessons for Experimental Design », American Political Science Review (2020) 114, 761-774, et de Catherine E. De Vries et Hector Solaz, « The Electoral Consequences of Corruption », Annual Review of Political Science (2017), 20 : 391-408.
  2. Giuliano da Empoli in le Grand Continent, Portrait d’un monde cassé. L’Europe dans l’année des grandes élections, Gallimard, Paris, 2024, p. 12.